Par Laurence Defranoux - Libération
Camps de rééducation, déplacement des populations, destruction du patrimoine… Malgré les protestations de la communauté internationale, Pékin accentue encore la répression à l’encontre des minorités.
Plus une semaine ne passe sans qu’une nouvelle enquête ne jette une lumière implacable sur l’assimilation brutale imposée par Pékin aux peuples ouïghour et tibétain. Pour contourner la chape de plomb de la censure, sinologues, journalistes, analystes, sociologues ou anthropologues de tous les pays croisent les témoignages, épluchent l’abondante production de la bureaucratie chinoise (statistiques, discours, directives…), étudient les photos satellites. Et mettent au jour toujours plus de violations massives des droits de l’homme.
Après chaque nouvelle révélation, Pékin crie à la désinformation et au complot «antichinois», calomnie les chercheurs, expulse les journalistes, refuse que des enquêtes indépendantes soient menées sur son sol (comme le réclame pourtant l’ONU), martèle que tous les peuples de Chine sont «heureux» puisque le Parti l’a décidé, et en veut pour preuve les photos de paysages majestueux et de jeunes filles souriantes postées jusqu’à la nausée par ses diplomates sur les réseaux sociaux. On aurait pu penser que les protestations des dirigeants européens, les sanctions américaines, les appels au boycott des JO d’hiver de 2022 ou la décision de grandes marques d’arrêter de produire au Xinjiang auraient poussé Pékin à adoucir le traitement réservé à des pans entiers de sa population. Au contraire.
Fin août, le président Xi Jinping a appelé à de «nouveaux efforts pour assurer la sécurité nationale au Tibet», soit un renforcement du contrôle policier. Et samedi, il a exigé que la politique menée au Xinjiang depuis 2014, qui, selon ses termes, «a généré une situation saine où les gens vivent et travaillent dans le contentement», soit prolongée.
Cimetières et mosquées rasés
On savait qu’au Xinjiang, appelé aussi Turkestan oriental, une immense région de l’ouest de la Chine qui compte 25 millions d’habitants, dont environ la moitié de musulmans, des mosquées, sanctuaires ou cimetières sont rasés et remplacés par des parkings, des parcs ou des terrains vagues. Mais l’ampleur des destructions était difficile à évaluer. Dans une enquête publiée sur le site de l’Australian Strategy Politic Institute (Aspi) la semaine dernière, le chercheur Nathan Ruser estime qu’environ 8 500 mosquées, anciennes ou récentes, ont été démolies dans le Xinjiang depuis 2017. Soit un tiers des lieux de culte recensés. 8 000 autres auraient par ailleurs été endommagées, comme la grande mosquée de Kargalik, datant du XVIe siècle, dont la porte monumentale a été détruite en 2018 et remplacée par une reconstitution miniature. D’autres ont été amputées de leur minaret et de leur coupole, ou transformées en magasins ou en bars branchés.
L’architecture est aussi ciblée. Les rues anciennes de Kashgar, carrefour commercial d’Asie centrale depuis des siècles, sont restaurées à la pelleteuse, les maisons de bois et de torchis remplacées par des alignements de façades façon Disneyland. La sphère privée n’est pas épargnée. Dans son article «Transformer l’espace domestique ouïghour», l’universitaire américain Timothy Grose a révélé cet été qu’une politique de «civilisation» des foyers ouïghours était menée depuis 2018. Des centaines de milliers d’intérieurs meublés de tentures, tapis, tables basses et niches de prière sont redécorés par les fonctionnaires chinois, avec des meubles modernes impersonnels, massifs et tape-à-l’œil.
Cet effacement physique s’ajoute à celui du patrimoine immatériel (langue, histoire, arts, littérature) et à la folklorisation des Ouïghours eux-mêmes, présentés par les médias d’Etat comme de braves paysans dansant et mangeant des pastèques dans un décor de far-west exotique. «L’objectif premier est de faire du Xinjiang une partie économiquement productive de la nation chinoise en éliminant ce que les autorités de l’Etat considèrent comme le "problème ouïghour". Ce qui arrive répond aux définitions du génocide culturel, mais aussi aux processus plus longs et plus vastes de domination et de dépossession de la colonisation, explique Darren Byler, anthropologue à l’université Cornell. Le génocide et la colonisation ne s’excluent pas, car l’occupation de la terre entraîne souvent l’élimination totale ou partielle du peuple colonisé.» Les intellectuels ouïghours qui auraient pu s’élever contre cette destruction programmée, comme la célèbre anthropologue Rahile Dawut ou le géographe et ex-président d’université Tashpolat Tiyip, ont disparu par centaines dans les limbes d’un système carcéral construit à marche forcée.
