Œuvre de Ernest Pignon Ernest
Un visage émacié s’affiche sur l’écran ; Walter Siti croit reconnaître l’écrivain et cinéaste Pier Paolo Pasolini. L’étudiant italien, qui lui a consacré une thèse, est venu se détendre dans un sauna parisien, prisé des homosexuels. Les vapeurs du bain embuent le téléviseur. Il se frotte les yeux : oui, ce 2 novembre 1975, les infos parlent bien de Pasolini, tué au petit matin près de Rome. « Comme tout le monde, j’ai cru qu’il s’agissait du résultat de ses vagabondages sexuels », se souvient Siti.
Dans l’Italie très catholique des années 1970, ça ne fait guère de doute : le réalisateur, assassiné le Jour des morts, a payé pour ses péchés. Très rapidement, un prostitué de 17 ans, Giuseppe Pelosi, alias « Pino la grenouille », confesse le crime. Une prestation sexuelle qui aurait mal tourné, d’après lui. Très mal : c’est tout juste si l’on parvient à identifier le cadavre, broyé par des pneus de voiture. Le procès est expéditif, la sentence maximale pour un mineur : neuf ans et sept mois de prison.
« Je suis un affreux matou qui mourra écrasé par une nuit noire dans une ruelle obscure », prophétisait celui dont le corps sera retrouvé à l’aube, sur un terrain boueux d’Ostie, à 30 kilomètres de la capitale. Cette funeste prédiction, Pasolini l’avait réservée à une virulente adversaire, la journaliste Oriana Fallaci. Maintenant qu’il est mort, celle-ci ne croit guère à la piste Pelosi. Pour elle, de bien plus féroces créatures grenouillent derrière le batracien. Quelques jours après le meurtre, elle publie un scoop dans L’Europeo : Pino disposait de plusieurs complices, témoigne un anonyme. Loin d’écouter la reporter, on la condamne à quatre mois avec sursis pour refus de livrer ses sources.
Avec le temps, la thèse d’un crime politique finira, malgré tout, par s’affermir. En 2005, Pelosi se rétracte, dans une interview à la RAI. « On l’a exécuté. Ils étaient cinq. Ils lui criaient : “Sale pédé, sale communiste” et ils le tabassaient dur. Moi, ils m’avaient immobilisé. Je ne l’ai même pas touché. J’ai même essayé de le défendre… », jure-t-il, assurant ne pas avoir parlé plus tôt par peur de représailles. Las : jusqu’à sa mort, en 2017, « Pino la grenouille » pataugera d’une version à l’autre. « C’était un homme fragile, il a joué un rôle d’appât, promettant à Pasolini de lui rendre des bobines qu’on lui avait dérobées : le coupable idéal, en somme », tranche Walter Siti. Depuis l’assassinat, l’ex-thésard est devenu l’un des principaux spécialistes de Pasolini, dont il a dirigé l’édition des œuvres complètes. Il a gagné un peu d’embonpoint. Et beaucoup d’aplomb : « Désormais, j’en suis certain, affirme-t-il. La mort de Pasolini est liée à celle d’Enrico Mattei. »
Quel rapport entre l’auteur des Ecrits corsaires et Mattei, patron de l’ENI, la compagnie nationale d’hydrocarbures, surnommé « le Pirate de l’or noir » ? Pétrole. C’est à ce roman que travaillait Pasolini quand on l’a tué. « J’ai commencé un livre qui m’occupera peut-être pour le reste de ma vie, dit-il en janvier 1975 à La Stampa. Je ne veux pas en parler et, pourtant, sachez qu’il s’agit d’une sorte de “somme” de toutes mes expériences. » Dans son esprit, Pétrole devait faire près de 2 000 pages. Seul un quart nous en est parvenu, à la faveur d’une édition posthume, en 1992. René de Ceccatty, son traducteur, a décelé dans ce brouillon les prémices d’un « chef-d’œuvre » : « Je l’ai traduit en un été, happé par son souffle dostoïevskien, ses récits enchâssés à la Satyricon, ses jeux de masques, sa sexualité démente et désespérée, s’enflamme l’écrivain parisien, rencontré en Ombrie. Mais ce n’est qu’en traduisant la deuxième édition, enrichie de notes, en 2005, que j’en ai saisi toute la portée politique. »
Un roman à clés
Car Pétrole est un roman à clés, criblé de références cryptées. Derrière le personnage d’Ernesto Bonocore se cache nul autre qu’Enrico Mattei. Cela fait longtemps que Pasolini tourne autour du vibrionnant industriel, dont l’avion s’est écrasé en Lombardie, en 1962, dans un halo de mystère. L’un de ses producteurs, Cino Del Duca, a fondé le quotidien personnel de Mattei, Il Giorno. Et deux de ses meilleurs amis ont travaillé pour l’ENI : le poète Attilio Bertolucci a dirigé la revue de la compagnie ; son fils, Bernardo Bertolucci, a réalisé un documentaire de commande, La Via del petrolio (1967). Tous deux lui font part du climat pesant en interne depuis le crash de l’avion.
