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Jours tranquilles à Paris
7 avril 2020

Mort de Jean-Laurent Cochet, le maître de théâtre de Depardieu, Huppert, Auteuil, Béart...

DISPARITION - Le comédien et metteur en scène a formé des générations d'artistes dans son cours créé en 1965. Il vient de décéder à 85 ans.

Par Jean-Baptiste Garat

cochet

Ancien pensionnaire de la Comédie-Française au début des années 1960, il avait fondé sa propre école, le cours Cochet en 1965 et formé des générations de comédiens.

Jean-Laurent Cochet, comédien, metteur en scène et professeur d'art dramatique est décédé dans la nuit de lundi à mardi à l'âge de 85 ans, a annoncé son entourage au Figaro. Il était «le Maître le plus érudit de notre répertoire dramatique et lyrique», selon la formule de Pierre Gaxotte. Mais aussi «la mémoire théâtrale de ces quarante dernières années, et il réussit ce miracle d’en transmettre à lui seul l’essentiel».

Né en le 28 janvier 1935 à Romainville, Très tôt monté sur les planches, il devient pensionnaire de la Comédie-Française au début des années 1960. Il fonde ensuite sa propre école, le cours Cochet en 1966 et forme des générations de comédiens. De Gérard Depardieu à Maxime d'Aboville, en passant par Richard Berry, Emmanuelle Béart, Isabelle Huppert, Daniel Auteuil, Fabrice Luchini...

Avec Jean-Laurent Cochet, c'est un pan entier de l'histoire du théâtre français qui disparaît, lui qui avait mis en scène Jean Le Poulain, Suzy Delair, Danielle Darrieux, Jeanne Moreau, Claude Brasseur et tant d'autres. Au point que Jean d'Ormesson avait salué le maître de théâtre en des mots laudateurs. «Dieu a besoin des hommes. Molière, Racine, et les autres ont bien de la chance d’être servis avec tant de fidélité, d’enthousiasme et d’intelligence par Jean-Laurent Cochet, qui est leur délégué parmi nous», avait expliqué l'académicien.

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Le metteur en scène et professeur Jean-Laurent Cochet est mort

Fabienne Darge

Le comédien, fondateur du Cours Cochet à Paris, avait formé un grand nombre d’acteurs parmi lesquels Huppert, Luchini ou Depardieu

DISPARITION

Jean-Laurent Cochet est mort, mardi 7 avril à Paris, des suites du Covid-19, à l’âge de 85 ans. Il avait été hospitalisé à l’hôpital Bichat cinq jours plus tôt. Comédien, metteur en scène et professeur d’art dramatique, c’est surtout dans ce dernier rôle qu’il s’était illustré, en formant au fil de cinquante ans de pédagogie un nombre impressionnant de vedettes de théâtre et de cinéma. Gérard Depardieu, Isabelle Huppert ou Fabrice Luchini figurent à son tableau de chasse, mais aussi Daniel Auteuil, Emmanuelle Béart, Carole Bouquet, Richard Berry, Bernard Giraudeau, Mélanie Thierry, Andréa Ferréol, Stéphane Guillon et bien d’autres encore.

Né le 28 janvier 1935 à Romainville (Seine-Saint-Denis), il s’était tourné très tôt vers le théâtre, sous l’égide de professeurs eux-mêmes dépositaires de la grande tradition classique : Béatrix Dussane, Maurice Escande, René Simon ou Jean Meyer. En 1959, il entre comme pensionnaire à la Comédie-Française, où il restera jusqu’en 1963, jouant Molière, Marivaux ou Feydeau sous la direction de Jacques Charon ou de Jean Meyer.

Il se lance dès cette époque dans la mise en scène, qu’il va pratiquer jusqu’au début des années 2010, au fil de quelque quatre-vingts spectacles qui alterneront sans coup férir classiques du répertoire et succès du théâtre de boulevard : Molière croise Sacha Guitry ; Marivaux, André Roussin ; Musset, Françoise Dorin ; Labiche et Feydeau ne sont jamais bien loin.

« Travailler le passage du texte »

Dans ce théâtre qui ne s’embarrasse pas de modernité, les vedettes sont les bienvenues, et Jean-Laurent Cochet met en scène Suzy Delair ou Danielle Darrieux, Jacques Dufilho ou Claude Piéplu, Jean Le Poulain ou Thierry le Luron, Claude Brasseur ou Jean-Pierre Bacri, Jeanne Moreau ou Michèle Morgan. En 1962, il fait ses premières apparitions à la télévision avec l’émission Le Théâtre de la jeunesse, de Claude Santelli.

Mais c’est comme pédagogue qu’il restera dans l’histoire. En 1965, il ouvre le cours Cochet à Paris, où il va former et révéler à eux-mêmes un nombre impressionnant de comédiens. « Le talent, disait-il, cela n’existe pas. Le théâtre, c’est un métier qui se travaille. Les dons, c’est parfois dangereux car un élève doué a tendance à ne pas travailler. »

Fabrice Luchini, qui a toujours dit ce qu’il lui devait, et qui a été un des premiers à lui rendre hommage, le racontait dans un entretien au Monde en 2008 : « J’ai eu la chance d’apprendre le métier dans le cours de Jean-Laurent Cochet, où il fallait travailler le passage de texte, et pas la confidence personnelle. On devait d’abord apprendre à articuler pendant des heures. Moi, je suis comme Michel Bouquet : je viens sur scène pour passer quelque chose de plus grands que moi. Mais cela ne suffit pas d’aimer et d’admirer Baudelaire ou Molière : il faut savoir les phraser. Cela demande des années de pratique. Comme un pianiste, avec ses gammes. »

Isabelle Huppert « [se] souvien[t] surtout d’avoir passé des heures à l’écouter. J’étais fascinée, a-t-elle déclaré à l’AFP, par sa manière de poser les mots, de rythmer, de respirer les phrases (…). Chaque auteur avec lui devenait limpide. A son cours, j’étais plus spectatrice qu’actrice ».

Ce savoir à l’ancienne, qu’il opposait parfois de manière caustique à un art en pleine (r)évolution depuis les années 1960, de même que ses souvenirs émaillés d’anecdotes, de passion et d’indignation, Jean-Laurent Cochet les avait réunis dans trois livres, Mon rêve avait raison (Pygmalion, 1998), Faisons encore un rêve (Pygmalion, 2004) et L’Art et la Technique du comédien : comme un supplément d’âme (Pygmalion, 2010). Un savoir qu’il emporte aujourd’hui avec lui.

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31 mars 2020

La lettre politique de Laurent Joffrin - Pierre Bénichou, drôle de talent

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Qui n’a pas passé une soirée, un dîner, un bouclage, une réunion avec lui, quand il était en forme, ne sait pas vraiment ce que c’est que rire. Rire non pas une fois, rire non pas cinq minutes, mais rire continûment pendant deux heures, rire à gorge déployée, rire à s’en décrocher la mâchoire, rire à en avoir mal au ventre. Rire non pas comme au spectacle ou devant un film, mais rire de tout et de rien, des autres et de lui-même, des choses de tous les jours ou des tracas du métier, des importants et des sous-chefs, bref rire de la vie pour n’avoir pas à en pleurer. Cette fois on ne rira pas, sinon aux larmes : Pierre Bénichou est mort cette nuit, dans son sommeil, erreur fatale, lui qui avait pour habitude, justement, de ne pas dormir la nuit.

Comme tous les gens drôles, il avait sa part de tragique, la peur de l’âge et de la mort et, surtout, ses dons insignes qu’une passion des longues soirées et une exigence maladive l’empêchaient de déployer à leur mesure. Après des études de lettres, il avait opté pour le journalisme, où il pouvait le mieux exercer son ironie, sa curiosité des autres et son sens du bon mot et du mot juste. Paris-presse avec Claude Lanzmann, Jours de France sous l’autorité baroque de Marcel Dassault : il avait fait ses armes dans la presse populaire, dont il maîtrisait les codes efficaces. C’est pour cette raison que Jean Daniel, autre pied-noir littéraire, l’embaucha en 1968 au Nouvel Observateur comme corédacteur en chef, chargé de mettre du sel et du poivre dans la recette du journalisme intello qui ferait le succès de l’hebdo de la nouvelle gauche.

