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Jours tranquilles à Paris
17 novembre 2019

Bolivie : cinq morts au cours d’affrontements

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Par Amanda Chaparro, La Paz, envoyée spéciale

L’ex-président peut rentrer dans son pays depuis son exil mexicain, mais il devra « répondre devant la justice », a déclaré vendredi la chef de l’Etat par intérim, alors que des heurts faisaient cinq morts dans le centre du pays.

Au moins cinq manifestants ont été tués, vendredi 15 novembre, dans la banlieue de Cochabamba, dans le centre du pays, au cours d’affrontements avec les forces de police et l’armée. Des dizaines d’autres ont été blessés, selon des journalistes locaux qui rendaient compte des scènes de panique à l’hôpital du secteur, débordé par un nombre important de blessés se faisant soigner aux abords de l’édifice, faute de pouvoir y être reçus.

Les manifestants, pour la plupart des cultivateurs de coca du Tropique du Chapare, fidèles alliés d’Evo Morales lui-même originaire de cette zone et ancien cocalero, exigeaient le retour de l’ex-président – exilé depuis mardi au Mexique – et contestaient la proclamation de la présidente intérimaire Jeanine Añez.

Alors qu’ils se dirigeaient vers le centre de Cochabamba, les manifestants en ont été empêchés par les forces de police et de l’armée. Les deux camps se sont affrontés durant plusieurs heures. Selon le commandant de police de Cochabamba, le colonel Jaime Zurita, les protestataires « portaient des armes, des fusils, des cocktails Molotov, des bazookas artisanaux et des engins explosifs ».

Vidéos de corps ensanglantés

Le défenseur du peuple de Cochabamba, Nelson Cox, lui, pointait la responsabilité des forces de l’ordre qui ont fait usage d’armes à feu : « Les morts sont toutes le produit d’armes à feu », a-t-il affirmé. Les vidéos des cinq corps ensanglantés gisants au sol circulaient sur les réseaux sociaux.

Toutefois, le ministre de la présidence, Jerjes Justiniano, a affirmé que l’origine des tirs n’était pas déterminée et a laissé entendre qu’au moins un des morts n’était pas le résultat de « tirs croisés », mais de tirs « par derrière, venant des propres forces [des manifestants] », diffusant la thèse de possibles forces infiltrées cherchant à « générer un état de convulsion ».

Cette répression intervient alors que le gouvernement de Jeanine Añez martelait depuis plusieurs jours que sa mission était de chercher « la paix » et « la réconciliation ».

Toutefois, les propos du ministre de l’intérieur, Arturo Murillo, à peine nommé mercredi, avaient envoyé un message contradictoire, proclamant vouloir faire « la chasse » à l’ancien ministre de la présidence Juan Ramon Quintana – accusé de fomenter les violences – et poursuivre les « séditieux » avec la plus grande fermeté.

Tensions avec le Venezuela

Le gouvernement a également annoncé l’arrestation de neuf Vénézuéliens accusés d’attenter à la sécurité de l’Etat et Cuba a dénoncé l’arrestation de quatre de ses concitoyens.

« Nous avons identifié des groupes subversifs armés, composés de ressortissants étrangers et compatriotes (…) Nous avons identifié une stratégie de blocage des services basiques comme mécanisme d’asphyxie des capitales [des départements] », a proclamé Jeanine Añez en conférence de presse.

Aussi, le personnel de l’ambassade du Venezuela a été prié de quitter le pays dans les jours à venir alors que le gouvernement intérimaire a rompu ses relations diplomatiques avec Nicolas Maduro, reconnaissant l’opposant Juan Guaido, président intérim.

Dans les rues de la capitale administrative, à La Paz, forces de police et chars de l’armée étaient toujours déployés au cœur de la ville près du siège des institutions.

Des scènes de violence ont éclaté et plusieurs journalistes ont été agressés, dont une correspondante d’Al-Jazeera à qui un policier a volontairement lancé du gaz lacrymogène dans les yeux en plein direct.

Affaires courantes

La Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) a fermement condamné « l’usage disproportionné des forces policières et militaire à Cochabamba », rappelant que « les armes à feu doivent êtres exclues des dispositifs utilisés pour le contrôle des protestations sociales ». Elle a aussi dénoncé l’« usage indiscriminé de gaz lacrymogènes en Bolivie portant gravement atteinte aux standards juridiques internationaux ».

Le gouvernement intérimaire a aussi mis en garde l’ex-président bolivien Evo Morales. Celui-ci peut rentrer dans son pays depuis son exil mexicain, mais il devra « répondre devant la justice » d’irrégularités lors de la présidentielle du 20 octobre et d’« accusations de corruption ». La chef de l’Etat par intérim, Jeanine Añez, doit convoquer de nouvelles élections d’ici à soixante jours. Mais la conduite de son gouvernement inquiète, laissant penser que son pouvoir va au-delà de sa mission d’intérim.

Interrogée ce vendredi au sujet des limites des compétences de son gouvernement au cours d’une conférence de presse, la chef d’Etat a dit qu’il s’en tiendrait qu’aux affaires courantes. « Nous ne prenons aucune décision importante. Nous remettons seulement le pays sur pieds, nous le rendons opérationnel de nouveau, pour que tout rentre dans l’ordre. C’est une transition, je ne cesserai de le répéter. »

Pourtant, le ministre de l’économie a assuré vouloir prendre des mesures pour « libérer » l’économie, au plus mal selon lui, avec un déficit commercial et financier inquiétant.

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15 novembre 2019

1989-2019 : la revanche de la Chine

Par Sylvie Kauffmann

1989-2019, les ruptures d’un monde nouveau (3/4). Alors que sa croissance économique fascine, Pékin sort de sa réserve en 2008 et expose sa réussite au monde entier à l’occasion des Jeux olympiques. A partir de 2012, Xi Jinping poursuit le déploiement de la puissance chinoise et dispute aux Etats-Unis la suprématie technologique, tout en renforçant son pouvoir. La Chine est de retour.

Feiyu Xu se souvient très bien où elle était le 08/08/08 à 8 h 08 du soir. Elle se rappelle encore mieux la veille, le 7 août, lorsqu’elle avait eu le privilège d’assister, avant tout le monde, à la répétition de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques, dans ce « nid d’oiseau » à nul autre pareil, le stade de Pékin inspiré par l’artiste Ai Weiwei, construit pour l’occasion. Bien sûr, la répétition ne réunissait pas tous ces « 8 », choisis par les autorités pour faire coïncider le début de la cérémonie avec le chiffre porte-bonheur des Chinois. Mais même sans les 8, c’était pour elle, qui vivait en Allemagne depuis seize ans, une expérience très forte ; elle s’était sentie, nous dit-elle aujourd’hui, « profondément touchée » par l’architecture du stade, par le spectacle et par « ses références à la culture chinoise, créatives, magnifiques ».

Ce traitement de faveur, Feiyu Xu l’avait dû au fait d’avoir mis au point, au sein de l’Institut de recherche sur l’intelligence artificielle (DFKI) où elle travaillait, à Sarrebruck, et en partenariat avec l’Académie des sciences chinoise, un prototype de smartphone, le Compass 2008, qui permettrait aux touristes étrangers présents à Pékin pour les JO de traduire directement en chinois leurs questions à un chauffeur de taxi ou à un serveur de restaurant, restaurant que ce smartphone les aiderait, d’ailleurs, à trouver.

C’était il y a onze ans. Cette innovation avait valu à la jeune chercheuse, native de Shanghaï, les honneurs du journal Global Times, la voix du Parti communiste chinois. Les médias nationaux aimaient mettre en valeur des gens comme elle, partis étudier à l’étranger, voire y faire carrière, mais sans couper les ponts avec leur pays, et prêts, à l’occasion, à lui faire bénéficier de leur science. Après les JO, Feiyu Xu a regagné l’Allemagne. Sa trajectoire, d’une certaine manière, est en parfaite harmonie avec celle de son pays : la jeune femme et la Chine post-maoïste ont mûri en même temps. Et l’année 2008 fut, de ce point de vue, une étape importante dans leur évolution.

Un cap franchi en 2008

Professionnellement, Feiyu – « Dr Xu », selon son titre allemand – était alors à mi-parcours. Lorsqu’elle raconte sa vie, cette femme fine et vive, toujours au bord de l’éclat de rire, évoque surtout « la chance » qui, à l’en croire, en jalonne chaque épisode.

Chance d’être admise en 1987, sans même passer le bac, à la prestigieuse Université Tongji, fondée en 1907 à Shanghaï par des savants allemands ; chance d’y avoir « étudié Kafka », enseigné par des professeurs allemands, car Volkswagen avait une usine pas loin et finançait des chaires à Tongji ; chance d’avoir pu partir faire un master à l’université de la Sarre ; chance d’avoir rencontré, un jour dans un bus, un Allemand qui étudiait la sinologie à l’Université Humboldt et qui l’aborda en chinois, puis lui parla avec passion de la linguistique informatique – non, s’esclaffe-t-elle, elle ne l’épousa pas, elle avait « une face de lune » à l’époque. Elle ignorait ce qu’était la linguistique informatique, « parce que ça n’existait pas encore en Chine », mais l’inconnu du bus devint son ami et lui communiqua sa passion, à tel point qu’elle demanda à changer de master à l’université.

Feiyu Xu venait de pénétrer dans le royaume de l’intelligence artificielle (IA), qu’elle ne devait plus quitter. Elle y consacra sa thèse de doctorat, diplôme décroché en 2007. Mais déjà, dès 1998, en passant l’oral de son master, elle avait été repérée, et aussitôt embauchée par le DFKI, à Sarrebruck. C’est là, toujours la chance, qu’elle rencontre son mari, le chercheur Hans Uszkoreit, lui aussi passionné d’intelligence artificielle. En 2008, au moment où elle se rend à Pékin pour les JO, ses travaux commencent à porter ses fruits. Elle a 39 ans et dirige depuis peu un projet de recherche sur l’analyse quantitative de textes au DFKI.

LES OCCIDENTAUX S’INTERROGENT. COMMENT ÉVOLUERONT CES CENTAINES DE MILLIONS DE CHINOIS SORTIS DE LA PAUVRETÉ ? CONTINUERONT-ILS DE SUBIR LA DISCIPLINE DU PARTI ? DE SUPPORTER LA CORRUPTION ?

