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Jours tranquilles à Paris
5 novembre 2019

Reportage : A Hongkong, le mouvement de protestation s’installe dans la durée

Par Brice Pedroletti, Hongkong, envoyé spécial

Alors que les anti-Pékin restent soudés, les fractures entre les deux camps atteignent les entreprises et déchirent les familles.

Les parapluies s’ouvrent pour faire paravent, des formes noires s’accroupissent et attaquent les trottoirs au burin. Pendant que des milliers de manifestants défilent, les frontliners, ceux du front, casqués, une cagoule enfoncée jusqu’aux yeux et un masque à gaz en bandoulière, les tibias et avant-bras couverts de protections, poussent une brouette de briques de l’autre côté du carrefour et en déversent le contenu sur le bitume. Le but ? Entraver la progression des camions de police quand ceux-ci décideront de « charger ».

Dans les manifestations à Hongkong, comme lors d’un récent week-end d’octobre sur la péninsule de Kowloon, les « logisticiens » préparent les évacuations, les habits de rechange ou montent des barricades. Les « éteigneurs » neutralisent les grenades lacrymogènes. Des combattants attaquent à distance les forces de l’ordre avec des projectiles et des lance-pierres, tandis que les « braves » occupent le terrain jusqu’au dernier moment. Et, enfin, les « magiciens du feu » lancent des cocktails Molotov pour protéger la fuite des autres.

« OUI, ON VIOLE LES LOIS. MAIS REGARDEZ COMMENT LA POLICE SE COMPORTE »

Ils fonctionnent en petits groupes, communiquent par Telegram ou talkie-walkie – et se voient en justiciers des abus de la police, d’un gouvernement vu comme inféodé à la Chine, et de ceux qui agiraient au nom de celle-ci, comme les triades, accusées de plusieurs attaques contre des manifestants ou des figures du mouvement. « Oui, on viole les lois. Mais regardez comment la police se comporte. Quand ils arrêtent quelqu’un, ils le frappent. Leur violence est à un autre niveau », explique « Rain », un jeune d’une vingtaine d’années, qui surveille le démontage de barrières devant le nouvel opéra chinois, construit dans l’ouest de Kowloon.

Ils sont la fraction la plus médiatisée d’un mouvement de protestation qui continue de prendre toutes sortes de formes : des rassemblements pacifiques se tiennent plusieurs fois par semaine dans Hongkong, parallèlement à des affrontements dans la rue, alors que les autorisations de manifester sont désormais le plus souvent rejetées et qu’une loi d’urgence, proclamée le 4 octobre, interdit le port de masque. Malgré les gaz lacrymogènes, les Hongkongais montrent qu’ils sont prêts à « résister » dès qu’ils en ont l’occasion : lors d’Halloween, le 31 octobre, puis à travers les multiples rassemblements du week-end, dont plusieurs massifs et pacifiques, avec pour mot d’ordre « Hongkongers resist ! » (Hongkongais, résistez !).

« Dissolution » de la police

L’opposition parlementaire, le camp dit « pandémocrate », soutient les « cinq demandes » des manifestants – outre le retrait de la loi d’extradition, effectif depuis le 23 octobre, la tenue d’une commission d’enquête indépendante sur la police, l’amnistie pour les manifestants arrêtés, le retrait du qualitatif d’« émeutes » et l’élection au suffrage universel du chef de l’exécutif, désigné par Pékin.

« Nous ne sommes pas là pour contrôler les manifestants », nous explique le député Alvin Yeung, dirigeant du Civic Party et avocat de profession, quand on l’interroge sur les violences. « Il ne faut pas oublier que c’est un mouvement sans leader, organique. En tant que représentants élus, nous essayons de faciliter, de contribuer au mouvement. Bien sûr, on ne va pas aller lancer des cocktails Molotov. Mais il y a une division du travail. Il y a plusieurs fronts : certains sont dans la rue, mais d’autres derrière leur ordinateur, d’autres encore voyagent à l’étranger pour expliquer la situation, d’autres fournissent du matériel. » Alors que la rue a parlé, les réponses sont selon lui arrivées trop tard, et sont trop limitées : « Demander une commission d’enquête indépendante sur les violences policières, ce n’est pas la lune. La balle est dans le camp du gouvernement. Ils doivent se rendre compte qu’ils sont en train de dresser contre eux toute une génération. »

« L’OPTION SUIVIE PAR LA CHINE EST CELLE DE L’ETAT POLICIER »

Les affrontements continus avec la police découlent du rejet de cette exigence – qui est même, désormais, associée à une nouvelle, sa « dissolution ». Seul rempart d’une gouvernance excessivement rigide, la police est au cœur de la tempête : le centre de sondages rattaché à l’université chinoise de Hongkong a établi que la proportion de personnes interrogées estimant que les manifestants sont trop violents est passée de seulement 39,5 % en août et septembre à 41 % pour la période particulièrement agitée du 8 au 14 octobre.

Or, « l’une des raisons de cette stabilité est que l’opinion a toujours considéré la police comme beaucoup plus violente et à l’origine d’abus » que ne l’étaient les manifestants, écrit son coordinateur, Francis Lee. En octobre, 69 % des personnes interrogées estimaient qu’elle avait « déployé une force excessive » – contre 72 % en septembre. Les Hongkongais se plaignent aussi que les policiers n’ont plus aucun matricule sur leur uniforme. « L’option suivie par la Chine est celle de l’Etat policier, c’est-à-dire renforcer le contrôle policier à Hongkong, en incitant à brutaliser les manifestants de manière aveugle, à les arrêter et les juger pour dissuader les gens de participer au mouvement », nous explique le politiste Brian Fong, de l’Université de l’Education.

Les entreprises pro-Pékin prises pour cibles

L’autre cible des jeunes radicaux, ce sont les sociétés accusées de collaborer avec le gouvernement, comme l’opérateur du métro, qui ferme les stations proches des manifestations et a maintenu, ces dernières semaines, un couvre-feu à 22 heures ; comme, aussi, l’agence de presse Xinhua, devenue la cible de casseurs, pour la première fois, le 2 novembre. Sont régulièrement attaquées les agences des grandes banques chinoises, les boutiques du fabricant de portables chinois Xiaomi, ou encore la chaîne de supérettes Best Mart 360 – accusée d’appartenir à des Hongkongais originaires du Fujian, connus pour leur soutien à Pékin. « On ne vole jamais, on n’oublie jamais, on ne pardonne jamais », lit-on sur la devanture saccagée de l’une d’entre elles.

Ces poussées de fièvre dominicales, qui font de la ville un décor de jeu vidéo, créent des tensions dans les bureaux quand les manifestants reprennent le travail – surtout si le supérieur hiérarchique appartient au camp opposé. « Mon patron est pro-gouvernemental, il pense que la police est dans son droit, qu’elle devrait même utiliser des balles réelles », dit « Zéro », un designer d’une vingtaine d’années. « Il est plus âgé, a gagné beaucoup d’argent et ne veut pas en perdre. Pour lui, c’est plus important que la démocratie. Alors on laisse tomber, on ne cherche pas à discuter. » « Zéro » est convaincu que la majorité des Hongkongais continue de soutenir le mouvement : « Notre devise, c’est que les manifestants pacifiques doivent comprendre ceux qui sont sur le front, quelles que soient leurs actions », avance-t-il.

Radicalisation des jeunes

Cette norme est l’une des forces de la « révolution de l’eau », comme la qualifie Brian Fong en référence à « Be water » (« Soyez de l’eau »), le mode d’action des manifestants inspiré de Bruce Lee : « La leçon des parapluies, il y a cinq ans, c’est qu’il ne faut pas se diviser. C’est un principe très largement partagé », dit-il. Nombre de cols blancs hongkongais favorables au mouvement estiment ainsi les violences actuelles « mesurées ». « L’autre force, c’est que le mouvement s’est doté d’un bon mécanisme de correction : les manifestants ont régulièrement débattu des abus de certains sur le forum LIHKG, et ont ajusté leur stratégie », dit-il. Ce fut le cas lors de l’occupation de l’aéroport, en septembre, ou encore de la destruction des feux de circulation. Ces deux caractéristiques expliquent, selon lui, la résilience du mouvement.

