Par Claire Gatinois, Caracas, Maracaibo, envoyée spéciale - Le Monde
Une mobilisation populaire est prévue samedi de façon concomitante dans des petites et grandes villes du pays. Ce mouvement se veut l’acte I de l’« opération liberté ».
Pedro n’avait pas vingt ans quand il est entré dans la clandestinité, se méfiant de tout et de tous dans son propre pays. « Parce que j’ai protesté contre ce gouvernement j’ai tout perdu. J’ai dû quitter mes études et partir six mois en exil, mais je suis revenu. Je préfère me battre et mourir ici pour la démocratie que m’éteindre à petit feu asphyxié par le régime », confie le jeune homme de 22 ans, corps sec et ton de combattant. Comme la plupart de nos interlocuteurs, il préfère taire sa véritable identité.
Classé parmi les « terroristes » aux yeux de Nicolas Maduro, le président du Venezuela, Pedro appartient à la bande des « résistants » de Saladillo, un bastion de l’opposition au régime chaviste depuis les manifestations de 2014 qui doit son nom à quatre tours de béton de dix-huit étages baptisées Saladillo, nichées dans le centre de Maracaibo, capitale de la région occidentale de Zulia. Dans cette troupe où se mêlent préadolescents et quinquagénaires, on raconte la prison, les tortures et ces blessures qui ont rendu certains handicapés à vie.
En ce début d’avril, deux d’entre eux relèvent leurs tee-shirts montrant les impacts de balles en caoutchouc reçues lors de la rébellion de la veille pour protester contre les coupures d’eau et d’électricité qui ont transformé la capitale régionale en ville fantôme.
C’est dans ces immeubles décatis, où les ascenseurs ont cessé de fonctionner depuis bien longtemps que ces « résistants » se préparent à la manifestation du samedi 6 avril. La mobilisation populaire, prévue de façon concomitante dans les petites et grandes villes du Venezuela se veut le premier épisode de l’« opération liberté », un mouvement orchestré par Juan Guaido, président de l’assemblée nationale qui s’est autoproclamé chef d’Etat par intérim en janvier.
« Véritable phénomène politique »
« Juan Guaido est la lumière au bout du tunnel ! Il est notre espoir », confie Pedro, épuisé par des années de luttes vaines et une répression sans relâche qui a coûté la vie de l’un de ses compagnons, Adrian Jose Duque, qui comptait parmi les 140 victimes recensées lors des mobilisations de 2017.
A cette population enragée contre un régime qui a basculé dans l’autoritarisme, Juan Guaido a redonné des raisons de croire. En quelques mois, le député de 35 ans, fils d’un chauffeur de taxi, hier inconnu dans les « barrios », quartiers populaires vénézuéliens, comme sur la scène internationale, est parvenu à récolter l’appui d’une cinquantaine de pays étrangers, dont les Etats-Unis et diverses nations de l’Union européenne. Membre du parti Volonté populaire, se revendiquant de la social-démocratie, Juan Guaido a su fédérer une opposition formée de partis composites, dont l’idéologie allant de la gauche radicale à la droite dure, ne se rejoint que dans la lutte contre Maduro.
« Juan Guaido est un véritable phénomène politique », observe Jose Antonio Gil Yepes, sociologique à la tête de l’institut de sondages Datanalisis à Caracas. Privilégiant la raison sur l’émotion, le président par intérim, qui promet de conduire le pays sur la voie de la démocratie, rafle aujourd’hui plus de 60 % d’opinions favorables, selon une enquête de Datanalisis datée de la mi-mars. Si une élection sans fraude avait lieu demain, le trentenaire obtiendrait 80 % des sondages laissant 20 % à un Maduro, accusé d’affamer la population et de saccager l’économie, indique encore cette enquête.
Inébranlable, le chef d’Etat s’accroche malgré tout au pouvoir, entouré d’un petit groupe de fidèles et de l’Etat-major de l’armée.
Des allures de décors de « Mad Max »
Dans les rues de Maracaibo, la disgrâce populaire de l’héritier d’Hugo Chavez est patente. Elle s’étale à coup d’insultes taguées sur les façades lépreuses de bâtiments désertés. La ville, dont la richesse pétrolière était autrefois jalousée par toute l’Amérique latine a pris, avec la baisse des cours du brut, la décadence des installations pétrolières et l’hyperinflation, des allures de décor de Mad Max. Les privilégiés ont décampé allant chercher un semblant de prospérité à l’étranger pendant que les magasins baissaient, un à un, leur rideau.