La Chine, elle aussi, est en train de franchir un cap en cette année 2008. La vitesse de son ascension et les taux de croissance de son PIB fascinent le monde entier. Tout particulièrement les Occidentaux, qui s’interrogent. Comment évolueront ces centaines de millions de Chinois sortis de la pauvreté ? Continueront-ils de subir la discipline du parti ? De supporter la corruption ? Deviendront-ils des petits-bourgeois ? Aspireront-ils à plus de liberté ? La classe moyenne émergente demandera-t-elle à participer aux décisions de la cité, voire du pays, comme le suggèrent ces tentatives d’action collective, ça et là, sur la qualité de l’environnement ?

Une conversion sans précédent

Longtemps, en Europe et aux Etats-Unis, on pose un regard bienveillant et optimiste sur cette Chine qui monte. Le président américain Bill Clinton y croit dur comme fer : l’économie de marché et Internet finiront par apporter la démocratie aux Chinois, affirme-t-il en 2000 dans un discours à l’université Johns-Hopkins, à Washington : en adhérant à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) – ce qu’elle fera l’année suivante –, la Chine embrassera « l’une des valeurs les plus chères de la démocratie : la liberté économique ».

Le pari est audacieux. Non seulement cette expérience chinoise de conversion du communisme en capitalisme non démocratique est sans précédent, mais le 1989 chinois est à l’exact opposé de celui qu’a vécu l’Europe de l’Est du bloc soviétique : le 4 juin, au moment même où les Polonais faisaient un triomphe à Solidarnosc dans les urnes, à Pékin, place Tiananmen, les chars écrasaient le printemps des étudiants dans le sang. S’il y a une leçon que les dirigeants chinois ont retenue du 1989 européen, c’est celle-ci : ne jamais subir le sort du Soviétique Gorbatchev.

« 1989 A TUÉ LA PASSION POLITIQUE DES CHINOIS, EXPLIQUE YU HUA. APRÈS, IL NE LEUR EST PLUS RESTÉ QUE LA PASSION POUR L’ÉCONOMIE »

Après la tragédie de Tiananmen, pourtant, la Chine a repris son cours. « 1989 a tué la passion politique des Chinois », nous expliquera, vingt ans plus tard, l’écrivain Yu Hua, l’auteur du livre Brothers (Actes Sud, 2008), dans un café de Pékin. « Après, il ne leur est plus resté que la passion pour l’économie. » Et quelle passion ! Les JO de Pékin, précisément, sont l’occasion de la montrer au grand jour et au monde entier – et d’étaler les réussites qu’elle a engendrées. C’est le moment crucial où l’empire du Milieu tourne la page du profil bas, cette fameuse stratégie mise au point par le père de la réforme, Deng Xiaoping : « Cacher ses capacités et prendre son temps ». En 2008, le temps est venu d’exposer les capacités, que Hu Jintao, le numéro un, habille sous le mot d’ordre d’« harmonie ».

Le 08/08/08, donc, 4 milliards de paires d’yeux convergent, à travers les écrans de la planète, sur le « nid d’oiseau » pour suivre la cérémonie d’ouverture. Mise en scène par le célèbre cinéaste Zhang Yimou, le réalisateur d’Epouses et concubines, elle est simplement époustouflante de génie, de grâce, de couleurs. Une épopée de 50 minutes pour rappeler ce que quatre mille ans de civilisation chinoise ont apporté au monde : la poudre, l’imprimerie, la boussole… Le XXe siècle, ses tourments et ses errements, le Grand Timonier, la Révolution culturelle et, bien évidemment, Tiananmen sont en revanche soigneusement omis.

Pékin a été nettoyée de fond en comble pour l’événement, les dissidents éloignés, les usines fermées pour réduire la pollution, la circulation allégée : de mémoire de Pékinois, on n’avait pas vu un ciel si bleu depuis des lustres. Des fusées antipluie ont crevé les nuages avant le jour J. Les chauffeurs de taxi ont suivi des cours de maintien – trois mots d’anglais, éviter de cracher. L’équipement informatique des Jeux est assuré sans une fausse note par Lenovo, entreprise chinoise qui a absorbé l’énorme division PC de l’américain IBM trois ans plus tôt. Le message est clair : la Chine est de retour.

« Tortues de mer »

C’est pourtant une année compliquée pour le régime. Au Tibet, la révolte des moines et des moniales contre l’oppression de Pékin et la sympathie dont ils jouissent à l’étranger ternissent le passage de la flamme olympique, notamment à Paris, où la réaction musclée de policiers chinois déguisés en sportifs gâche la fête.

En mai, un tremblement de terre dévaste une partie du Sichuan et fait plus de 80 000 morts ; c’est la première grosse catastrophe naturelle chinoise à l’heure de l’Internet et les autorités en perçoivent vite les risques, lorsque enfle la polémique sur les écoles mal construites qui se sont effondrées sur les enfants comme des châteaux de carte. L’artiste Ai Weiwei paiera cher, par sa détention quelques années plus tard, son enquête sur la corruption qui avait abouti à ces constructions défectueuses ; il vit aujourd’hui en exil en Europe.

Toujours en 2008, en décembre, quelque 300 dissidents signent la Charte 08, qui demande des réformes démocratiques. Parmi eux, l’écrivain Liu Xiaobo paiera encore plus cher cette audace, par une condamnation à onze ans de prison, dont il ne sortira, malgré son prix Nobel de la paix, que pour mourir d’un cancer en 2017.

« EN EUROPE, VOUS CONSTRUISEZ SUR LE PASSÉ, ANALYSE ZHANG DA. EN CHINE, IL N’Y A PAS DE CONTINUITÉ, ON N’HÉRITE PAS DE LA PÉRIODE PRÉCÉDENTE, IL Y A RUPTURE »

Mais en ce mois d’août 2008, c’est l’assurance retrouvée de l’empire du Milieu qui s’affiche, et pas seulement par les 48 médailles d’or remportées par ses athlètes. C’est ce jeune architecte, Wang Hui, prêt à nous assurer que non, il ne prend pas ombrage du fait que ces audacieux bâtiments construits à Pékin pour les JO aient tous été réalisés par des cabinets étrangers : cet art renaît à peine en Chine, où Mao avait supprimé les écoles d’architecture. « Leur présence traduit la volonté de changement du pouvoir », dit-il au contraire. A sa génération à lui, maintenant, de « trouver le moyen de réunir les deux cultures, Chine et modernité ».

« Nous aurons notre propre architecture chinoise », promet-il, confiant. Ce sont aussi ces nouveaux designers de mode, impatients de s’affranchir du « postulat Paris-Milan » copié et recopié, en vogue chez les nouveaux riches. « En Europe, vous construisez sur le passé, nous prévient Zhang Da, un styliste qui enseigne alors l’histoire de la mode à l’université de Xian. En Chine, il n’y a pas de continuité, on n’hérite pas de la période précédente, il y a rupture. »

La Chine est l’atelier du monde, mais elle aspire à autre chose. A l’image de ces chercheurs, ces scientifiques, ces savants, qui commencent à revenir des quatre coins de la planète, où ils étaient partis se former. Visionnaire, Deng Xiaoping avait pris le risque d’envoyer quelques milliers d’étudiants à l’étranger. Ils sont désormais des centaines de milliers dans les universités américaines, allemandes, britanniques, australiennes, à absorber tout ce que le modèle occidental peut leur enseigner. Ce mouvement est l’une des clés de la métamorphose chinoise, et surtout de sa progression dans le secteur technologique.

L’année 2008 est un tournant dans ce domaine aussi : la crise financière ravage l’économie américaine et impose des coupes sombres dans les budgets de recherche. Cette dynamique descendante à l’Ouest, ascendante à l’Est, favorise le retour de ceux que les Chinois surnomment les « hai gui », les « tortues de mer » : hai, la mer, est aussi l’abréviation d’outre-mer, et gui signifie à la fois « tortue » et « rentrer ».

Décollage technologique

C’est à ce moment-là que Hong Ding, physicien de 39 ans, titulaire d’une chaire à vie à l’université de Boston, où il coule des jours heureux, reçoit une offre d’embauche de Hongkong. Il a à peine le temps d’y réfléchir que l’Académie des sciences de Pékin lui fait une contre-proposition. Cela fait dix-neuf ans qu’il est aux Etats-Unis, où il est arrivé sans même parler un mot d’anglais, étudiant désillusionné par les événements de Tiananmen ; il a même pris la nationalité américaine. Mais la National Science Foundation a réduit ses subventions, et Pékin lui promet tout ce dont il aura besoin : avec l’accord de sa femme, chinoise comme lui et ingénieure dans le numérique à Boston, il saute le pas ; la famille rentre.

Nous le rencontrons l’année suivante dans son bureau de l’Institut de physique de l’Académie des sciences à Pékin. « Je me sens chez moi, parfaitement à l’aise, dit-il. Je suis chinois, je connais la culture. » Il ne dédaigne pas le terme « patriotique » pour l’ambition scientifique qu’il affiche pour son pays. Son institut est ce qu’il y a de mieux en Chine en physique, assure-t-il : « J’ai l’impression d’être aux Bell Labs d’AT & T il y a vingt ans. »

Chercheur à l’Institut national de recherche en informatique et automatique (Inria), Stéphane Grumbach dirige alors un laboratoire sino-français d’informatique à Pékin et observe les postes dirigeants des institutions scientifiques autour de lui, attribués les uns après les autres à ces « tortues de mer ». « Beaucoup, prédit-il alors, va dépendre de la capacité de la Chine à maintenir ce mouvement de retour. » Il juge indispensable de progresser « dans la culture scientifique, la déontologie, l’encouragement des chercheurs qui ont des idées intellectuelles fortes », mais voit aussi éclore « un débat intellectuel passionnant » dans ces milieux scientifiques. « Si la Chine décolle technologiquement, prévoit-il, ça changera la donne en Occident. »

C’est visiblement le calcul que font les dirigeants de Pékin, désormais prêts à afficher leur puissance. Expert de la Chine, à laquelle il a consacré plusieurs livres, François Godement est stupéfait, en 2009, par l’ampleur de la parade militaire du 60e anniversaire de la naissance de la République populaire de Chine : « une exaltation de l’armée sans précédent », résume-t-il. Le long du parcours, une arche marque chaque année d’humiliation depuis la première guerre de l’opium (1839-1842) : 169 au total. Ça y est, l’humiliation est lavée.

