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Jours tranquilles à Paris
23 septembre 2019

Donald Trump sans stratégie face à l’Iran

Par Gilles Paris, Washington, correspondant

Le président américain pense qu’il peut appliquer les sanctions les plus brutales contre Téhéran tout en entretenant l’idée d’une nouvelle négociation, plus favorable aux Etats-Unis. Tout démontre que cette croyance est une chimère.

La crainte d’un embrasement régional après des attaques contre les infrastructures pétrolières saoudiennes imputées à Téhéran, le 14 septembre, s’est dissipée, mais le bilan à ce jour de la sortie unilatérale des Etats-Unis, en mai 2018, de l’accord sur le nucléaire iranien, promesse de campagne de Donald Trump, n’est pas à l’avantage du président américain. Il pourrait en faire l’expérience pendant son passage à l’Assemblée générale des Nations unies (ONU), du 23 au 26 septembre.

Washington espère y mobiliser contre l’Iran. Au cours des derniers mois, cependant, l’administration Trump n’a jamais été en mesure d’entraîner dans son sillage d’autres pays signataires de ce compromis.

Contrairement aux affirmations du président Trump, selon qui Téhéran a déjà changé d’attitude, le pouvoir iranien campe dans la défiance comme l’ont encore montré les déclarations de responsables mettant en garde contre « une guerre totale » en cas de frappes militaires contre leur pays. L’Iran a en outre commencé à s’affranchir de certaines contraintes de l’accord de 2015, et ses alliés régionaux restent particulièrement actifs.

Le péché originel du coup d’éclat de Donald Trump réside en bonne partie dans le caractère hétéroclite de la coalition qui l’a défendu. Il a été soutenu par les « faucons » du Parti républicain, à commencer par l’ancien conseiller à la sécurité nationale du président, John Bolton, qui considèrent en fait que seul un changement de régime à Téhéran permettra de faire rentrer l’Iran dans le rang.

Les limites de la « pression maximale »

Ce courant s’est appuyé sur une conjoncture régionale inédite : le rapprochement d’Israël et des puissances les plus influentes du Golfe, l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis. Donald Trump a ajouté ses propres motivations : le démantèlement d’un des legs diplomatiques les plus importants de son prédécesseur Barack Obama, et le rêve de parvenir à un « meilleur accord » qui témoignerait de ses talents de négociateur.

Longtemps masquées par le succès apparent d’une campagne de « pression maximale » qui repose sur l’intimidation, les contradictions de cette coalition apparaissent aujourd’hui au grand jour.

Pour les « faucons », la « pression maximale » a besoin du crédit que confère l’éventualité de l’usage de la force, conçue comme un levier supplémentaire et non comme une alternative. Donald Trump, qui partage le même objectif que Barack Obama – parvenir à une relative stabilité régionale qui permettrait un retrait américain du Proche Orient –, refuse au contraire d’être entraîné dans une guerre dans laquelle les Etats-Unis seraient obligés de s’engager aux côtés de leurs alliés.

Les monarchies du Golfe semblent découvrir pour leur part que la « pression maximale » les place en première ligne face à leur puissant adversaire. Les attaques du 14 septembre ont exposé leur vulnérabilité, malgré de colossales commandes d’armes américaines.

Les atermoiements de Donald Trump, qui avait déjà refusé en juin, seul contre l’ensemble de ses conseillers selon le New York Times, de répliquer à la destruction par l’Iran d’un drone américain, les conduisent enfin à s’interroger sur la solidité du lien avec les Etats-Unis alors que ces derniers ne sont plus tributaires du pétrole produit dans la région.

Message brouillé

Le temps politique n’est par ailleurs plus celui de 2018. En Israël, le premier ministre Benyamin Nétanyahou, qui a longtemps fait de l’Iran son principal épouvantail, lutte pour sa survie après des élections législatives défavorables.

A Riyad, le prince héritier Mohammed Ben Salman est désormais lesté d’un bilan qui comprend le bourbier yéménite dans lequel il a englué son pays, une brouille avec le Qatar, l’assassinat à Istanbul du dissident Jamal Khashoggi et la défiance du Congrès des Etats-Unis du fait de ces fiascos.

Le départ de John Bolton, probablement limogé le 10 septembre parce qu’il s’opposait à une perspective de désescalade défendue activement par la France, n’a cependant pas apporté la clarification espérée sur les objectifs de Donald Trump. Ce dernier continue de répéter qu’il ne veut rien s’interdire, au risque de brouiller totalement son message comme c’est le cas avec l’éventualité pourtant écartée fermement par Téhéran d’une rencontre historique avec son homologue Hassan Rohani. « Rien n’est jamais totalement exclu mais je n’ai pas l’intention de rencontrer l’Iran », a finalement déclaré Donald Trump, dimanche matin.

En fait, plus le président des Etats-Unis évoque cette perspective, plus les Iraniens s’en distancient. Plus il exclut toute forme de conditions pour un dialogue, alors que son secrétaire d’Etat, Mike Pompeo, en avait énuméré douze, toutes plus draconiennes les unes que les autres après la sortie de l’accord de 2015, plus Téhéran avance les siennes.

Contradictions

Donald Trump pense qu’il peut en même temps appliquer les sanctions les plus brutales contre l’Iran sans alimenter un risque de guerre tout en entretenant l’idée d’une nouvelle négociation, plus favorable aux Etats-Unis, sans contrarier ses alliés régionaux. Tout démontre aujourd’hui que cette croyance est une chimère.

Au contraire, le durcissement des sanctions a entraîné en représailles la multiplication des tensions dans le Golfe, jusqu’aux attaques contre les infrastructures saoudiennes et les mises en garde de Téhéran contre toute riposte. Il contrarie l’instauration de toute forme de dialogue et ébranle les alliés arabes des Etats-Unis dont un, les Emirats arabes unis, a jugé bon de reprendre langue avec Téhéran.

Donald Trump a écarté pour l’instant une réponse militaire. Il a ajouté de nouvelles sanctions, entretenant le discours des « faucons » qui veut que l’étranglement soit facteur de résultats, ce que les derniers mois ont démenti. Le Pentagone a également annoncé l’envoi de troupes en Arabie saoudite dans le souci manifeste de redorer la crédibilité des Etats-Unis. Aucun chiffre n’a été avancé pour l’instant concernant ce déploiement présenté comme « modéré ». Et pour cause : une telle annonce va complètement à l’encontre de la promesse de Donald Trump de rapatrier une bonne partie des soldats américains déployés à l’étranger.

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23 septembre 2019

A Hongkong, les manifestations continuent, en brûlant, en cassant et… en chantant

Par Florence de Changy, Hongkong, correspondance

Alors que le seizième week-end de tensions à Hongkong a été marqué par de nombreuses actions, parfois très ponctuelles, les manifestants ont de plus en plus souvent recours à un nouveau chant, « Gloire à Hongkong », pour exprimer leur colère.

Dimanche, sous couvert « d’aller faire des courses », le code pour occuper les centres commerciaux, quelques milliers de manifestants se sont retrouvés à Shatin, une « ville nouvelle » des années 70 située au cœur des nouveaux territoires, où ils ont ciblé les magasins soupçonnés de sympathies chinoises, étiquetés donc « à boycotter » par des autocollants avec un chariot de supermarché barré…

Les manifestants ont également profané un drapeau chinois érigé, puis mis le feu à des barricades et saccagé la station de métro. La veille, de nombreuses altercations eurent également lieu notamment autour de murs, transformés en mosaïques de notes adhésives militantes, que les anti-manifestants souhaitaient « nettoyer ».

En toutes circonstances, les manifestants ne manquent plus une occasion de chanter leur nouveau cri de ralliement, Gloire à Hongkong, un chant vibrant et passionné, une musique originale sur laquelle des paroles ont été écrites de manière collective. Des tutoriels pour bien le chanter ont également été postés sur YouTube.

« J’ai beaucoup écouté “La Marseillaise” »

Le jeune compositeur du morceau, soucieux de rester anonyme, n’est connu que sous son nom de guerre : Thomas dgx yhl (sic), un « charabia » qu’il assume et duquel il n’exclut pas un sens caché… Il cite parmi les hymnes nationaux qui l’ont inspiré, celui des Etats-Unis, de la Russie et du Royaume-Uni ainsi que le Gloria in excelsis Deo de Vivaldi.