Désert économique et social, lieu de toutes les contrebandes avec la Colombie voisine, la ville a connu en mars-avril, un nouveau black-out, victime, comme le reste du pays de pannes liées à la dégradation des installations, que Maduro attribue à des « attaques cybernétiques » menées par l’« impérialiste américain » pour faire main basse sur les réserves d’or noir.
Etape supplémentaire de la déchéance de la région, ces coupures géantes s’ajoutent aux pénuries d’eau et au rationnement de l’essence tandis que le bolivar se transforme en monnaie de singe : le salaire minimum (18 000 bolivares) suffit à peine à acheter un kilo de viande. « C’est la jungle ! », résume Jesus Bracho, posté depuis plus d’une demi-heure dans la file d’attente d’un distributeur de billets. « Les camions d’eau n’arrivent que chez les privilégiés ! Maduro veut tuer le peuple », lance une femme au sein d’un petit attroupement en colère planté devant le bâtiment public d’Hydrolago, chargé de la distribution de l’eau.
« Les gens mangent dans les poubelles »
Dans le centre de Maracaibao, allongée sur un matelas élimé posé à même le trottoir pour supporter la chaleur de la nuit, Carolina Martinez, 37 ans, confie avoir cru, un temps, à la révolution bolivarienne. Aujourd’hui, cette assistante du gouvernement « a honte de travailler pour l’Etat ». Après tant de mois de privations, la mère de deux enfants de 12 et 4 ans payée une misère en a presque oublié le goût de la viande. « Ce gouvernement n’est ni socialiste, ni communiste. Il est terroriste ! », grogne Nadio, le père de Carolina à ses côtés.
Au bord du chaos, Maracaibo a explosé le 1er avril. La ville, plongée dans l’obscurité par les coupures électriques, a été ce jour-là le théâtre d’émeutes émaillées de pillages. Avant de fracasser la vitrine d’une pharmacie pour s’emparer de shampoings, de savons mais aussi de chips et de sodas, vendus dans l’établissement, les pillards auraient crié « on a faim ! », raconte la gérante. « Les gens mangent dans les poubelles. Maduro est un fils de p… On veut quelqu’un d’autre à la tête du pays même si c’est un extraterrestre », appuie un vendeur de légumes du marché municipal.
Ce climat de tension extrême laisserait présager la montée d’un « printemps vénézuélien » si la révolte ne cohabitait pas avec l’épuisement d’une société où trouver à manger est une lutte, se déplacer, un défi et protester, un danger de mort. Trop occupés à survivre, les Vénézueliens glissent peu à peu dans l’apathie.
« Caniche des Américains »
« Le chavisme parie sur l’usure », présage un diplomate. Une usure de la société mais aussi d’une opposition en mal de stratégie. Après avoir échoué, le 23 février, à faire entrer l’aide humanitaire envoyée par les Etats-Unis, dans l’espoir de voir basculer l’armée vénézuélienne de leur côté, les troupes de Juan Guaido se heurtent aujourd’hui à un Maduro sourd à toute négociation diplomatique comme le souhaiterait la communauté internationale. « Il se passe des choses, mais ce n’est pas encore suffisant », reconnaît Stalin Gonzalez, vice-président de l’Assemblée nationale.
Après trois mois d’activisme, plane ainsi la menace de l’enlisement de la dynamique Juan Guaido. Le danger est d’autant plus prégnant que Nicolas Maduro semble déterminé à emprisonner son ennemi accusant le leader de l’opposition, considéré comme un « caniche des Américains », d’avoir fomenté un complot « diabolique » visant à l’assassiner.
Pour sortir de l’impasse les opposants les plus radicaux, à l’image de Maria Corina Machado représentante de la droite dure, plaident pour activer l’article 187 de la Constitution, celui qui ouvrirait la voie à une intervention extérieure. « Le régime est capable de tout. Ce n’est pas une dictature, c’est un Etat criminel. Combien de morts faudra-t-il encore pour que la communauté internationale réagisse ? », s’emporte-t-elle. « Il faut une menace réelle et imminente face à Maduro », ajoute la politicienne estimant, quitte à rouvrir les fractures de l’opposition, que Guaido est mal entouré.
Selon Datanalisis, plus d’un tiers de la population estime que Maduro ne quittera le pouvoir qu’avec une intervention militaire de l’étranger, quand moins de 3 % des interrogés parient sur une solution pacifique fondée sur des élections libres et transparentes.