Pour Godement, la période qui suit, avec une guerre de succession au sommet, marque un retournement complet, tandis que les économies occidentales se débattent dans la crise financière. Xi Jinping prend la tête du PCC en 2012 puis, en 2013, celle de l’Etat, et ne va cesser de renforcer son pouvoir et le contrôle de la société. Les dernières illusions occidentales tombent. Le modèle chinois est bien un modèle autoritaire. Différent du modèle soviétique, différent de la Chine maoïste, mais autoritaire.

Compétition pour la suprématie

Elles sont loin, les médailles d’or olympiques. La puissance chinoise est économique, commerciale, militaire, elle se déploie à travers les « nouvelles routes de la soie ». Elle se doit aussi d’être technologique ; tous les dirigeants, depuis Deng, ont valorisé l’innovation scientifique et technologique. La révolution numérique permet à Xi Jinping d’aller plus loin. Son grand bond en avant à lui, ce sont les technologies du futur, en priorité l’IA et l’information quantique. Avec des moyens colossaux. Il en a fixé les objectifs dans un plan de développement national de l’IA en 2017 et dans son plan « Made in China 2025 ».

« J’AI TOUJOURS PENSÉ QUE JE RETOURNERAIS TRAVAILLER EN CHINE, CONFIE FEIYU XU, QUE JE FERAI BÉNÉFICIER LA CHINE DE MON EXPÉRIENCE »

C’est dans ce contexte que Feiyu Xu, la jeune femme des JO de Pékin, se transforme, à son tour, en « tortue de mer ». Elle reçoit régulièrement des propositions pour rentrer au pays, mais elle est trop occupée pour les examiner. Un jour de 2016, elle vient d’arriver à Tenerife, en Espagne, pour deux semaines de vacances avec son mari lorsque son téléphone sonne : c’est le « CTO » (Chief Technology Officer) de Lenovo. Lenovo, qu’elle a connu aux JO, l’une des plus belles entreprises chinoises mondialisées, spécialisée dans la « transformation intelligente », lui propose de diriger son tout nouveau laboratoire de recherche en intelligence artificielle à Pékin.

La chance qui colle à la peau du « Dr Xu », cette fois, c’est Lenovo qui en bénéficie : « J’étais en vacances, donc j’avais deux semaines pour réfléchir, les rappeler, en discuter avec mon mari. » A la fin des vacances, leur décision est prise : ils déménageront à Pékin l’année suivante, en 2017. « J’ai toujours pensé que je retournerais travailler en Chine, nous dit-elle, que je ferai bénéficier la Chine de mon expérience. »

Aujourd’hui, elle est vice-présidente du groupe Lenovo et dirige un laboratoire de 200 chercheurs, dont 85 % ont moins de 40 ans ; ils viennent de 92 universités différentes à travers le monde. Seuls deux ne sont pas chinois – un Mexicain et un Iranien. Nous la cueillons à un passage à Rome, où elle participe à une réunion de direction avec le comité exécutif du groupe. Elle a l’air comme un poisson dans l’eau. Sa passion pour l’intelligence artificielle a pris une nouvelle dimension : celle d’un pays de 1,5 milliard d’habitants, source inépuisable de données. Et qui, d’après elle, a cruellement besoin d’applications de l’IA pour pouvoir vivre normalement, précisément en raison de la taille de sa population.

A Pékin, il lui arrive de mettre une heure et demie pour aller à son bureau, un trajet qui lui prenait 12 minutes à Berlin : l’IA, elle en est sûre, peut favoriser des solutions. « Seule la technologie peut apporter aux Chinois des niveaux de vie comparables aux vôtres, plaide-t-elle. En Occident, la Chine fait peur, mais vous devriez avoir pitié de ses habitants : grâce à l’IA, ils pourraient avoir moins d’embouteillages, moins de pollution ! »

Un milliard et demi de Chinois, « et pourtant, note Feiyu Xu, la Chine a besoin de plus de gens pour créer des idées, elle a besoin de plus d’esprit critique. C’est la base de la science : la pensée créative, critique, “out of the box”. Cela dit, il y a de plus en plus de jeunes qui ont des idées ». Subtilement, le « Dr Xu » met ainsi le doigt sur un aspect crucial de la compétition pour la suprématie technologique entre la Chine et les Etats-Unis : quels que soient les moyens financiers déployés, au bout du compte, même en IA, la bonne vieille matière grise, bien faite et pas seulement bien pleine, « le talent », comme on dit dans le numérique, est déterminante.

« Le match n’est pas fini »

Un livre, aussitôt devenu best-seller, a jeté un pavé dans la mare techno-géopolitique en 2018 aux Etats-Unis : AI Superpowers : China, Silicon Valley and the New World Order, paru en France cette année (I.A. La Plus Grande Mutation de l’histoire, Les Arènes, 384 pages, 20 euros). Son auteur, Kai-Fu Lee, un Américain né à Taiwan, lui-même un pionnier de l’IA passé par Google et aujourd’hui capital-risqueur en Chine, affirme que l’IA est passée de l’âge de la découverte, où les Etats-Unis menaient, à l’âge de l’exécution, où la Chine jouit d’« avantages structurels ». D’ici dix ans, parie-t-il, la Chine aura dépassé les Etats-Unis.

« Bullshit », nous rétorque l’ancien premier ministre australien Kevin Rudd, excellent connaisseur de la Chine. Certes, fait-il valoir, les Chinois profitent d’une source massive de données, de l’absence de législation protégeant la vie privée, de très bons procédés d’apprentissage automatique et parviennent à multiplier les avancées technologiques, « mais les Etats-Unis conservent une avance considérable en IA ». Cela dit, si le vol et le plagiat étaient courants dans la high-tech chinoise il y a dix ans, la situation est différente aujourd’hui, observe Kevin Rudd : « Leur effort d’adaptation est gigantesque. Cela peut-il aboutir à une percée majeure en termes d’innovation ? La question est ouverte. »

Une autre question est ouverte, beaucoup plus troublante : finalement, serait-il faux de croire que la libre circulation des idées est indispensable à l’innovation ? « Il n’y a pas de doute, nous répond Graham Allison, auteur de Vers la guerre. L’Amérique et la Chine dans le piège de Thucydide ? (Odile Jacob, 416 pages, 29,90 euros). Cela va à l’encontre de mes convictions mais si l’objectif est d’avancer sur l’IA, un Etat autoritaire présente beaucoup d’avantages. » Ce qui conduit Graham Allison à pousser plus loin le questionnement : « Quelle est la stratégie des sociétés libres pour être compétitives avec des sociétés de régimes autoritaires qui se révèlent capables de telles performances ? Je pense que le match n’est pas fini. »

« LES ETATS LIBÉRAUX, QUI DEVRAIENT AVOIR UN AVANTAGE, ONT CONSTRUIT UN MONDE LIBÉRAL DANS LEQUEL LES ETATS ILLIBÉRAUX ONT UN AVANTAGE », ANALYSE BARRY ROSEN

Ces interrogations empêchent aussi parfois de dormir Barry Rosen, professeur au Massachusetts Institute of Technology (MIT), avec ce constat : « Les Etats libéraux, qui devraient avoir un avantage, ont construit un monde libéral dans lequel les Etats illibéraux ont un avantage. » George Soros, lui, a tranché. Dans un discours profondément dystopique prononcé à Davos en janvier, le milliardaire philanthrope a averti du « danger mortel posé aux sociétés par les instruments de contrôle que le machine learning et l’IA peuvent mettre entre les mains des régimes répressifs », en s’empressant de nommer la Chine.

Le 1er octobre, Pékin a fêté les 70 ans de la République populaire, de nouveau avec une gigantesque parade militaire. François Godement a, encore une fois, été impressionné – « pas tant par l’équipement militaire exposé que par les portraits de Xi et cette nouvelle chorégraphie stalinienne qui officialisent le culte de la personnalité ». Xi Jinping est aujourd’hui le plus puissant leader chinois depuis Mao.

13 novembre 2019

Bolivie : la sénatrice Jeanine Añez se proclame présidente par intérim

Le président, qui a démissionné dimanche après avoir été abandonné par l’armée, est arrivé au Mexique mardi. Un climat de violence s’est installé dans le pays, la police s’estime « dépassée » par la situation.

L’ex-président bolivien Evo Morales est arrivé, mardi 12 novembre, au Mexique, où il a obtenu l’asile politique alors qu’il se disait menacé dans son pays, tandis que la deuxième vice-présidente du Sénat à La Paz, Jeanine Añez, s’est proclamée, dans la soirée, présidente par intérim.

« Je reviendrai bientôt » promet Evo Morales

« La lutte continue », a promis M. Morales, pantalon noir et polo bleu ciel à son arrivée au Mexique, affirmant qu’il ne cesserait pas de « faire de la politique ». « Tous les peuples ont le droit de se libérer », a-t-il dit, après avoir remercié Mexico de lui avoir « sauvé la vie ». Il était notamment accompagné de l’ancien vice-président Alvaro Garcia Linera et de l’ex-ministre de la santé, Gabriela Montaño.

Evo Morales a démissionné dimanche après avoir été abandonné par l’armée. « Ça me fait mal d’abandonner le pays pour des raisons politiques, mais (…) je reviendrai bientôt avec plus de force et d’énergie », a-t-il encore déclaré. Le chef de l’Etat s’était retrouvé de plus en plus isolé tandis que la crise politique s’accélérait soudainement en Bolivie, où grève générale et manifestations paralysaient l’activité depuis une dizaine de jours.

Jeanine Añez s’est proclamée présidente par intérim

Dans la foulée du président socialiste, ont également démissionné les successeurs prévus par la Constitution dans l’hypothèse d’un départ du chef de l’Etat, à savoir Alvaro Garcia Linera, la présidente et le vice-président du Sénat ainsi que le président de la Chambre des députés, entraînant une vacance du pouvoir.