Pierre écrivait peu, inhibé par son perfectionnisme, mais corrigeait-il, «je rédige ce qui est écrit en gros», titreur hors pair et rewriter capable de changer en or le plomb d’un papier mal ficelé, tout en déroulant ses grands numéros pour petits comités et en prolongeant les bouclages par des chevauchées nocturnes dans tout ce que Paris comptait de restaurants à la mode, de bars chics ou très louches, de tables de poker ou de bistrots tard ouverts où se retrouvaient les excellences du milieu, qu’il tutoyait volontiers. Il avait son fauteuil non pas à l’Académie mais chez Castel, où un parterre composé des comiques les plus célèbres de la scène parisienne se gondolait des heures en se contentant de l’écouter. Ami des familles Dayan et Mitterrand, il prêtait parfois sa plume aux campagnes du leader de la gauche. Une brochure par lui rédigée et intitulée «Certains l’appellent François» avait scandalisé les militants par sa facture people mais touché l’électeur populaire.

De ses embardées nocturnes, le travail se ressentait parfois. «Je suis épuisé, disait-il, je n’ai pas dormi de la journée.» Souvent Bernard Bayle, chef d’édition à l’Obs, tonnait dans les couloirs : «La copie est en retard !» Il s’entendait répondre, levant les yeux au ciel : «Bénichou récite du Aragon avec Lafaurie [l’autre directeur-adjoint], il faut attendre.» Plusieurs fois, des directeurs pointilleux avaient songé à se passer d’un responsable rédactionnel aussi foutraque. «Non, disait Claude Perdriel, s’il n’est plus là, on va s’ennuyer.»

Pierre n’aurait pas aimé cette nécrologie qui fait la part trop belle à ses talents comiques, alors qu’il avait la passion de l’actualité, de la politique, de la littérature et des costumes bien coupés. Ce sont eux, pourtant, qui lui apportèrent la célébrité, quand RTL le fit entrer dans la bande des Grosses Têtes où il exerça son savoir-faire d’amuseur tous terrains, jusque-là réservé à ses amis, pour un vaste public populaire. Il en tirait une fierté mélangée, content d’être salué dans tous les cafés où apparaissait sa longue silhouette de Brummel gouailleur, mais agacé de cette gloire d’audimat, qui oubliait ses nécrologies de l’Obs, toutes de brio et de délicatesse, dont il avait fait sa spécialité, autant que sa connaissance intime des poètes du siècle dont il célébrait le culte par des récitations sans faille.

Il compensait ses regrets par un sens aigu de l’amitié, un goût immodéré des liens humains et une chaleureuse attention aux autres, qui le changeait de son égocentrisme plein d’humour. Le coronavirus le prive d’un enterrement où il aurait une dernière fois croisé tout Paris. Dommage. Pierre disparu, on rira encore, puisque tout passe et tout survit. Mais ce sera avec une pointe de mélancolie.

27 mars 2020

Michel Hidalgo est décédé

Michel Hidalgo est mort. Le quotidien sportif espagnol As en parle comme d’un sélectionneur “historique” de l’équipe de France et précise que sa disparition à 87 ans “n’a rien à voir avec le coronavirus”. C’est sous ses ordres que les Bleus de Platini, Tigana et Giresse ont remporté le championnat d’Europe 1984 “en pratiquant un jeu spectaculaire”. “Partisan d’un football offensif”, il était passé tout près de gagner la coupe du monde deux ans plus tôt, raconte le quotidien madrilène. En tant que joueur, il était “l’une des pièces maîtresses du football champagne instauré par Reims dans les années 50”. Il avait d’ailleurs marqué lors de la toute première finale de la Coupe des clubs champions (l’ancêtre de la Ligue des champions), perdue 4-3 contre le Real Madrid en 1956.

25 mars 2020

Nécrologie - Albert Uderzo, l’un des pères d’« Astérix », est mort

Par Frédéric Potet

Le dessinateur de bande dessinée, dont le nom figure sur les centaines de millions d’exemplaires des aventures des irréductibles Gaulois vendus dans le monde depuis 1961, est décédé mardi à l’âge de 92 ans d’une crise cardiaque.

Albert Uderzo n’en faisait pas mystère : il préférait Obélix à Astérix. D’abord parce qu’il créa de lui-même le livreur de menhirs, sans René Goscinny, en 1959, quand fut lancée la série dans les pages du magazine Pilote. Ensuite parce que, sans jamais oser se l’avouer à lui-même, Obélix, c’était un peu lui.

Un souvenir revient. La Baule (Loire-Atlantique), décembre 2013 : Albert Uderzo et son épouse Ada ont accepté, après de nombreuses hésitations, de recevoir deux journalistes du Monde pour parler du litige qui les oppose depuis plusieurs années à leur fille Sylvie, sur fond d’héritage et de soupçons de manipulation. Le rendez-vous a lieu à midi dans le salon d’un hôtel de luxe ; un buffet froid est commandé.

Deux heures plus tard, le moment est venu de se dire au revoir et de payer l’addition. « C’est pour nous, évidemment », affirme-t-on. « Pas question », intervient le dessinateur. On insiste. Lui aussi. Les politesses se termineront devant la caisse enregistreuse du comptoir où un avant-bras d’une fermeté d’airain, comme trempé dans une marmite de potion magique, fera physiquement barrage à toute tentative d’atteinte à son savoir-vivre.

Force de la nature ayant vaincu une leucémie quelques années plus tôt, l’homme paraissait alors invincible, inébranlable. Le menhir a fini par tomber. C’est un monument, dans tous les sens du terme, qui est mort mardi 24 mars à l’âge de 92 ans « d’une crise cardiaque, sans lien avec le coronavirus », a annoncé sa famille. Un monstre sacré de la bande dessinée.

Besoin de reconnaissance

D’Obélix, Albert Uderzo possédait également la sensibilité à fleur de peau et cette générosité sans calcul qui lui valut, tout au long de sa carrière, de croiser un certain nombre d’aigrefins attirés par le succès commercial d’Astérix, série aux plus de 375 millions d’albums vendus. « Faut-il attendre que je meure pour qu’on parle en bien de moi ? », s’insurgeait-il en mai 2017, un mois seulement après une opération du poumon qui l’immobilisait dans son hôtel particulier de Neuilly-sur-Seine (Hauts-de-Seine). Un article de presse évoquant la renommée mondiale de Tintin – série qui s’est bien moins vendue qu’Astérix (230 millions d’exemplaires) – l’avait mis en pétard : « Il n’y en a que pour Tintin ! Astérix est pourtant une réussite extraordinaire, mais personne n’en parle, on s’en fout ! »

« JE N’AI RIEN DE BELGE. CE SONT LES AMÉRICAINS QUI M’ONT APPRIS À DESSINER. J’AI FAIT DE LA BD ISSUE DE WALT DISNEY »

Cette reconnaissance, Albert Uderzo a toujours couru après pendant sa carrière, tout particulièrement après la mort de René Goscinny, en 1977, et sa décision de poursuivre seul les aventures de l’irréductible Gaulois, s’exposant ainsi au feu des critiques. Celles-ci ne l’épargnèrent pas. Le dessinateur souffrit en silence d’être ramené rétrospectivement à un rôle d’exécutant, lui qui travailla comme un acharné entre 14 et 84 ans.

Sa main boursouflée, à la fin de sa vie, témoignait des cadences qu’il s’imposait plus jeune, notamment pendant cette période faste où il fallait livrer chaque semaine à Pilote une page d’Astérix et une autre de Tanguy et Laverdure, deux séries réalisées dans des styles radicalement différents. Là était une autre spécificité de son esthétique : Uderzo fut, et est encore après sa mort, l’un des rares dessinateurs à avoir été aussi à l’aise dans la BD humoristique que dans la BD réaliste.

Une autre chose, enfin, l’agaçait : être rangé dans l’école de bande dessinée franco-belge. « Désolé, je n’ai rien de belge, s’amusait-il ce même jour dans le salon de sa demeure parisienne. Ce sont les Américains qui m’ont appris à dessiner. J’ai fait de la BD issue de Walt Disney. » Rappeler ses origines italiennes, en espérant l’entendre les revendiquer, était tout aussi vain. « On est très français », aimait-il marteler en incluant sa femme Ada, née de l’autre côté des Alpes et rencontrée alors qu’il avait 25 ans.

Produit de l’immigration

Albert Uderzo est né, lui, à Fismes, le 25 avril 1927, une petite ville de la Marne où son père, menuisier de profession, s’était installé après avoir quitté l’Italie. Son destin ressemble pour le coup à celui de René Goscinny, né en 1926 à Paris d’un père polonais et d’une mère ukrainienne. Cette similitude fait d’Astérix, héros très « français » au nom dérivé d’un symbole typographique (l’astérisque), un pur produit de l’immigration.

