Le cubisme, mouvement pluriel
Par Philippe Dagen
Braque, Picasso, Delaunay, Léger... Au Centre Pompidou, les « cubistes » s’exposent dans toute leur diversité.
Le mot cubisme vient évidemment de cube, le critique Louis Vauxcelles (1870-1943) ayant écrit de Braque, en novembre 1908, qu’il « réduit tout, sites et figures et maisons, à des schémas géométriques, à des cubes ». Satirique à sa naissance, le terme est repris en 1909 par les défenseurs de ces nouveautés, le plus célèbre étant Apollinaire. Depuis, cubisme appartient à la langue de l’histoire de l’art, comme impressionnisme ou surréalisme.
Si ce n’est qu’il est plus difficile à définir que ces deux-là et la plupart des avant-gardes en « isme ». En dépit d’Apollinaire, il n’existe pas de manifeste du cubisme. Ce n’est évidemment pas une manière spécifique et durable de peindre et sculpter, mais une suite d’expérimentations en constante évolution, jusqu’à des résultats de plus en plus nettement distincts. Quoi de commun entre un papier collé de Picasso de 1912 et une Fenêtre de Delaunay de la même année ? Entre une nature morte de Braque de 1913 et un Picabia exactement contemporain ? En raison de ces différences, ce n’est donc pas non plus un groupe. Braque et Picasso, d’une part, et ceux qui se disent cubistes à partir de 1910, d’autre part, n’exposent pas ensemble. Ils ne sont liés ni par des amitiés ni par des solidarités.
Quand Léger, Delaunay, Gleizes et Metzinger exposent ensemble au Salon des indépendants de 1911 dans la salle 41, première manifestation collective du « cubisme », c’est sans Braque et Picasso, qui refusent toute participation à des manifestations de ce genre, et sans Duchamp, Picabia et Kupka, qui sont dans d’autres salles. Quand la « salle cubiste » du Salon d’automne 1912 fait scandale, elle rassemble Kupka, Picabia ou Le Fauconnier, mais ni les fondateurs, ni Gris ou Derain.
Circonstance aggravante : dans ces années, la critique rappelle systématiquement que Picasso serait à l’origine de ce mouvement, bien qu’il n’y participe pas et refuse toute paternité. On imagine son agacement quand Vauxcelles, toujours subtil, écrit, à l’occasion du Salon des indépendants de 1912, dont Picasso est évidemment absent : « Picasso qui, il y a une dizaine d’années, ne manquait pas de talent, est le chef des messieurs cubistes, quelque chose comme le Père Ubu-Kub. » Et ainsi de suite jusqu’en 1914.
Une opération délicate et courageuse
Sans doute est-ce pourquoi les expositions générales du cubisme sont rares. Quand, en 1989, le MoMA de New York s’attaque au sujet, l’exposition s’appelle « Braque and Picasso : Pioneering Cubism ». Les autres, tous les autres en sont exclus. Depuis, il y a eu des vues partielles, sur tel ou tel aspect de la question, tels ou tels artistes, mais pas de synthèse.
Celle que tente le Centre Pompidou est donc une opération délicate et courageuse. Elle l’est en raison de ces questions de cohérence et de continuité. Elle l’est parce qu’il est de plus en plus difficile d’emprunter les Braque, Picasso, Léger ou Duchamp nécessaires : les valeurs d’assurance sont exorbitantes et les musées de plus en plus réticents à prêter leurs chefs-d’œuvre. Réunir plus de trois cents pièces est donc déjà, en soi, remarquable. Il est loin d’être certain qu’une telle exposition puisse se répéter dans l’avenir, si le renchérissement hystérique des valeurs financières se poursuit. Des ensembles comme celui des figures et natures mortes de Braque et Picasso de 1910-1911 et celui des collages des mêmes en 1912-1913 qui sont ici présentés sont donc, en eux-mêmes, exceptionnels.
On voit aussi ceux qui n’ont pu être constitués : si le Metropolitan de New York a laissé venir le Portrait de Gertrude Stein, si le Kunstmuseum de Bâle se distingue par le nombre et l’importance des œuvres qu’il prête, on ne peut en dire autant du MoMA. Quant aux grands Picasso de 1908 des musées russes acquis par Chtchoukine avant 1914 qui étaient à la Fondation Louis Vuitton en 2016, ils ne sont pas revenus, et on craint de savoir pour quelle raison budgétaire.