Malgré l’absence de quorum au Parlement, la deuxième vice-présidente du Sénat, Jeanine Añez, s’est proclamée, mardi dans la soirée, présidente par intérim, arguant de « la nécessité de créer un climat de paix sociale » dans le pays. « Nous ne pouvons pas être sans gouvernement », a ajouté cette sénatrice de l’opposition de 52 ans, qui avait annoncé lundi son intention de « convoquer des élections » pour avoir « un président élu le 22 janvier ».

Avant la crise, c’est à cette date que la prise de fonctions du prochain chef de l’Etat devait intervenir. Jeanine Añez doit convoquer une élection présidentielle dans les quatre-vingt-dix jours suivant la démission du chef de l’Etat, d’après la Constitution.

Quelques heures après son arrivée au Mexique, l’ex-chef de l’Etat bolivien a qualifié de « coup d’Etat » la proclamation de Jeanine Añez comme présidente par intérim du pays. « Le coup d’Etat le plus astucieux et le plus odieux de l’histoire a eu lieu. Une sénatrice issue d’un coup d’Etat de droite se proclame présidente du Sénat, puis présidente par intérim de la Bolivie sans quorum législatif, entourée d’un groupe de complices et dirigée par l’armée et la police qui répriment le peuple », a déclaré sur Twitter Evo Morales.

Violences dans les rues, la police « dépassée »

Dans les rues, alors qu’un climat de violence s’est installé, la police, s’estimant « dépassée » par la situation, a demandé lundi l’aide de l’armée, qui a accepté de la lui fournir. Les forces de l’ordre étaient déployées dans La Paz, tandis qu’un groupe de manifestants partisans d’Evo Morales se concentraient sur la place San Francisco, à quelques pâtés de maisons du Parlement, selon les médias locaux et l’Agence France-Presse.

Dimanche soir, des milliers de Boliviens ont déferlé dans les rues pour célébrer le départ d’Evo Morales, après la vague de contestation au cours de laquelle sept personnes ont été tuées, dont quatre par balle, et 383 blessées. L’Organisation des Etats américains (OEA) doit quant à elle avoir mardi à Washington une réunion sur la situation en Bolivie.

Washington conseille de ne plus aller en Bolivie

Le département d’Etat américain a demandé mardi à ses citoyens de ne plus voyager en Bolivie pour cause de « troubles civils ». Le département d’Etat « a ordonné le départ des membres des familles et autorisé le départ des employés du gouvernement américain non essentiels pour cause d’instabilité politique en Bolivie », est-il précisé.

« Le gouvernement américain a des capacités limitées pour apporter de l’aide d’urgence aux citoyens américains en Bolivie », avertit le département d’Etat, qui fait état de « manifestations récurrentes », de routes bloquées, d’infrastructures publiques occupées et de vols locaux et internationaux « annulés ou retardés ».

12 novembre 2019

Evo Morales en route vers le Mexique, la Bolivie dans l’incertitude

La situation en Bolivie, sans dirigeant et en proie à de nouvelles violences, est volatile. Le Mexique a annoncé accorder l’asile politique au président socialiste démissionnaire.

Au lendemain des pillages, affrontements et incendies criminels qui ont secoué plusieurs quartiers de La Paz, la capitale administrative de la Bolivie était plongée, lundi 11 novembre, dans l’incertitude, sans dirigeant après la démission du président Evo Morales, et confrontée à de nouvelles violences. Le Mexique a décidé d’accorder l’asile politique à M. Morales, estimant que « sa vie et son intégrité physique sont menacées ». Le chef de la diplomatie mexicaine, Marcelo Ebrard, a précisé que son gouvernement avait été sollicité par M. Morales lui-même. « Il nous a demandé verbalement et de façon formelle de lui accorder l’asile politique dans notre pays », a-t-il dit. Un appareil militaire mexicain arrivé lundi au Pérou a décollé pour la Bolivie afin d’aller chercher Evo Morales, a annoncé le ministère péruvien des affaires étrangères. L’avion, arrivé peu auparavant à Lima, « est parti à 18 h 30 heure locale pour la Bolivie », a indiqué le ministère péruvien dans un communiqué.

Une élection présidentielle avant le 22 janvier

La deuxième vice-présidente du Sénat bolivien, l’opposante Jeanine Añez, appelée en vertu de la Constitution à succéder au poste de chef de l’Etat à Evo Morales après sa démission, a annoncé la prochaine convocation d’une élection présidentielle afin que « le 22 janvier nous ayons un président élu ». « Nous allons convoquer des élections avec des personnalités qualifiées qui vont conduire le processus électoral afin de refléter ce que veulent tous les Boliviens », a-t-elle déclaré à son arrivée au Parlement.

Les successeurs prévus par la Constitution en cas de départ du président ont en effet tous démissionné avec lui : le vice-président Alvaro Garcia, la présidente et le vice-président du Sénat et le président de la Chambre des députés.

Cette sénatrice de 52 ans, membre du parti d’opposition Unidad democratica, n’a pas caché son émotion en appelant à la fin des violences : « Vous allez m’excuser, mais je suis émue (…). Je vous demande, pour l’amour de Dieu de mettre fin à cette violence. Nous voulons seulement la démocratie, nous voulons seulement la liberté. »

Poursuite des violences

Aux abords du palais présidentiel, dans le centre de la capitale, des rues étaient encore bloquées par des barricades placées par des manifestants partisans de l’opposition, en majorité des jeunes et de nombreuses femmes.

Depuis la mi-journée, les forces de l’ordre se redéployaient progressivement, faisant usage de gaz lacrymogènes à El Alto, une localité proche de la capitale et bastion d’Evo Morales, pour disperser des groupes de manifestants encagoulés et armés de bâtons. Des affrontements se poursuivaient dans l’après-midi dans cette ville.

« Nous avons coupé la tête du serpent [Morales], mais le corps continue de bouger », lance un policier à des journalistes. Le visage recouvert d’une cagoule, il annonce que la police « va arrêter les responsables des violences ».

Après une journée de dimanche riche en rebondissements et une nuit de violences, des habitants de La Paz ne cachent pas leurs inquiétudes. La nuit a été courte pour les habitants de la capitale, qui ont découvert à leur réveil l’étendue des dégâts nocturnes.

Dans la foulée de l’annonce de la démission du président socialiste, au pouvoir depuis 2006, les rues de la ville, siège des pouvoirs administratifs et politiques, ont été livrées à des groupes de casseurs. Plus de police, qui s’était déclarée en mutinerie contre Evo Morales et restait enfermée dans ses casernes, et plus d’armée, qui venait de lâcher le chef de l’Etat.

A El Alto, bastion de l’ancien président, de nombreux autobus ont été incendiés, ainsi que les domiciles de plusieurs personnalités. Les carcasses des véhicules calcinés ont été transférées dans un centre d’entretien, a constaté l’Agence France-presse. Une foule de manifestants se dirigeait lundi soir vers La Paz. Arborant des whipalas, du nom du drapeau symbole des peuples indigènes, et scandant « Maintenant oui, une guerre civile ! », ils étaient des centaines en route vers la capitale administrative, contraignant les magasins à fermer leurs portes.

Maisons incendiées

Le dirigeant d’un collectif de citoyens, Waldo Albarracin, qui a œuvré en faveur de la démission de M. Morales, a déclaré que sa maison avait été incendiée et détruite par « une foule » de membres du Mouvement vers le socialisme (MAS), le parti du président démissionnaire. M. Albarracin, recteur de l’université d’Etat de La Paz, a diffusé sur son compte Twitter une vidéo de sa résidence en flammes.

Une présentatrice de la chaîne Television universitaria, Casimira Lema, a elle aussi déclaré que sa maison avait été incendiée. Plusieurs commerces ont également été ciblés et pillés dans la nuit. Des tags contre le président Morales, tels que « Evo sans peuple » ou « Evo dictateur », ont surgi sur des murs.

Au lendemain de cette nuit de violences, les transports en communs sont très limités. Les dix lignes du téléphérique qui sillonnent la ville par les airs ont été interrompues, faute de garanties suffisantes pour les installations, a annoncé l’entreprise dans un communiqué.

Près du guichet automatique d’une banque, un groupe de personnes attend avec anxiété de pouvoir retirer de l’argent. « Tout augmente, les prix [des aliments] ont été multipliés par trois », annonce Esperanza, une économiste de 56 ans, qui attend son tour.

Pour Trump, cette démission est « un signal fort »

Donald Trump s’est félicité de la démission forcée de M. Morales. Le président américain y voit « un signal fort » pour ce qu’il juge être des « régimes illégitimes » en Amérique latine et salue la décision de l’armée d’avoir lâché le dirigeant socialiste. « Les Etats-Unis saluent le peuple bolivien pour avoir demandé la liberté et l’armée pour avoir respecté son serment de protéger non un seul individu, mais la Constitution de la Bolivie », a déclaré M. Trump. Washington a par ailleurs dénoncé l’occupation de l’ambassade du Venezuela en Bolivie par des opposants à M. Morales, fidèle allié de Caracas, demandant le respect de la souveraineté vénézuélienne.

Alliés traditionnels de l’ancien chef d’état socialiste, les gouvernements cubain et vénézuélien ont, eux, condamné « un coup d’Etat » en Bolivie.

11 novembre 2019

Après la démission Evo Morales, la Bolivie plonge dans l’inconnu

Par Amanda Chaparro, Lima, correspondance

Dimanche, le président a dû faire face à des départs en cascade, avant d’annoncer le sien, après trois semaines d’intense contestation sociale.

C’est un véritable séisme politique en Bolivie. Le président, Evo Morales, au pouvoir depuis près de quatorze ans, a annoncé sa démission, dimanche 10 novembre, après trois semaines d’intense contestation sociale.

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Une démission qui semblait l’unique issue possible tant le chef de l’Etat était acculé de toutes parts. Au cours de la journée de dimanche, Evo Morales a été lâché par nombre de ses soutiens et a dû faire face à des démissions en cascade. Le matin même, il avait annoncé la convocation de nouvelles élections pour « pacifier le pays » mais cela n’avait pas réussi à éteindre l’incendie qui secoue le pays, enfermé dans une des pires crises politiques de son histoire.