« J’ai également beaucoup écouté La Marseillaise. Les paroles et la musique de la première phrase sont un chef-d’œuvre », nous affirme-t-il, par messagerie cryptée interposée. Jusque-là, il n’avait jamais composé que de la musique pop. En 2014, lors de la « révolte des parapluies », premier grand mouvement de désobéissance civile pro-démocratie, Thomas avait déjà songé à composer. Mais à l’époque, l’ambiance n’était pas aussi grave. Les neuf suicides de manifestants (qui ont officiellement associé leur acte de désespoir au mouvement actuel) pèsent lourdement sur l’humeur globalement sombre.

Un air classique lui a paru en outre plus approprié à l’ambiance « champ de bataille » et plus facile à chanter par une foule.

« C’est une marche solennelle et digne écrite pour les manifestants. De mon point de vue, les mots “Libérer Hongkong, Révolution de notre temps” [le slogan phare de la révolte par lequel s’achève l’hymne] veulent dire que Hongkong a changé, que les Hongkongais ne sont plus seulement intéressés par l’argent, qu’ils aspirent à des valeurs plus nobles et moins égoïstes. Et c’est pour cela que nous, les Hongkongais, marchons dans les rues », explique-t-il.

Glory to Hongkong a ensuite été joué par un véritable orchestre, puis diffusé sur les réseaux sociaux sous forme d’un clip, vu plus d’un million au premier jour de sa mise en ligne.

« Dès que j’ai entendu le morceau, j’ai voulu monter une version orchestrale », nous affirme « S » (c’est ainsi qu’il se présente) le chef d’orchestre. Il a accepté de nous rencontrer accompagné de « C » et de « V », les deux producteurs de la vidéo ; non sans certaines précautions pour garantir leur anonymat, dont un bref jeu de piste pour les retrouver, à une heure avancée de la nuit dans une gargote japonaise où la serveuse, de mèche, nous désigne du doigt la table des artistes.

En noir de la tête aux pieds, la couleur du mouvement, ils ont entre 27 et 30 ans. « Notre seul but est d’unir et de donner courage et espoir aux participants à ce mouvement alors que nous sommes tous ensemble au fond des ténèbres », raconte « S ». « Trouver 150 musiciens qualifiés n’a pas été difficile. On a même dû choisir à cause de la taille du studio », ajoute « C ». L’enregistrement eut lieu clandestinement et toute l’opération ne prit que quelques heures car « on ne pouvait pas exclure une perquisition de la police ou que les triades [mafias] viennent faire un casse dans le studio »…

Duels de chants

« La qualité de l’interprétation musicale [dans la version avec chœur et orchestre] est de très haut niveau », juge Mak Su-yin, professeure de musique à l’université chinoise de Hongkong, qui rappelle que la plupart des Hongkongais apprennent la musique et le chant dès leur plus jeune âge.

Dans la vidéo, les musiciens sont en grande tenue de manifestants, avec masques à gaz et casques de chantiers, et des fumées blanches, qui évoquent les gaz lacrymogènes mais symbolisent la terreur [qui se dit « terreur blanche », en chinois] se répandent entre eux. « J’aime que l’on voit des chanteurs avec des masques à gaz car les artistes voient leurs libertés se restreindre à Hongkong », commente « V », la coproductrice du clip.

Depuis l’émergence de cet « hymne à Hongkong » – dont une version en anglais est en préparation – on a assisté, tant dans les centres commerciaux que dans les stades de foot, à des duels de chants, entre manifestants pros et antigouvernementaux chantant à qui mieux mieux, les uns, l’hymne national chinois, les autres, ce nouveau Gloire à Hongkong… Ce chant a sans doute été d’autant mieux accueilli qu’il offre une alternative aux Hongkongais qui huent régulièrement l’hymne national chinois, notamment lors des matchs de foot ou de rugby.

Une attitude « intolérable » du point de vue de Pékin qui ne supporte pas les attaques aux symboles nationaux. Un projet de loi, obligeant de respecter le drapeau et l’hymne national est d’ailleurs en cours à Hongkong mais la seconde lecture du texte, prévue fin juin, avait prudemment été repoussée par le président du Parlement, qui avait invoqué les « circonstances peu favorables »…

« Le chant a un pouvoir important en Chine »

En fait, plusieurs chants accompagnent le mouvement depuis ses débuts, notamment L’Alléluia de Taizé et le chant du film Les Misérables. Un tube de Maria Cordero, chanteuse populaire pro-gouvernement, a également été détourné avec sarcasme pour se moquer des policiers, par les plus jeunes qui hurlent en riant : « Frappez les journalistes ! frappez les députés ! frappez les jeunes ! frappez les femmes ! »…

« Le chant a toujours eu un pouvoir important dans tous les mouvements révolutionnaires, mais encore plus en Chine qu’ailleurs », rappelle le violoncelliste Laurent Perrin, qui estime qu’un hymne comme celui-là « risque d’inquiéter Pékin bien davantage que les cocktails Molotov des manifestants ».

Mais le comble du succès de ce nouvel hymne, c’est que le camp pro-Pékin l’a immédiatement détourné. « Pour les larmes que nous versons sur cette Terre », entonnent les uns ; « Pour ce paradis qui est en cours de destruction », entonnent les autres…

20 septembre 2019

La politique incendiaire de Bolsonaro en Amazonie

La multiplication des feux amazoniens est la face visible de la politique du président brésilien, analyse le journaliste du « Monde » Nicolas Bourcier.

Par Nicolas Bourcier  

Analyse. Pour une fois, nous avons regardé la maison brûler. Dix-sept ans, presque jour pour jour, après la harangue de Jacques Chirac au IVe Sommet de la Terre à Johannesburg, en Afrique du Sud, où le président français avait appelé à ne pas regarder « ailleurs », le monde s’est soudainement pris de convulsions pour l’Amazonie. Les feux de forêt ont fait la « une » des journaux quasi quotidiennement depuis la mi-août. Les plus hauts responsables politiques de la planète se sont exprimés sur le sujet. Des aides ont été proposées. De l’argent aussi.

Qu’on en juge. Pour la seule journée du 2 septembre, 1 284 départs de feux ont été enregistrés rien qu’en Amazonie brésilienne. Ils s’élèvent à plus de 45 000 depuis le début de l’année. D’après les chiffres publiés la semaine dernière, le taux de déforestation au Brésil a augmenté en août de 222 % par rapport à la même période de 2018. Soit un stade de football de forêt rasé par minute. Près de 400 000 arbres par jour. Certes, ces chiffres vertigineux restent en deçà des pics de déboisement enregistrés au début des années 1990 et 2000, mais l’accélération de ces dernières semaines est plus que préoccupante. Peut-être parce que la planète n’a jamais eu autant besoin qu’aujourd’hui de ce poumon vert et de sa biodiversité.

Un homme a pourtant regardé ailleurs, Jair Bolsonaro, le président brésilien, élu haut la main en octobre 2018 et suivi dans un bel élan d’unanimité par l’ensemble de son gouvernement. Plusieurs fois, l’homme fort de Brasilia a affirmé que les statistiques étaient biaisées. Longtemps, cet adepte de la théorie du complot a soutenu que les incendies avaient été provoqués par les ONG, qu’il a accusées d’avoir elles-mêmes mis le feu à la forêt pour se venger d’avoir perdu leurs subventions publiques. Ce n’est que récemment qu’il a accepté une aide internationale, choisie et au compte-gouttes.

Changement de paradigme

Pour nous ôter le moindre doute sur le sujet, le ministre des affaires étrangères, Ernesto Araujo, vient d’affirmer que les images satellites ne faisaient pas la différence entre « un feu de campement » et un incendie, frappant encore un peu plus de stupeur et d’indignation la communauté scientifique. Le ministre de l’environnement, Ricardo Salles, ancien avocat des milieux d’affaires, a prévu, lui, de s’entretenir avec des responsables d’un think tank nord-américain climatosceptique, le Competitive Enterprise Institute, peu avant le sommet de l’ONU du 27 septembre où la question des feux amazoniens devrait occuper une place importante.

De fait, M. Bolsonaro n’a jamais caché que la forêt amazonienne était pour lui une ressource naturelle parfaitement exploitable. Député à l’aile la plus droitière de l’échiquier politique brésilien pendant plus de vingt-cinq ans, cet ex-capitaine a régulièrement soutenu l’idée d’une ouverture de ces terres aux intérêts commerciaux. Comme nombre de militaires, il a toujours considéré les inquiétudes internationales au sujet de l’Amazonie comme autant d’efforts déguisés des pays riches pour empêcher le développement du Brésil.

