Le Pigalle trans de Jane Evelyn Atwood
La journaliste Helène Azera, qui fit partie de ce monde, commente les images de la photographe américaine prises à la fin des années 1970, aujourd’hui réunies dans un livre et exposées à Arles.
En 1978, la photographe Jane Evelyn Atwood, jeune Américaine fascinée par le monde de la nuit parisien, s’intéresse aux transgenres du quartier de Pigalle, qui se prostituent pour vivre, et les photographie pendant plus d’un an. Ses images sont actuellement exposées aux Rencontres d’Arles et publiées dans un livre. Parmi ces femmes se trouvait Hélène Hazera qui, après avoir fait sa transition en 1974, est devenue journaliste et actrice. Collaboratrice de Libération pendant trente ans, spécialisée dans la chanson francophone, elle a produit l’émission « Chanson boum ! » sur France Culture. Séropositive depuis 1998, Hélène Hazera a rejoint Act Up Paris en 2000 où elle a créé une commission trans. Quarante ans plus tard, elle pose son regard sur le monde disparu dont Jane Evelyn Atwood s’est faite le témoin.
Je me souviens de ma première discussion avec Jane Atwood à Pigalle en 1976. J’avais une vingtaine d’années, et comme beaucoup de ma génération, après ma transition, je vivais le passage imposé dans la prostitution : à cette époque, la société n’offrait aucun accueil pour les jeunes trans en rupture de famille. Jane était une photographe américaine jeune et déterminée, intrépide. Elle voulait faire coûte que coûte un reportage sur les trans de Pigalle, après s’être fait remarquer avec un premier travail sur les prostituées-dominatrices de la rue des Lombards [Rue des Lombards, éd. Xavier Barral, 2011]. Et la voilà propulsée dans cette population d’une cinquantaine de personnes réparties dans les hôtels entre Pigalle et Anvers. Elle y est restée un an.
Ce monde n’était pas facile d’accès. En quelques semaines, Jane s’est fait des amies, ignorant les subdivisions « Françaises/Sud-Américaines/Maghrébines ». Dans son livre, elle ne met pas d’étiquette sur ses modèles. A vous de deviner d’où viennent Miranda, Michèle, Ingrid, etc. Il n’y a pas de légende sous les personnes photographiées. Mais je reconnais Valérie en maillot de bain devant le métro Pigalle, cette belle du sud de la France que la drogue avait décrépite. Je reconnais Suzy, qui devint cuisinière. Je reconnais Câline, vedette du cabaret Le Carrousel, je reconnais Michelle, l’ex-footballeuse…
Je reconnais Janoue, que Jane appelle de son verlan « Nouja ». Une des plus photographiées du livre. Elle était née dans une famille de marchands de piété de Lourdes. Lorsqu’elle eut 11 ans, effrayés par ses manières, ses parents l’emmenèrent dans une clinique où on lui fit des électrochocs. A 20 ans, elle était montée à Paris pour rejoindre la cohorte des trans du bois de Boulogne. Si beaucoup cédaient au conformisme, talons hauts et minijupe, cheveux blonds crêpés, Janoue était une sorte de beatnikesse. En mai 1968, elle s’était fait arrêter sur les barricades par des policiers enchantés de livrer à la presse cette marginale (qui jouera les indicatrices à l’occasion). Elle était allée plusieurs fois en prison, notamment à cause de son flirt poussé avec l’héroïne.
Une ribambelle de belles et de moins belles
Sur deux photos, Jane montre Janoue en train de se shooter, dans le haut du bras car ses veines du coude étaient obstruées. Ce n’est pas une photo volée, même si Jane raconte que Janoue l’accusa de lui avoir fait rater son shoot. Je ne vais pas faire à Jane le procès d’avoir trahi la communauté trans qui veut projeter au public « la bonne image » et pas les ratés, ni lui reprocher d’avoir photographié ce qu’elle a vu : la toxicomanie était, et reste, un fléau chez les trans. Il n’y a que deux photos sur ce thème. Reste que la tonalité du livre est sombre.