« Si se pudo, lo sacamos » (On l’a fait, on l’a sorti), ont scandé les opposants sortis en masse dans les rues des grandes villes pour fêter l’annonce de la nouvelle.

Des démissions en cascade

L’armée bolivienne avait recommandé au chef de l’Etat de démissionner, jugeant qu’une telle décision contribuerait à restaurer le calme dans le pays. « Après avoir analysé le conflit national, nous demandons au président de renoncer à son mandat présidentiel, de permettre le rétablissement de la paix et la restauration de la stabilité dans le pays », a déclaré à la presse le commandant des forces armées terrestres, Williams Kaliman.

La plupart des ministres et des dizaines de sénateurs et députés ont présenté leur lettre de démission. « Le cours des événements va à l’encontre de mes principes personnels, ainsi que de mes valeurs spirituelles et démocratiques, et donc cela m’empêche de continuer à la tête du portefeuille d’Etat que je dirige », a écrit le ministre des hydrocarbures, Luis Alberto Sanchez, dans une lettre envoyée au président et publiée sur son compte Twitter, peu après l’annonce de démission du ministre des mines.

« Il y a eu des mutineries dans les forces de police, l’armée est neutralisée – elle a déclaré qu’elle n’utiliserait pas la force contre le peuple bolivien – Evo Morales vient de perdre le soutien de la Centrale ouvrière bolivienne (COB), l’un de ses plus fidèles soutiens. Sa démission semble inévitable », jugeait pour sa part le politiste Marcelo Silva, ancien conseiller politique du Mouvement vers le socialisme (MAS, le parti au pouvoir), quelques heures avant l’annonce du chef de l’Etat.

Alors que dans un premier temps l’opposition – divisée entre partis politiques, comités civiques (organisations citoyennes) et simples citoyens – demandait un second tour, puis la convocation de nouvelles élections générales, elle s’était radicalisée depuis plusieurs jours pour exiger le départ du président.

« Evo Morales est totalement délégitimé et décrédibilisé, poursuit Marcelo Silva. Son appel à de nouvelles élections est arrivé trop tard. Le pays s’est embrasé. Les gens ne croient plus en le gouvernement et en ses annonces. Lui et son vice-président Alvaro Garcia Linera sont moralement et éthiquement inhabilités à conduire le pays », juge-t-il.

Un scrutin présidentiel entaché « de graves irrégularités »

Evo Morales, avait été réélu le 20 octobre dernier au premier tour de la présidentielle mais le dépouillement avait fait polémique et l’opposition, à travers la voix du candidat arrivé second Carlos Mesa (droite libérale), avait dénoncé une « gigantesque fraude ». La mission d’observation de l’Organisation des Etats américains (OEA) avait également pointé de « sévères irrégularités » dans le décompte des résultats.

Le 30 octobre, le gouvernement avait conclu un accord avec l’OEA afin de réaliser un audit du scrutin. Le rapport préliminaire, rendu dimanche, pointait à nouveau de « graves irrégularités » du processus électoral et dénonçait « une claire manipulation » des systèmes informatiques. « Cela s’appelle une fraude, tranche Marcelo Silva. C’est un délit dans notre pays qui a de graves conséquences judiciaires et est sanctionné par le Code pénal. »

L’OEA juge statistiquement peu probable qu’Evo Morales ait obtenu la marge de 10 % nécessaire pour être élu et invite la Bolivie à se doter de nouvelles autorités électorales avant la tenue d’une nouvelle élection. « Le premier tour de l’élection, qui s’est déroulé le 20 octobre, doit être annulé et le processus électoral doit recommencer. Le premier tour doit avoir lieu dès que de nouvelles conditions apporteront de nouvelles garanties (…), notamment avec une nouvelle instance électorale », dit-elle dans un communiqué.

A la suite de la publication du rapport, le parquet bolivien a immédiatement annoncé l’ouverture d’une enquête sur les membres du Tribunal suprême électoral (TSE), qui encadraient les élections, pour de « présumés faits irréguliers ». Dans la soirée, la présidente du TSE, Maria Eugenia Choque, a été arrêtée.

« Le coup d’état a eu lieu »

Evo Morales lui, continue de défendre sa version des faits, se disant victime d’une machination. « D’abord, ils [l’opposition] ont pris le prétexte de la fraude, puis ils ont demandé un second tour, puis de nouvelles élections, puis maintenant ma démission (…), c’est un coup d’Etat », a-t-il déclaré à la télévision vénézuélienne, Telesur, dimanche midi. Dans la soirée, lui et son vice-ministre ont réitéré leurs propos. « Le coup d’Etat a eu lieu », estimait M. Garcia Linera. Une critique reprise par les alliés d’Evo Morales, que sont l’Argentine, Cuba et le Venezuela.

L’ex-chef de l’Etat ne reconnaît pas la présumée fraude. « C’est une décision politique [celle de l’OEA de demander l’annulation des élections]. Ce n’est pas une décision de justice », a-t-il déclaré.

Ces derniers jours, Evo Morales avait appelé à la pacification du pays. Toutefois, de l’avis de nombreux analystes, il continuait d’agiter la division entre Boliviens, les symboles indigènes contre non-indigènes, les campagnes contre les villes, les gens « humbles » contre les autres, et invoquait le racisme pour expliquer les dissensions politiques.

Selon Marcelo Silva, « la stratégie du gouvernement a échoué. Il avait misé sur l’usure des manifestations, puis il a essayé d’envoyer ses militants dans la rue, mais la “résistance” – comme l’appelle l’opposition – contre le pouvoir a cru et ce mouvement est irréversible ».

Evo Morales avait été élu en 2005 avec le soutien d’une coalition de mouvements sociaux, indigènes, paysans, universitaires et d’intellectuels. Il avait été réélu depuis avec une large majorité des suffrages (plus de 60 % aux scrutins de 2009 et 2014) mais il avait perdu des fidèles au fil des années. Contradictions politiques, mesures anti-environnementales, concentrations des pouvoirs, les griefs contre le « premier président indigène » de Bolivie s’étaient multipliés.

Tournant majeur dans sa vie politique, il avait perdu le référendum de février 2016 dans lequel il demandait de modifier la Constitution pour se représenter une 4e fois à l’élection présidentielle. Contre l’avis d’une majorité de Boliviens, il avait pourtant décidé de chercher d’autres voies légales à sa candidature et le tribunal constitutionnel lui avait donné raison, invoquant « un droit humain » à se représenter. Une décision qui a précipité le divorce d’une partie de la population, et aujourd’hui sa chute.

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Vide du pouvoir

Dès le lendemain du 1er tour du 20 octobre, des violences ont éclaté aux quatre coins du pays. Elles ont fait jusqu’à aujourd’hui quatre morts et plus de 250 blessés, selon les médias locaux. Malgré l’annonce de la démission, elles ne sont pas retombées et chaque camp accuse l’autre de semer la terreur. Dans la nuit de dimanche à lundi, les domiciles de membres de l’opposition ont été incendiés par des groupes proches du pouvoir, selon les médias boliviens. Evo Morales, lui, a publié sur Twitter qu’il y avait un ordre de la police de l’arrêter et que des groupes violents avaient attaqué son domicile.

Selon la Constitution, en cas de démission du binôme Evo Morales et du vice-président Alvaro Garcia Linera, il revient à la présidente du Sénat, Adriana Salvatierra (MAS), d’assumer la présidence intérim mais cette dernière a également démissionné. La sénatrice de l’opposition, Jeanine Añez, deuxième vice-présidente du Sénat revendique à présent la présidence « suivant l’ordre de succession », selon elle.

« Le départ du président est abrupt et irresponsable. Il est parti sans garantir un quelconque type de stabilité et sans plan de succession. Cela donne l’impression qu’il a eu l’intention de créer le chaos », estime le sociologue et analyste politique Rafael Loayza, qui s’inquiète de ce dangereux vide de pouvoir. D’autant que Fernando Camacho, figure radicale de l’opposition à la tête du comité civique de Santa Cruz – une organisation hétéroclite marquée à droite et proche des milieux d’affaires – a proposé la formation d’une assemblée gouvernementale avec un haut-commandement militaire et policier.

« Personne ne sait ce qu’il peut se passer à présent. Nous vivons des heures cruciales », s’inquiète Rafael Loayza.

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11 novembre 2019

A Hongkong, la police ouvre le feu contre des manifestants, un blessé

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Par Florence de Changy, Hongkong, correspondance

Une vidéo, partagée massivement sur les réseaux sociaux, montre un policier faire usage de tirs à balles réelles, lundi, dans le quartier de Sai Wan Ho.

Des situations tendues virant au chaos ou aux émeutes étaient en cours, lundi 11 novembre, au matin dans plusieurs quartiers de Hongkong, après une soirée et une nuit de désordres sporadiques, impliquant police anti-émeutes, manifestants, et résidents en colère prenant parti, souvent pour les manifestants et plus rarement en soutien à la police.

Depuis la mort d’un étudiant de 22 ans, vendredi matin, certains manifestants ont appelé à la vengeance. Le mouvement a également fait passer le mot d’ordre d’une journée de grève générale ce lundi. En début d’après-midi, des barrages installés par les manifestants coupaient le trafic à travers tout le territoire, jusqu’à la ville de Tai Po, non loin de la frontière avec la Chine. La police tirait des gaz lacrymogènes à Central, le cœur historique de la finance et des affaires sur l’île de Hongkong.

L’épisode le plus grave pour le moment a eu lieu un peu avant 8 heures du matin, lundi, à l’est de l’île de Hongkong, dans le quartier populaire de Sai Wan Ho, où les manifestants avaient bloqué plusieurs rues avec des barricades. Il a été retransmis en direct sur la page Facebook d’un média en ligne, Cupidproducer. Après un bref corps à corps entre un manifestant portant un blouson blanc et un policier responsable du trafic, ce dernier a sorti son arme et a tiré à bout portant et à hauteur de la poitrine sur un manifestant en noir qui s’approchait. Deux autres coups de feu ont ensuite été tirés. Un autre manifestant qui s’est approché est alors tombé au sol tout près du premier.