« Les petits fermiers, les exploitants agricoles, les industriels et les bandes de criminels qui brûlent la forêt savent que personne n’ira les arrêter », explique un responsable fédéral de l’environnement

Depuis son investiture le 1er janvier, il n’a pas dévié. Au contraire. « Il n’y a eu aucune mesure ni action répressive depuis son arrivée au pouvoir, et maintenant, c’est la forêt qui en paie le prix, explique un responsable fédéral de l’environnement du bassin amazonien. Les petits fermiers, les exploitants agricoles, les industriels et les bandes de criminels qui brûlent la forêt savent que personne n’ira les arrêter. » Et pour cause. Dès le premier jour de son mandat, M. Bolsonaro a placé sous la tutelle du ministère de l’agriculture – et non plus de la Fondation nationale de l’Indien (Funai), organisme public chapeauté par le ministère de la justice – la démarcation des terres attribuées aux peuples autochtones. Un ministère confié à Tereza Cristina da Costa, leader du groupe parlementaire « ruraliste », qui défend les intérêts de l’agrobusiness. Démoniaque changement de paradigme.

Le véritable marqueur est toutefois survenu à peine deux semaines plus tard, le 25 janvier. Ce jour-là, un barrage du géant minier brésilien Vale, dans le Minas Gerais, près de Brumadinho, cède, entraînant la mort de plus de 200 personnes et une centaine de disparus. Le tsunami de boue toxique contamine la rivière Paraopeba jusqu’au fleuve Sao Francisco. Près de 350 km de cours d’eau sont pollués ; la flore et les rives, souillées. Là encore, les images font le tour du monde. On en appelle aux dirigeants, on pousse à ce que les licences des barrages soient mieux contrôlées, à ce que la gestion des dommages devienne une priorité du gouvernement.

Peine perdue : M. Bolsonaro et ses équipes s’engageront à assouplir les règles d’attribution des licences de construction et d’exploration minière. Ils diminueront même drastiquement le nombre de procès-verbaux en matière d’infractions environnementales. Jamais autant d’atteintes à la loi n’auront été aussi peu verbalisées. A l’inverse, le gouvernement prendra pour cible le Fond Amazonie, principal financier, depuis 2008, des projets de préservation des écosystèmes et de lutte contre la déforestation. Il paralysera son action, accusant même, sans preuves, certains acteurs de la société civile d’irrégularités dans la gestion de l’institution.

La multiplication des feux amazoniens est bien la face visible de la politique incendiaire de M. Bolsonaro. D’autres sinistres suivront, tant le sentiment d’impunité semble s’être durablement installé sur le territoire. Intimidations, menaces, assassinats de caciques et de défenseurs de l’environnement, incursions dans les terres indiennes, où le défrichement a également augmenté. Bûcherons et fermiers, orpailleurs et hommes de main se sentent comme libérés par la parole présidentielle. La spirale est mortifère ; elle se déroule sous nos yeux.

20 septembre 2019

Pour les FARC, la tentation du maquis

Marie Delcas

Face à l’insécurité et au manque de terres, les ex-guerilleros s’interrogent sur leur avenir
REPORTAGE

Il y a ceux qui croient encore à la paix et ceux qui ont repris les armes. Carlos Alberto, qui a passé vingt-quatre ans dans la guérilla colombienne, fait partie des premiers, « les plus nombreux », précise-t-il. Il refuse toutefois de juger ses anciens camarades. « Je comprends leurs raisons, mais je ne partage pas leur analyse, poursuit l’ancien guérillero. La guerre n’a plus sa place en Colombie. C’est parce que nous l’avons compris que nous avons décidé de déposer les armes et de poursuivre la lutte sur le terrain politique. »

Le 29 août, dans une vidéo diffusée sur Internet, Ivan Marquez, le négociateur de l’accord de paix de 2016, et plusieurs commandants historiques des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) ont annoncé qu’ils reprenaient le maquis et appelé leurs anciens compagnons d’armes à les rejoindre. « C’est vrai que le gouvernement ne tient pas ses engagements, note Carlos Alberto. Rien n’a été fait en matière de développement rural. » L’autre grand sujet d’inquiétude des démobilisés est la sécurité : 137 d’entre eux ont été assassinés depuis la signature de l’accord, en novembre 2016.

Carlos Alberto est responsable régional du parti de la Force alternative révolutionnaire commune (qui a conservé l’acronyme historique de FARC) et membre de la direction du camp d’Icononzo, un des vingt-quatre « espaces territoriaux de formation et de réincorporation » (ETCR) où se sont regroupés les guérilleros à leur sortie du maquis. A quatre heures de route de Bogota, le lotissement d’Icononzo qui surplombe une vaste et verte vallée a été, comme les autres, construit à la va-vite. Sur les murs des baraquements, les portraits des leaders historiques de la guérilla rappellent que les anciens combattants n’ont rien renié de leur passé.

Gonzalo, qui a troqué son fusil AK-47 pour une machine à coudre, critique la réaction du gouvernement qui a mis à prix la tête des commandants guérilleros dissidents : « Ivan Duque a offert 3 milliards de pesos (805 5 21 euros) pour chacun d’entre eux. Il ferait mieux de mettre tout cet argent dans les programmes de réincorporation des guérilleros à la vie civile et dans les politiques de développement, pour éviter que d’autres ne repartent dans le maquis. »

« Le coup a été dur »

« Les médias font tout un foin de la vidéo de Marquez, soupire Gonzalo. Les chiffres parlent pourtant. » Selon l’Agence nationale pour la réintégration (ANR), sur les 13 086 membres des FARC (combattants et miliciens civils) qui ont abandonné la lutte armée, 12 036 sont toujours enregistrés auprès de cette administration qui sait où ils se trouvent. « Nous avons tenu parole, nous », insiste Gonzalo, qui travaille dans l’atelier de confection du camp d’Icononzo.

Toujours selon l’ANR, quelque 3 000 anciens guérilleros vivent encore dans ces ETCR, les autres sont rentrés dans leur famille ou partis tenter leur chance à l’extérieur. A Icononzo, les anciens combattants – et combattantes – sont officiellement 298. Mais, précise le responsable du camp, Diego Suarez, « beaucoup vont et viennent » au gré des saisons et des emplois temporaires.

Deux commandants qui vivaient à Icononzo sont apparus sur la vidéo aux côtés d’Ivan Marquez. Jhon Jairo Bedoya, alias Rumba, avait disparu il y a plusieurs mois ; Julio Rincon, alias Nelson Robles, s’est absenté en mai « pour des raisons familiales ». Ont-ils essayé d’entraîner avec eux une partie des troupes ? Non, répondent, laconiques, les démobilisés d’Icononzo qui préfèrent, semble-t-il, éviter le sujet. « Chaque individu décide de sa vie comme il l’entend », expliquent-ils à l’unisson. Qu’il résulte d’un consensus ou d’une consigne, le discours concernant les dissidents de la vidéo est bien huilé. « C’est vrai que le coup a été dur, admet cependant Diego. Mais nous savions que le chemin de la paix serait difficile. » Les autorités colombiennes ne doutent pas que les dissidents ont trouvé refuge au Venezuela, et que la vidéo y a été tournée.

Les ex-guérilleros perçoivent de l’Etat une petite pension, équivalente à 90 % du salaire minimum. Tous ou presque travaillent, la plupart dans les champs environnants. Mais les terres manquent. Et les projets productifs promis tardent à se mettre en place. Certains font des études, comme Wilson, qui rêve de passer l’équivalent du bac et de devenir architecte. D’autres savourent la liberté, comme son voisin sorti de prison grâce à l’accord de paix. Tous jurent qu’ils ne reprendront jamais le maquis. Mais Wilmer admet que certains de ses camarades y pensent sérieusement : « Il y en a qui aiment la vie en armes et qui ne s’habituent pas, ici », explique-t-il.

Valentina Beltran est, elle, candidate à la mairie d’Icononzo. A huit semaines des élections, l’apparition d’une dissidence ne facilite pas la tâche des militants des FARC. « Tout le travail que nous avons fait, tout ce que nous avons construit d’espérance semble tout à coup démoli », soupire Valentina. Ce n’est pas à Ivan Marquez qu’elle en veut, mais aux responsables politiques et aux médias. Il faut dire que, dans les discours officiels et les journaux, le vocable « martial » a repris ses droits : le pouvoir a déclaré la guerre aux « criminels » et aux « narcoterroristes » que sont désormais Ivan Marquez et tous les dissidents de l’accord de paix. « De nouveau, nous sommes montrés du doigt. C’est ce que je sens, se désole Valentina. Pourtant, seuls quelques-uns d’entre nous ont décidé de reprendre les armes. » Elle retrouve son enthousiasme pour raconter son engagement féministe et le dialogue noué avec les autres candidates de la municipalité. « Le travail politique avance, se réjouit l’ancienne combattante à la voix douce. Notre message est mieux compris aujourd’hui. »

« Grande capacité »

Adrian, que les plus jeunes appellent grand-père, a perdu le compte des années passées dans la guérilla. Que regrette-t-il du maquis ? « La solidarité qui nous unissait. La nature qui nous accueillait. Tout quoi », répond l’homme de 61 ans. Adrian rêve de finir ses jours « dans une petite maison, là-bas, dans la jungle ». Sans armes.