C’est un monde proche de l’atmosphère du livre de Hubert Selby Jr., Last Exit to Brooklyn, où les portes de sortie sont rares. Si l’on compare avec les photos faites à Pigalle vingt ans avant par Christer Strömholm et publiées dans son livre Les Amies de place Blanche en 1983, on trouvera que le photographe suédois est un grand optimiste. Et si on veut suivre les stéréotypes, on dira qu’il est beaucoup plus doux dans son regard, plus féminin, et Jane plus virile.
A la fin des années 1970, des travestis se prostituaient dans les rues autour de la place Pigalle à Paris. | JANE EVELYN ATWOOD 1978-1979
Quand Jane est arrivée à Pigalle, s’y jouaient les prémices d’une révolution dans le monde trans. Telle, après avoir financé sa transition au Bois, était devenue infirmière dans un hôpital de province, telle poursuivait des études littéraires à la Sorbonne. Florence – Jane l’a photographiée, mais n’a pas publié la photo – était devenue une décoratrice célèbre à Paris, et a ensuite fait une carrière de peintre aux Etats-Unis. Telle Antillaise travaillait aux PTT. Bambi, le modèle, avait avandonné Le Carrousel pour être prof en banlieue. Mais peut-être que la photo d’une trans derrière un bureau ou un guichet intéresse moins que les rituels chatoyants de la prostitution… Alors, il faut se laisser emporter dans ce torrent de marginalité, dans un monde à l’esthétique proche de celle des films noirs. Quelques photos frisent le glamour vénéneux, chair pâle absorbée par le noir.
Sur deux vignettes aimables, deux jolies Algériennes, doucement complices, mêlent leurs bras. Vingt ans plus tard, fuyant la guerre civile algérienne, une centaine de trans traverseront la Méditerranée pour s’abattre sur le boulevard Ney, devenu « piste d’atterrissage ». L’artiste Kader Attia les photographiera en couleur à la fin des années 1990, mettant le côté social en avant, quand Jane s’en tient au noir et blanc et à l’intime. A Pigalle, la présence des Sud-Américaines témoignait de la série de coups d’Etat frappant leurs pays. Les dictatures n’aiment pas les trans.
Message d’espoir
Jane photographie une ribambelle de belles et de moins belles, des brunes capiteuses en fausse fourrure, des clochardes du métro, des putes qui racolent. Elle livre aussi leur entourage, clients, pochards, tenanciers d’estaminets… Il ne manque que les policiers : quand les flics vous embarquaient, ils vous gardaient dix heures au poste.
Mon regard sur ces photos n’est pas celui qu’on porte sur le « bon vieux temps », même si elles font remonter ma nostalgie des amies disparues. Jane a fait comme Baudelaire avec Paris dans Les Fleurs du Mal : « Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or. » Les textes de son son livre sont parfois maladroits quand ils emploient des termes obsolètes chez nous : on ne parle plus de « transsexuels » mais de « transgenres », on évite les clichés sur les « hommes dans un corps de femme ».
Photo extraite de « Pigalle People. 1978-1979 », photographies et textes de Jane Evelyn Atwood, éditions Le Bec en l’air, 2018. | JANE EVELYN ATWOOD 1978-1979
En quarante ans, beaucoup de choses se sont passées. La pénalisation des clients a aggravé la précarité des prostituées. Le sida a fait ses ravages, c’est devenu une lutte supplémentaire. Chaque année, en octobre, la marche de l’Existrans nous réunit. Aujourd’hui, en France, la majorité des personnes trans ne se prostituent pas, mais exercent des métiers généralement au bas de l’échelle. Une trentaine d’associations les défendent. Les enfants trans ne sont plus exclus des écoles. Il y a une poignée de trans universitaires.
A la fin du mandat de François Hollande, le gouvernement a fait voter une loi sur l’identité de genre, qui n’est pas parfaite mais permet de changer de sexe sans être obligé de suivre une opération stérilisante. La beauté sombre des photos de Jane Evelyn Atwood lance un message d’espoir : quarante ans après, tant a changé.
Hélène Hazera
Exposition Jane Evelyn Atwood et Joan Colom, Croisière, 65, boulevard Émile-Combes, Arles (Bouches-du-Rhône). De 10 heures à 19 h 30, jusqu’au 23 septembre.
Pigalle People. 1978 – 1979, de Jane Evelyn Atwood, éd. Le Bec en l’air, 144 p., 36 euros.