Pas loin d’un tiers des quelque 3 000 jeunes interpellés – et pour la plupart relâchés sous caution en attendant d’être jugés – ont 18 ans ou moins. C’est le cas des deux manifestants touchés par balle, un jeune de 18 ans, dans la poitrine, et un autre de 14 ans, à la jambe. C’est un lycéen de 18 ans qui a blessé au cou, avec un cutter, un policier, le 13 octobre.

La radicalisation des plus jeunes se fait souvent à l’insu de leur famille. Aaron, un « brave » de 16 ans à la voix fluette, armé d’une miniplanche à repasser, dit cacher son attirail sous son bureau chaque week-end quand il rentre des manifestations, en raison de ses rapports tendus avec ses parents qui, dit-il, soutiennent le gouvernement.

Familles déchirées

Alex, 17 ans, foulard sur le nez et un grand parapluie à la main, est conscient que ses parents, nés en Chine, d’un milieu modeste, désapprouvent son engagement. « J’ai un point de vue opposé au leur. Je ne leur dis pas ce que je fais, mais ils voient comment je m’habille. Ils me font des remarques désobligeantes, en me traitant de “cafard” [terme péjoratif désignant les manifestants], ils disent que je détruis l’harmonie sociale », dit-il. Quand ses parents lui ont supprimé son argent de poche, leurs relations se sont envenimées, et un médiateur de son école a dû intervenir. « Mes parents sont venus à Hongkong pour avoir des opportunités. Mais ils continuent de croire au parti communiste. Moi, je pense qu’on ne peut plus faire confiance à ce gouvernement », dit-il.

Ces conflits créent des complications dans les commissariats : « Nous avons des cas où les parents coopèrent immédiatement avec la police quand leur enfant est détenu, ce qui peut aller contre l’intérêt de celui-ci. D’autant plus que la police ne respecte pas toujours leur droit au silence et à un avocat, qu’il y a des cas de violences, de traitements médicaux différés », explique Angeline Chan, l’une des 170 avocats bénévoles qui se sont mis au service des manifestants arrêtés.

« Les jeunes sont comme les gardes rouges »

Les attaques contre des enseignes chinoises font ressortir des fractures générationnelles, mais aussi sociales. Les représentants des classes moins aisées, les petits commerçants, les restaurateurs, portent dessus un regard plus réprobateur, et se méfient des retombées concrètes – la chef de l’exécutif ayant annoncé que l’économie se contracterait en 2019.

Beaucoup sont sensibles aux arguments des responsables politiques du DAB (Democratic Alliance for the Betterment and Progress of Hong Kong), le parti politique sous influence directe de Pékin, qui a la majorité au Parlement et dans les conseils municipaux. Son cofondateur et ex-président, Ip Kwok-him, aujourd’hui conseiller dans le cabinet de Carrie Lam, accuse les radicaux d’utiliser des méthodes de gangsters et en appelle, non sans ironie, à plus de « tolérance » et de « démocratie ».

M. Ip est connu pour son agitation lors des émeutes gauchistes de 1967, liées à la Révolution culturelle en Chine, les plus violentes qu’ait connues la colonie britannique (elles firent 51 morts). « J’ai participé à ce mouvement, mais j’ai toujours veillé à ne pas attaquer physiquement quelqu’un. Il y a des similarités, les jeunes sont comme les gardes rouges, ils ont perdu le contrôle », affirme-t-il au Monde. A Pékin, le Parti communiste chinois a promis, à l’issue du plénum du comité central, fin octobre, de renforcer « l’éducation patriotique » parmi la jeunesse hongkongaise – alors qu’elle ne cesse de s’ériger contre celle-ci. Lundi 4 novembre, les médias chinois appelaient, après les violences du week-end, à l’adoption d’une « ligne plus dure » à l’égard des manifestants. Le dialogue de sourds continue.

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3 novembre 2019

Voyage délicat pour Macron en Chine

Par Cédric Pietralunga, Frédéric Lemaître, Pékin, correspondant

Le président français arrive lundi à Shanghaï, sur fond de tensions à Hongkong. Il entend à la fois défendre les intérêts de la France et porter les couleurs de l’Europe.

Emmanuel Macron effectue, du lundi 4 au mercredi 6 novembre, sa deuxième visite d’Etat en Chine depuis son accession à l’Elysée. Un voyage qui s’annonce plus délicat, en raison de l’environnement international (Hongkong et les relations commerciales entre Pékin et Washington), mais aussi de tensions sur la politique asiatique de Paris. Lors de sa première venue, en janvier 2018, il avait pris l’engagement de s’y rendre chaque année, comme la chancelière allemande, Angela Merkel. Il y rencontrera le président Xi Jinping, qu’il avait reçu en France fin mars et qu’il a déjà croisé à cinq reprises.

« Partenariat global », « dialogue stratégique »… Dans les deux capitales, les diplomates insistent sur l’importance de la relation entre la France et la Chine. Conscient de l’asymétrie croissante de cette relation, le président de la République entend à la fois défendre les intérêts de la France et porter les couleurs de l’Europe. En mars, il avait invité la chancelière allemande et le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, à participer à l’entretien avec le président chinois. Cette fois, l’Elysée emmène dans sa délégation le commissaire européen à l’agriculture, Phil Hogan – qui sera chargé du commerce dans la Commission d’Ursula Von der Leyen –, ainsi que des entreprises d’outre-Rhin. Et la ministre allemande de l’éducation et de la recherche, Anja Karliczek, déjà présente en Asie, rejoindra le chef de l’Etat français au cours de sa visite.

SYMBOLE DE LA BONNE ENTENTE : XI JINPING, ACCOMPAGNÉ DE SON ÉPOUSE, RECEVRA LE COUPLE MACRON DANS UN ENDROIT « TRÈS CHINOIS ET TRÈS SHANGHAÏEN », POUR UN DÎNER PRIVÉ

De son côté, face à l’Américain Donald Trump, Xi Jinping a tout intérêt à trouver des alliés. Signe de l’importance que la Chine attache désormais à l’Europe, Pékin a nommé, vendredi 1er novembre, son premier « représentant spécial pour les affaires européennes », un diplomate de haut rang, Wu Hongbo, qui assistera le ministre des affaires étrangères et participera aux échanges de haut niveau. Symbole de la bonne entente : Xi Jinping, accompagné de son épouse, recevra le couple Macron dans un endroit « très chinois et très shanghaïen », pour un dîner privé mardi 5 novembre, histoire de se montrer aussi attentionné que l’avait été le président français en invitant le couple Xi à dîner à la villa Kérylos à Beaulieu-sur-Mer (Alpes-Maritimes), en mars.

Pas d’importants contrats

Les deux chefs d’Etat devraient évoquer des sujets bilatéraux et multilatéraux, notamment les négociations liées au climat et à la biodiversité. Emmanuel Macron a accepté que la France soit invitée d’honneur à la Foire aux importations de Shanghaï, vitrine de la politique d’ouverture chinoise aux produits étrangers. Mais bien qu’il soit le seul dirigeant d’un grand pays à avoir fait le déplacement à cette occasion – seules la Serbie, la Jamaïque et la Grèce envoient un chef de gouvernement à Shanghaï, les autres pays se contentant, au mieux, d’un ministre – cette visite ne devrait pas donner lieu à d’importants contrats.

Le président français, qui sera accompagné par une cinquantaine de chefs d’entreprises de grands groupes (L’Oréal, BNP Paribas, Airbus, Sanofi, etc.), mais aussi de PME ou de start-up (Devialet, Deezer, etc.), espère néanmoins signer « une quarantaine de contrats » lors de son séjour. A Paris, on table toujours sur une possible annonce d’un accord sur la construction par Orano (ex-Areva) d’une usine de retraitement de déchets radioactifs en Chine, un dossier en discussion depuis plus de dix ans et estimé à quelque 11 milliards d’euros. « Les industriels discutent entre eux, ça s’accélère, les choses vont vite », se réjouit-on à l’Elysée. Mais Bercy tout comme les négociateurs français sont beaucoup moins optimistes. « La négociation n’est pas finie », confirme le ministère des affaires étrangères chinois.