Albert Uderzo doit, lui, son patronyme à une petite ville de Vénétie, Oderzo, anciennement Opitergium. Fondée au Xe siècle av. J.-C., celle-ci a été détruite à plusieurs reprises par les Barbares avec la chute de l’empire romain. Las de ces invasions à répétition, une partie de ses habitants s’installèrent au VIe siècle sur la lagune, où ils participèrent à la fondation de Rialto, la future Venise, ne laissant que ruines et désolation derrière eux.

« On raconte alors que, au milieu de ce chaos, les marchands drapiers de Trévise ont découvert un seul être vivant : un jeune bébé qu’ils adoptèrent en lui donnant le nom de la cité détruite. Cet enfant aurait fait souche jusqu’aux représentants du nom actuel que je porte », relate le dessinateur dans son autobiographie, Albert Uderzo se raconte (Stock, 2008). Ses parents vivaient à La Spezia, en Ligurie. C’est à la suite d’une brouille avec ses frères que son père avait décidé d’émigrer vers la France, en 1923.

Alberto retirera plus tard de lui-même le « o » de son prénom, « afin de faire plus français », confiera-t-il, ayant « beaucoup souffert, pendant [son] enfance, de la mauvaise idée qu’on avait des Italiens, ces “sales Macaronis” qui venaient manger le pain des Français ». L’enfant grandit à Clichy-sous-Bois, en banlieue parisienne, où les Uderzo finirent par s’installer. L’année où ses parents obtinrent la nationalité française, 1934, est celle du premier numéro du Journal de Mickey.

Embauché comme apprenti

Albert Uderzo vécut ses premiers émois de lecteur à travers les histoires de la souris de Disney, publiées parallèlement dans Le Petit Parisien qu’achetait régulièrement son père. Il lisait aussi les autres illustrés de l’époque : Robinson, Hop-là !, L’Aventure, L’As Junior, Hourra… Il fit enfin la connaissance de Popeye, le personnage créé par E. C. Segar, qui l’influencera beaucoup plus tard, quand il lui faudra dessiner des bagarres dans Astérix. Voyant qu’il aime dessiner, son frère aîné Bruno décida de le présenter à la Société parisienne d’édition, la maison d’édition des frères Offenstadt, qui faisait alors paraître de nombreuses publications pour enfants.

Celui qui se voyait plutôt devenir mécanicien automobile n’avait pas 14 ans en cette année 1940 quand il se fit embaucher comme apprenti, chargé entre autres choses des lettrages et des retouches photo. Il parvint aussi à placer quelques illustrations. La première, dans les pages du magazine Junior, est une parodie de la fable Le Corbeau et le Renard. Mais son rêve était de faire du dessin animé. Walt Disney était son idole et Blanche Neige et les sept nains (1937) sa référence absolue. A la fin de la seconde guerre mondiale, il intégra un petit studio parisien, mais l’expérience fut de courte durée.

Il décida de revenir à la bande dessinée après la lecture d’une petite annonce dans France Soir annonçant un concours de BD organisé par un éditeur. Il imagina Clopinard, un vieux grognard de l’armée napoléonienne ayant perdu un œil et un pied pendant une bataille. Paris grouillait alors de petites maisons d’édition et d’agences de presse spécialisées dans le dessin d’humour et la BD. L’autodidacte, qui a américanisé son nom en « Al Uderzo », frappa à leur porte. Il conçut pour elles une parodie de Tarzan, qu’il appela « Zartan » puis « Zidore l’homme macaque ». Il reprit également une série américaine, Captain Marvel Junior, publiée dans un journal belge.

« Reporteur-dessinateur »

Plusieurs personnages naquirent durant ces années de formation, notamment Arys Buck, un jeune géant doté d’une force herculéenne accompagné d’un nain appelé Castagnasse, affublé d’un gros nez, de grosses moustaches et d’un casque ailé – les prémices d’Astérix. Le jeune artiste acheta sa première table à dessin, qu’il a conservé toute sa vie. Il s’installa chez ses parents, dans la salle à manger.

Le service militaire interrompit sa carrière, qui redémarra, en 1950, dans les colonnes de France Dimanche, où Albert Uderzo fut promu au rôle de « reporteur-dessinateur », dont la fonction consistait à pallier l’impossibilité d’envoyer un photographe sur les lieux d’un fait divers. Il a croqué, entre autres événements, une bagarre mémorable entre députés dans les rangs de l’Assemblée nationale. De l’Astérix avant l’heure, là aussi.

« ASTÉRIX EST PLUTÔT PETIT, MALINGRE, PAS BEAU, CONTRAIREMENT À L’USAGE QUI IMPOSE QUE L’ON CRÉE DES HÉROS BIEN FAITS AFIN QUE LES ENFANTS S’IDENTIFIENT À EUX »

Albert Uderzo se lia alors à Yvon Chéron, le responsable de l’agence belge International Press, qui lui présenta son beau-frère, Georges Troisfontaines, le directeur d’une autre agence spécialisée dans la livraison de contenus dessinés, la World Press. Il y fit la connaissance de Victor Hubinon, Eddy Paape, Mitacq, Jean-Michel Charlier, qui feront tous, plus tard, les riches heures de la BD franco-belge.

Il y rencontra également un jeune dessinateur arrivé directement des Etats-Unis : René Goscinny. Le courant est passé immédiatement entre eux : « Après être tombés d’accord sur l’urgence qu’il y a à apporter du sang neuf [à la bande dessinée], nous décidons de travailler en collaboration, lui pour le scénario, discipline où il se sent plus à l’aise, et moi pour le dessin, qui me convient mieux. J’ai 24 ans, lui 25, et nous voulons refaire le monde avec toute l’inconscience et toute l’audace de notre jeunesse », écrit-il dans ses Mémoires.

Leur première collaboration fut une rubrique consacrée au savoir-vivre, publiée dans l’hebdomadaire féminin Les Bonnes Soirées en 1951. Un peu plus tard, Goscinny et Uderzo se lancèrent dans les aventures d’un jeune peau-rouge du nom d’Oumpah-Pah, que l’éditeur belge Dupuis refusa, tout comme les éditeurs américains à qui René Goscinny montra les premières planches. Il fallut attendre 1958 pour que la série connaisse un petit succès, dans les pages du Journal de Tintin.

Entre-temps, le torchon a brûlé à la World Press, qui a licencié quatre de ses collaborateurs, dont Goscinny et Uderzo, coupables d’avoir voulu créer une association pour la défense de leur statut d’auteurs. Deux sociétés, à la fois agence de presse et de publicité, sont nées de cette crise : EdiFrance et EdiPresse, qui lancèrent Pilote en 1959.

Le mythe est en marche

Le premier numéro, le 29 octobre de cette année-là, vit apparaître deux séries sous le crayon d’Uderzo : Tanguy et Laverdure, duo d’aviateurs imaginé par Jean-Michel Charlier, et Astérix. Alors que Goscinny et Uderzo étaient plutôt partis sur une adaptation en BD du Roman de Renart, l’idée de ce petit Gaulois facétieux et bagarreur leur était venue, deux mois plus tôt, lors d’une soirée dans l’appartement HLM que le dessinateur occupait à Bobigny. Le mythe est en marche. Uderzo écrit :

« Mes premiers croquis laissent apparaître un personnage assez grand pour rester proche de l’image des Gaulois qui est véhiculée. René me soumet alors l’idée d’un personnage plutôt petit, malingre, pas forcément intelligent, pas beau mais roublard et futé, contrairement à l’usage en vigueur qui impose que l’on crée des héros bien faits afin que les enfants s’identifient à eux. »

Publiée en album, la première histoire d’Astérix, Astérix le Gaulois, connut des débuts modestes, les éditions Dargaud n’imprimant que 6 000 exemplaires. « Je me souviendrai toujours du monsieur de chez Dargaud qui s’occupait des ventes – un type imbu de lui-même qui se promenait dans les couloirs avec des bottes et une cravache. Un jour, je lui dis : “Ecoutez, monsieur, pourquoi ne tirez-vous pas davantage notre album ?” Il m’a répondu : “Monsieur, quand vous atteindrez les 30 000 exemplaires, on en reparlera…” Quand nous sommes arrivés au million, il n’était plus dans la maison, malheureusement », racontait Albert Uderzo au Monde en novembre 2015.