Au Xinjiang, des camps aux prisons
Après des émeutes qui avaient fait environ 200 morts en 2009 et une série d’attentats en Chine attribués à des séparatistes ouïghours, le président chinois avait, en 2014, ordonné aux autorités locales d’être «sans pitié». Chen Quanguo, un de ses proches, nommé à la tête de la région en août 2016, a appliqué les ordres avec un zèle inouï. En 2017, 20 % des arrestations policières en Chine ont eu lieu au Xinjiang, qui ne représente pourtant que 1,8 % de la population. Parallèlement, un réseau de détention extrajudiciaire, où règnent l’arbitraire et la torture, a été créé ex nihilo.
On estime qu’au moins un million de personnes ont été envoyées dans des camps de rééducation pour être «déradicalisées». Ces camps ont été rebaptisés en cours de route «centres de formation professionnelle». Pour la première fois, le 17 septembre, dans son livre blanc sur le Xinjiang, Pékin a livré un indice sur l’ampleur de sa campagne de «lutte contre l’extrémisme religieux via l’éducation», écrivant que «1,29 million de personnes ont été formées en moyenne par an au Xinjiang entre 2014 et 2019».
Depuis l’été 2019, les autorités répètent que «tous les étudiants ont été diplômés et ont trouvé un emploi». Beaucoup sont sortis des camps et ont été envoyés travailler à la chaîne, mais de nombreux Ouïghours n’ont fait que passer d’une forme de détention à une autre.Dans une enquête publiée fin août sur le site américain Buzzfeed, la journaliste Megha Rajagopalan a décompté 268 centres de détention construits depuis 2017 au Xinjiang, dont certains très récemment. Un mois après, les chercheurs australiens de l’Aspi ont allongé la liste, identifiant en tout 380 lieux de privation de liberté (camps extrajudiciaires, centres de détention classiques et prisons de haute sécurité). Selon eux, seuls quelques camps ont été désaffectés et, surtout, 47 nouvelles prisons ont été créées ou agrandies l’année passée, et 14 sont encore en construction. Pour Gene Bunin, qui gère la Xinjiang Victims Database, qui compile les signalements de Ouïghours disparus, «le fait que plus de 300 000 personnes ont été récemment condamnées à de très longues peines de prison est un problème beaucoup plus grave que les camps de rééducation».
Les nomades tibétains envoyés à l’usine
Depuis quelques jours, les projecteurs se braquent à nouveau sur le Tibet, une des régions les plus contrôlées et les plus sensibles depuis son invasion par les troupes chinoises en 1950. Entre 2011 et 2016, la région autonome a été dirigée par le même Chen Quanguo puis confiée à son adjoint. La Jamestown Foundation, basée à Washington, vient de publier un nouveau rapport du chercheur allemand Adrian Zenz, portant cette fois sur le transfert massif de nomades et de paysans tibétains à des fins économiques, mené depuis le début de l’année 2020. D’après une centaine de sources chinoises, vérifiées et complétées par l’agence Reuters, 543 000 personnes, soit un Tibétain sur sept, ont été déplacées entre janvier et juillet pour être formées à des emplois dans les secteurs de la construction, du textile, de la sécurité ou du nettoyage.
Sur un modèle rappelant celui du Xinjiang, où a été mis à jour ces derniers mois un sysème de travail forcé à grande échelle, des «centres de formation» au «style semi-militaire», où des photos montrent les stagiaires habillés en treillis, ont été construits pour l’occasion. D’après Vinayak Bhat, ancien colonel de l’armée indienne spécialisé dans l’imagerie, qui avait repéré trois de ces camps en construction l’année dernière, «on voit clairement sur les photos satellites que ces camps sont encadrés par la police armée du peuple», une force paramilitaire. Les objectifs officiels sont d’«éliminer les paresseux», «guider les masses vers une vie heureuse grâce au travail», leur inculquer «la gratitude envers le Parti» et atteindre les objectifs chiffrés d’éradication de l’extrême pauvreté imposés par Xi Jinping pour la fin de l’année.
Environ 50 000 travailleurs ont déjà été envoyés «par lots» dans divers endroits du Tibet et 3 000 autres dans le reste de la Chine selon Adrian Zenz. Le Global Times, organe de propagande du Parti, assure qu’il s’agit de «transfert des travailleurs excédentaires des zones rurales vers d’autres lieux sur la base du volontariat». Certes, l’exode rural est un des moteurs de la croissance économique chinoise, et on n’a encore que peu de données sur cette campagne de «formation» menée au Tibet. Mais le fait que des quotas de travailleurs soient imposés aux cadres locaux sous peine de punition et que, en quelques mois, un demi-million de nomades ou d’agriculteurs ont envisagé d’abandonner leurs alpages, leur mode de vie et leur famille pour embrasser des métiers peu qualifiés dans des villes inconnues laisse penser que cette politique relève, au moins en partie, du travail forcé.