SELON L’ENTOURAGE DE MACRON, « LE PRÉSIDENT VEUT PRENDRE LES CHINOIS À LEUR PROPRE JEU ET LEUR DEMANDER LA RÉCIPROCITÉ DONT ILS SE RÉCLAMENT »

Emmanuel Macron compte mettre l’accent sur la promotion des agriculteurs français. Début 2018, le chef de l’Etat avait obtenu la levée de l’embargo chinois sur le bœuf tricolore, mettant fin à un boycott de dix-sept ans initié à la suite de la crise de la vache folle. Mais pour Paris, les barrières restent encore trop nombreuses. Seules vingt et une entreprises françaises de viande sont autorisées par la Chine à y vendre leurs produits. La France espère profiter de la crise porcine qui sévit dans l’empire du Milieu pour y vendre davantage de porcs.

Au cours de sa visite, M. Macron espère obtenir un accord sur les indications géographiques protégées (IGP), reconnues par Pékin mais trop souvent contournées. Des discussions doivent également avoir lieu sur la protection des investissements français en Chine. « Le président veut prendre les Chinois à leur propre jeu et leur demander la réciprocité dont ils se réclament », explique-t-on dans l’entourage de M. Macron.

Plusieurs sujets délicats

Alors que l’Elysée insiste sur la dimension culturelle de la visite du président de la République, qui va inaugurer une antenne du centre Pompidou à Shanghaï, les autorités chinoises semblent se désintéresser de cette initiative. Enfin, plusieurs sujets seront délicats. En 2018, Emmanuel Macron avait évoqué la « stratégie indo-pacifique de la France », ce qui n’est pas du goût de Pékin. Par ailleurs, la Chine ne voit d’un bon œil ni la vente de Rafale à l’Inde ni l’ouverture des ports français à la marine indienne. Enfin, elle dénonce la présence régulière de navires militaires français en mer de Chine du Sud ou dans le détroit de Taïwan, que la Chine considère comme ses eaux territoriales.

« La France s’est beaucoup investie dans cette région. On espère que sa présence de plus en plus forte puisse jouer un rôle positif dans la stabilité régionale. Et non le contraire », a déclaré, jeudi 30 octobre, Zhu Jing, vice-directeur du département des affaires européennes, en recevant quelques journalistes français. Et évidemment, pas question a priori de parler de Hongkong ni du Xinjiang, sujets « intérieurs » chinois. Pourtant, cet été, le président français avait indiqué qu’il ferait de Hongkong « un sujet de discussion très franc et très sincère » lors de sa visite.

3 novembre 2019

A Hongkong, la police adapte sa stratégie face à la persévérance des manifestants

Par Florence de Changy, Hongkong, correspondance

Les forces de l’ordre semblent désormais procéder à des arrestations brutales et de plus en plus arbitraires afin de décourager la population de s’associer aux désordres.

Accroupis, à la nuit tombée, près des rails du tram qui traverse le vieux quartier populaire de Wan Chai, un petit attroupement hétéroclite de Hongkongais, manifestants ou non, analysent la récolte de ces dernières heures de confrontations avec la police antiémeutes : quelques dizaines de cartouches et de grenades de gaz lacrymogène. Ils les prennent en photo, les retournent d’un coup de doigt. « Ils ont changé de fournisseurs. Maintenant, ils nous asphyxient avec des gaz faits en Chine, ils sont plus toxiques… », commente d’un ton expert Marcus Lam, un manifestant couvert de noir des pieds à la tête, comme des milliers d’autres qui se sont une nouvelle fois donné rendez-vous dans les rues de l’île samedi 2 novembre.

Au même moment à quelques mètres de là, sur Southorn Playground, le terrain de sport muré qui jouxte la station de métro « Wan Chai », fermée depuis plusieurs heures, la police termine d’embarquer les dizaines, sans doute plus de cent, manifestants qu’elle a, semble-t-il, piégés comme dans un filet, en les faisant rentrer d’un côté du stadium avant de refermer les portes de l’autre. Ils sont évacués en bus, sous les encouragements de quelques dizaines de manifestants tenaces, tenus à distance par d’autres policiers et risquant tout autant que leurs confrères une arrestation sur le champ pour rassemblement illégal…

« La situation s’aggrave, c’est indéniable »

Dans le ciel, un hélicoptère, parfois deux, quasiment stationnaires au-dessus des zones de confrontations, semblent couverts de griffes bleues, vertes, rouges… Du sol, les manifestants visent avec leurs lasers ces « yeux » de la police qui confèrent une nouvelle supériorité tactique aux forces de l’ordre. « J’ai bien l’impression que les ordres viennent de là-haut », commente le pasteur Colman Chan, qui travaille comme assistant social. En entendant le chaos s’approcher, il est sorti « voir s’il pouvait aider » dans sa rue, Wan Chai Road, une longue rue étroite, bordée de boutiques et souvent embouteillée, qui jusqu’à samedi après-midi avait été épargnée par les gaz lacrymogènes. « C’est la première fois qu’on a des gaz même dans cette rue ! Et ce sont les gens du quartier qui s’intoxiquent. La situation s’aggrave, c’est indéniable, mais j’estime que c’est la police qui crée le chaos… principalement », nous dit-il, secouant la tête, navré.

Depuis quelques jours, la police semble avoir quelque peu changé de tactique pour mieux contrôler les manifestants qui, depuis les débuts du mouvement, ont eu pour mot d’ordre d’être « fluides comme l’eau ». La fermeture préventive des stations de métro, le blocage de l’accès aux zones de rassemblement et le contrôle par le ciel des mouvements de groupes compliquent considérablement la tâche aux manifestants. Les forces de l’ordre ont également tendance à procéder à des arrestations non seulement brutales mais également de plus en plus arbitraires, y compris de « passants » ou de « spectateurs », afin de décourager la population de s’associer, de près ou de loin aux désordres…

Alors que deux rassemblements autorisés étaient prévus à Central, une marche des candidats aux élections de district du 24 novembre, elle, n’avait pas été autorisée. Et c’est là que la police est d’abord intervenue. Cette marche devait suivre le parcours habituel des grandes marches de protestation – démarrant au Parc Victoria de Causeway Bay et se dirigeant vers l’ouest de l’île avec différentes destinations possibles.

Petits meetings

Bravant l’interdiction, une centaine de candidats avaient annoncé leur intention d’improviser des petits meetings de campagne, qui techniquement, s’ils rassemblent chacun moins de cinquante candidats, ne requièrent pas d’autorisation préalable. Mais la police n’a pas joué le jeu et a, très vite et très durement, sévi lors de cette première mobilisation.

Jasper Yip, un étudiant en sociologie, était sur place. Il raconte à travers son masque à gaz recouvert d’un foulard noir : « Tous les rassemblements étaient pacifiques jusqu’à ce que la police intervienne. Ils ont tiré des gaz lacrymogènes sans aucune raison. La plupart des gens n’avaient aucune protection, pas de masques. Et parmi les citoyens sur place, il y avait des enfants et des personnes âgées et ils ont tous dû respirer des gaz lacrymogènes ! »

Dans leur dispersion, une des hordes de manifestants s’est attaquée à l’agence de presse officielle chinoise, Xinhua, une cible éminemment symbolique, en cassant toutes les vitres de l’entrée de l’immeuble. Ailleurs, ce sont des magasins considérés comme ennemis par les manifestants qui ont été vandalisés. Un secouriste bénévole a été assommé et grièvement brûlé après avoir reçu une grenade de gaz lacrymogène en feu dans le dos.

Hongkong vit ainsi son vingt-deuxième week-end de manifestation depuis la première marche qui avait rassemblé 1 million de personnes, selon les organisateurs, le 9 juin pour demander le retrait d’un projet de loi d’extradition à présent formellement retiré.

« Cinq demandes, pas une de moins »

Mais depuis, c’est la gestion de la crise qui est devenue le sujet de la colère des Hongkongais. Dès le 12 juin, les manifestants ont réclamé une commission d’enquête sur le comportement de la police. Les revendications se sont progressivement accumulées pour arriver au slogan qui fait l’unanimité depuis au moins deux mois : « Cinq demandes, pas une de moins ».

Ces cinq demandes comprennent le retrait (à présent acté) du projet de loi controversé, la non-qualification des manifestants en tant qu’émeutiers, une amnistie générale pour tous les manifestants arrêtés au cours des événements, une commission d’enquête indépendante sur le comportement de la police et la mise en place du suffrage universel. La dissolution complète de la police fait parfois office de sixième demande.

En revanche, les manifestants ont cessé de demander la démission de la chef de l’exécutif Carrie Lam, la considérant comme un factotum servile de Pékin dont on ne peut rien attendre mais à qui ils ne voient pas non plus de remplaçants acceptables. « Ce n’est pas un problème de personnes, c’est un problème de système » entend-on de plus en plus.