Interrogés sur l’avenir d’une nouvelle guérilla FARC, les démobilisés se gardent de tout pronostic. « Trouver des armes est facile en Colombie, recruter aussi. Mais structurer et former une guérilla est une autre affaire », considère Carlos Alberto. « Quand nous étions dans la montagne, il y avait des dizaines de jeunes qui demandaient à nous suivre, raconte Gonzalo. Les commandants qui sont repartis dans le maquis ont une grande capacité intellectuelle, politique et militaire. Et c’est vrai qu’ils pourront recruter. Mais les FARC ne redeviendront jamais ce qu’elles ont été. »

19 septembre 2019

Attaques d’installations pétrolières : Riyad présente ses preuves de l’implication de l’Iran

Les autorités ont présenté des débris de drones et de missiles de croisière iraniens. « L’attaque a été lancée du Nord et était indéniablement commanditée par l’Iran », a déclaré le porte-parole du ministère de la défense.

L’Arabie saoudite a présenté, mercredi 18 septembre, les résultats de sa propre enquête sur les attaques contre deux installations pétrolières du royaume et ce qu’elle présente comme des preuves matérielles prouvant l’implication du régime iranien.

Ces frappes ont été menées samedi 14 septembre à l’aide de drones iraniens Delta et de missiles de croisière, a précisé le colonel Turki Al-Malki, porte-parole du ministère de la défense. Elles ont été lancées depuis le « Nord et était indéniablement commanditées par l’Iran », a-t-il déclaré lors d’une conférence de presse.

Le responsable saoudien n’a toutefois pas directement accusé Téhéran d’avoir lancé les attaques depuis son territoire, affirmant seulement sa certitude quant aux capacités du royaume à trouver le lieu de lancement à l’issue de l’enquête.

Menaces des houthistes contre les EAU

L’Iran dément avoir joué le moindre rôle dans les attaques de samedi. De leur côté, les rebelles yéménites houthistes (soutenus par Téhéran) ont revendiqué les frappes et ils ont menacé de viser « des dizaines de cibles aux Emirats arabes unis [EAU], dont Abou Dhabi et Dubaï », a déclaré Yahiya Saree, leur porte-parole.

Les EAU sont l’un des piliers de la coalition militaire que dirige l’Arabie saoudite au Yémen. Ce n’est pas la première fois que les rebelles houthistes les menacent ; ils ont même déjà revendiqué des frappes qui n’ont jamais été confirmées par les autorités émiraties. « Si vous voulez la paix et la sécurité pour vos installations et pour vos tours de verre qui ne peuvent résister à un drone, alors laissez le Yémen tranquille », a déclaré Yahiya Saree.

De son côté, l’armée du Koweït a ordonné à ses troupes de renforcer « leur préparation au combat ». Cette décision intervient alors que le pays a lancé une enquête sur des informations faisant état de l’« intrusion » d’un drone qui aurait survolé un des palais de l’émir, samedi.

Mission d’experts de l’ONU

Des experts des Nations unies (ONU) ont été envoyés en Arabie saoudite pour mener une enquête internationale sur les attaques, a annoncé le secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres. Il a précisé que la résolution 2231, ayant entériné l’accord nucléaire conclu avec l’Iran en 2015, permet une telle enquête internationale de l’ONU. « Nous devons arrêter ce type d’escalade », a-t-il insisté.

De son côté, le Kremlin a déclaré qu’à l’issue d’un échange téléphonique avec le prince héritier Mohammed Ben Salman, le président russe Vladimir Poutine avait « appelé à une enquête approfondie et objective ».

Le président français, Emmanuel Macron, s’est, lui aussi entretenu avec le prince héritier, homme fort du royaume, et va envoyer des experts pour participer à l’enquête saoudienne, selon l’Elysée. Paris entend « établir soigneusement les faits » avant toute réaction, a ajouté la porte-parole du ministère français des affaires étrangères.


Conférence de presse à Riyad, le 18 septembre. | AMR NABIL / AP

Le secrétaire d’Etat américain Mike Pompeo, en visite en Arabie saoudite, a accusé l’Iran et qualifié l’attaque d’« acte de guerre ». « C’était une attaque iranienne », a déclaré à la presse le chef de la diplomatie des Etats-Unis, assurant qu’elle portait « les empreintes digitales de l’ayatollah » Ali Khamenei, le guide suprême iranien.

Le président Donald Trump, qui a affirmé vouloir se concerter avec Riyad et attendre d’avoir la certitude que Téhéran était derrière les attaques s’est entretenu avec le premier ministre britannique Boris Johnson ; ils ont discuté de la nécessité d’une « réponse diplomatique unie » de la part de la communauté internationale, rapporte Downing Street.

Durcissement des sanctions américaines

Donald Trump a affirmé disposer de « beaucoup d’options » pour répondre à l’Iran. « Il y a l’option ultime et il y a des options bien moins élevées que cela », a répondu le président américain aux journalistes l’interrogeant depuis Los Angeles, en faisant allusion à une possible réponse militaire. Il a également précisé que le détail des nouvelles sanctions contre le régime islamique serait précisé « d’ici quarante-huit heures », après avoir annoncé leur durcissement « substantiel » sur Twitter.

Ces sanctions viendront s’ajouter aux mesures punitives sans précédent déjà imposées par Washington à Téhéran depuis que Donald Trump a retiré son pays en mai 2018 de l’accord sur le nucléaire iranien, qu’il juge insuffisant pour empêcher la République islamique de se doter de la bombe atomique et de déstabiliser le Moyen-Orient.

Le chef de la diplomatie iranienne, Mohammad Javad Zarif, a accusé Washington de « viser délibérément » les civils iraniens et a qualifié ces mesures d’« illégales » et d’« inhumaines ».

Recul des prix du pétrole

Mercredi soir, les prix du pétrole ont terminé en baisse : l’Arabie saoudite a assuré d’un retour à la normale imminent de sa production et le risque d’une crise militaire semble s’éloigner.

A Londres, le baril de Brent de la mer du Nord pour livraison en novembre a fini en baisse de 95 cents, ou – 1,5 %, à 63,60 dollars. A New York, le baril américain de WTI pour livraison en octobre a reculé de 1,23 dollar, ou – 2,1 %, pour clôturer à 58,11 dollars. Les cours de l’or noir ont aussi été lestés par l’annonce d’une légère augmentation des stocks de pétrole brut aux Etats-Unis la semaine dernière après quatre semaines de baisse.

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17 septembre 2019

Pétrole : les attaques en Arabie saoudite font s’envoler les cours

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Par Nabil Wakim

Les prix de l’or noir ont augmenté de plus de 10 % lundi matin, illustrant la crainte d’un conflit plus important au Proche-Orient.

Les cours du pétrole se sont envolés, lundi 16 septembre, à la suite des attaques de drones contre des installations pétrolières en Arabie saoudite, samedi ; celles-ci ont réduit de moitié la production de pétrole du royaume. Le prix du Brent coté à Londres a enregistré la plus forte progression de son histoire lundi, en clôturant en hausse de 14,6 %, à 69 dollars.

Cette envolée spectaculaire des prix était attendue, et toute la question est aujourd’hui de savoir à quel point elle sera durable. Dès samedi, tradeurs et acteurs du marché pétrolier ont identifié les risques. « Cette attaque est le “Big One” [séisme] », lançait ainsi le Wall Street Journal, en référence au surnom donné à un tremblement de terre dévastateur. Plusieurs observateurs partagent l’idée que ces attaques contre les installations du géant public Aramco sont celles de trop dans le conflit larvé entre l’Arabie saoudite et l’Iran, et leurs alliés respectifs. Dimanche, les Etats-Unis se sont déclarés « prêts à riposter ».

Ces attaques ont réduit de plus de moitié la production saoudienne, qui perd ainsi 5,7 millions de barils par jour – ce qui correspond à environ 5 % de l’offre mondiale. C’est la plus soudaine baisse de production de l’histoire de l’or noir, plus encore que lors de la première guerre du Golfe.

