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Jours tranquilles à Paris
4 mars 2019

Algérie : la candidature d’Abdelaziz Bouteflika à un cinquième mandat présidentiel déposée

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Dans une lettre, le président de 82 ans s’engage toutefois, s’il était élu le 18 avril, à ne pas aller au bout de son mandat et à se retirer à l’issue d’une présidentielle anticipée.

La candidature du président algérien Abdelaziz Bouteflika à un cinquième mandat lors de la présidentielle du 18 avril, a été déposée dimanche 3 mars au Conseil constitutionnel, a annoncé l’agence officielle APS. A quelques heures de la clôture des candidatures, fixée à minuit, le dossier officiel du chef de l’Etat de 82 ans, hospitalisé il y a une semaine en Suisse, a été remis par son directeur de campagne, Abdelghani Zaalane.

Peu avant cette annonce, une lettre rédigée par le chef de l’Etat et adressée à la nation, a été lue à la télévision nationale. Pressé depuis dix jours par des manifestations populaires à ne pas se présenter à un cinquième mandat présidentiel, Abdelaziz Bouteflika y explique avoir « écouté et entendu le cri du cœur des manifestants », et leur « inquiétude compréhensible ». Le président y réaffirme cependant son statut de « candidat à la prochaine élection présidentielle, avec conviction », selon le texte publié par le site d’informations ALG24.

Dans cette lettre, Abdelaziz Bouteflika s’engage toutefois, s’il était élu le 18 avril, à ne pas aller au bout de son mandat et à se retirer à l’issue d’une présidentielle anticipée, dont la date serait fixée à l’issue d’une « conférence nationale ». « Je m’engage à ne pas être candidat à cette élection anticipée », affirme M. Bouteflika dans cette lettre. Le texte ne détaille pas plus avant le calendrier précis de ces engagements.

Le chef de l’Etat promet également dans ce texte « l’élaboration et l’adoption par référendum populaire d’une nouvelle Constitution ». En outre, le président affirme qu’il y aura une révision de la loi électorale, et que la jeunesse algérienne sera au cœur de ses priorités présidentielles. « Les engagements que je viens de prendre devant vous nous mèneront naturellement à une transmission générationnelle dans une Algérie réconciliée avec elle-même », conclut Abdelaziz Bouteflika.

Polémique sur le dépôt

Si le président, qui a fêté samedi ses 82 ans, réaffirme donc pleinement sa cinquième candidature à l’élection présidentielle, reste à savoir si celle-ci pourra être validée. Le Conseil constitutionnel précise en effet que le dépôt d’une candidature à l’élection présidentielle requiert la présence du candidat en personne. Le président Bouteflika bénéficiera-t-il d’un passe-droit ?

Reste à savoir comment la rue va réagir à ces annonces. Dimanche soir, quelques centaines de jeunes défilaient dans le centre d’Alger pour protester contre le dépôt de candidature.

Déjà, dans l’après-midi, plusieurs manifestations se sont tenues en Algérie, mais aussi en France. A Alger, sous un soleil bienveillant, des centaines d’étudiants, mais aussi des collégiens, des lycéens, des élèves du primaire, ont investi le cœur de la capitale pour dire « non au cinquième mandat ». « On n’en veut pas », martelait encore cette jeunesse qui a décidé de ne pas lâcher le bitume tant que le président n’aura pas abdiqué.

Un important dispositif policier s’est progressivement déployé dans la nuit dans le centre de la capitale, alors qu’aucun policier n’était visible au début des marches dans ce quartier, quadrillé ces derniers jours par un impressionnant dispositif sécuritaire.

« Il faut faire reculer Bouteflika »

« Tout le monde retient son souffle », résume Mourad dimanche après-midi. Cet étudiant en informatique n’arrive toujours pas à comprendre pourquoi un homme de 82 ans, victime d’un accident vasculaire cérébral en 2013, lourdement handicapé, et qui n’a plus parlé à son peuple depuis des lustres, s’obstine à vouloir diriger son pays. « C’est inexplicable ce qu’il se passe, c’est irrationnel », dit-il. « Non, c’est illogique », se reprend-il. Mais personne n’est dupe : tous assurent que le chef de l’Etat n’est plus aux commandes du pays depuis des années. « Il est malade le pauvre, il ne sait même pas ce qu’il lui arrive », l’excuserait presque Leïla.