Le deuxième épisode, La Serpe d’or (1962), fut tiré à 20 000 exemplaires, et le troisième, Astérix et les Goths (1963), à 40 000. Les courbes de vente ne cessèrent plus dès lors de progresser, de manière exponentielle. Elles continuèrent de croître après la mort prématurée de René Goscinny en 1977, à l’âge de 51 ans, Albert Uderzo ayant décidé de reprendre seul la série, affichant au grand jour de réelles faiblesses en tant que scénariste.

Lui qui disait ne pas « avoir à rougir de [son] parcours », même s’il voyait en André Franquin, le créateur de Gaston Lagaffe, « le plus grand dessinateur de BD » ayant jamais existé, avait arrêté de dessiner il y a quelques années. Faire une simple dédicace lui était devenu impossible. « Je n’ai plus du tout la main, disait-il. Ça me travaille et me chagrine. Je me rends compte du plaisir que cela me procurait de terminer un travail. Je ne dis pas que ce que je faisais était merveilleux. Mais j’avais la satisfaction de progresser. Et cela me suffisait. »

24 mars 2020

Albert Uderzo est décédé

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24 mars 2020

Décès de Manu Dibango

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24 mars 2020

Albert Uderzo, le dessinateur d'"Astérix", est mort à l'âge de 92 ans

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D'après la famille du créateur du célèbre gaulois, son décès n'est pas lié à l'épidémie de coronavirus en France.

Albert Uderzo est mort. La famille du dessinateur d'Astérix a annoncé, mardi 24 mars, son décès à l'âge de 92 ans. "Albert Uderzo est mort dans son sommeil à son domicile à Neuilly d'une crise cardiaque sans lien avec le coronavirus. Il était très fatigué depuis plusieurs semaines", a expliqué Bernard de Choisy, son gendre, à l'AFP.

Imaginé par René Goscinny et Albert Uderzo,l'irréductible Gaulois de la bande dessinée a fait son apparition le 29 octobre 1959 dans le premier numéro de l'hebdomadaire Pilote. Depuis six décennies et 38 aventures, la série Astérix est devenue un "lieu de mémoire" de l'identité française, s'ingéniant à parodier le mythe de "nos ancêtres les Gaulois".

Depuis 1959, les albums d'Astérix se sont écoulés à 380 millions d'exemplaires en 111 langues. Le dernier opus, La Fille de Vercingétorix, réalisé par Jean-Yves Ferri et Didier Conrad, est sorti en octobre 2019, pour le 60e anniversaire de la création de la bande dessinée.

9 mars 2020

Frida Kahlo et Diego Rivera, les amants terribles

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Frida Kahlo et Diego Rivera photographiés par Carl Van Vechten en 1932. ©Carl Van Vechten Collection at the Library of Congress ©Flickr/trialsanderrors

Frida Kahlo (1907-1954) et Diego Rivera (1886-1957), la colombe et l'éléphant, font parties des couples d'artistes les plus connus de l'histoire de l'art. Alors que Frida Kahlo est célébrée actuellement au Centre Pompidou, dans le cadre du parcours #PompidouVIP, retour sur la vie de cet iconique couple de peintres des temps modernes.

Jamais prénom ne fut plus farouchement revendiqué. Jamais il ne fut si peu en accord avec la personnalité de celle qui le porta. Paradoxe ? Au père de Frida Kahlo, un Allemand immigré en terre mexicaine qui souhaitait donner à sa fille ce beau nom de « paix », dans sa langue natale, le prêtre opposa qu’il n’existait pas de sainte Frida. On le relégua donc en troisième position, où Magdalena Carmen Frida alla le rechercher et s’en fit un étendard pour la vie. Mais les dieux, catholiques ou aztèques, sont têtus et eurent le dernier mot : la paix fut toujours un concept plus poétique que réaliste dans l’histoire de Frida. André Breton la gratifia d’un commentaire surréaliste : « L’art de Frida Kahlo de Rivera est comme un ruban autour d’une bombe ».

De l’art tiré d’une vie tragique

La poésie, justement. Âpre et cruelle, parfois cocasse, elle enrobe sa vie tel le réseau des veines qui font battre son cœur. « Jamais auparavant, une femme n’avait créé de poésie aussi déchirante sur la toile », écrit Diego Rivera en 1932, alors que Frida manque de mourir d’une fausse couche à Detroit. De cet épisode tragique, elle tirera Henry Ford Hospital, une petite huile sur métal, très semblable à un ex-voto. On la voit nue, couchée sur un lit de fer dans une mare de sang, entourée d’images flottantes : un fœtus, une orchidée, un appareil à stériliser… Frida a demandé à Diego un manuel de médecine illustré, que les médecins lui refusaient, craignant le traumatisme. Rivera leur a répondu : « Vous n’avez pas affaire à n’importe qui. Frida va en faire quelque chose. Une œuvre d’art ». En effet. De l’ex-voto, Frida l’athée emprunte seulement la faculté de sacraliser le moment, pas plus, pas moins. Pas besoin d’invoquer un saint protecteur, jamais la douleur ne sera rédemptrice. Mais l’art lui donne le courage de la vivre.

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Frida Kahlo, Portrait au collier et au colibri, Nickolas Muray Collection, Harry Ransom Humanities Research Center, The University of Texas at Austin © 2007 Banco de México Diego Rivera & Frida Kahlo Museums Trust. Av. Cinco de Mayo No. 2, Col. Centro, Del. Cuauhtémoc, 06059, México D.F.. Photo ©Flickr/libby rosof

Une jeunesse brisée

Elle le sait mieux que personne, elle dont la souffrance est la compagne ordinaire, son chaperon depuis l’enfance, À 8 ans, Rida l’espiègle est frappée par la poliomyélite, qui lui laissera la jambe droite atrophiée. « Data de palo », Frida la bancale. Une entrée en matière… Le 17 septembre 1925, elle s’installe avec son amoureux d’alors au fond d’un de ces bus qui sillonnent Mexico. Le reste relève du film d’horreur. Un tramway glisse vers le bus en pleine course, qu’il percute en son milieu. Le bus plie puis explose. On dégage des morts des décombres. La colonne vertébrale de Frida est brisée, son épaule démise, sa jambe droite en morceaux, son pied écrasé. Comme si cela ne suffisait pas, elle a été transpercée au niveau du bassin par une barre de fer. Mais l’ange du bizarre est passé par là : le sachet de poudre d’or que transportait un artisan s’est rompu sous le choc, son contenu a couvert d’un voile resplendissant le corps nu et sanglant de Rida. Les passants s’écrient « La bailarina ! », croyant qu’il s’agit d’une danseuse échouée sur le macadam.

Un changement de vie

La vie de Frida Kahlo change de voie. Plus question d’études de médecine. C’est en patiente qu’elle va s’y confronter. Commence alors l’épuisante ronde des chambres d’hôpital, des opérations, des corsets et des appareils orthopédiques, des traitements expérimentaux, aussi, qui ne s’arrêtera qu’avec sa mort. La jeune fille reste allongée sur le dos des semaines entières. Elle lit Proust, Bergson… Puis sa mère accroche un miroir au baldaquin du lit, lui bricole un chevalet, son père lui apporte une boîte de couleurs. Peindre, et échapper à l’enfer de l’ennui. Très vite, l’autoportrait s’impose. En cinquante-six autoportraits (un tiers de son œuvre) et trente années, son art va parcourir le champ clos de ce genre. Du premier Autoportrait la robe de velours, silhouette à la Modigliani, jusqu’au quasi ultime Autoportrait avec Staline, elle trace son autobiographie, révélant, selon Carlos Fuentes, « les identités successives d’un être en devenir d’un être qui n’est pas encore ». La Colonne brisée (1944) témoigne avec une force inégalée de son angoisse.

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Frida Kahlo, The Frame, 1938 © Centre Pompidou, MNAM-CCI / Dist. Rmn-Gp, © Banco de México Diego Rivera Frida Kahlo Museums Trust, Mexico, D.F./Adagp

Un saint Sébastien moderne

Après une énième intervention chirurgicale, Frida s’est représentée nue, enfermée dans un harnachement orthopédique, constellée de clous telle un saint Sébastien moderne. Son corps béant découvre une colonne ionique lézardée, fichée dans ses entrailles. Ce corps supplicié, sacrifié, c’est aussi celui que ses artistes préférés, Brueghel, Bosch, lui ont montré dans leurs danses macabres. Et il faut compter également avec Goya et Van Gogh, et encore Rembrandt, Blake et le Douanier Rousseau, plus quelques fragments de l’histoire aztèque et des traditions populaires : Frida est née dans ce Mexique qui revendique une identité affranchie du joug occidental ; elle collectionne les ex-votos et les Judas en papier mâché, ces squelettes dont on fait un feu d’artifice le jour des Morts. À ce mélange, on doit ajouter la lecture de Freud et de Jung. Pour être autodidacte, Frida Kahlo n’est ni inculte ni ingénue et sa peinture est nourrie d’une vaste culture.