La police anti-émeutes est vite arrivée en force pour boucler la zone, huée et à nouveau agressée par les témoins outrés et furieux, leur jetant toutes sortes de débris et d’insultes. Une ambulance a emmené les deux blessés quelques minutes plus tard. Les autorités médicales ont indiqué que l’un des deux blessés, âgé de 21 ans, avait eu le foie et un rein perforé par la balle et qu’il était en soins intensifs post-opératoires.

Les règles d’assistance à un blessé grave bafouées

Plusieurs chaînes de télévision couvrent tous les heurts en direct. Sur l’une des vidéos on voit ainsi un « raptor », surnom donné aux forces anti-émeutes en tenue kaki, secouant le blessé qui semble totalement inanimé en tentant de l’asseoir, bafouant les règles élémentaires d’assistance à un blessé grave. Sur la scène des coups de feu, où un témoin a crié à la police : « Vous avez tiré trois coups de feu ! », un policier a répondu: « Trois ce n’est pas assez ! ». Il est ensuite incité à se calmer par un collègue qui semble ensuite le tenir à l’écart… Après des appels à se disperser, la foule récalcitrante a subi des jets de gaz poivre. Un coiffeur du quartier a ouvert ses portes pour aider tous ceux qui avaient été touchés à rincer au plus vite les zones de peau touchée. Parmi les victimes de ces jets très irritants, un homme âgé a affirmé à la presse locale être « descendu de chez lui pour acheter du lait »…

Plusieurs vidéos, qui sont devenues virales en quelques minutes lundi matin, illustrent également d’autres abus de la police, ailleurs sur le territoire de Hongkong, comme à Kwai Fong, un policier motard a ainsi été filmé en train de rouler délibérément dans un petit groupe de manifestants en fuite. Ces récits s’accumulent et contribuent à polariser la société hongkongaise.

Les journalistes semblent également de plus en plus souvent visés par la police. Un photographe du South China Morning Post a été aspergé de gaz poivre lundi matin et a dû être hospitalisé. Lundi dernier, six journalistes de différents médias locaux avaient protesté en silence au cours de la conférence de presse quotidienne de la police en portant chacun sur leurs casques de protection un caractère chinois qui, mis bout à bout, dénonçaient la brutalité policière contre la presse. La conférence avait été annulée. Une journaliste indonésienne Veby Indah a perdu un œil le mois dernier.

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Toutes les universités ont progressivement annoncé lundi matin la suspension des cours pour la journée. Le nouveau site du Lycée français international de Hongkong à Tseung Kwan Ho a également fermé ses portes lundi après-midi. Les transports publics étaient fortement affectés, certaines lignes de train fermées, après que les rails ont été encombrés de débris ou à la suite d’actes de vandalisme dans les stations de métro. Des affrontements ont également eu lieu à l’université chinoise de Hongkong, à Shatin. A l’université de Hongkong, située sur l’île, la station de métro a été incendiée. Ailleurs des actes de vandalisme en tout genre ont eu lieu, graffitis, barrages, ouverture des lances à eau anti-incendie dans les stations de métro…

Les élections de district probablement annulées

Dimanche, les principaux heurts avaient eu lieu dans le quartier de Mongkok et dans plusieurs centres commerciaux (dont Festival Walk à Kowloon Tong) et ont fait une quinzaine de blessés et 88 arrestations.

La dispersion des zones d’affrontement situées à des dizaines de kilomètres les unes des autres montre que même si le nombre de manifestants « durs », surnommés les « braves » au sein du mouvement est minoritaire, il reste important. L’attitude répressive du gouvernement, dictée par les dernières consignes de Pékin, est encore loin d’avoir l’effet espéré de ramener l’ordre et le calme dans les esprits et dans les rues de Hongkong.

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Dans ce contexte, il est de plus en plus probable que les élections de district, prévues le 24 novembre, soient annulées. Elles peuvent techniquement être repoussées de deux semaines mais certains membres du camp pro-démocratie, comme le député Eddie Chu Hoi-dick, arrêté samedi matin près de chez lui, redoutent que le gouvernement, sous pression de Pékin, opte pour une annulation complète de ce scrutin qui aurait valeur de référendum. Un autre député, Lam Cheuk-ting (Parti démocratique) sous mandat d’arrestation depuis samedi s’est réfugié dans son bureau au parlement où la police n’a théoriquement pas le droit de venir le chercher.

10 novembre 2019

Lors de son premier meeting d’homme libre, Lula se positionne en « sauveur » du Brésil face à l’extrême droite

Par Bruno Meyerfeld, Sao Bernardo do Campo, envoyé spécial

L’ancien président brésilien, libéré à la faveur d’une décision de la Cour suprême, a prononcé un discours vibrant devant le syndicat des métallurgistes de Sao Bernardo do Campo.

Le retour à la liberté fut donc aussi un retour aux sources. Après 580 jours passés derrière les barreaux, Luiz Inácio Lula da Silva a choisi le lieu très symbolique du syndicat des métallurgistes de Sao Bernardo do Campo, près de Sao Paulo au Brésil, pour tenir son premier meeting, devant une foule de partisans euphoriques.

C’est là, depuis ce quartier légendaire dit de « l’ABC paulista », triangle d’or de l’industrie brésilienne, qu’entre 1978 et 1980, celui qui était alors seulement président du syndicat des métallos, conduisit et incarna les grandes grèves ouvrières de la fin de la dictature. Là aussi, qu’il se retrancha plusieurs jours, entouré de ses fidèles, en avril 2018, avant de se rendre à la police et de prendre le chemin de la prison.

« Je suis de retour, (…) libre comme un oiseau ! », a lancé le leader de la gauche dans un discours enflammé. Face à lui, une marée humaine de milliers de sympathisants a envahi la rue et se presse aux fenêtres des immeubles, et jusqu’au toit du syndicat. Malgré la garoa (la bruine pauliste) et la brume, l’ambiance est bouillonnante. Volcanique, même. « Le peuple de Lula », comme il aime s’appeler, s’est drapé de rouge magmatique. Pour l’occasion, il a sorti les casquettes mao, les bannières à faucille et marteau et les vieux drapeaux du Che, dans une ambiance de kermesse doucement anachronique.

« J’ai plus de courage pour lutter qu’avant [la prison] ! »

« Je dors avec la conscience tranquille des hommes justes et honnêtes ! », a affirmé l’ancien président, de son inimitable voix gutturale. Evacuant rapidement son actualité judiciaire pour parler du futur du Brésil, il s’en est pris directement au gouvernement de Jair Bolsonaro. « Il a été élu pour gouverner le peuple et pas pour les milices de Rio. (…) Nous ne pouvons pas permettre que les miliciens en finissent avec notre pays ! », tonne Lula, dans une référence limpide à l’assassinat non élucidé de la militante Marielle Franco, tuée le 14 mars 2018 ; une affaire dans laquelle le nom de M. Bolsonaro est aujourd’hui cité.

Pour lui, l’objectif n’est rien de moins que de « sauver » le Brésil contre le « projet de haine » de l’extrême droite. Dans une langue claire, et un propos parfois simpliste, Lula a affirmé vouloir « se battre pour un pays heureux ». Un pays, « où les mères peuvent emmener leur fils au supermarché et acheter suffisamment de choses à manger. Où le travailleur a un emploi et arrive à ramener de l’argent chez lui tous les mois ». Au pouvoir, « nous allons distribuer des livres, nous allons distribuer des emplois, nous allons distribuer un accès à la culture » dans un Brésil plongé dans le marasme économique, a promis l’ancien chef de l’Etat, sans détailler davantage la manière d’y parvenir.

A 74 ans, le tribun n’a rien perdu de sa verve, ni de son étoile. « J’ai plus de courage pour lutter qu’avant [la prison] ! », soutient-il même. Le propos ravit la foule, en liesse et souvent en larmes. « C’est la joie générale », s’enthousiasme Isabela, 19 ans, qui n’avait que 2 ans lors de la première élection de Lula à la tête du Brésil. Malgré les affaires qui pèsent sur l’ancien chef de l’Etat, « il n’ira plus jamais en prison, il n’y aura pas de retour en arrière », croit-elle. Plus loin, issu d’une autre génération, Luis, 70 ans, retraité de la fonction publique, queue-de-cheval et pin’s à l’effigie du leader, pense dur comme fer que « Lula va réaliser l’union de la gauche, qui est fondamentale pour résister. J’avais 14 ans quand la dictature s’est installée dans ce pays. Aujourd’hui, il faut se préparer à toutes les situations ».

Le retour de la « caravane » de Lula

Pour Lula, il s’agit aussi de commencer à tracer les contours d’une stratégie de reconquête du pouvoir. Sur la scène, autour de lui, se tient ainsi la nouvelle génération de la gauche : Fernando Haddad, candidat malheureux du Parti des travailleurs (PT) à la dernière présidentielle ; Gleisi Hoffmann, présidente du même parti ; Marcelo Freixo, député de Rio du parti alternatif PSOL (Partido Socialismo e Liberdade) ; ou encore Guilherme Boulos, lui aussi ex-prétendant à la fonction suprême en 2018.

A la réunion de la « famille de gauche », il ne manque guère que Ciro Gomes, troisième homme de la dernière présidentielle (avec 12,47 % des voix), qui refuse toujours à Lula la place de chef de l’opposition. « Un peuple ne peut dépendre d’une seule personne », a cependant reconnu Lula, qui s’est bien gardé d’annoncer ses intentions au sujet du prochain scrutin de 2022.

Mais dans la foule, tous ne jurent que par Lula. « On a besoin d’une nouvelle génération, c’est vrai, mais aujourd’hui on n’a personne avec son charisme. Il n’y a que lui qui puisse créer l’euphorie », regrette Daisy, 57 ans, comptable, venue avec des amis à Sao Bernardo. Que vaudrait l’opposition aujourd’hui sans son leader charismatique ? « La dépendance du PT a l’égard de Lula est révélatrice de la fragilité de ce parti. Rappelons que ses dons messianiques n’ont pas permis à Fernando Haddad d’être élu l’an dernier », rappelle Fernando Limongi, professeur en sciences politiques à l’université de Sao Paulo.