2 novembre 2019

Xi Jinping renforce encore son pouvoir sur le Parti communiste chinois

Par Frédéric Lemaître, Pékin, correspondant

Le PCC souhaite améliorer le système de nomination et de destitution des dirigeants de Hongkong.

Xi Jinping, secrétaire général du Parti communiste chinois (PCC), semble avoir encore consolidé son pouvoir à l’issue du plénum du comité central qui s’est tenu à Pékin du 28 au 31 octobre.

Cette instance, qui compte environ 270 dirigeants, se réunit à sept reprises entre deux congrès quinquennaux. Le session qui vient de se tenir était d’autant plus attendue que Xi Jinping n’avait pas convoqué de plénum depuis début 2018. Jamais, depuis les années 1970, il ne s’était passé autant de temps – vingt mois – entre deux sessions.

Mettre encore davantage le PCC sous pression

Certains observateurs en concluaient que le secrétaire général était en difficulté et préférait ne pas avoir à rendre de comptes. Certes, avec une croissance économique en berne, des tensions stratégiques avec les Etats-Unis et, depuis juin, des troubles à Hongkong, les motifs d’insatisfaction ne manquent pas. Certaines rumeurs affirmaient même que ce plénum allait être l’occasion d’annoncer la promotion de dirigeants plus jeunes, laissant entrevoir que la succession de Xi Jinping était ouverte, bien que celui-ci ait modifié la Constitution en 2018 pour pouvoir exercer autant de mandats qu’il le souhaite à la tête du pays.

Si l’on en croit le communiqué publié le 30 octobre, il n’en est rien. « Xi Jinping est confirmé dans sa position de chef suprême et incontesté », analyse Jean-Pierre Cabestan, professeur à l’université baptiste de Hongkong. Un terme revient sans cesse dans le texte : « maintenir » – à cinquante-sept reprises. Ce qui n’est évidemment pas un signe de changement même s’il est souvent suivi d’« améliorer » – quarante et une occurrences.

En fait, Xi Jinping semble avoir profité de ce plénum pour mettre encore davantage le PCC sous pression. D’où son choix de centrer les travaux de cette assemblée sur un thème qui lui est cher : la gouvernance.

Convaincu que, « depuis les temps anciens, la perte de l’autorité centrale » est la cause de la chute des régimes politiques, Xi Jinping a récemment réaffirmé dans une revue du parti : « Nous ne pouvons être défaits que par nous-mêmes. » Si les 6,6 millions de responsables jouissant d’un mandat politique doivent être à l’écoute des attentes de la population, les 90 millions de membres du PCC doivent être unis derrière leurs dirigeants, et en particulier le premier d’entre eux. Quitte à évacuer toute question qui fâche.

« Maintien du rôle dominant du secteur public »

« Certains responsables ne parviennent pas à s’adapter », a reconnu Jiang Jinquan, un des cinq dirigeants du PCC chargés de rendre compte à la presse, vendredi 1er novembre, des travaux du plénum : une restitution qui constituait d’ailleurs une première. Ce que le parti exige de ses cadres : « Qu’ils apprennent, apprennent, apprennent. Qu’ils s’améliorent, s’améliorent, s’améliorent », a-t-il martelé. En clair, qu’ils appliquent « la pensée de Xi Jinping » désormais gravée dans la Constitution.

Dans un discours de une heure et quarante minutes prononcé, lundi, à l’ouverture du plénum – et dont on ne connaît pas exactement la teneur –, Xi Jinping avait donné le ton. « On ne peut pas s’arrêter. On ne peut même pas avoir l’idée de reprendre son souffle et de se reposer », rapporte Le Quotidien du peuple.

Le communiqué du plénum oscille sans cesse entre l’autosatisfaction de dirigeants convaincus de la « force du système de gouvernance chinois » et les inquiétudes face aux difficultés qui les attendent.

Sans mentionner explicitement la guerre commerciale avec les Etats-Unis, le texte estime que « le maintien du rôle dominant du secteur public » est une force. Si le PCC reconnaît qu’il faut « approfondir les réformes des entreprises publiques », ses dirigeants jugent également qu’ils doivent « aider les capitaux publics à devenir plus forts, faire mieux et croître ».

Les dernières statistiques chinoises montrent d’ailleurs que le secteur public ne cesse de progresser : les actifs des entreprises d’Etat non financières qui représentaient 150 % du produit intérieur brut (PIB) chinois en 2010 en représentent désormais 230 %.

Hongkong : « deux systèmes » mais « un seul pays »

Le plénum était aussi attendu sur Hongkong. Le sujet a occupé « une part importante de la discussion », a reconnu vendredi Shen Chunyao, chargé de ce sujet au sein de la direction du PCC. Le communiqué estime qu’il faut « gouverner de façon rigoureuse les régions administratives spéciales de Hongkong et de Macao, en stricte conformité avec la Constitution et la Loi fondamentale » qui régit Hongkong.

Vendredi, Shen Chunyao est allé plus loin. Commentant la formule « un pays, deux systèmes » qui régit les relations entre la Chine continentale et Hongkong, il a rappelé que les « deux systèmes » étaient subordonnés au fait qu’il y ait « un seul pays ». Il a surtout jugé qu’il faut « améliorer le système du gouvernement central pour la nomination et la destitution du chef de l’exécutif et des principaux fonctionnaires ».

Actuellement, le chef de l’exécutif est choisi par un collège de 1 200 personnes, en majorité favorables à la Chine. Shen Chunyao n’a pas précisé en quoi consistait cette « amélioration » ni évidemment quel sort Pékin comptait réserver à Carrie Lam, dont les jours à la tête de l’exécutif hongkongais seraient comptés. Malgré sa supposée « supériorité », le système chinois de gouvernance ne semble pas avoir réponse à tout.

1 novembre 2019

Bachar el Assad

bachar

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31 octobre 2019

Syrie, dans une prison de djihadistes de l’EI : « Tous les jours, on se réveille en espérant savoir ce qu'on va devenir

Par Allan Kaval, Gouvernorat d'Hassaké, Syrie, envoyé spécial

« Le Monde » a pu accéder à l’un des centres gérés par les forces kurdes. S’y entassent des centaines de détenus, les derniers irréductibles du « califat » du groupe Etat islamique, souvent blessés ou mourants.

La mort a une odeur. Le désespoir aussi ; son effluve mêle celle de la maladie, de la dysenterie, de la chair humaine que la vie, peu à peu, abandonne.

Quand la porte de la cellule réservée aux malades de cette prison pour membres de l’organisation Etat islamique (EI) du nord-est de la Syrie s’ouvre sur d’innombrables prisonniers en combinaisons orange, entassés les uns sur les autres sur toute la superficie d’une pièce de la taille d’un hangar, c’est bien cette odeur-là qui étreint la poitrine.

Les responsables de la prison, appartenant aux forces kurdes de sécurité, ne connaissent pas le nombre d’hommes et d’enfants qui gisent là, entre le monde des vivants et celui des morts. « On ne peut pas les compter. Ça change tout le temps. » Certains guérissent et regagnent leurs cellules. D’autres meurent.

Amas humain

Il y a là des vieillards en couches gériatriques et des enfants amputés. Des moignons bandés. Il y a aussi des aveugles. Et çà et là sur le sol ou sur des lits d’hôpital, des hommes qui n’ont plus que la peau sur des os saillants. Leurs articulations sont disproportionnées. Leurs yeux exorbités, sans expression, semblent être tombés au fond de leurs crânes. Ceux qui ont atteint cet état tiennent leurs bras en croix, repliés sur des torses concaves comme s’ils attendaient le linceul. Partout, des corps sans âge au teint morbide, enveloppés dans des couvertures grises. Ceux-là vivent peut-être leurs dernières heures sous la lumière froide des lampes phosphorescentes. Autour d’eux, l’amas humain formé par les prisonniers malades est parcouru de mouvements minuscules. Très lents. Un léger murmure trouble à peine des faces dont les visages, peu à peu, semblent s’effacer.