Diego Rivera, le mentor

Et puis, bien sûr, il y a les échanges avec Diego Rivera, son mentor, son alter ego. Rivera, le plus grand peintre mexicain. Diego, son époux et son frère, son tourment et sa félicité, sa victoire et sa défaite. Diego dont elle écrira: « J’ai eu deux accidents graves dans ma vie. L’un, c’est quand un tramway m’a écrasée. L’autre, c’est Diego ». Elle a 15 ans quand elle le découvre, peignant des fresques dans l’amphithéâtre de son école. En 1928, elle le retrouve chez Tina Modotti, photographe italienne installée à Mexico et inscrite au Parti communiste, comme elle. Elle lui montre ses peintures, il l’encourage, ils se marient le 21 août 1929. Union de « l’éléphant et de la colombe », improbable, incertaine, mais qui va occuper leur vie entière, avec fracas, et les faire entrer ensemble dans la légende.

Diego, son seul fils

À 41 ans, Diego Rivera est un muraliste mondialement connu. Entre 1907 et 1920, il a vécu en Europe et fréquenté à Paris Modigliani (qui fait son portrait), Picasso, Apollinaire, l’historien Élie Faure et tous ceux qui font Montparnasse. Communiste, il rejoint en 1927 Moscou, où il peint une fresque pour le Cercle de l’Arillée Rouge. Il a eu des enfants un peu partout. Après trois grossesses avortées, Frida doit renoncer à la maternité : le seul fils qu’elle aura, c’est Diego, dit-elle. Sa passion pour lui prend toutes les formes de l’amour, et lui ne peut se passer d’elle : deux ans après leur divorce, en 1938, il l’épouse à nouveau, à San Francisco. On réclame les fresques de Diego en Californie, à Detroit, au Rockfeller Center à New York, elle voyage avec ce colosse habité de forces telluriques et son univers s’élargit au monde.

Elle s’est créé un style vestimentaire unique, inspiré des femmes de Tehuantepec : vastes jupes colorées, bagues à tous les doigts, parures de jade précolombiennes, rubans et peignes dans ses cheveux tressés en couronne. Une allure de gitane céleste ou de déesse aztèque qui séduit, ô combien, monsieur et madame Trotski, accueillis en exil en 1937 dans la sublime Casa Azul, maison natale de Frida, enfouie sous les bougainvillées et refuge de tous les colibris de Coyoacan. Illico, le fondateur de la IVe Internationale vit avec elle une liaison secrète. En cadeau de rupture, Frida lui adressera un splendide portrait d’elle, aujourd’hui considéra comme la Joconde d’un musée de Washington…

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La Casa Azul de Frida Kahlo. ©Flickr/Lin Mei

Le désastre parisien

Ce sont peut-être ses jupons brodés de dictons grivois et sa liberté de parole (Frida jure comme un charretier) qui enthousiasment André Breton, débarqué en 1938. Le pape du surréalisme est subjugué par la peinture de Frida. Elle, beaucoup moins par lui. Elle refuse la récupération surréaliste mais accepte l’invitation à exposer à Paris, après le grand succès de sa première exposition monographique à New York en octobre 1938. Paris est un désastre. Breton ne tient pas ses engagements, aucune galerie ne l’attend et les intellectuels français lui donnent envie de vomir. « Marcel Duchamp m’a beaucoup aidée, c’est le seul de tous ces pourris qui est un vrai mec. » Finalement, l’exposition a lieu à la galerie Pierre Colle, mais ses œuvres sont noyées au milieu d’un bric-à-brac rapporté par Breton du Mexique, « rien que des merdes ». Pourtant. Picasso, impressionné, lui offrira des boucles d’oreilles. Elsa Schiaparelli intitule une de ses robes Madame Rivera. La légende Frida Kahlo est en marche. Longtemps, elle va occulter son œuvre. De ce séjour parisien, il est resté The Frame (1938). Ce petit autoportrait est conservé aujourd’hui au Centre Pompidou et mis à l’honneur dans le parcours #PompidouVIP du musée.

Diego, l’admirateur

Diego, lui, tout infidèle et dévorant qu’il est, ne perd jamais de vue l’artiste. Il démarche pour elle ses relations, fera de la Casa Azul un musée Frida Kahlo. Surtout, il parle de son travail, et si bien : « Je vous la recommande, non en tant qu’époux, mais comme admirateur enthousiaste de son œuvre, acide et tendre, dure comme l’acier et délicate et fine comme une aile de papillon, aimable comme un beau sourire, et profonde et cruelle comme l’amertume de la vie ».

Valérie Bougault

8 mars 2020

Kiki, reine des Montparnos

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Man Ray, Kiki, Noire et blanche, 1920, photographie. Photo ©Flickr/Tim Evanson / Man Ray

Née dans une famille bourguignonne modeste, Alice Prin, rebaptisée « Kiki », devint à 20 ans la muse de Man Ray, le modèle de Foujita, de Kisling et de bien d'autres artistes de Montparnasse. Portrait d'une légende des Années Folles.

Alice Prin était née pauvre. Avec un père préférant ignorer son existence et une mère « montée » à Paris exercer, pour survivre, le métier de linotypiste, elle est élevée par sa grand-mère, à Châtillon-sur-Seine. De la Bourgogne à Paris, la route est longue en 1913, lorsqu’il s’agit, pour la petite fille de 12 ans, d’aller à la capitale pour apprendre à lire. Après une infructueuse année passée à l’école, elle est successivement apprentie brocheuse, fleuriste, laveuse de bouteilles chez Félix Potin et visseuse d’ailes d’avions. Bonne à tout faire chez une méchante boulangère, elle part un beau jour, en quête d’un meilleur travail.

La seule personne qu’elle connaisse à Paris, à part une « payse » un peu délurée, est un sculpteur, dont l’atelier se trouve impasse Ronsin. La boulangerie étant située place Saint-Georges, c’est avec un itinéraire prémonitoire traversant Montparnasse, qu’Alice marche vers un avenir incertain… Le sculpteur n’est pas mauvais bougre, il trouve que la petite est bien gentille et égarée trop tôt dans un univers trop rude. Il va la prendre comme modèle. Chez lui, elle s’est déshabillée pour la première fois, a montré « toute sa boutique » et, si elle n’est pas sûre que le métier de modèle lui plaise, elle est éblouie par les cinq francs qu’elle a gagnés durant sa première journée de pose. Elle a à peine 15 ans, n’est pas encore entrée dans le monde des artistes. Mais elle est sur la bonne voie, bien que sa camarade Eva essaie de l’entraîner sur le chemin de la galanterie : Alice, rebaptisée Kiki, n’est pas vénale, elle ne le sera d’ailleurs jamais. De petits boulots en petits boulots, d’ateliers ou hangars prêtés pour y dormir sur des sacs de sable, la jeune fille survit. Quelques peintres inconnus la font un peu travailler contre quelques sous et une tasse de thé. Et puis, il y a la mémorable nuit d’hiver 1917 où Soutine, voyant Kiki grelotter de froid, la recueille chez lui et la réchauffe par un feu alimenté avec son pauvre mobilier…

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Le café de La Rotonde à Paris. ©Wikimedia Commons/Yves Lorson

L’arrivée à La Rotonde

Les artistes qu’elle commence à fréquenter l’emmènent à La Rotonde, café mythique de Montparnasse depuis 1911. Pour avoir le droit de s’asseoir aux tables de la grande salle avec les « dames », il faut porter un chapeau. Kiki n’a droit qu’au bar. Mais bientôt, elle se fabrique un galurin et peut côtoyer les célébrités qui font le Montparnasse de l’époque et deviendront ses inséparables amies : Aïcha, Pâquerette, Mado et Thérèse Treize… La gentillesse de « Papa Libion », comme on appelle le patron de La Rotonde, est légendaire, et bien des artistes seraient morts de faim sans sa générosité. Mais il sait aussi que cette faune particulière, bruyante et chamarrée, attire les touristes étrangers en mal de « bohème » qui, ceux-là, mangent, boivent … et payent !