De l’autre côté de l’échiquier, le président Jair Bolsonaro a mis fin à un silence pesant et fait une référence directe à son farouche adversaire sur Twitter, implorant les Brésiliens de « ne pas donner de munitions à la crapule » Lula, « momentanément libre, mais chargée de culpabilité ». Pas de quoi déconcerter le leader de la gauche, qui a signifié sa volonté de parcourir le Brésil à la tête d’une « caravane » dans les jours à venir, tout en prenant un peu de temps pour lui. « A partir de la semaine qui vient, je vais prendre soin de ma vie », a expliqué l’ex-président, donnant rendez-vous à ses partisans pour un nouveau grand meeting d’ici à une vingtaine de jours.

9 novembre 2019

BRESIL : « Je sors sans haine » : l’ancien président brésilien Lula libre après un an et demi en prison

La justice a autorisé, vendredi, la libération de l’ex-chef de l’Etat, qui était sous les verrous depuis avril 2018 pour corruption.

Et soudain, Lula sort. Il passe une grille, fait quelques pas. Le sourire est timide. Le regard un peu perdu. Vite, on l’entoure, on l’acclame, on l’embrasse. Il se retrouve. S’arrête. Lève le poing. « Lula Livre ! Lula Livre ! », chante la petite foule habillée en rouge, qui l’attend depuis des heures, à la sortie du siège de la police fédérale de Curitiba. Dans la voix des partisans de l’ancien président, on le sent, ce n’est déjà plus une revendication ou un slogan. « Lula livre », est devenue une affirmation. Un cri de victoire.

Il est un peu plus de 17 h 30, et Lula est sorti de prison, après un an et demi passé derrière les barreaux. Tout est allé si vite, dans ce Brésil dribbleur comme aucun, capable d’interminables replis comme d’inimitables accélérations, d’échappées par les belles par les latérales. Il y a moins de 24 heures, le Tribunal suprême du pays déclarait que nul ne pouvait être emprisonné au Brésil avant l’épuisement de l’ensemble de ses recours, pavant la voie pour la libération de l’ancien président. Le reste, ce vendredi 8 novembre, s’est passé comme une lettre à la poste : il a suffi aux avocats, en début d’après-midi, de déposer une demande auprès de la juge locale, qui n’a pas cherché à lutter. En quelques heures, Lula était dehors. Libre, donc.

A toute vitesse, dans la journée, les militants du parti des travailleurs (PT) de Lula ont monté une scène, face à la prison. Là se croisent les visages de la vie de l’ancien métallo devenu président : syndicalistes à casquette rouge, professeurs d’université en chemise blanche bien repassée, jeunes gauchistes barbus, caciques indiens en coiffe traditionnelle… Tous venus l’embrasser. A peine sorti, sans attendre, face à la foule, Lula s’empare du micro. Ça se voit : l’homme a une fringale d’estrade. 580 jours sans scène, sans applaudissements, sans public, ça a dû être un supplice pour cet acteur politique sans pareil, peut-être le plus grand de l’histoire du Brésil.

Un Lula offensif sorti de prison

« Rien ne peut me vaincre ! », lance Lula, qui commence par remercier la « vigilia », ce groupe de quelques centaines de fidèles, qui a organisé un campement de fortune face à sa prison. « Vous avez apporté l’énergie démocratique dont j’avais besoin pour résister », poursuit-il, ému, embrassant même sous les vivats sa nouvelle amoureuse, Rosângela da Silva, dite « Janja », sociologue et militante du PT. « J’ai réussi la prouesse d’être emprisonné et de me trouver une amoureuse ! », plaisante l’ex-président. Lula rigole. La foule s’amuse. Les pétards éclatent. Les poings se lèvent, se rouvrent, l’index et le pouce déplié en forme de « L », comme signe de ralliement.

Mais vite, le ton se fait offensif. Le visage se ferme. L’ex-président tonne « cette vilenie et cette crapulerie du côté pourri de l’Etat brésilien », contre ce « gang et cette bande mafieux », c’est-à-dire la justice, la police et les médias, qui ont osé le mettre en prison et « tenté de criminaliser la gauche, le PT et Lula » lui-même. « Je sors sans haine, car à 74 ans, il n’y a de place que pour l’amour dans mon cœur », affirme Lula. Faut-il le croire ? Car de toute évidence, c’est bien un Lula en mode combat, vêtu symboliquement de noir, prêt à en découdre qui est sorti de prison. Un Lula offensif, « guerrier du peuple brésilien », comme le surnomment ses partisans.

18 h 10, fin du discours. Seize minutes seulement. Les poings se baissent. Tant pis pour le chronomètre : la gauche brésilienne est à la fête. Elle en a trop avalé des couleuvres, elle en a trop subi des défaites, depuis la destitution de Dilma Rousseff jusqu’à l’élection de Jair Bolsonaro, pour ne pas célébrer, rien qu’un peu. « La libération de Lula, c’est une première victoire ! », se félicite Taliria Petrone, députée du Parti socialisme et liberté (PSOL), un parti concurrent du PT et critique de Lula. « C’est un événement qui peut amener la gauche à se réunir contre l’extrême droite, pour élaborer un nouveau projet de société. » Après la victoire de la gauche aux élections en Argentine et les manifestations monstres contre le gouvernement de droite au Chili, « tout cela pourrait marquer le début d’un printemps latino-américain ! », rêve déjà la jeune parlementaire, âgée de 34 ans.

Un Jair Bolsonaro resté silencieux

Mais au Brésil, tout le monde est loin de se réjouir. Car Lula divise. Il suscite l’amour autant qu’une haine viscérale. « Lula libre, c’est l’institutionnalisation de l’impunité », enrage ainsi le député Marco Feliciano, pasteur évangélique et membre de la majorité, estimant que le Tribunal suprême a commis rien de moins qu’un « homicide » contre « le peuple brésilien ». « Aujourd’hui est un jour très triste pour qui travaille et qui est honnête dans ce pays », a réagi sur les réseaux sociaux Eduardo Bolsonaro, parlementaire et fils du président. « Vous qui célébrez la liberté de Lula, vous célébrez aussi la libération des voleurs, des assassins, des pédophiles et des violeurs », pouvait-on aussi lire sur des « posts » ultraviolents de la twittosphère d’extrême droite.

lula

Et Jair Bolsonaro, dans tout cela ? Le locataire de l’Alvorada (la résidence présidentielle à Brasilia) est resté ce vendredi inhabituellement silencieux, évitant les commentaires comme les journalistes. Paradoxalement, « la sortie de Lula de prison pourrait être une opportunité pour lui, analyse Eduardo Mello, politologue à la Fondation Getulio Vargas (FGV). Avec Lula en scène, Bolsonaro dispose d’un ennemi clair, identifié. Cela peut réveiller les sentiments anti-PT et anti-Lula d’une partie de la population, repolariser la société, et faire revenir dans son giron des électeurs qui s’étaient éloignés de lui ces dix derniers mois. »

A Curitiba, face à la prison, les partisans de Lula rêvent de construire un monument, en hommage à l’ancien « prisonnier politique », histoire d’acter qu’une page s’est définitivement tournée. Et pourtant : Lula n’est « que » libre. Condamné en seconde instance, il n’est ni blanchi ni innocenté et pourrait très bien un jour retourner derrière les barreaux, si ses recours sont rejetés. Une demi-douzaine d’affaires pendent d’ailleurs par ailleurs au nez de l’ancien président. En vertu de la loi dite « ficha limpa », il ne peut enfin occuper de charge publique ni être candidat à aucune élection, et surtout pas au scrutin présidentiel de 2022.

Mais Lula, c’est une évidence, ne s’arrêtera pas. Ce samedi, il devait se rendre pour un grand meeting au siège du syndicat des métallurgistes de Sao Bernardo do Campo, près de Sao Paulo, là même où le 7 avril 2018 il s’était rendu à la police, après plusieurs jours de résistance. Là, dans ce triangle mythique de l’ABC, cœur industriel et syndicaliste du Brésil, il sera auprès des siens, tel un prêtre en son église. Et ensuite ? Nul ne sait trop encore. Pourrait-il déménager dans Nordeste, bastion de la gauche ? Prendre la tête d’une « caravane » et faire le tour du pays ? Quitter le pays et aller en Argentine, assister à l’investiture d’Alberto Fernández ? Une chose est sûre : éligible ou non, Lula est en campagne, micro à la main. Et l’on peut penser qu’il ne le lâchera plus.

Bruno Meyerfeld (Sao Paulo, envoyé spécial)

8 novembre 2019

De Hongkong à Santiago, une contestation mondialisée

Par Nicolas Bourcier

Malaise profond, ralentissement économique, creusement des inégalités, corruption, écrasement des classes moyennes, jeunesse sans avenir, marginalisation politique…, le monde est en proie à une flambée de mouvements contestataires

Alger, Beyrouth, Bagdad, Hongkong, Khartoum, Santiago : une flambée de protestations embrase le monde depuis plusieurs mois. Au Chili, l’étincelle est venue mi-octobre d’une mesure visant à augmenter le prix du ticket de métro dans la capitale. Au Liban, c’est une taxe sur les appels WhatsApp qui a mis le feu aux poudres le 17 octobre. Le Soudan, lui, a connu durant huit mois à partir de la fin décembre 2018 une mobilisation aussi spectaculaire qu’inédite à la suite de l’augmentation du prix du pain. Pendant la première moitié du mois d’octobre en Equateur, à l’instar des « gilets jaunes » en France, c’était l’essence. Comme si la planète était soudainement en proie à des convulsions multiples, oscillant entre les mouvements de protestations collectives, l’intransigeance ou le sauve-qui-peut des dirigeants.

Différentes mesures touchant directement au coût de la vie, et d’apparence souvent dérisoire, ont ainsi provoqué de véritables ondes de choc, caractéristiques de l’effet papillon, libérant une colère populaire contre des élites politiques allègrement brocardées dans les cortèges. Les rues et les places sont occupées. Les poings levés. Autant d’explosions sociales venues s’ajouter à la déferlante de manifestations aux causes plus politiques, essentiellement autour de revendications démocratiques, comme celles survenues en Bolivie, en Catalogne, en Russie, en Algérie, au Nicaragua, au Venezuela ou encore au Kazakhstan. « L’ère du temps est chagrine », disait déjà l’année dernière, dans un entretien au Monde, le philosophe Michel Serres.