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Cette flambée des cours pourrait se traduire rapidement par une hausse des prix à la pompe, selon des professionnels du secteur. « On peut s’attendre assez rapidement à une augmentation de l’ordre de 4 ou 5 centimes », parce que « les grandes sociétés répercutent au jour le jour l’évolution des prix sur le marché de Rotterdam [Pays-Bas] sur l’essence et le gazole », a déclaré Francis Duseux, président de l’Union française des industries pétrolières (UFIP), à l’Agence France-Presse.

Stocks inutilisés

Combien de temps prendra le retour à la normale ? Lundi, la compagnie nationale saoudienne, Aramco, assurait pouvoir rétablir rapidement la production d’un tiers de ce qui a été perdu. Mais il n’est pas impossible qu’il faille plusieurs mois avant un rétablissement complet de la situation.

Le ministre saoudien de l’énergie, le prince Abdel Aziz Ben Salman, a assuré dès dimanche que le royaume utiliserait ses vastes stocks pour compenser en partie la perte de production. Le royaume dispose de réserves réparties en plusieurs points du globe pour assurer les livraisons à ses clients.

« L’Arabie saoudite a environ 188 millions de barils de pétrole en réserve, ce qui, au rythme de 5,7 millions de barils par jour, couvre environ 33 jours », calculent dans une note les analystes de Morgan Stanley.

Défiance des tradeurs

Paradoxalement, cette hausse – si elle est ponctuelle – ne serait pas uniquement une mauvaise nouvelle pour l’Arabie saoudite, qui souhaite voir les prix monter depuis déjà plusieurs mois. De même, à Téhéran, on se félicitera probablement de voir les cours grimper.

Mais cette situation risque de peser lourdement sur la confiance des tradeurs vis-à-vis de Riyad. « Abqaïq est le centre névralgique du système énergétique saoudien. Même si les exportations devaient reprendre sous vingt-quatre à quarante-huit heures, son image d’invulnérabilité est affectée », a déclaré à Reuters Helima Croft, de RBC Capital Markets.

La vulnérabilité de ces installations a remis la question géopolitique au centre des préoccupations. Même si les Saoudiens parvenaient à tenir leurs promesses de rétablir la production rapidement, rien ne dit qu’une telle attaque ne se reproduira pas. Ou qu’une riposte serait sans conséquences sur la production pétrolière régionale.

D’autant que Mohammed Ben Salman, le prince héritier du royaume, a particulièrement besoin de stabilité pour assurer une introduction en Bourse d’Aramco – un projet crucial pour les finances du pays. Selon plusieurs sources citées par la presse spécialisée, ce projet pourrait être reporté en attendant un rétablissement de la situation.

14 septembre 2019

A Hongkong, la police face au peuple

Par Florence de Changy, Hongkong, correspondance

Autrefois adulés, les agents de la ville cristallisent désormais la haine des manifestants, qui réclament une commission d’enquête indépendante sur les violences policières.

Le torchon brûle entre les Hongkongais et leur police. La colère des habitants de la région administrative spéciale se cristallise désormais sur les forces de l’ordre – au moins autant que sur le gouvernement, qui a attendu trois mois de la pire crise qu’ait connue la cité depuis son retour dans le giron chinois pour enterrer un projet de loi permettant les extraditions, notamment vers la Chine. Les manifestants exigent à présent une commission d’enquête indépendante sur les violences policières, que le gouvernement refuse.

Face aux agents, des protestataires que la presse ne qualifie plus de « pacifiques » : les éléments les plus radicaux érigent des barricades, lancent des cocktails Molotov, allument des feux et résistent aux charges à coups de barres métalliques. Plusieurs stations de métro ont été partiellement vandalisées. L’hostilité est telle qu’un déploiement de routine d’une petite unité peut suffire à déclencher, sinon des heurts, au moins une cascade d’insultes à l’égard des policiers : « Assassins », « parasites », « triades » (mafieux), « chiens » et autres injures épicées dont le cantonais regorge. Lors des face à face avec les manifestants, les policiers se voient également adresser des slogans comme : « Les hommes bien ne deviennent pas policiers ». De leur côté, les policiers traitent ouvertement les protestataires de « cafards », malgré plusieurs rappels à l’ordre de leurs supérieurs.

« Une insulte à leur serment »

Les réseaux sociaux et les médias locaux abondent de vidéos documentant des abus flagrants, y compris sur des passants, des secouristes, des journalistes, ou même des adolescents. « En ce moment, ils sont complètement fous, constate un ancien policier de 34 ans, qui a quitté la police pendant le “mouvement des parapluies” – trois mois d’occupation de grandes artères de la troisième place financière mondiale en 2014, pour réclamer l’élection des dirigeants politiques au suffrage universel. Ils ne contrôlent plus leurs émotions ni leurs armes. On nous apprend très clairement à éviter la tête avec les matraques, car cela peut tuer. Mais on dirait qu’ils font tout ce qu’ils peuvent pour blesser le suspect. La manière dont je les ai vus jeter un suspect au sol après lui avoir lié les mains dans le dos, en lui cassant même les poignets, c’est totalement contraire à ce que l’on apprend. Et c’est devenu routinier. Leur comportement est une insulte à leur serment. » Lui était déjà alarmé par la mentalité qui commençait à régner chez ses collègues. « Ils sont convaincus que leurs dérives ne seront jamais punies. Pékin et le gouvernement ne font que les encourager », ajoute-t-il.

Cette haine basique à l’encontre des manifestants, partagée d’après lui par près de 80 % de la force, n’a toutefois aucun fondement idéologique. « Ils ne sont pas particulièrement prochinois, pas du tout même. Ils sont généralement peu politisés, parce qu’assez peu instruits. Ils voient surtout ces manifestants comme des bons à rien qui sèment la pagaille, qui détruisent la réputation de Hongkong et les obligent à faire des heures supplémentaires », ajoute-t-il.

« La police doit répondre de ses abus »

Avec deux oncles et un cousin dans les rangs, il est d’une vraie « famille de policiers ». Il rappelle qu’un emploi de policier est convoité à Hongkong, car il offre un salaire relativement élevé, ainsi que des avantages en matière de logement ou de retraite, malgré le peu de qualification exigé.

« 12.6, 21.7, 31.8. Tout le monde connaît ces dates. Ce sont celles des trois pires actions commises par la police contre les Hongkongais », s’offusque Andy Se, manifestant de 28 ans, à nouveau dans la rue, en ce dimanche 8 septembre, pour dire et redire que « rien n’est réglé » et que « la police doit répondre de ses abus ».

Le 12 juin, en moins d’une heure, le quartier d’Admiralty est sens dessus dessous. Outre les gaz lacrymogènes et les gaz poivre, la police sort les redoutables bean bags (« sacs à pois »). Facteur aggravant : les policiers ne portent pas leur badge d’identification, une anomalie que le ministre de la sécurité, John Lee, justifiera ensuite par un « manque de place sur les uniformes ».

« Un nouveau degré d’indignation est franchi le 21 juillet », estime le député du Parti démocratique, Lam Cheuk-ting, avec l’attaque de manifestants par une horde de voyous en tee-shirt blanc, liés aux triades locales, dans la station de métro de Yuen Long. La police tarde à intervenir et rechigne à effectuer la moindre arrestation, sous des prétextes douteux. « Même ceux parmi les Hongkongais qui jusqu’alors n’avaient pas d’opinion sur l’attitude de la police ont constaté qu’il y avait un problème », estime le député, lui-même blessé dans ces affrontements, qui lui valurent dix-huit points de suture à la bouche.

Enfants de policiers humiliés à l’école

Le 31 août, l’opération a lieu dans une autre station de métro, Prince Edward. Les policiers sont notamment filmés matraquant des protestataires au sol. Les manifestants portent de plus en plus souvent des cache-œil ou de faux bandages à la tête, par solidarité avec les blessés.

Le divorce entre les Hongkongais et leur police est d’autant plus douloureux que cette dernière a longtemps été adulée. « Dans les années 1990, les policiers étaient nos héros. On les respectait, les jeunes les vénéraient pour leur bravoure », rappelle un avocat engagé dans l’assistance aux personnes arrêtées. C’est alors qu’elle gagna son appellation « Asia’s finest », autrement dit la référence et le modèle de toutes les polices du continent. Elle revenait pourtant de loin. Jusqu’au milieu des années 1970, la police de Hongkong était notoirement corrompue. Elle doit sa métamorphose au gouverneur britannique Murray MacLehose (1971-1982), grand réformateur, qui, en 1974, mit en place la commission indépendante anticorruption (ICAC), saluée à l’époque comme un retentissant succès.