A quelques exceptions près, tous les détenus de cette prison ont été capturés après la chute du tout dernier territoire de l’EI, Baghouz, tombé après un long siège, en mars. Syriens, Irakiens, Saoudiens, Russes, Chinois, Européens, ils formaient le dernier carré de combattants et de partisans du groupe djihadiste dont la bannière noire flotta un temps de l’est de l’Irak à Alep. Les traces des derniers combats sont omniprésentes sur les corps ravagés de ces hommes qui sont considérés comme les plus dangereux par les forces kurdes, car ils sont restés jusqu’au bout. Ils sont désormais en suspens, au-dessus de la faille sismique régionale qu’est devenu le Nord-Est syrien.

« Tous les jours, on se réveille en espérant savoir ce qu’on va devenir. On mange. On dort. Et ça recommence. Mais les gardiens, ils n’en savent rien non plus », dit en anglais un Néerlandais d’origine égyptienne, âgé de 41 ans. Sa jambe droite est affreusement déformée par une blessure de guerre qui a mal cicatrisé.

Il dit avoir été recruté en 2014 dans une pizzeria de la ville de Gouda. A l’époque, consommateur régulier de cannabis, à la tête d’une petite entreprise de BTP, il a pris la route avec femmes et enfant en direction de la Turquie avant de passer en Syrie et d’être pris en charge par des membres de l’EI. Aujourd’hui, son « califat » imaginaire n’est plus, et, bien que personne ici ne le sache, son chef Abou Bakr Al-Baghdadi est mort.

Attendre la mort

« Viens par ici », crie en russe l’Egypto-Néerlandais à l’attention d’un octogénaire à moitié sourd qui enjambe bientôt les corps allongés, enveloppés dans le gris des couvertures. Le petit vieillard sec approche en boitant. « Je viens du Daghestan [dans le Caucase russe], je suis venu pour vivre dans un gouvernement islamique. Maintenant je ne sais pas pourquoi je suis ici », explique-t-il, en russe, les yeux remplis d’une angoisse sénile.

Face à lui, épuisé, est allongé sur le sol un garçon de 13 ans, né en Sibérie. La jambe qui lui reste est brisée par une fracture ouverte. Il n’a plus qu’un filet de voix dans la gorge. Un adolescent regarde la scène d’un œil absent. Sa jambe à lui est enveloppée dans une gaze souillée de sang et de fluides jaunes. Il est né il y a seize ans de parents Ouïgours et ne parvient pas à se remettre d’une mauvaise blessure laissée par l’éclat d’un obus de mortier tombé près de sa tente lors du siège de Baghouz. Comme tous les autres étrangers, il a rejoint la Syrie par le territoire turc dont la frontière, ouverte aux quatre vents, a permis à l’EI de recruter son contingent international et d’entretenir la chimère d’un califat universel.

Les survivants de cette utopie criminelle, totalitaire, s’entassent désormais dans les prisons du Nord-Est syrien et semblent attendre la mort dans un territoire sans statut défini et désormais menacé, détenus en dehors de toute juridiction reconnue et par une entité politique et militaire sans légitimité internationale et qui ne veut pas d’eux.

Les bâtiments de la prison, une ancienne université, comptent plusieurs dizaines de cellules où près d’un homme par mètre carré voit son existence filer. Un secteur du centre pénitentiaire auquel Le Monde n’a pas eu accès est réservé aux mineurs sans père, de toutes nationalités et dont certains n’ont pas plus de 10 ans. Ailleurs encore, dans les cellules surpeuplées pour adultes, les hommes attendent chaque jour des nouvelles d’un monde extérieur dont ils ignorent tout.

« On est le mercredi 30 octobre 2019, c’est bien ça ? »

« Vous savez ce qui va se passer pour nous ? », s’enquiert un détenu britannique, ancien étudiant de l’université de Westminster à Londres, dans l’une d’entre elles. La seule chose qu’il sache, c’est la date du jour. « On est le mercredi 30 octobre 2019, c’est bien ça ? Trump est toujours président des Etats-Unis, non ? On compte les jours, on a vraiment que cela à faire explique-t-il, donc on connaît la date. »

Derrière le jeune détenu de 27 ans se trouvent, selon son dernier comptage, 142 hommes de tous âges. Un Indonésien d’âge mûr, aveugle, est guidé par un compagnon de cellule dans un labyrinthe des corps amaigris, prostré dans un air épais que pénètre une odeur d’excréments et de sueur. La lumière du jour entre par deux ouvertures de la taille d’une brique. Il y a un petit ventilateur qui tourne à travers l’une d’elles. Les fenêtres ont été occultées par des parpaings. D’après le Britannique, depuis que les prisonniers ont été transférés dans cette prison, le jour s’est levé six fois sur des cadavres de détenus morts dans leur sommeil : « Les gardiens prennent les corps, ils les emmènent. On ne sait pas où ils les enterrent. »

Des personnels de la Croix-Rouge sont passés il y a plus de deux mois. C’est à cette occasion que le prisonnier dit avoir entendu parler d’un éventuel rapatriement et d’un jugement dans les pays d’origine. Mais depuis, plus de nouvelles. Il a toutefois pu envoyer par leur intermédiaire une lettre pour son épouse, une Versaillaise retenue dans le camp de Al-Hol avec 12 000 autres femmes et enfants, dont de nombreuses étrangères.

Après la chute du réduit de Baghouz, les hommes ont été placés en détention tandis que les familles ont été regroupées dans cette ville de tentes qui s’étend indéfiniment à l’endroit où la steppe du nord syrien rencontre le désert, à proximité de la frontière irakienne. De ces femmes et de ces enfants non plus les autorités kurdes syriennes ne savent que faire. Aucun des pays d’origine, à de rares exceptions portant sur un nombre limité de personnes, n’a organisé de rapatriement.

Un archipel de prisons et de camps

En forgeant une alliance avec les Occidentaux de la coalition internationale, les forces kurdes ont repris en trois ans l’essentiel des territoires syriens de l’EI, recueillant dans le reflux du « califat » les djihadistes survivants et leurs familles.

Si leurs partenaires américains, français et britanniques ont pu mettre en œuvre avec elles une coopération militaire considérée comme exemplaire sur le plan opérationnel, ils ont laissé entre les mains des forces kurdes le sort de ceux qui, parmi les perdants, avaient survécu aux combats et aux bombardements massifs des villes tenues par les djihadistes. Les autorités du Nord-Est syrien ont maintenant la charge d’un archipel de prisons et de camps fermés et la responsabilité de les garder alors même que la coalition internationale se retire, les laissant à la merci d’une intervention turque et du retour en force du régime de Damas.

« Cette prison, nous l’avons construite nous-même, avec nos propres moyens, sur la base des bâtiments d’une université abandonnée. Le principal apport de la coalition ici, c’est ces combinaisons orange que vous voyez partout », affirme un responsable du centre pénitentiaire. Lorsque les prisonniers du réduit de Baghouz ont été transférés, en provenance de divers centres de détention de fortune, dans cette prison ouverte il y a près de cinq mois, « les Américains » ont fourni des uniformes d’une pièce. Ils rappellent ceux que, du temps de leur gloire meurtrière, les djihadistes affublaient, dans des mises en scènes macabres, les prisonniers qu’ils s’apprêtaient à égorger, à noyer dans des piscines de villas mossouliotes, à brûler vifs dans des cages, à faire marcher à quatre comme des chiens, laisses métalliques au cou, ou encore à faire exploser à la roquette devant leurs caméras.

« Quand on leur a demandé de mettre les combinaisons orange, ils ont cru qu’on allait leur faire la même chose ! », se souvient une responsable de la prison dans un rictus gêné. Ces tenues choisies par les propagandistes de l’EI constituaient une provocation sinistre censée répondre à l’utilisation de vêtements similaires par Washington dans la prison pour djihadistes de la base de Guantanamo après les attentats du 11-Septembre. D’un trou noir juridique à l’autre, le symbole demeure, seul legs tangible de l’administration américaine à cette prison, près de deux décennies après de début de la « guerre contre le terrorisme ».

« Une bombe, prête à exploser »

Mais trois véhicules blindés des forces américaines viennent de s’arrêter dans la cour boueuse de la prison. Deux colosses bottés aux visages masqués par des lunettes de soleil, bardés d’accessoire tactiques, montent la garde, fusils d’assaut à la taille. Les odeurs de la cellule des malades ne peuvent pas leur parvenir. Le convoi transporte un envoyé de la coalition internationale venu discuter. La réunion durera moins d’une demi-heure.