Les œuvres sont présentées dans l’ordre chronologique, de 1907 à la première guerre mondiale. Dans la première moitié du parcours, il n’y a donc que deux protagonistes, Braque et Picasso. Ils s’émancipent du postimpressionnisme et du symbolisme, modes dominantes. Ils ne s’arrêtent pas au fauvisme de Matisse et Derain de 1905 et se servent de Cézanne comme d’un contre-modèle : l’accentuation du volume contre la bidimensionnalité plate de Matisse, la réduction de la couleur contre l’éblouissement chromatique de Derain. Objets et corps sont pétrifiés, « cubes », formes fuselées ou ovoïdes, denses et dures.
Regarder ne suffit plus
Cette définition du cubisme par l’angle droit, la sphère ou toute autre géométrie dans l’espace, que Braque et Picasso inventent en 1908 et explorent jusqu’à l’hiver 1909-1910, est celle qui est reprise et systématisée par ceux qui se réclament du cubisme à partir de 1910. Quand paraissent dans le parcours les Gleizes, Metzinger, La Fesnaye ou Le Fauconnier, on a donc l’impression de revenir en arrière.
C’est qu’à ce moment Braque et Picasso sont loin, partis dans une direction inconnue : inventer des modes de figuration du monde qui ne procèdent plus par l’imitation visuelle des corps et des choses, mais par des dispositifs de signes suggestifs activés par des opérations logiques, donc mentales. La perception optique ne suffit plus à reconnaître le joueur de guitare et la table du café, perdus dans la prolifération des lignes et des touches de gris et d’ocres. Il faut observer, inventorier ces signes, les compléter, établir des relations entre eux. Ce qui est peint est de l’ordre de la métonymie, de l’allusion, du diminutif, du jeu de mots parfois. Regarder ne suffit plus, et la fonction du spectateur en est changée, rien de moins.
Les toiles que Braque et Picasso avancent comme des hypothèses et leurs vérifications à partir de 1911 sont continuées par leurs papiers collés l’année suivante. Ceux-ci ajoutent d’autres modes de désignation : le fragment de réalité inséré pour lui-même – journal, affichette, réclame –, la technique du faux bois et du faux marbre propre aux décorateurs. Un langage absolument nouveau se constitue, plus complexe que l’imitation picturale et mieux adapté au quotidien de la ville moderne et de la presse. Et propice aussi à l’autobiographie cryptée, dans le cas de Picasso.
A ces expériences, les « cubistes » autoproclamés de 1911 ne comprennent rien. De là, dans l’exposition, une rupture de plus en plus évidente entre les deux expérimentateurs et ceux qui font de ce qu’ils appellent cubisme un style, qui s’appliquerait au bronze, à la reliure ou à l’architecture. Ces maniéristes habiles et superficiels se nomment Modigliani, Csaky ou Laurens. Celui-ci occupe du reste dans le parcours une place un peu excessive par rapport à ce qu’il est : un suiveur virtuose.
A ce moment de l’histoire, en 1914, alors que Picasso intègre le trompe-l’œil et le dessin linéaire dans son langage, on peut diviser le cubisme en deux. Il y a, d’une part, le cubisme artistique, ensemble de procédés plastiques immédiatement identifiables, diffusés par l’engouement qui se répand alors à Londres, Milan, Berlin, Moscou et New York. C’est le cubisme international à succès des années 1920 qui commence. Et, d’autre part, le cubisme intellectuel qui exige qu’aucun acquis ne soit jamais tenu pour définitif, que les certitudes soient remises en question, que le mouvement soit perpétuel. Soit, en schématisant, d’un côté, la voie Braque : beaux tableaux, harmonies équilibrées, formules plastiques au point. On y trouve Gris, Delaunay et Léger. Et, à contresens, la voie Picasso : œuvres déconcertantes, ruptures, questions sans fin. On y trouve Picabia et Duchamp.
Le cubisme, Centre Pompidou, Galerie 1, niveau 6, Paris 4e. Du mercredi au lundi de 11 heures à 21 heures, 23 heures le jeudi. Entrée : de 11 € à 14 €. Jusqu’au 25 février 2019.