Cinéma : les malheurs de Woody Allen aux Etats-Unis
Par Laurent Carpentier
Son dernier film, unanimement salué en Europe, ne sort pas en salle outre-Atlantique, à la suite d’un litige avec Amazon.
Il porte un appareil auditif, a la vue fragile, et des lombalgies. A part ça, à 83 ans, cinquante-trois films, et toujours la même monture de lunettes (à croire qu’une fée autoritaire la lui a offerte au berceau), Allan Stewart Konigsberg reste imperturbablement Woody Allen. Est-ce l’humour, ce recul sur lui-même, cette auto-ironie élevée au rang d’arme fatale, qui le fait ainsi résister aux tempêtes polémiques qui l’assaillent ?
Alors que sort en Europe Un jour de pluie à New York (A Rainy Day in New York), Amazon, détenteur des droits aux Etats-Unis, a cassé le contrat qui le liait au réalisateur pour quatre films, empêchant de fait la sortie de celui-ci en salle outre-Atlantique. Woody Allen est aujourd’hui en procès avec la société de Jeff Bezos à qui il réclame 68 millions de dollars (61 millions d’euros) de dommages et intérêts.
Artistes à eviter
Le fond du problème n’est pas, comme on le verra sur les écrans, que le film soit scandaleux, mais bien plutôt son timing. Le tournage a en effet commencé alors qu’explosait l’affaire Harvey Weinstein. Personne n’avait encore vu le moindre bout de rush que, déjà, les réseaux sociaux bruissaient de commentaires assassins affirmant qu’il s’agissait d’une histoire d’amour entre un homme âgé et une jeune fille, rappelant au passage que Woody Allen est, depuis vingt-cinq ans, accusé par sa fille adoptive d’avoir abusé d’elle.
« Il n’y a rien de la sorte dans mon film, nous avait-il répondu en décembre 2017, alors que nous l’interrogions sur le sujet. C’est quelque chose que la presse a fabriqué de toutes pièces… » De fait, il avait raison.
Peu importe. Entre-temps, l’acteur principal, Timothée Chalamet, nommé aux Oscars pour Call Me by Your Name, avait pris soin de prendre ses distances, blâmant le réalisateur et offrant son cachet à des œuvres caritatives. Comme Kevin Spacey, Roman Polanski ou Louis C.K., Woody Allen avait rejoint la liste des artistes à éviter.
Un climat de haine
Que reproche-t-on exactement au cinéaste ? Woody Allen est accusé de s’être livré, le 4 août 1992, à des attouchements sur sa fille adoptive Dylan Farrow, âgée de 7 ans. Elle est l’une des trois enfants qu’il a élevés avec Mia Farrow (qui, au total, a eu quatre enfants naturels et en a adopté onze).
Ces accusations, Dylan Farrow continue de les porter, soutenue par sa mère et son frère Ronan (le journaliste auteur de l’article du New Yorker qui a lancé l’affaire Weinstein). Mais face à elle, son autre frère, Moses, dénonce, lui, le climat de haine entretenu par Mia Farrow, qui venait de découvrir la liaison de Woody Allen et d’une autre de ses filles adoptives, plus âgée, Soon-Yi Previn. Cette dernière épousera finalement le cinéaste avec lequel elle vit toujours, et qu’elle défend mordicus.
Témoignage contre témoignage… Pas d’autre cas de prédation révélé… Les enquêteurs et les juges renonceront à démêler le vrai du faux, abandonnant les poursuites tout en refusant au cinéaste la garde de la petite… Depuis, les deux clans se déchirent. D’un côté, les soutiens sans faille : Diane Keaton (Annie Hall, Manhattan…), Scarlett Johansson (Match Point, Scoop…), la romancière Daphne Merkin, qui a publié, en septembre 2018, dans le New York Times Magazine, une interview remarquée de Soon-Yi. De l’autre, ceux qui, comme Greta Gerwig (To Rome with Love) ou Nicholas Kristof, éditorialiste au New York Times et ami de Dylan Farrow, tirent à boulets rouges.
Des raisons d’image
S’il continue d’habiter New York (clarinettiste, il se produit chaque lundi avec son jazz-band au Café Carlyle, cabaret mythique de l’Upper East Side – les tickets, vendus 190 dollars, étaient épuisés pour la séance du 16 septembre), il y a un moment que le gamin de Brooklyn a trouvé un refuge cinématographique en Europe.
D’abord pour des raisons financières – ses films n’avaient plus là-bas le succès d’autrefois –, mais désormais pour des raisons d’image : les Européens sont moins prompts à clouer au pilori, quelle que soit leur faute, les contrevenants à l’ordre moral. Car, in fine, en l’absence de poursuites judiciaires, c’est d’abord sa filmographie qui pèse contre le cinéaste.
De Manhattan (1979) à Crimes et délits (1990), ses œuvres sont un questionnement récurrent sur le bien et le mal, et l’amour et ses dérives. Au point d’y voir la preuve d’un esprit coupable ? « C’est le matériau de base de tout auteur dramatique, se défendait-il à l’époque du tournage d’Un jour de pluie à New York, quand nous l’interrogions sur Wonder Wheel, son film précédent alors en passe de sortir en France. Nous avons les mêmes problèmes émotionnels que les Grecs il y a cinq mille ans : la passion, la jalousie, la haine, la solitude, l’amour d’un autre, et la frustration. Depuis, nous allons sur la Lune mais rien de tout cela n’a changé, et dans cinq mille ans, nous aurons fait de nouvelles découvertes miraculeuses mais les gens continueront à aimer, à être jaloux, à se sentir trahis… La même grande roue qui ne mène nulle part. »
Aujourd’hui, sa défense reste la même : « Les gens se méprennent, répète-t-il à qui veut l’entendre, mais je ne serai pas là très longtemps, alors ce n’est pas bien grave. » En attendant, il tourne son prochain film, loin de New York, à Saint-Sébastien (Espagne), avec Christoph Waltz, Elena Anaya, Sergi Lopez, Louis Garrel…