« On ne les attendait pas ceux-là », glisse le responsable du centre pénitentiaire chargé des relations avec la coalition, après la rencontre. « C’est la première fois qu’ils viennent ici depuis le début de l’intervention turque…, confie-t-il : Ils nous ont demandé de faire revenir les hommes des forces spéciales affectés à la garde de la prison que nous avons envoyés au front contre les Turcs et leurs mercenaires. On leur a dit non. »

Les Américains ont-ils fait part d’un quelconque plan concernant le site pénitentiaire ? Une évacuation ? Des assurances sur le maintien de leurs troupes dans la région pour aider les forces kurdes à le sécuriser ? « Rien de nouveau », répond le responsable.

« Ce n’est pas à nous de nous occuper de ça ! On a fait la guerre contre Daesh [acronyme de l’EI en arabe] pour protéger notre peuple et notre priorité est de protéger notre peuple dans cette nouvelle guerre. La sécurisation des prisons arrive en second rang. Maintenant ils veulent que nos hommes qui ont perdu des frères, des sœurs, dans ce combat protègent leurs tueurs ?, dénonce-t-il avec un air incrédule. Que les pays étrangers, prennent leurs responsabilités, jugent leurs ressortissants. Ce qu’ils nous laissent ici c’est une bombe, prête à exploser. »

Défi lancé par l’EI à l’Etat de droit

Mais la déflagration, lente, a peut-être déjà commencé. Elle n’est pas seulement liée aux risques sécuritaires de voir disparaître dans la nature les mutilés du califat. Elle est plus insidieuse. Silencieuse.

Aucun des détenus, même dans une langue que ne maîtrisaient pas ses geôliers, n’a eu à se plaindre de tortures ou d’humiliations particulières. L’inhumanité qui règne entre les murs de la prison est dépourvue de cruauté ou de haine. Elle semble être le résultat implacable d’une décision politique : celle de confier à un groupe armé dont les priorités sont autres une charge dont on ne veut pas et qui n’a d’autre choix que de laisser mourir à petit feu un problème que l’on ne veut pas résoudre.

Elle est en définitive le produit de la décision de ne pas répondre au défi lancé par l’EI à l’Etat de droit. Entre les murs de la prison où sont enfermés les derniers sujets de son règne criminel, le long de ses mouroirs verrouillés, avec chaque tunique orange, chaque corps estropié, le « califat » a réussi, dans sa chute, à imposer son monde.

30 octobre 2019

Au Liban, la démission en faux-semblants du premier ministre Saad Hariri

Par Benjamin Barthe, Beyrouth, correspondant

La chute du cabinet plonge le pays dans l’incertitude, après treize jours de manifestations. Mais le manque de prétendants crédibles à son poste pourrait lui permettre de se maintenir au pouvoir.

Il aura fallu treize jours aux manifestants libanais pour faire tomber leur gouvernement. Mardi 29 octobre, en milieu d’après midi, le premier ministre Saad Hariri, a remis au président Michel Aoun la démission de son cabinet. Cette décision, prise contre l’avis de ses partenaires au sein de la coalition au pouvoir, sans accord sur la manière de répondre au mouvement de protestation, aggrave la crise politique dans laquelle le pays du Cèdre est plongé depuis bientôt deux semaines.

Saad Hariri devrait toutefois rester au pouvoir pour gérer les affaires courantes, comme le veut la Constitution. Mais le bras de fer entre la rue, qui réclame désormais la mise en place d’un cabinet d’indépendants, et le pôle tripartite opposé à tout changement – composé du Hezbollah et de Amal, deux mouvements chiites, et du Courant patriotique libre (CPL), une formation chrétienne – promet de s’intensifier, sur fond de dégradation continue de la situation financière du pays.

Dans son discours de démission, Saad Hariri, dont le gouvernement avait été investi fin janvier, a présenté son retrait comme « une réponse à la volonté de nombreux Libanais qui sont descendus dans la rue ». Depuis le 17 octobre, ils sont en effet des centaines de milliers à avoir protesté, du nord au sud du pays, contre leur classe politique, jugée inepte et corrompue.

A Beyrouth, la capitale, comme à Tripoli, la grande ville sunnite du Nord, ainsi qu’à Tyr et Nabatieh, les localités du Sud à dominante chiite, des rassemblements ont eu lieu tous les jours, dénonçant l’incapacité des partis de gouvernement à assurer le bon fonctionnement des services de base, comme la distribution de l’eau et de l’électricité, et à enrayer la dégradation des conditions de vie de la population.

Rage dégagiste irrépressible

Surpris par l’ampleur de cette révolte, touchant tous les milieux et toutes les confessions, le premier ministre a initialement réagi en fixant à ses partenaires de gouvernement un ultimatum : 72 heures pour surmonter leurs divisions et accoucher d’une feuille de route économique et sociale à la mesure des attentes des Libanais.

Présenté le 21 octobre, ce programme de réformes comprenait une série de mesures se voulant spectaculaires, comme la baisse de 50 % du traitement des ministres, une hausse des impôts sur les intérêts bancaires et la création, avant la fin de l’année, d’un nouveau régime de retraite et de protection sociale.

Mais, échaudés par des années de promesses non tenues et mus par une rage dégagiste irrépressible, les manifestants ont rejeté cette offre et réaffirmé leur exigence de renouvellement intégral de la classe politique. Saad Hariri s’est alors tourné vers le trio Hezbollah-Amal-CPL, le principal pôle de pouvoir au sein de son cabinet, sans lequel aucune décision ne peut être prise.

« Hariri a compris que la foule n’allait pas disparaître et qu’il fallait lui donner quelque chose qui aille au-delà de la feuille de route, explique un fin connaisseur de la scène politique libanaise, désireux de rester anonyme. Il a proposé aux membres de la coalition un remaniement, qui exclue les ministres les plus contestés par les manifestants. »

La manœuvre s’est heurtée au véto du ministre des affaires étrangères Gebran Bassil, chef du CPL et gendre du président. Etant la figure la plus conspuée par les foules, il aurait été le premier perdant d’une telle opération. Selon le quotidien L’Orient-Le Jour, le chef de la diplomatie libanaise s’est aussi opposé à la formation d’un gouvernement de technocrates, dirigé par M. Hariri. Le Hezbollah, par fidélité à son allié chrétien, a aussi rejeté les offres du premier ministre.

« Hariri s’est remis en position de force »

Le chef du mouvement chiite, Hassan Nasrallah, a prononcé, vendredi, un discours très musclé, en soutien au système libanais, accusant les manifestants de semer le chaos et d’être à la solde des « ambassades étrangères ». Un message bien compris par sa base : mardi, deux heures avant le discours de démission du premier ministre, une nuée de casseurs venus des quartiers chiites de Beyrouth ont saccagé les tentes érigées par les manifestants dans le centre de la ville. « Hariri aurait voulu partir avec un accord politique sur le jour d’après, mais ça n’a pas été possible », affirme la source citée plus haut.

La suite des événements est particulièrement incertaine. La Constitution veut que le chef de l’Etat consulte les groupes parlementaires les uns après les autres. Ceux-ci devront lui suggérer un nouveau nom en guise de premier ministre, la règle voulant qu’il s’agisse d’un sunnite. La personnalité disposant du plus large soutien au sein de la Chambre sera ensuite chargée par le président de constituer le nouveau gouvernement. Voilà pour la théorie.

Dans la pratique, ce processus, qui peut prendre des mois, se conduit essentiellement en coulisses, dans des tractations entre partis. Et nul à l’heure actuelle ne peut préjuger du résultat. Selon plusieurs sources bien informées, Saad Hariri espère être en mesure de se succéder à lui-même. Rien n’empêche en effet les députés de reproposer son nom au président Michel Aoun.

« Il s’est remis en position de force, il va négocier son retour de l’extérieur, tout en observant la manière dont le mouvement de protestation évolue, avance un observateur averti des mœurs politiques libanaises. Dans ce pays, tout est possible. » « Il a le sentiment d’avoir marqué des points, il n’est pas du tout dans l’idée de mettre un terme à sa carrière politique. S’il est renommé, il formera un gouvernement à ses conditions », suggère une autre source.