Drapeau vert et rouge autour du cou, pancartes et slogans hostiles – tels que « pouvoir, assassin » –, une partie de la jeunesse a donc repris, pendant plusieurs heures, sa marche de la « dignité » pour exiger « ensemble » que l’Algérie devienne enfin une « démocratie transparente », comme le souligne Yasmine, 21 ans, étudiante en anglais. Face à eux, les forces de l’ordre ont déployé un impressionnant dispositif, notamment des camions antiémeutes, pour tenter de maintenir la fougue de la jeune foule entre la place Maurice-Audin et la rue Abdelkrim-El-Khattabi. « Mais ça ne nous fait pas peur », prévient Leïla, étudiante en médecine. Les manifestants insistent sur le côté « pacifique » de leur mouvement. Il y a eu, également, un rassemblement devant le Conseil constitutionnel.

« Le peuple est sorti pour ne pas donner une légitimité à la candidature de Bouteflika, voilà le message que l’on porte », explique Marwa, 21 ans qui s’intéresse aux sciences politiques. « C’est le moment crucial, il faut faire reculer Bouteflika maintenant, argue Djamel, un commerçant qui a rejoint la manifestation étudiante, alors qu’il a arrêté l’école, il y a bien longtemps. Il faut faire du bruit. Si l’on se tait et si l’on ne fait rien, cela voudra dire que l’Algérie ne changera jamais. »

Qui pourrait le contredire ? Les étudiants interrogés disent « espérer » que la candidature du président sortant ne sera pas validée ; mais ils présument déjà qu’il y aura un passage en force du pouvoir. Comme si tout était déjà écrit. « Ce n’est pas notre volonté, souffle, Kamel 27 ans. Il y a un espoir. Peut-être. Va-t-il y aller ? Peut-être. Va-t-il renoncer ? Peut-être. L’Algérie, c’est un pays de peut-être. » Si la candidature d’Abdelaziz Bouteflika est maintenue, les étudiants ont déjà prévenu qu’ils appelleront, comme d’autres parties prenantes de la société algérienne, à une grève générale et nationale le plus vite possible.

 

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3 mars 2019

Abdelaziz Bouteflika

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2 mars 2019

Algérie : des dizaines de milliers d’Algériens manifestent contre un cinquième mandat de Bouteflika

La mobilisation, supérieure à celle de la semaine passée à Alger, était le principal enjeu de ce vendredi, alors qu’il reste moins de trois jours au camp présidentiel pour déposer le dossier de candidature du chef de l’Etat.

Plusieurs dizaines de milliers d’Algériens ont défilé, vendredi 1er mars, dans le centre d’Alger et dans le reste du pays, contre la perspective d’un cinquième mandat du président Abdelaziz Bouteflika en scandant des slogans hostiles au pouvoir, face à une police paraissant débordée.

Les heurts ont fait 56 blessés parmi les forces de l’ordre et sept chez les manifestants, a annoncé la police, citée par la télévision nationale. Des journalistes de l’Agence France-Presse (AFP) ont eux dénombré une dizaine de blessés chez les manifestants, cibles de coups de matraque, de pierres que renvoyaient certains policiers, d’éclats de grenade lacrymogènes ou intoxiqués par les gaz.

Les forces de l’ordre ont procédé dans la journée à 45 arrestations, dont cinq personnes ayant tenté d’entrer dans l’hôtel El Djazaïr, a ajouté la télévision, citant un communiqué de la Direction générale de la sûreté nationale (DGSN), qui chapeaute les différents services de la police algérienne.

La mobilisation, bien supérieure à celle de la semaine passée à Alger, était le principal enjeu de ce vendredi, alors qu’il reste moins de trois jours au camp présidentiel pour déposer dans les délais – jusqu’à dimanche minuit, heure locale – le dossier de candidature de M. Bouteflika à la présidentielle du 18 avril devant le Conseil constitutionnel.

En annonçant, le 10 février, cette candidature, M. Bouteflika, au pouvoir depuis 1999, a déclenché une contestation d’ampleur inédite en vingt ans, le visant directement.