Après quelques tentatives amoureuses platoniques, Kiki se met en ménage avec un peintre en 1918. Il s’appelle Maurice Mendjizld, il est juif polonais, il a 28 ans, Kiki en a 17. « Ça n’est pas la richesse, mais quelquefois on mange ! », confie-t-elle à son Journal. Kiki est non seulement courageuse, mais maline. Elle est devenue une habituée de La Rotonde, où on la retrouve à la table de Kisling ou de Modigliani pour qui elle pose. Mais c’est aussi ici que viennent les soldats anglais et américains. Pour dix sous, elle fait leur portrait et ne se débrouille pas si mal. Elle se met à peindre plus sérieusement et fera, en 1927, une exposition qui fut, selon le « Herald Tribune », « le vernissage le plus réussi de l’année ».

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Julian Mandel, Nu au miroir : Alice Prin (Kiki De Montparnasse), entre 1910 et 1930, photographie. ©Wikimedia Commons

L’âge d’or de Montparnasse

L’après-guerre marque le début de l’âge d’or de ce Montparnasse où se côtoient collectionneurs en herbe, marchands d’art en quête de nouveaux talents, poètes révolutionnaires, couturiers extravagants, architectes avant-gardistes et hommes politiques. On chante, on danse beaucoup, on fait la fête avec trois fois rien. Kisling a fait un contrat à Kiki, ce qui est rarissime, et elle pose aussi pour Foujita : le Nu couché à la toile de jouy sera un des événements du Salon d’automne de 1922.

Elle s’est trouvé un style : avec sa coiffure au bol, ses yeux abondamment soulignés de khôl, son merveilleux sourire et ses lèvres peintes de rouge vif, elle ne passe pas inaperçue ! Son exubérance, sa joie de vivre et son culot la font immédiatement aimer de tout le monde. Man Ray se souvient dans ses Mémoires de cette journée de 1921 où Marie Vassiliev lui présente Kiki, « le modèle favori des peintres ». Elle deviendra le sien, et sa maîtresse de surcroît, durant une huitaine d’années mémorables. Peut-on dire que la qualité plastique du modèle a fortement contribué à la notoriété du photographe ? Avec Man, Kiki fréquente des personnalités telles que Tristan Tzara, Francis Picabia, André Breton, Philippe Soupault, Louis Aragon, Max Ernst ou Paul Éluard… Durant l’été 1923, une nouvelle boîte de nuit ouvre à Montparnasse : The Jockey. C’est un drôle d’endroit dont Kiki sera, une fois de plus, la reine. Le décor, conçu par le peintre américain Hilaire Hiler, qui tient aussi le piano, est sommaire mais astucieux : quelques tables à touche-touche, une piste de danse si minuscule que les corps ne peuvent que s’y coller, des murs recouverts d’affiches 1900 et de photos, c’est tout. « Pendant quelque temps, nous nous réunissons entre gens du quartier, mais ça ne dure pas ! », commente encore Kiki dans son journal. Si les habitués sont Van Dongen, Kisling, Per Krogh, Foujita, Derain ou Ivan Mosjoukine, la vedette russe du cinéma muet, tous les arrondissements de Paris veulent s’entasser dans cet endroit où le spectacle est dans la salle : « Vous voyez un joli soulier d’argent flirter avec une espadrille, un luxueux manteau d’hermine voisine avec le veston râpé de l’artiste… Chaque client peut faire son numéro ; il y a là un gros Russe, très gros, court sur pattes, qui veut absolument faire des danses nationales. Il ne peut que s’accroupir : on le tient sous les bras pour le remonter… » Il y a aussi Floriane et ses danses orientales, la toute petite Chiffon et sa voix de fausset que tout le monde adore, Bouboule, sa grande rivale, Marie Vassiliev qui vient faire des danses paysannes russes.kiki23

Pablo Gargallo, Kiki de Montparnasse, 1928, bronze doré. ©Wikimedia Commons/Archives P. Gargallo

La galerie des monstres

Il y a surtout Kiki, qui chante des chansons de corps de garde — Robert Desnos a réécrit pour elle les paroles des Filles de Camaret. Elle danse aussi et soulève volontiers ses jupons sous lesquels elle ne porte rien… L’acteur Jacques Catelain décide de monter un film dont les stars de Montparnasse seront les vedettes : ce sera La Galerie des Monstres, où Kiki joue son propre rôle. On peut aussi la voir dans L’Étoile de mer de Man Ray, Le Ballet Mécanique de Fernand Léger et, en 1930, dans Le Capitaine jaune, du Danois Anders Wilhelm Sandberg.

De 1929 à 1931, ce sont, pour Kiki, des années noires : elle est dorénavant la maîtresse d’un jeune journaliste et caricaturiste bourré de talent. Il s’appelle Henri Broca et il monte un magazine, baptisé « Paris-Montparnasse ». Dans son numéro d’avril 1929, paraissent les premiers chapitres du livre de souvenirs que Kiki termine d’écrire et que Broca va publier. Kisling orne la couverture de l’un des portraits qu’il a faits d’elle et Hemingway en écrit la préface. Edward Titus, le mari d’Helena Rubinstein, veut publier le livre aux États-Unis, mais l’ouvrage est saisi par la douane à cause de ses propos jugés trop scabreux. Tandis que Kiki est élue « reine de Montparnasse », petit à petit, sa mère sombre dans la folie, tout comme Henri Broca. Dans la journée, avec un dévouement magnifique, elle s’occupe de l’un et de l’autre, jusqu’à leur disparition simultanée. La nuit, afin d’assumer docteurs, hôpitaux et infirmières, elle court les cachets dans les boîtes de nuit, dansant et chantant, donnant l’illusion d’être radieuse… Un voyage en Amérique en direction des studios de la Paramount est totalement infructueux. Montparnasse lui manque et Kiki, cafardeuse, ne se présente même pas à son rendez-vous de bout d’essai…

Fin d’une légende

Elle a 33 ans. La vie a fait d’elle un être différent. Elle boit trop, se nourrit mal. Elle réalise subitement qu’elle pèse quatre-vingts kilos. Néanmoins, elle continue à poser pour Per Grogh : « Il me réconforte : il trouve ma croupe très belle et dit que ça le fait penser à un trois-mâts, toutes voiles dehors »… En 1936, après avoir chanté et dansé un peu partout, elle ouvre son propre cabaret, d’abord dénommé L’Oasis, puis Chez Kiki. Tous les habitués du Jockey s’y retrouvent. Il y a là un pianiste un peu foldingue et alcoolique, qui devient le dernier amour de Kiki : André Laroque. Agent des Contributions indirectes le jour, il est, la nuit, l’accordéoniste qui l’accompagne dans son tour de chant. Il sera plus que cela : un sauveur, car Kiki est tombée dans la drogue. Cocaïne. Illusion de bien-être … Elle est malheureuse, malade. Laroque la sauve de la chute en la faisant désintoxiquer. « Mon amant m’a donné à choisir, la drogue ou lui. » Cela ne se fera pas sans peine et Kiki aura encore quelques années de bonheur, durant lesquelles il l’aidera à se remémorer les souvenirs de cette vie incroyable, qu’il tapera sur la machine à écrire de son bureau aux Contributions. Ils resteront soixante-cinq ans dans un coffre avant d’être publiés. Une modeste étiquette indique seulement « infiniment précieux »… Et puis, le 23 mars 1953, épuisée, Kiki s’éteint. Et, avec elle, disparaît la légende d’une irremplaçable égérie.

Dominique Paulvé

25 février 2020

Hosni Moubarak, le dictateur immobile

Par Claude Guibal, Le Caire, de notre correspondante — Libération

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Hosni Mubarak à Orly le 28 janvier 1986. Photo Georges Bendrihem. AFP

Successeur de Sadate en 1981, le raïs aura réussi à maintenir l’Egypte au premier rang des nations arabes. Mais son obsession de la stabilité et de la sécurité l’a empêché de moderniser le pays.

Hosni Moubarak, le dictateur immobile

[L'ANCIEN PRÉSIDENT ÉGYPTIEN, HOSNI MOUBARAK EST MORT À 91 ANS. IL AVAIT RÉGNÉ SUR SON PAYS PRESQUE TRENTE ANS AVANT SA CHUTE, EN 2011, LORS DES «PRINTEMPS ARABES». NOUS REPUBLIONS UN PORTRAIT ÉCRIT À CETTE OCCASION.]