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« Situation de quasi-faillite »

La faiblesse des alternatives à M. Hariri sur la scène sunnite plaide en faveur de son come-back. Les trois anciens titulaires du poste de premier ministre que sont Fouad Siniora, Najib Mikati et Tammam Salam, ne semblent pas en mesure de récupérer ce siège. « Le premier est une option inacceptable pour le Hezbollah, leurs relations sont trop mauvaises, décrypte le politologue Hilal Khashan. Le second est hors jeu car il vient d’être inculpé pour enrichissement illicite. Quant au troisième, c’est un homme politique de second rang que personne ne prendrait au sérieux dans la situation présente. »

Le retour de Saad Hariri au poste de chef du gouvernement nécessiterait cependant un revirement de l’alliance Hezbollah-Amal-CPL. Il supposerait que confrontés au risque d’un effondrement du pays, les trois partis lèvent leurs objections à la formation d’un cabinet de technocrates ou du moins d’un exécutif mixte, purgé des visages qui font polémique. Cette hypothèse semble pour l’instant peu probable.

Le Hezbollah, relais de l’Iran au Proche-Orient, redoute que les Etats-Unis ne profitent d’une ouverture du champ politique libanais pour tenter de l’affaiblir. En l’absence d’accord avec Hariri, le mouvement chiite pourrait chercher à imposer au poste de premier ministre une personnalité sunnite proche de ses vues ou tout du moins malléable.

Mais dans ce cas de figure, il pourrait se réexposer au danger qu’il pensait neutraliser. Au motif que le nouveau gouvernement lui est inféodé, les bailleurs de fonds du Liban pourraient décider de réduire voire de couper leur aide. Les Etats-Unis pourraient même choisir de placer le pays sous sanctions, ce qui rejaillirait négativement sur le Hezbollah.

Faute de compromis réaliste, le gouvernement intérimaire dirigé par Saad Hariri risque de rester en place de longs mois. « La situation de quasi-faillite dans laquelle nous sommes exige de trouver une solution immédiate à la crise politique, dit Hilal Khashan. Mais le cartel de dirigeants communautaires qui nous gouvernent refuse de lâcher prise. Je crains que le blocage ne soit total. »

27 octobre 2019

Mouvement Kurde

De la fin de l’Empire ottoman à l’offensive turque de ce mois d’octobre, retour sur un siècle d’alliances et de répression du mouvement kurde, qui se heurte aux résistances des Etats en place/

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26 octobre 2019

L’OTAN en crise face à Trump et Erdogan

Par Nathalie Guibert, Jean-Pierre Stroobants, Bruxelles, bureau européen

Divisée et affaiblie par le retrait américain de Syrie, l’Alliance atlantique voit ses principes fondamentaux remis en cause.

L’habituel discours formaté du secrétaire général de l’OTAN n’aura trompé personne. Ce ne fut pas seulement une discussion « franche et ouverte », comme l’a indiqué Jens Stoltenberg, au premier jour de la réunion des vingt-neuf ministres de la défense de l’Alliance, à Bruxelles, jeudi 24 octobre. Mais bien un débat profond, virulent, provoqué par le retrait des Etats-Unis de la lutte contre l’organisation Etat islamique (EI) dans le Nord-Est syrien, et l’offensive consécutive de la Turquie contre les Kurdes.

Un « débat majeur » s’est ouvert, confirme un diplomate. Il illustre une des plus graves crises vécues par l’OTAN, déjà fortement secouée depuis l’arrivée de Donald Trump au pouvoir. Et ce, à six semaines d’un sommet des chefs d’Etat censé célébrer, au Royaume-Uni, les 70 ans de l’organisation politico-militaire.

LES ETATS-UNIS ONT BAFOUÉ LA RÈGLE QU’ILS ONT EUX-MÊMES MARTELÉE : « ON ENTRE ENSEMBLE, ON SORT ENSEMBLE »

Pour tenter de calmer et rassurer, M. Stoltenberg a affirmé d’emblée que l’organisation allait « continuer à soutenir une coalition internationale contre le terrorisme », notamment en continuant de former l’armée irakienne. Mais le secrétaire général a minimisé le coup de force turc au nom des « préoccupations légitimes du pays pour sa sécurité ». « Pour Stoltenberg, c’est un réflexe de survie, il fait passer la cohésion de l’Alliance avant tout », décode une source otanienne.

Cette cohésion est en danger, bien au-delà des habituelles divergences mises sur le compte des saines contradictions démocratiques du monde occidental. Les Etats-Unis viennent, en effet, de bafouer la règle qu’ils ont eux-mêmes martelée, afin de mobiliser, puis de tenir, les coalitions militaires qu’ils dirigent en Afghanistan, ainsi qu’en Irak et en Syrie : « On entre ensemble, on sort ensemble. »

Discussion « inhabituelle »

La France, notamment, a fait part de ses vives inquiétudes. « L’EI se reforme. Qui va l’empêcher ? Où sont les Américains ? Nous avons besoin d’une discussion stratégique avec nos alliés. Il faut réinventer un business model », a indiqué l’entourage de la ministre Florence Parly. Il est apparu toutefois impossible de réunir la coalition anti-EI réclamée par Paris. Un colloque à trois (France, Allemagne, Royaume-Uni), jeudi soir, n’a pu qu’acter une volonté assez floue d’agir, face au blocage du Conseil de sécurité de l’ONU sur le dossier syrien.

« Les Kurdes sont en sécurité et les combattants de l’EI prisonniers sont à l’abri dans les centres de détention », avait claironné Donald Trump, mercredi, alors que son secrétaire à la défense, Mark Esper, déplorait, le lendemain, « la situation terrible » dans laquelle « l’opération injustifiée » d’Ankara avait plongé Washington et ses alliés. Selon M. Esper, il convient de travailler avec la Turquie « pour qu’elle redevienne un allié fort et fiable ». Un propos assorti de l’idée que Washington n’avait vocation ni à protéger les forces kurdes, ni à les aider à créer un Etat autonome.

Pas un mot, en revanche, sur la gravité du problème sécuritaire posé à des alliés qui n’avaient, jeudi, connaissance ni des annexes de l’accord russo-turc passé cette semaine à Sotchi, ni des plans scellés entre les Kurdes, les alliés jusqu’alors contre les djihadistes, et le régime de Bachar Al-Assad, appuyé par Moscou.

« Nous allons nous dire les choses de manière extrêmement franche », avait-on indiqué à Paris. Et cela a été le cas. Ce fut « inhabituel », confesse une source bruxelloise. Trois camps se sont dégagés, jeudi. La France et les Pays-Bas, appuyés par une Allemagne plus discrète, ont clairement dénoncé l’intervention turque, soulignant qu’elle mettait directement en cause leur sécurité. Deuxième camp, celui des Etats qui ont prôné la modération compte tenu de leurs priorités nationales : éviter de nouveaux flux migratoires (pour l’Italie), ne pas s’aliéner un autre allié important à l’heure du Brexit (pour le Royaume-Uni).

« Autonomie stratégique européenne »

Le troisième groupe, celui des pays de l’est de l’Europe et des Etats baltes, tétanisés par la menace russe, aurait offert une victoire à Ankara si la France n’avait pas mis le pied dans la porte. Soucieux d’obtenir l’approbation des « plans de réponse graduée » (les projets de défense établis par l’OTAN pour les différentes aires géographiques qu’elle couvre, dont sa frontière est), ils semblaient prêts à céder aux pressions d’Ankara : la Turquie proposait d’approuver tous les plans, en échange d’une mention du Parti de l’union démocratique (PYD), une formation kurde syrienne, comme « organisation terroriste »…

Au-delà d’une condamnation unanime de l’offensive menée à la frontière syrienne, aucun consensus ne rassemble donc l’OTAN sur la façon de traiter l’impossible allié turc. La France a précisé qu’elle était « absolument opposée à la relocalisation de demandeurs d’asile et réfugiés » et que « l’UE n’allait pas payer pour appuyer une possible violation massive du droit international humanitaire ». L’ambassadrice américaine à l’OTAN, Kay Bailey Hutchison, a demandé une enquête sur les éventuels crimes de guerre des forces liées à la Turquie lors de l’offensive.

Mais Mark Esper a insisté plutôt sur le fait que la stratégie turque risquait de détourner les alliés des vraies priorités américaines : la Chine, la Russie, et surtout l’Iran. Alors qu’ils quittent la Syrie, les Etats-Unis ont envoyé 3 000 soldats en Arabie saoudite après le raid présumé iranien du 14 septembre contre Aramco, et renforcé de 14 000 hommes au total leur contingent dans la région du Golfe depuis six mois.