Aujourd’hui, il n’y a plus que Pékin, le gouvernement de Hongkong et le ministre de la sécurité, John Lee, lui-même ancien policier, pour faire l’éloge de cette force. Ailleurs, c’est la haine, y compris dans les quartiers traditionnellement « bleus », progouvernement. Les agents et leurs familles s’en disent victimes. La presse s’est fait l’écho d’incidents lors desquels des enfants de policiers ont été humiliés à l’école et des briques ont été lancées dans les logements de fonction des familles. Fin août, dans le quartier de Kwai Fong, un policier de 45 ans qui rentrait chez lui a été poignardé par trois hommes masqués. « Il y a un nombre inhabituel de démissions et de suicides », affirme par ailleurs une source réclamant l’anonymat.

Le « héros » qui n’a pas tiré

En revanche, un policier qui avait pointé son revolver sur les manifestants a été qualifié de « héros » par les médias chinois, pour la maîtrise dont il fit preuve en ne tirant pas. Il a été invité à participer au grand défilé du 1er octobre, à Pékin, pour le 70e anniversaire de la République populaire de Chine.

« Objectivement, la police a réussi à maintenir l’ordre à Hongkong. La ville a continué de fonctionner à 99 % pendant tout l’été, à l’exception du blocus de l’aéroport pendant quarante-huit heures, et de stations de métro momentanément fermées. Avec plus de 30 000 hommes, la police a largement de quoi maîtriser la situation », temporise, confiant, un ancien haut gradé de la police de Hongkong, à la retraite depuis peu. Il admet que les bavures, largement exposées par les médias, sont inacceptables, mais il les explique par le rôle-clé que joue la police dans cette crise, faute de solution politique acceptable. « Le gouvernement n’a compté que sur la police pour gérer cette crise. Ce n’est pas normal, mais cela explique qu’il ne puisse à aucun prix s’en désolidariser. »

Un groupe constitué de quelques centaines de membres des familles de policiers, « Police Relatives Connection », a déjà défilé deux fois dans l’espoir de dédiaboliser la police, dans un esprit de réconciliation. Il souhaite que les torts soient reconnus des deux côtés, avec des slogans comme « La police n’est pas l’ennemie des Hongkongais ». Il est pour le moment dénigré tant par les syndicats de police que par les manifestants.

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11 septembre 2019

Macron assume son virage russe

Par Marc Semo

Les ministres des affaires étrangères et de la défense français et russes se réunissent, lundi 9 septembre, à Moscou, une première depuis l’annexion de la Crimée.

Emmanuel Macron veut concrétiser le réchauffement des relations avec Vladimir Poutine et assume son tournant russe. Le ministre des affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, et sa consœur de la défense, Florence Parly, se rendent à Moscou, lundi 9 septembre, pour rencontrer leurs homologues Sergueï Lavrov et Sergueï Choïgou lors d’une réunion du comité consultatif de coopération et de sécurité. Il n’y en avait pas eu depuis cinq ans. Cette structure « 2 + 2 » avait été mise sur pied dans les années 1990 pour renforcer les liens, y compris sur le terrain militaire, avec une Russie que l’on pensait alors réellement engagée dans la voie de la démocratie. Elle avait été gelée au printemps 2014 après l’annexion de la Crimée, la première par la force d’un territoire en Europe depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Le Kremlin a ensuite pris le contrôle d’une partie de la région du Donbass dans l’est de l’Ukraine par l’intermédiaire d’une rébellion armée.

Vladimir Poutine semble disposé à effectuer quelques gestes vis-à-vis de Kiev et a procédé à un échange de prisonniers, dont certaines figures symboliques comme le cinéaste Oleg Sentsov, Ukrainien de Crimée condamné à 20 ans de camp pour terrorisme. Il pourrait accepter aussi la relance des accords de paix de Minsk de février 2015 qui avaient mis fin à la phase aiguë des combats mais sont restés pour l’essentiel lettre morte. Un prochain sommet au « format Normandie » (France, Allemagne, Ukraine, Russie) devrait se tenir fin septembre dans la capitale française. La Crimée, en revanche, passe par pertes et profits. « La question est mise de côté car on sait que la Russie ne cédera pas. Il en sera de la Crimée comme des pays baltes, dont l’annexion après 1945 n’a jamais été reconnue sans que pour autant cela empêche les relations avec Moscou », résume Tatiana Jean, responsable du programme Russie de l’Institut français des relations internationales (IFRI).

Paris veut aller de l’avant malgré les doutes suscités par ces ouvertures au maître du Kremlin. « La défiance ne sert finalement à personne, même si les raisons qui l’ont alimentée – l’Ukraine, la Syrie, les assassinats à l’arme chimique, les cyberattaques – sont toujours là, et le dialogue se doit donc d’être exigeant », expliquait le 3 septembre le ministre des affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, devant l’Association de la presse diplomatique. Depuis son arrivée à la tête du Quai d’Orsay, il a rencontré plusieurs fois son homologue russe, mais les relations étaient interrompues depuis cinq ans entre les ministres de la défense. Elles sont pourtant nécessaires sur la Syrie comme sur la République centrafricaine – dossiers sur lesquels Sergueï Choïgou a la haute main –, ainsi que pour ouvrir des négociations sur le contrôle des armements.

Concept flou

C’est un véritable redémarrage de la relation avec Moscou que veut Emmanuel Macron. Depuis la rencontre de Brégançon (Var), le 19 août, ce choix stratégique est affirmé toujours plus clairement. « Je crois qu’il nous faut construire une nouvelle architecture de confiance et de sécurité en Europe, parce que le continent européen ne sera jamais stable, ne sera jamais en sécurité, si nous ne pacifions pas et ne clarifions pas nos relations avec la Russie », a expliqué le président français dans son long discours d’ouverture le 27 août de la conférence annuelle des ambassadeurs et des ambassadrices, où traditionnellement le chef de l’Etat fixe les grandes orientations de sa politique étrangère. Et il ne dissimulait pas les résistances que pourrait susciter ce tournant au sein du ministère des affaires étrangères et plus généralement dans l’administration : il n’a pas hésité à pourfendre un « Etat profond », reprenant ce mot aux relents conspirationnistes qu’affectionne Donald Trump.

L’idée d’une architecture de sécurité commune avait déjà été évoquée il y a trente ans au cœur des grands débats géopolitiques au moment de la chute du Mur, quand Mikhaïl Gorbatchev en appelait à une « maison commune européenne ». L’extension vers l’est de l’OTAN, voulue avant tout par les pays de l’ex-glacis qui y voyaient leur seule véritable garantie de sécurité, et le revanchisme de Moscou lui donnèrent le coup de grâce. Remis au goût du jour, ce concept d’architecture commune de sécurité reste assez flou. L’un des enjeux prioritaires est le contrôle des armements, alors que les traités passés à la fin de la guerre froide sont menacés – comme le Start III sur les armements nucléaires stratégiques – ou ont déjà été dénoncés – comme le FNI sur les forces nucléaires intermédiaires –, ouvrant la voie à la réinstallation de missiles américains et russes sur le territoire européen.

« Il s’agit de reconstruire une relation plus réaliste avec la Russie, parce que c’est un pays voisin et pour éviter de la pousser vers la Chine ; c’est un calcul froid au nom du pragmatisme et ce n’est pas de l’idéologie », explique l’ancien ministre des affaires étrangères Hubert Védrine, soulignant que le chef de l’Etat « a raison d’agir sans attendre » pour renouer le dialogue avec Moscou dans le but de lancer une architecture de sécurité européenne. « Notre intérêt est de porter le projet le plus loin possible, afin que le prochain président américain, Donald Trump s’il est réélu ou un démocrate, ne puisse pas ne pas tenir compte de la position des Européens », précise l’ancien patron du Quai d’Orsay, qui passe pour avoir été un des inspirateurs de ce pari russe d’Emmanuel Macron.

« La France ne peut, sans risquer la banalisation de sa politique extérieure, rester vis-à-vis de la Russie l’otage de la diplomatie américaine ou de celle des pays voisins qui en ont une sainte horreur », renchérit Jean-Pierre Chevènement, qui, lors d’une rencontre avec Vladimir Poutine à Moscou, en mai, lui a porté un message du président français, dont la proposition de reprendre les rencontres « 2 + 2 ». « Je ne suis pas l’Etat profond, je suis quelqu’un de beaucoup plus sûr », ironise l’ancien ministre socialiste nommé en 2012 représentant spécial pour la Russie par François Hollande. Il fit le voyage de Moscou en 2016 avec Emmanuel Macron, alors ministre de l’économie. Le futur président faisait déjà entendre sa différence par ses critiques sur les sanctions imposées à Moscou pour sa politique d’agression en Ukraine.