Dans les livres d’histoire sur l’antiquité égyptienne, il y a des noms que tout le monde connaît et qui servent de point de repères : Ramsès II, Akhénaton, Aménophis IV. Ils sont les François Ier, Louis XIV ou Napoléon d’une immense épopée. Et puis il y a de longues plages indéterminées dont aucun nom ni fait majeur ne se détache. Ce sont les «périodes intermédiaires».

Hosni Moubarak, qui a largement battu le record de longévité au pouvoir depuis l’instauration de la République, en 1954, aura été une longue période intermédiaire à lui tout seul. Malgré la durée de son règne quasi trentenaire, c’est un pharaon de transition qui s’est inscrit dans le sillage de ce qu’avait lancé son prédécesseur, Anouar el-Sadate, qu’il s’agisse de la paix avec Israël et de l’alliance américaine, ou de ses rapports avec les islamistes. Il réprima durement toute velléité politique des Frères musulmans tout en leur laissant la bride sur le cou sur le terrain social afin de donner une meilleure assise au régime.

Hosni Moubarak, paraît-il, ne manquait pas d’humour. Et d’aucuns assurent qu’il avait ri en entendant cette nokta, trait d’humour si typiquement égyptien : au premier jour de sa présidence, son chauffeur, hérité de ses prédécesseurs, lui demande quel chemin emprunter pour se rendre au palais présidentiel. «Que faisait Nasser ?» s’enquiert alors Moubarak. «Nasser prenait toujours à gauche», répond le chauffeur. «Que faisait Sadate ?» «Il prenait toujours à droite.» Hosni Moubarak réfléchit alors un moment, et dit : «Mets le clignotant un coup à gauche, un coup à droite. Et gare-toi.» L’immobilisme, de fait, est le meilleur moyen d’éviter les accidents.

Ni le charisme de Nasser, ni le bagout de Sadate

En vingt-neuf ans de règne - le plus long qu’ait connu l’Egypte depuis le sultan Mohamed Ali -, Hosni Moubarak a toujours fait de la prudence le moteur de ses décisions. Lucide, il sait qu’il n’a ni le charisme naturel de Nasser, ni le bagout d’un Sadate. Ce besogneux, méticuleux, réfléchi, lent, réticent aux grands chambardements, aime jouer les forces tranquilles. Certains, à commencer par les chefs d’Etat occidentaux, y voyaient la preuve d’une rassurante sagesse. Beaucoup, en Egypte, percevaient surtout dans cet immobilisme le moyen de verrouiller le pouvoir, en évitant que le pays ne s’engage dans la voie des réformes. Un modus operandi très souvent qualifié de «dictature molle». C’est enterrer un peu vite la prouesse principale d’Hosni Moubarak. Héritant à la mort de Sadate du plus grand Etat du monde arabe, le raïs aura réussi, plus d’un quart de siècle durant, à lui éviter guerres et désastres dans un Proche-Orient en ébullition permanente. Armé d’un double credo, obsession sécuritaire et stabilité à tout prix, il aura réussi le tour de force de ne jamais laisser son pays basculer dans le précipice. Mais il ne lui aura jamais donné, non plus, les moyens d’aborder, tête haute et bien armé, les défis du XXIe siècle et de la modernité.

Né le 4 mai 1928 dans le gouvernorat de Menoufeya, dans le delta du Nil, Mohamed Hosni Moubarak est un homme issu de la petite bourgeoisie rurale, ancrée dans le limon du fleuve. A 24 ans, alors que le Mouvement des officiers libres, menés par Gamal Abdel Nasser, renverse la monarchie, le jeune homme sort de l’académie militaire.

C’est dans cette Egypte bouleversée où les gradés remplacent avec fracas aristocrates et haute bourgeoisie que le futur raïs va grimper les échelons. Ses pairs décrivent alors un homme discret, presque falot, goûtant peu les intrigues, profondément dévoué à ses chefs, et parfaitement discipliné. Sonné, comme tous les Egyptiens, par la défaite de 1967, il est à la tête de l’armée de l’air lorsqu’éclate la guerre de 1973. Un sursaut permet à l’aviation égyptienne de redorer ses galons. Et à Hosni Moubarak de s’auréoler d’une gloire militaire qui sera un des piliers sur lesquels il appuiera sa légitimité, aussi bien parmi l’armée que dans la population.

L’exportation du «problème terroriste»

Quand le «héros de guerre» est appelé par Anouar el-Sadate à la vice-présidence, en 1975, il est pourtant inconnu de beaucoup. «Son aisance et son charisme ne se sont révélés qu’une fois au pouvoir. A l’époque, il se tenait plutôt en retrait, silencieux, presque insipide», confie un journaliste libanais qui le croisait alors dans l’ombre de Sadate. Le président égyptien s’appuie pourtant de plus en plus sur ce second qu’il envoie en mission à l’étranger. Dans les coulisses des accords de Camp David, en 1978, ou sous les ors des palais présidentiels du monde entier, Hosni Moubarak fait ses classes en diplomatie internationale. Il y excelle, se révélant capable d’entretenir les meilleures relations avec Washington comme avec Moscou.

Lorsque Sadate s’écroule, le 6 octobre 1981, sous les balles de soldats qui ont rejoint les rangs du jihad, c’est sans discussion que son vice-président le remplace à la tête d’une Egypte abasourdie. Un héritage empoisonné qu’il utilisera à sa manière, sans jamais opérer de choix radicaux et sans jamais se départir de son obsession sécuritaire.

Quand il la prend en main, l’Egypte est au banc du monde arabe pour avoir été le premier Etat arabe à signer la paix avec Israël. Le nouveau raïs doit gérer un pays rongé par la terreur. Il envoie les assassins de Sadate à la corde, et leurs zélotes en prison. Nombre d’entre eux y sont encore, jamais libérés bien qu’ils aient depuis longtemps purgé leur peine. Soucieux de se débarrasser des autres militants islamistes, l’Etat égyptien les encourage alors à suivre la voie du jihad ailleurs, en facilitant leur départ pour l’Afghanistan, où les moudjahidin combattent l’armée soviétique. C’est ainsi que l’Egypte de Hosni Moubarak, plutôt que de traiter à la source son «problème terroriste», va l’exporter, envoyant au loin tous ceux qui, comme Ayman el-Zawahiri, formeront vingt ans plus tard la tête pensante d’Al-Qaeda.

Pour ceux qui restent au pays, Moubarak choisit la méthode forte. La répression est brutale. Des milliers d’islamistes sont arrêtés. Dans le Saïd, au centre de l’Egypte, base arrière des islamistes armés, la police fait raser les champs de canne à sucre pour mettre à découvert les caches terroristes, arrête des familles entières, pratique l’intimidation et la torture. Une approche sanglante que lui reproche la communauté internationale et les associations des droits de l’homme. Des accusations qui blessent le raïs. Il en concevra de l’amertume. Des années plus tard, il notera, acerbe, que les Etats-Unis, autrefois si critiques envers lui, useront des mêmes méthodes dans leur lutte antiterroriste.

Un jeu ambigu avec les Frères musulmans

Afin d’isoler les terroristes, Hosni Moubarak décide d’afficher une certaine tolérance à l’égard de la confrérie des Frères musulmans - théoriquement interdite -, dans la mesure où elle affiche publiquement son refus de la violence. Les islamistes, sans pouvoir bénéficier d’une existence politique officielle, participent ainsi aux scrutins. Commence alors un jeu ambigu et dangereux entre le pouvoir et les Frères. Bien que très discret et mesuré sur sa propre pratique religieuse, Hosni Moubarak va laisser s’instaurer un islamisme de plus en plus présent au sein de la société égyptienne, multipliant les gages «islamiquement corrects», au point de laisser se transformer radicalement la société.

Aux jupes courtes des années 80, ont ainsi succédé les hijabs colorés, peu à peu supplantés par les voiles intégraux, les sombres niqabs. Mais face au terrorisme, le raïs ne transigera jamais. A chaque attentat, il fait front. Il croit être parvenu au comble de l’horreur en 1997, à Louxor, où plus de 60 vacanciers sont abattus par un commando des Gamaa al-Islamiya. Les touristes fuient le pays, l’Egypte est sous le choc. Moubarak ne vacille pas et traque sans merci les terroristes. La paix revient, durablement, pense-t-on alors. Jusqu’à 2003. Des attentats-suicides successifs frappent les lieux touristiques du Sinaï, Taba, Charm el-Cheikh. Des attaques auxquelles les services de sécurité vont répondre par une répression aveugle et mal ciblée, qui va faire de la péninsule désertique une zone quasi insurgée.