En 1965, une enquête de L’Espresso décrit le pouvoir croissant d’un certain Eugenio Cefis au sein de l’ENI. Elle achève de convaincre Pasolini : Pétrole racontera ce changement d’ère, et Cefis, frioulan comme lui, en sera le Méphisto. Son nom, Aldo Troya, dit tout du mépris qu’il lui inspire – « troia » signifie « pute » en italien. Un personnage « au sourire coupable », « capable de tout », lit-on dans Pétrole. « Il ne grimpait pas, il s’étendait. »
Cefis a connu Mattei durant la Résistance. Peu avant sa mort, il quitte l’ENI – à la suite, dira-t-il, d’une brouille avec son vieil ami. Il y revient en 1963, en tant que vice-président. En 1967, le voilà président ; la même année, l’enquête sur le crash conclut à un accident. « Cefis a donné beaucoup d’argent au paysan qui assurait avoir vu l’avion de Mattei exploser en vol avant de se rétracter », précise Vincenzo Calia. Au terme de l’instruction que ce magistrat a rouverte de 1994 à 2003, les pistes convergent vers le même suspect : Cefis, aussi atlantiste que Mattei était tiers-mondiste. Tel pourrait être, selon Calia, le commanditaire du sabotage. Trente ans plus tôt, dans Pétrole, Pasolini arrivait à un résultat identique : Troya est « sur le point d’être nommé président de l’ENI, ce qui implique la suppression de son prédécesseur ».
Cefis représente ce qu’abhorre Pasolini : le capitalisme globalisé, dont l’or noir symbolise bien, en cette période de chocs pétroliers, la viscosité. En 1972, devant l’Académie militaire de Modène, Cefis prône la création d’un pouvoir néocapitaliste, appuyé sur l’armée. Pasolini entend insérer in extenso ce discours, intitulé Ma patrie s’appelle multinationale, au cœur de Pétrole. Il y reproduit également, mot pour mot, des extraits de Voici Cefis. L’Autre Face de l’honorable président. Dès sa publication sous pseudonyme, en 1972, ce violent pamphlet est retiré des librairies – y compris des archives nationales. Une censure qui fera tache d’huile ? Selon certaines sources, une soixantaine de feuillets de Pétrole auraient disparu du domicile de Pasolini après sa mort. En 2010, le sénateur Marcello Dell’Utri, proche de Silvio Berlusconi et de la Mafia, prétend détenir ce chapitre manquant, où seraient décrites les manœuvres ayant conduit au meurtre de Mattei. « Dell’Utri ne l’a jamais divulgué. L’a-t-il jamais possédé ? En délicatesse avec la justice, il s’en est servi pour faire chanter ses amis politiques », analyse Walter Siti.
En août 1975, le Corriere della sera est racheté par le groupe Rizzoli. « Une opération financée, en douce, par Cefis », indique Giovanni Giovannetti, coauteur de Pédé, et c’est tout. “Pétrole” et les dessous cachés du meurtre de Pasolini (Mimésis). Le cinéaste frioulan a beau donner des coups de fil un peu partout, de la Sicile à Moscou, pour préparer Pétrole, il ignore que le journal où il signe ses articles les plus âcres est passé aux mains de son pire ennemi. Dans l’un d’eux, il accuse le parti alors au pouvoir, la Démocratie chrétienne, de se compromettre avec la Mafia, la CIA et les compagnies pétrolières. Une charge confirmée en 1981 avec la mise au jour de la P2, une loge puissante créée par… Eugenio Cefis. L’entrepreneur, exilé en Suisse de 1977 jusqu’à sa mort, en 2004, sortira indemne du scandale.
Les efforts de l’avocat Stefano Maccioni, qui fait rouvrir l’enquête sur le meurtre de Pasolini en 2008, sont restés vains : affaire classée en 2015, faute de preuves. « Les éléments sont pourtant accablants, s’insurge-il, dans son cabinet romain. Quelques heures après l’homicide, la police exhibait déjà une photo de Pelosi. On a relevé sur les habits de Pasolini l’ADN de cinq individus. Une voiture immatriculée à Catane a été vue, à Ostie, la nuit du meurtre. Or, c’est de Catane qu’a décollé l’avion de Mattei… Les deux assassinats ont été ordonnés par les mêmes milieux. »
A l’enterrement de Pasolini, l’écrivain Alberto Moravia est poursuivi par l’image de son ami fuyant « quelque chose qui n’a pas de visage, et qui l’a tué ». On y verra une métaphore de l’Italie, dont Pasolini combattait la désincarnation. Ou de Cefis, cet homme si discret, surnommé « le Fantôme ».