« Appuyer sur l’accélérateur »

Le tournant macronien sur la Russie est surtout dans la forme. Depuis son élection, comme en témoigne l’invitation de Vladimir Poutine à Versailles pour l’exposition consacrée à Pierre le Grand en mai 2017, il a misé sur la dimension européenne de la Russie. « C’est un mûrissement plus qu’un retournement », relève un proche, rappelant « qu’Emmanuel Macron aime les défis et [qu’]il est convaincu d’être le seul à même de réussir là où ses trois prédécesseurs ont échoué ». De façon différente, aussi bien Jacques Chirac que Nicolas Sarkozy et François Hollande avaient affiché leur volonté « de parler avec la Russie ».

En réalité, Paris n’a jamais cessé de parler avec le Kremlin, mais sans succès face à un président russe toujours plus intransigeant. Pour tenter de l’amadouer, l’actuel locataire de l’Elysée bat volontiers sa coulpe, évoquant les erreurs des Occidentaux et les malentendus qui ont envenimé la relation. Il n’en est pas moins lucide. « Avec Vladimir Poutine, il ne faut montrer aucune faiblesse, notamment sur les droits de l’homme », confiait-il fin août à la presse présidentielle, appelant « à repenser profondément la grammaire des relations avec la Russie ».

« Jusqu’ici, nous avons eu toujours le pied sur le frein ; maintenant, il est temps d’appuyer sur l’accélérateur et de prendre l’initiative avec de vrais gestes comme à la fin de la guerre froide », note Pierre Vimont, chercheur à la Fondation Carnegie et ancien diplomate de renom dont les points de vue restent très écoutés, y compris à l’Elysée. Le tournant russe d’Emmanuel Macron risque néanmoins d’entrer en contradiction avec ses projets européens.

« Bon nombre de nos partenaires et pas seulement ceux qui à l’est sont voisins de la Russie se montrent très réticents sur les propositions du président français, ainsi que sur son idée d’une majeure autonomie stratégique de l’Europe », note l’ancien diplomate. Mais, avec ce pari russe, Emmanuel Macron veut conforter son image internationale, se coulant dans l’héritage de De Gaulle et de Mitterrand, avec une diplomatie alliée mais pas alignée, qui fait clairement entendre sa différence. La Russie est aussi une clé pour pouvoir peser sur d’autres dossiers cruciaux comme celui du nucléaire iranien.

10 septembre 2019

Mise au point russe...

russe

Réagissant aux propos tenus par le chef du Pentagone, qui avait exhorté la Russie à «se conduire comme un pays plus normal», les ministres russes des Affaires étrangères et de la Défense ont laissé entendre qu'ils n'avaient pas la même vision de la «normalité» que les Etats-Unis.

«Il nous a appelé à agir comme un pays normal, mais pas comme les Etats-Unis. Puisque dans ce cas-là, nous aurions dû [...] bombarder l'Irak ou encore la Libye, une violation flagrante du droit international», a déclaré Sergueï Lavrov lors d'une conférence de presse aux côtés de Jean-Yves Le Drian et Florence Parly.

Le ministre a ajouté que, suivant cette logique, Moscou aurait dû «octroyer des millions pour l'ingérence dans les affaires des autres pays, comme l'avait fait le Congrès».

Poursuivant son idée, il a estimé que la Russie aurait dû soutenir «un coup d'Etat anticonstitutionnel en Ukraine en février 2014, à l'instar des Etats-Unis et de leurs proches alliés, lorsque l'opposition ukrainienne, sous la pression des radicaux, des néonazis, avait foulé aux pieds un accord signé [le 21 février 2014, ndlr] par les pays-membres de l'UE». «Nous allons probablement rester quand même anormaux pour l'instant», a de son côté ajouté SergueïChoïgou, ministre de la Défense.

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8 septembre 2019

Portrait A Hongkong, Carrie Lam au cœur du chaos

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Par Frédéric Lemaître, Pékin, correspondant, Florence de Changy, Hongkong, correspondance

Première femme « élue » à la tête de l’exécutif de Hongkong, la dirigeante vacille face à la révolte du camp prodémocratie. Cette fervente catholique a longtemps marché sur l’eau avant de multiplier les faux pas.

Ce 25 mars 2017, Carrie Lam est la reine du jour. Toute de blanc vêtue, cette haute fonctionnaire qui, jusque-là, dirigeait l’administration de Hongkong en tant que « secrétaire en chef » (numéro deux), peut savourer son triomphe. Par 777 voix contre 365 à son principal adversaire, pourtant plus populaire, elle vient d’être élue chef de l’exécutif de Hongkong. Mais les chiffres sont trompeurs, et montrent surtout que la démocratie promise dans les textes à cette « région administrative spéciale » de Chine n’en est encore qu’à ses débuts : sur 7,4 millions d’habitants, seuls 1 194, pour la plupart proches de Pékin, participent à l’élection. Carrie Lam sera donc le quatrième leader, mais la première femme, à occuper ce poste, depuis la rétrocession de 1997. Ce semblant d’élection restera son péché originel.

En ce 25 mars, elle n’en a cure, et 777, c’est bien mieux que 689, le score médiocre, devenu sobriquet, du précédent chef de l’exécutif, autrement dit son ancien patron, Leung Chun-ying, détesté par une grande partie de la population. Et puis, 777, c’est aussi un triplé du chiffre saint, ce qui permettra à cette fervente catholique d’affirmer qu’elle est appelée par Dieu. Cette pirouette ne fait pas pour autant oublier qu’elle doit avant tout son succès au numéro un chinois, Xi Jinping, contre l’avis d’une majorité de Hongkongais.

Bien sûr, elle n’est pas dupe. Après trente-six années passées dans l’administration, elle connaît sa ville comme personne : « Hongkong, notre maison, souffre de sérieuses discordes et a accumulé nombre de frustrations. Ma priorité sera de réduire les clivages et d’atténuer les frustrations, d’unir notre société et d’aller de l’avant. Cela commence maintenant », affirme-t-elle lors de la proclamation des résultats, sous les applaudissements de ses partisans.

Pourtant, le même jour, une grande figure du camp prodémocratie, Anson Chan, l’ancienne chef de l’administration, qui a servi avant et après 1997, note que « Mme Lam est le produit d’une élection injuste et inéquitable. Ça va lui rendre la vie difficile dès le premier jour ». Joshua Wong, le jeune leader du mouvement étudiant de 2014, en faveur d’un système « vraiment démocratique », partage ces prémonitions : « Ceci est une sélection. Pas une élection. Carrie Lam va être un cauchemar pour nous. »

Faute « impardonnable »

De fait, alors qu’elle n’est même pas à mi-mandat et que nul ne sait aujourd’hui si elle sera en mesure d’aller au bout de ses cinq ans, Carrie Lam vient de reconnaître qu’elle a commis une faute « impardonnable ». En voulant imposer un projet de loi facilitant les extraditions de Hongkong vers un certain nombre de pays, dont la Chine, cette femme de 62 ans, à laquelle tout semblait réussir, a provoqué un chaos inédit dans cette place financière internationale, réputée parmi les plus ordonnées et civiles qui soient. Cinq ans après le « mouvement des parapluies », qui, en 2014, avait vu l’occupation de plusieurs artères pendant soixante-dix-neuf jours, les mêmes revendications reviennent sous une nouvelle forme. Il s’agit encore et toujours de résister à l’emprise croissante de Pékin et à ce que les Hongkongais appellent leur « continentalisation ». Tandis qu’ils veulent défendre leur système, Pékin insiste sur l’unicité du pays. C’est toute la difficulté, mais aussi la grandeur de la mission de Carrie Lam.