Obsédé par la sécurité, Hosni Moubarak a toujours refusé de lever l’état d’urgence instauré à la mort de Sadate, s’attirant là la haine de la société civile égyptienne. Justifiée aux pires moments de la lutte contre les islamistes, la loi martiale est aussi devenue par la suite un moyen d’étouffer toute contestation politique ou sociale. Une arme au service du pouvoir, permettant pêle-mêle l’interdiction des manifestations, la restriction des activités politiques ou la multiplication des arrestations sans charges.

Cet aveuglement à prendre en compte les aspirations de son peuple à la liberté lui aura coûté toute popularité ces dernières années. Car l’avènement des télévisions satellitaires et l’explosion d’Internet ont changé la donne. Longtemps terrorisés à l’idée de critiquer le régime, les Egyptiens se sont enhardis. Désespérés par la violente crise économique, le chômage, la corruption, le manque de libertés civiques, ils ont trouvé un écho à leurs revendications dans les cris du mouvement Kifaya («Ça suffit !») qui, en 2005, a fait tomber le tabou ultime en critiquant le Président et sa famille lors de manifestations dans les rues du Caire. Mais en vain : tout en concédant quelques réformes cosmétiques à l’aube de sa dernière réélection, en 2005, Hosni Moubarak n’a pas su prendre le tournant démocratique. Bien au contraire. Embastillant Ayman Nour, son principal concurrent à la présidentielle, dépêchant des milliers de policiers dans les rues pour contrer la moindre manifestation, multipliant les rafles et les arrestations sans charges, le raïs s’est aliéné, en quelques années, la quasi-totalité de la population. A l’exception des caciques du Parti national démocrate et des milieux d’affaires, qui ont accompagné l’ascension vers le pouvoir de son fils cadet, Gamal, un banquier ultralibéral présenté depuis plusieurs années comme son successeur.

Suzanne, épouse omniprésente au cœur des intrigues

Victime de plusieurs tentatives d’assassinats, dont une, à Addis-Abeba en 1995, à laquelle il ne réchappera que miraculeusement, Hosni Moubarak s’est en effet longtemps refusé à nommer un vice-président. Il ne s’y résoudra que ces derniers jours, sous la pression du soulèvement populaire, dans une tentative désespérée de ramener le calme.

Ces incertitudes sur sa succession, ajoutées à ses soucis de santé et aux multiples rumeurs de disparition, ont alimenté les spéculations toutes ces dernières années. Et entretenu autour lui un climat d’intrigue et de compétition dans lequel son épouse, Suzanne, joue un rôle influent. Femme de caractère, omniprésente sur les questions sociales, on lui prête, plus qu’à son mari, d’être à l’origine de la mise sur orbite politique de leur fils Gamal. En une poignée d’années, ce dernier s’est en effet hissé à la tête du parti au pouvoir, se plaçant en candidat naturel à la succession.

Cet héritage du pouvoir programmé n’est guère du goût des Egyptiens, qui n’ont jamais accordé le moindre crédit aux dénégations répétées d’Hosni Moubarak et de son fils, jurant qu’il n’y avait pas de pouvoir héréditaire en Egypte. Transparent en matière politique, Gamal Moubarak l’est beaucoup moins en économie. Son influence grandissante se signale alors par une forte inflexion libérale du régime, trop longtemps handicapé par les lourdeurs de l’économie soviétisée héritée de l’ère nassérienne. Mais ce changement ne s’est soldé que par un écart accru entre la bourgeoisie des affaires, engagée dans une course folle à l’argent, et le reste de la population, au bord de la misère.

Les relations particulières avec Israël

Hosni Moubarak, à qui on ne prête pourtant guère de goût pour le luxe ou l’ostentatoire, a vu son image d’homme intègre irrémédiablement salie par l’ambiance d’affairisme qui régnait autour de son dernier gouvernement d’avant la révolution, composé massivement de businessmen. Grèves ouvrières, hausse des prix délirante, scandales financiers, les dernières années du règne du raïs ont été plombées par une colère sociale sourde sur laquelle les Frères musulmans ont pu capitaliser. Une colère que rien ne vient adoucir, dans ce Proche-Orient en proie au chaos et aux chocs répétés entre islam et Occident.

C’est pourtant de ce domaine géopolitique que Moubarak tire ses plus grands mérites. Les accords de paix avec Israël, qui ont coûté la vie à son prédécesseur, ont beau être rejetés par la population, il saura s’y tenir, pragmatique et résolu. C’est ainsi qu’il parvient, en 1982, à récupérer le Sinaï et à devenir un acteur de premier plan de la donne israélo-palestinienne. Signataire de la paix, il a su s’imposer comme médiateur naturel dans la région et justifier longtemps auprès du Congrès américain le maintien de l’aide annuelle de 2,1 milliards que les Etats-Unis octroient à l’Egypte.

Car Moubarak a bien conscience que ce statut d’allié privilégié est la meilleure façon pour l’Egypte de rester parmi les grands. Concurrencée par l’Arabie Saoudite et par l’Iran, elle n’est plus la grande puissance incontournable qu’elle a été sous Nasser. Pour se maintenir dans la course, le raïs n’aura donc eu de cesse d’apparaître comme le seul leader arabe capable de soutenir fermement les Palestiniens tout en dialoguant avec Israël. Un travail d’équilibriste, jouant les bons élèves pour Washington au risque de mécontenter son propre peuple, qui préfère s’enflammer pour des Yasser Arafat ou des Saddam Hussein, plus emblématiques de la fierté arabe.

Avec Israël, ce voisin avec qui l’Egypte a signé la paix tout en refusant de normaliser les relations, Moubarak aura joué un ballet étonnant, fait d’entrechats et d’éloignements, sans jamais jouer la rupture. Il ne s’y rendra qu’une fois, en 1995, sommé par la Maison-Blanche d’assister aux funérailles de Yitzhak Rabin. Mais il multipliera les invitations et les sommets internationaux, qu’il aimait tenir dans sa ville fétiche de Charm el-Cheikh, symbole d’une Egypte qu’il a su propulser à la tête des destinations touristiques les plus prisées de la planète.

Ces rencontres ont été pour lui l’occasion de tisser des relations souvent chaleureuses avec ses homologues internationaux. Avec François Mitterrand ou Jacques Chirac, diplomates français et égyptiens parlent même de forte amitié, nourrie par son habileté à faire rire ses interlocuteurs par des imitations tordantes de ses pairs arabes. Parmi les principales sources de son ironie, le colonel Kadhafi ou Hafez el-Assad.

mounarak21

La une de Libération le 31 janvier 2011.

Auprès des leaders palestiniens, il tentera de jouer les parrains sévères, ne cachant pas son agacement envers Yasser Arafat, qu’il trouve ingérable. La prise de pouvoir du Hamas à Gaza, en 2007, va le mettre dans une position des plus inconfortables. Obligé de composer avec le gouvernement islamiste, il ne lui pardonnera jamais d’avoir fait exploser la frontière avec l’Egypte début 2007, permettant à des dizaines de milliers de Gazaouis de se ruer dans le Sinaï. Il n’oubliera jamais l’humiliation de ce fait accompli, devant lequel il aura pourtant su réagir avec une certaine habileté. Il n’en concevra que plus de colère encore envers les Frères musulmans, qu’il soupçonne de collusion avec le Hamas pour le déstabiliser et provoquer sa chute.

La corde sensible du patriotisme

En trente ans de pouvoir, l’homme Moubarak aura vécu dans une extrême discrétion. A la manière des dictateurs, il a fait afficher son image à tous les carrefours des grandes villes du pays. Et à chacun de ses anniversaires, les pages des journaux officiels étaient couvertes d’encarts louangeurs. Mais sa vie privée est demeurée un tabou qu’aucun journaliste égyptien n’a jamais osé briser.

Dans ses interventions télévisées des 1er février et de jeudi, alors que des centaines de milliers d’Egyptiens étaient dans la rue, le vieux raïs aux cheveux noirs a par deux fois tenté de jouer sur la corde sensible du patriotisme et du paternalisme. Il a rappelé son passé de héros de la guerre de 1973, durant laquelle il commandait les forces aériennes. Et, surtout, il a glissé au détour d’une phrase qu’il voulait mourir et être enterré dans son pays. Un appel pathétique que le peuple égyptien n’a pas voulu entendre.

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