Des tendances de fond

A première vue, la contagion d’une ville ou d’un pays à l’autre s’est effectuée en ordre de bataille aléatoire, sans logique apparente. Les contingences sont différentes, les contextes nationaux éminemment singuliers. Il n’empêche. Certains observateurs ont d’abord décelé des fils rouges, ou plutôt un bruit de fond récurrent. A Hongkong, les mouvements de désobéissance civile et prodémocratie, apparus en juin et qui durent depuis vingt-deux semaines dans cette cité davantage connue pour être le berceau du capitalisme chinois et un modèle de relations policés, sont devenus une sorte de « référence » en matière de lutte globale et de revendications aussi bien économiques que politiques.

Des techniques de manifestations ont été partagées. Des contacts se sont noués à travers les réseaux sociaux. Ici, les « gilets jaunes » de la petite ville de Commercy, dans la Meuse, ont reçu des messages de soutien de Hongkongais. Sur place, certains d’entre eux ont reçu à leur tour des remerciements de la part de manifestants chiliens. Et quand les Catalans sont allés bloquer l’aéroport de Barcelone le 14 octobre, ils ont affirmé s’inspirer des méthodes de Hongkong. Qui en retour a vu s’afficher, par solidarité, le 24 octobre, en plein centre-ville, des centaines de drapeaux catalans brandis par des manifestants pour dénoncer « le même destin tragique »…

Mais il y a plus. Pour nombre de spécialistes, des tendances de fond se sont précisées au fil des révoltes : un degré de contestation plus fort que d’habitude à l’égard des élites dans les pays en proie à une chute de légitimité de leurs institutions politiques ; une critique plus ouverte aussi de la corruption ; ainsi qu’un ressentiment diffus à l’égard d’une petite classe politique enfermée dans ses largesses alors que les jeunes générations peinent à joindre les deux bouts.

« Il y a toujours des facteurs locaux, souligne Hardy Merriman, président du Centre international sur les conflits non violents, basé à Washington. Mais un élément est commun à ces mouvements : ce profond malaise vis-à-vis des autorités qui résulte parfois d’années de griefs accumulés. Les gens ont le sentiment que leur dignité est bafouée et se rendent compte que s’ils ne fixent pas de limites aux dirigeants, les abus perdureront. Ils veulent du changement et cherchent donc d’autres formes de pouvoir afin d’imposer des transformations à un système économique et politique dont ils estiment qu’il n’est pas comptable devant le peuple. »

A la veille de l’explosion sociale au Chili, le président Sebastian Piñera, milliardaire dont la fortune s’est faite sur l’introduction des cartes de crédit dans les années 1980, avait affirmé dans un entretien au Financial Times, le 17 octobre, que son pays était un havre de stabilité en Amérique latine. « Nous sommes prêts à tout pour ne pas tomber dans le populisme et la démagogie », déclarait-il. Quelques heures plus tard, il ordonnait le déploiement de l’armée dans les rues pour tenter de contenir les manifestants. Ce à quoi l’un des ministres du gouvernement avait jugé bon d’ajouter, à propos de la hausse des tarifs des transports publics : « Si le prix du ticket de métro à l’heure de pointe augmente, levez-vous plus tôt. »

Pour Maria J. Stephan, auteure et spécialiste des mouvements de résistance civile à l’Institut de la paix aux Etats-Unis, ces mesures qui touchent directement au portefeuille (« pocketbook items ») et affectent négativement la vie quotidienne des personnes « renvoient à des problèmes plus systémiques de corruption, de mauvaise gouvernance et d’exclusion ». Selon elle, les mouvements massifs de protestation qui émergent d’un continent à l’autre portent en eux « une frustration populaire exacerbée par le statu quo ».

Très vite, les manifestants chiliens ont demandé à remettre à plat tout l’héritage non soldé de la dictature militaire, aussi bien dans le domaine économique, que politique et même juridique, à commencer par la Constitution, instaurée en 1980 sous la houlette du général Pinochet. En Algérie, où la fronde est entrée dans sa 32e semaine, c’est l’indépendance de 1962, confisquée par les militaires, que le mouvement cherche à se réapproprier. Même au Liban, dans un contexte national bien particulier, caractérisé à la fois par ­l’accumulation des crises, le dépassement de clivages anciens, et des mobilisations bien au-delà de la seule capitale, on espère mettre fin à l’héritage de la guerre (1975-1990).

Démocratie, dignité et justice sociale

A ces considérations historiques, s’ajoute une similitude avec les mouvements de ces dernières années. Les « printemps arabes » bien sûr, tant du point de vue de la fierté retrouvée des manifestants que de l’humour assassin qu’ils pratiquent pour briser l’image des dirigeants. Mais aussi avec les protestations survenues depuis le début des années 2010, ces manifestations qui ont mis en avant les places publiques dans leur mode de contestation. Les Occupy Wall Street au parc Zuccotti à New York (à partir de 2011) ou Gezi à Istanbul (2013), Nuit debout à la République à Paris (2016), les places Tahrir au Caire (2011), le mouvement des Indignés de la Puerta del Sol à Madrid (2011), Maïdan à Kiev (2014) ou Syntagma à Athènes (2011). Des poussées de fièvres sociales et politiques qui trouvaient leurs origines dans la phase de crise économique mondiale de 2008 et qui privilégiaient déjà une résistance civique et non violente, l’absence de porte-parole et le refus de toute récupération partisane, tout en affichant des valeurs de proue telles que la démocratie, la dignité et la justice sociale. Avec l’impression, encore, d’une forme de contagion.

De l’avis des spécialistes, la fréquence des mouvements de protestation s’est aujourd’hui nettement accélérée. « Nous vivons des temps extrêmement difficiles, tendus et controversés, insiste Maria J. Stephan. Les mobilisations de masse se produisent partout, dans les démocraties et les non-démocraties, sur un large éventail de questions et deviennent une caractéristique importante de la politique internationale. Et puis, grâce aux médias sociaux, nous les découvrons quasi en temps réel. » Une forme de caisse de résonance globale en quelque sorte à une époque où de nombreux facteurs d’incertitude convergent : le ralentissement global de l’économie, l’accroissement vertigineux des inégalités sociales et la crise de la démocratie représentative.

L’anthropologue et militant américano-colombien Arturo Escobar y voit la consécration d’un changement de cycle. Une étape où les sociétés ont l’impression d’être confrontées aux mêmes enjeux : « Les convergences entre elles deviennent une réalité, que ce soit dans les pays de type néolibéral ou plus progressistes », estime-t-il.

Maria Fantappie, analyste de l’International Crisis Group, va même plus loin : « Il ne faut pas lire ces mouvements uniquement dans le contexte d’un pays spécifique. Il faut les comprendre comme une expression d’un état de désenchantement vis-à-vis de tout un système, d’une économie néolibérale qui provoque des ravages, surtout parmi les plus jeunes. Tout est lié. »

De fait, l’autre point commun à toutes ces mobilisations est qu’elles présentent un fort aspect générationnel. « La frustration est par essence intergénérationnelle, rappelle Marie J. Stephan, mais les plus jeunes ressentent un sentiment d’urgence accru depuis que leur avenir est directement en jeu. On a vu en Algérie et à Hongkong – et certainement avec le mouvement mondial contre le changement climatique – les plus âgées, des parents et des retraités, prendre part aux soulèvements pour exprimer leur solidarité avec les jeunes. Leur sentiment d’espoir et d’urgence peut être contagieux. »

Ils en ont assez et comment d’ailleurs ne pas leur donner raison, demande Eric Fassin, sociologue et professeur à l’université de Paris-VIII. « Ils le savent, c’est leur avenir qui est en jeu, ou plutôt leur absence d’avenir. “No future” n’est plus le cri désespéré des punks, c’est le cri de ralliement d’une mobilisation qui dit en substance : “Nous n’avons plus grand-chose à perdre ; mais loin de nous résigner, nous en tirons la conséquence qu’il faut nous battre.” Il y a plus : ce n’est pas seulement la précarité qui définit un mode de vie, c’est la lutte. » Et le spécialiste de citer l’appel chilien à se mobiliser « jusqu’à ce que la vie vaille la peine d’être vécue ».

Un slogan qui fait écho à l’« Acte de naissance de la génération du 14 octobre » 2019, jour de la condamnation des indépendantistes catalans, formulé par des étudiants qui occupent la place de l’université de Barcelone : « Nous sommes la génération de la précarité. Celle qui n’a pas accès au logement, qui est victime d’un système menaçant l’existence même de notre planète. Cette génération à qui on a volé ses droits sociaux et ses droits dans le monde du travail les plus élémentaires. Celle qui a vu convertir la Méditerranée en un cimetière, et dont la vie sera pire que celle de ses pères et mères. Celle qui dit : “assez”. »

Un avenir bien incertain

Dernier fait notable, la répression ne fait pas reculer les gens mobilisés dans les rues. « C’est même souvent le contraire, poursuit Eric Fassin. Bien sûr, les “gilets jaunes” ont fini par s’épuiser ; mais au bout de combien de temps, et de combien de répression violente ? Et il est vrai qu’en Turquie, on est aujourd’hui bien loin du mouvement de révolte de Gezi de 2013 ; mais il a fallu des purges massives et une persécution judiciaire pour casser les mobilisations. » Dans beaucoup de pays, on a même plutôt l’impression que l’indignation croît, ajoute-t-il, « à mesure que les gens prennent conscience que la violence d’Etat suggère une hypocrisie des sociétés dites “démocratiques”, mais si peu soucieuses des libertés ».

Et maintenant ? Si nous assistons bien à un changement d’époque, l’avenir des insurrections sociales et leurs conséquences paraissent bien incertains. « On est dans un moment où l’on ne comprend pas comment ces mouvements des rues pourront se transformer ou transformer la politique de leur pays. C’est une question que tout le monde essaie de résoudre », admet Maria Fantappie, qui ajoute, non sans une pointe d’optimisme : « Même s’il n’y a pas encore de résultats politiques concrets, ils ont créé une atmosphère de solidarité chez les gens, un esprit de refus de certaines choses aussi. Ce qui en fait des mouvements très contagieux et susceptibles de ressurgir à tout moment. Il y a une inclinaison à l’engagement, et ça, c’est positif. »

6 novembre 2019

Emmanuel Macron en Chine

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