« SA RÉPUTATION DANS L’ADMINISTRATION ÉTAIT D’ÊTRE TRÈS COMPÉTENTE, EXTRÊMEMENT TRAVAILLEUSE, MAIS SANS AUCUN ESPRIT D’ÉQUIPE »

ANSON CHAN, ANCIENNE CHEF DE L’ADMINISTRATION DE HONGKONG

Si les dirigeants chinois l’ont choisie pour ce poste stratégique, c’est sans doute parce que, en trente-six ans de carrière dans l’administration, elle a fait preuve de deux qualités essentielles à leurs yeux : elle n’a aucun état d’âme et s’est toujours montrée d’une parfaite loyauté. Tant à l’égard de l’Union Jack hier que du drapeau rouge aux cinq étoiles aujourd’hui. Issue d’une famille modeste – son père était un simple employé, et elle fut la première de cinq enfants à suivre des études supérieures –, Carrie Lam est l’archétype de ce que les universités et l’administration britanniques ont produit de meilleur dans les années 1970 et 1980, à Hongkong. Et elle n’a jamais été antichinoise pour autant.

Pendant ses études de sociologie à l’université de Hongkong, la meilleure de la ville, elle coorganise même des échanges avec l’université Tsinghua de Pékin. Une photo la montre, jeune fille souriante, sur la place Tiananmen. En 1978, elle participe à un éphémère mouvement étudiant contre la puissance coloniale, seul moment de rébellion qu’on lui connaît. Cela ne l’empêche pas, dès l’obtention de son diplôme deux ans plus tard, d’entamer une carrière dans l’administration britannique, qui l’amènera à passer un an à Cambridge. Elle y rencontre son futur mari, Lam Siu-por, un mathématicien lui aussi originaire de Hongkong.

En 1990, le couple fait d’ailleurs partie des 50 000 Hongkongais qui obtiennent la nationalité britannique, en vertu d’une décision spéciale prise par Londres après le massacre de Tiananmen, en 1989, destinée en priorité aux fonctionnaires de la colonie. En 2007, dix ans après la rétrocession, Carrie Lam devra toutefois renoncer à ce second passeport pour accéder au poste de secrétaire au développement de la ville, l’équivalent d’un statut de ministre. Son mari et leurs fils – qui vivent en Europe –, en revanche, gardent le leur. Une exception en Chine, où aucun dirigeant n’a le droit d’être marié à un étranger et où l’on ne reconnaît pas la double nationalité.

Pékin aux anges

En 2007, cette femme, qui a grandi à Wan Chai, quartier alors populaire de l’île de Hongkong, donne, à 50 ans, la pleine mesure de son talent. A peine nommée, elle impose une modernisation controversée d’une des jetées les plus emblématiques de la ville. « Elle a été la protégée de Donald Tsang [chef de l’exécutif de 2005 à 2012]. Il parlait d’elle comme de “la fille aux yeux bleus” qui peut relever n’importe quel défi », se souvient Mme Chan, de près de vingt ans son aînée. La cuirasse a pourtant un défaut qui, ces jours-ci, pourrait lui être fatal : cette technocrate modèle perd assez facilement son sang-froid et n’écoute pas ses conseillers. « Sa réputation dans l’administration était d’être très compétente, extrêmement travailleuse, mais sans aucun esprit d’équipe », ajoute Mme Chan. Et, hormis le consul de France qui, en 2015, ose louer ses talents « de négociatrice et de pacificatrice », en l’élevant au rang d’officier de la Légion d’honneur, nul ne prête de telles qualités à cette autre « dame de fer ».

Mais le Parti communiste chinois n’a que faire de son style de management. Fin 2016, quelques jours avant de démissionner pour se présenter à la tête de l’exécutif, Carrie Lam apporte aux Chinois un gage supplémentaire de sa loyauté. Elle se rend à Pékin et, à la stupéfaction générale, en revient avec un accord on ne peut plus symbolique : l’installation à Hongkong d’une antenne du Musée de la Cité interdite. Carrie Lam a beau connaître mieux que personne les procédures et les règles de l’administration, elle les bafoue allègrement. Les Hongkongais sont furieux, mais Pékin est aux anges. Trois mois plus tard, elle sera adoubée.

« IL Y A UN POINT FAIBLE DANS SA PERSONNALITÉ. PEUT-ÊTRE À CAUSE DE SON ENFANCE TRÈS PAUVRE ET TRÈS DURE, ELLE A TOUJOURS VOULU SAUVER LA VEUVE ET L’ORPHELIN »

CHIP TSAO, ÉDITORIALISTE

Est-ce parce que, contrairement à son prédécesseur, elle n’a aucune sensibilité communiste reconnue, que Carrie Lam se sent obligée de faire du zèle ? Depuis son élection, elle a modifié sa garde-robe pour y inclure de nombreuses qipao, la robe féminine traditionnelle chinoise. Pareille nuance vestimentaire n’a pas échappé aux Hongkongais, qui s’amusent de constater que, depuis le début de la crise, curieusement, elle opte de nouveau pour un style occidental.

Depuis 2017, son phrasé en mandarin est également devenu beaucoup plus « communiste », affirment des spécialistes. En mars 2018, quand un journaliste lui demande quel est l’homme politique qu’elle admire le plus, cette première de classe, qui a toujours la bonne réponse au bout des lèvres, mais aucun sens de l’humour, répond sans hésiter : « Xi Jinping. Je dois dire que je trouve le président Xi de plus en plus charismatique et admirable. »

Parfois, la surdouée en fait trop. Par exemple, en 2018, pour l’inauguration du grand pont reliant Hongkong, Macao et le continent. Ce jour-là, en présence de ce même Xi Jinping, on la voit, vêtue, cette fois, d’une superbe qipao rose pâle, marcher au côté du nouvel « empereur » de Pékin, sans respecter la distance requise par le protocole. Une erreur dont se délectent encore ses détracteurs.

Pourtant, cette femme aime tout contrôler, jusque dans les moindres détails. Ainsi tient-elle à lire elle-même la plupart des courriers qui lui sont adressés. C’est d’ailleurs à cause de sa volonté sincère de redresser le tort subi par les parents d’une jeune femme, assassinée à Taïwan par son petit ami hongkongais, que la crise actuelle a commencé. Ce fait divers ayant incité Carrie Lam à utiliser une procédure d’urgence pour faire passer une loi sur les extraditions, prévue à l’origine pour les crimes financiers. « Elle a sans doute voulu faire d’une pierre deux coups, répondre à un appel du cœur et plaire à Pékin », analyse Mme Chan.

Servir deux maîtres

C’est que Carrie Lam est loin d’être insensible. « Il y a un point faible dans sa personnalité. Peut-être à cause de son enfance très pauvre et très dure, elle a toujours voulu sauver la veuve et l’orphelin », observe Chip Tsao. Cet éditorialiste, célèbre à Hongkong, rappelle volontiers l’émotion de Carrie Lam, en 2011, après l’effondrement d’un immeuble insalubre dans lequel une prostituée avait perdu la vie. « Elle avait publiquement porté le deuil pour cette pauvre femme, et elle avait ensuite décidé de s’attaquer à tous les immeubles dans le même état, mission irréaliste qu’elle a dû abandonner », rappelle-t-il, avant d’ajouter : « Elle se prend par moments pour Mère Teresa. » Peut-être faut-il voir là l’héritage de l’éducation reçue auprès des Filles de la charité, cet ordre d’origine italienne qui a fait d’elle une croyante pratiquante et conservatrice – farouchement hostile au mariage pour tous, par exemple.

Mais, manifestement, les sœurs ne lui ont guère enseigné le doute. Et, à force de marcher sur l’eau au côté de Xi Jinping, il lui arrive de déraper. Comme durant la pseudo-campagne électorale de 2017, durant laquelle la candidate Lam reconnaît n’avoir aucune idée de l’endroit où l’on achète du papier toilette à Hongkong. Ou qu’elle se révèle incapable d’utiliser le passe Navigo local. En octobre 2017, elle laisse même entendre, au cours d’une émission télévisée, que, si elle ne possède pas de bien immobilier à Hongkong, c’est qu’elle n’en a pas les moyens. « Quand j’ai quitté le service public et rejoint le rang ministériel, je n’ai touché qu’une pension forfaitaire de 7 millions de HK dollars [environ 810 000 euros] », explique-t-elle benoîtement, oubliant sans doute que cette somme représente plus de trente années de salaire moyen à Hongkong.

Tout récemment, recevant à huis clos des hommes d’affaires, elle leur explique devoir « malheureusement » servir deux maîtres, Pékin et les Hongkongais. Sans doute avait-elle en tête l’Evangile selon Matthieu : « Nul ne peut servir deux maîtres. Car, ou il haïra l’un, et aimera l’autre ; ou il s’attachera à l’un, et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon. » Pour les Hongkongais, il y a longtemps qu’elle a résolu ce dilemme. Et celle qui affirmait, en 2015, avoir « sa place réservée au paradis » vit au contraire une inexorable descente aux enfers.

hong345

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