Sur ces sujets, le hiatus stratégique est profond, au-delà de la Syrie. La France se retrouve particulièrement isolée. Le président Macron, qui tente de promouvoir une « autonomie stratégique européenne », veut relancer le dialogue avec Moscou et maintenir la discussion avec Téhéran, reste incompris de ses partenaires. Ceux-ci le soupçonnent de vouloir précipiter la fin de l’OTAN au profit de l’UE, sans offrir la garantie que celle-ci soit en mesure d’assurer la sécurité du continent.

« Nous devons arrêter de sous-traiter notre sécurité et notre réflexion stratégique collective », admet un diplomate européen, un autre invitant à bien prendre en compte « l’évidente dynamique de retrait américain de tout le Moyen-Orient ».

Mais comme le note Jan Techau, directeur du programme Europe au German Marshall Fund of the United States, un think tank, « cette sécurité [européenne] suppose un leadership fort et réclame précisément ce que l’Europe tente absolument d’éviter : de gros muscles, un processus décisionnel simple et rapide, des structures de pouvoir hiérarchisées ».

La Turquie « pas dans une logique de rupture »

Dans ce contexte, Ankara veut pousser son avantage. Son ministre est arrivé jeudi en faisant le salut militaire. Selon un cadre de l’Alliance, la Turquie « n’est pas du tout dans une logique de rupture avec l’OTAN, en dépit de son attitude insupportable », mais « se sent plus forte que jamais en interne pour négocier sur des dossiers qui étaient bloqués ». La question de la base d’Incirlik, et, partant, celle des armes nucléaires américaines qui y sont entreposées, n’est pas véritablement sur la table.

Tandis que les Etats membres les plus dépendants des Etats-Unis – Pologne, Etats baltes, notamment – pensent tirer leur épingle du jeu en négociant de façon bilatérale avec Washington, la stratégie russe de division des Européens peut continuer de se déployer. Moscou, comme à la veille de chaque réunion importante de l’OTAN, a effectué une démonstration de force en annonçant le déploiement de ses défenses antimissiles S-400 en Serbie pour des exercices. Le même système S-400 qu’a acheté la Turquie et qui est, semble-t-il, le seul sujet sur lequel le secrétaire d’Etat américain, Mike Pompeo, a haussé le ton, ces derniers jours, à l’égard d’Ankara dans les échanges préparatoires du Conseil de l’Atlantique Nord.

25 octobre 2019

Le jugement en Irak des combattants étrangers de l’EI est de plus en plus compromis

Par Hélène Sallon, Marc Semo, Jean-Pierre Stroobants, Bruxelles, bureau européen

Face à l’instabilité sociale et politique dans le pays, Bagdad ne souhaite plus récupérer les djihadistes détenus dans le nord-est de la Syrie, notamment les Européens.

L’option d’un jugement à Bagdad des combattants étrangers de l’organisation Etat islamique (EI) toujours détenus dans les prisons du nord-est de la Syrie semble de plus en plus compromise, du fait de l’instabilité politique et des réticences croissantes des autorités irakiennes. « Nous allons récupérer et juger uniquement les ressortissants irakiens. On ne sera pas responsables des combattants étrangers. La proposition d’en recevoir certains a été rejetée », assure un diplomate irakien. Evoquant les manifestations massives qui ont repris à Bagdad et dans le sud chiite du pays, jeudi 24 octobre au soir, après une semaine de mobilisation durement réprimée au début du mois, au prix de 157 morts, ce diplomate estime qu’« une telle éventualité est difficilement envisageable au vu de la situation interne en Irak. Il en va de la stabilité du pays ».

La position irakienne a été notifiée au ministre des affaires étrangères français, Jean-Yves Le Drian, lors de sa visite à Bagdad, le 17 octobre. Son homologue irakien, Mohamed Ali Al-Hakim, avait alors déclaré au sujet des combattants étrangers que « les pays concernés doivent prendre des mesures nécessaires et appropriées pour les juger ». Le lendemain, à Erbil, la capitale du Kurdistan irakien, M. Le Drian avait toutefois annoncé la mise en place « très prochainement » d’une nouvelle coopération entre Paris et Bagdad sur les volets « humanitaire, judiciaire et pénitentiaire », qui pourrait concerner des ressortissants français considérés comme justiciables devant les tribunaux irakiens.

Soixante combattants français seraient encore détenus, avec 2 500 à 3 000 autres combattants étrangers, dans les prisons sous contrôle des forces kurdes syriennes. Près de 400 femmes et enfants français se trouvent parmi les 12 000 étrangers hébergés dans les camps de déplacés du nord-est syrien. Selon une source bien informée, des ressortissants français ou des francophones pourraient aussi figurer parmi la cinquantaine de combattants étrangers transférés de Syrie vers l’Irak par les Américains avant l’offensive turque sur le nord de la Syrie, le 9 octobre.

Malaise

Plusieurs sources diplomatiques européennes laissent entendre que l’option auparavant envisagée de mettre en place en Irak un « mécanisme juridictionnel spécifique » pour juger leurs ressortissants, négociée par une mission technique de sept pays, est compromise. On assure toutefois à Paris que quelques officiels irakiens ne ferment pas totalement la porte à de nouvelles propositions de la France ou du groupe des sept, une perspective encore aléatoire. En Belgique et aux Pays-Bas, des questions posées à quatre ministères sont restées sans réponse, signe d’un malaise évident.

Il y a une dizaine de jours, ces deux pays avaient, avec leurs cinq partenaires – France, Allemagne, Royaume-Uni, Danemark, Suède – signé une déclaration indiquant que les contacts avec Bagdad se poursuivaient en vue d’un traitement judiciaire « conforme aux valeurs et objectifs de l’Union européenne en matière de justice, de sécurité et de respect des droits de l’homme ». A savoir, notamment, le refus de la peine de mort. Informés par les autorités irakiennes de « la tâche immense » qui incombaient à celles-ci, les signataires redisaient cependant leur espoir de voir encore les combattants de l’EI jugés « au plus près des lieux où ils ont commis leurs crimes ».

L’instabilité politique à Bagdad, qui fragilise le gouvernement d’Adel Abdel Mahdi, a entamé la détermination irakienne. « Avant la visite de M. Le Drian, il y a eu des rumeurs dans la presse irakienne que l’Irak allait juger 12 000 djihadistes étrangers. Cela a aggravé la situation interne », précise le diplomate. De vives critiques ont notamment été formulées par des partisans du chef populiste chiite, Moqtada Al-Sadr, qui dirige la première force politique au Parlement, et soutient les manifestations contre le gouvernement.

L’Irak estime par ailleurs n’être pas « en capacité » d’accueillir ces combattants étrangers, faute de structures pénitentiaires et du fait de la crainte renforcée d’évasions avec l’instabilité politique. Les critiques exprimées contre la justice irakienne – la condamnation à la peine de mort, les risques de torture et le manque de garanties pour un procès équitable – lors du jugement, en juin, des onze Français transférés depuis la Syrie ont par ailleurs suscité un immense désarroi à Bagdad, où l’on pointe le manque de cohérence de la France.

Si la piste irakienne était abandonnée, la question du sort des combattants étrangers se poserait à nouveau. L’urgence n’est plus la même avec l’arrêt de l’offensive turque sur le nord de la Syrie, assure-t-on à Paris : pour le moment, les forces kurdes continueront à garder les camps et les prisons du nord-est syrien. Le chaos des combats avait favorisé des évasions. Plus de 800 femmes et enfants étrangers de l’EI – dont neuf Françaises et une vingtaine d’enfants – se sont échappés du camp de réfugiés d’Aïn Issa. Quelque 100 prisonniers étrangers se sont évadés des prisons depuis le début de l’offensive turque, selon l’émissaire américain pour la Syrie, James Jeffrey.

On ne sait pas ce qu’il en sera à plus long terme, si se confirme un retour complet du pouvoir de Damas. La Syrie n’a pas hésité, dans le passé, à libérer des djihadistes ou à les instrumentaliser à des fins politiques, afin de faire pression sur les capitales européennes pour un rétablissement de relations diplomatiques, ce qui serait un symbole de la « normalisation » que le régime appelle de ses vœux, avec le soutien de son parrain russe.

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