Des dizaines de milliers de manifestants à Alger

Des sources sécuritaires ont fait état de « plusieurs dizaines de milliers de personnes » dans les rues de la capitale, au-dessus de laquelle un hélicoptère tournoyait bruyamment depuis le matin, comme les jours de mobilisation précédents.

Brandissant des drapeaux algériens, une foule impressionnante s’est rassemblée en début d’après-midi aux cris de « Pouvoir assassin » sur la place de la Grande-Poste, bâtiment emblématique du centre-ville. Composée d’hommes et de femmes de tous âges, la foule n’a cessé de grossir, rejointe par des cortèges venus de divers quartiers – la casbah, Bab el-Oued ou la place du 1er-Mai – qui ont forcé plusieurs cordons de police, vite débordés.

« Pacifiques ! pacifiques ! », scandaient les manifestants que quelques jets de gaz lacrymogènes n’ont pas réussi à décourager. « Le peuple veut la chute du régime », « Non au cinquième mandat ! », « On ne va pas s’arrêter ! », a-t-on aussi entendu.

Aux balcons du centre-ville, de nombreux riverains agitaient des drapeaux algériens, verts et blancs frappés du croissant et de l’étoile rouge, en soutien aux protestataires. Une partie des manifestants a ensuite pris le chemin du palais du gouvernement, qui abrite les bureaux du premier ministre, Ahmed Ouyahia, aux cris de « ce peuple ne veut pas de Bouteflika ! »

Des blessés dans des heurts avec la police

A Alger, la police a dispersé le millier de manifestants regroupés sur un rond-point d’accès en tirant des dizaines de grenades lacrymogènes, faisant massivement refluer la foule, selon une journaliste de l’AFP. Deux personnes ont été légèrement blessées aux jambes par des éclats selon cette journaliste.

Un autre groupe de milliers de personnes se dirigeant vers la présidence a été bloqué à environ un kilomètre de sa destination par la police, selon un journaliste de l’AFP. La police a fait usage de gaz lacrymogènes contre ces manifestants qui lançaient des pierres aux abords du palais présidentiel, et ces heurts ont fait des blessés des deux côtés, ont rapporté des témoins.

D’autres manifestations dans le pays

Des manifestants ont aussi défilé dans près des deux tiers des wilayas (préfectures) du nord du pays, zone la plus peuplée, sans donner de chiffre de participation. Selon des sources sécuritaires, d’autres rassemblements se sont déroulés sans incidents notamment à Oran et à Constantine, deuxième et troisième villes du pays.

Des rassemblements ont aussi eu lieu à Blida (35 km au sud d’Alger), Tizi-Ouzou, Béjaïa, Skikda, Annaba (90, 180, 350 et 400 km à l’est), à Bouira, M’sila, Sétif, Biskra, Batna (90 km, 150, 200 km et 300 km au sud-est), à Médéa, Tiaret et Sidi Bel Abbès (60, 200 et 400 km au sud-ouest). A Oran, un des manifestants a indiqué à l’AFP que la mobilisation était supérieure à celle de la semaine précédente.

Pour l’heure aucun incident notable n’a été signalé, en dehors des quelques heurts d’Alger, et les manifestants étaient pacifiques. « Nous sommes là pour encadrer la manifestation et éviter tout éventuel débordement », avait indiqué dans la matinée à l’AFP un officier de police. Amnesty International a appelé jeudi les forces de l’ordre à « s’abstenir de recourir à une force excessive ou inutile pour disperser des manifestants pacifiques ».

Candidature déposée le 3 mars ?

Certains observateurs craignent que les partisans du chef de l’Etat n’utilisent la manière forte pour s’éviter une campagne électorale avec le double handicap d’un candidat absent physiquement – M. Bouteflika n’apparaît plus qu’à de rares occasions, et ne s’est pas adressé à la nation depuis son accident vasculaire cérébral en 2013 – et contesté dans la rue.

La candidature de M. Bouteflika sera déposée le 3 mars, a annoncé son directeur de campagne, Abdelmalek Sellal : « Personne n’a le droit d’empêcher un citoyen algérien de se porter candidat. C’est un droit constitutionnel. » Le chef de l’Etat est cependant hospitalisé depuis dimanche à Genève (Suisse), officiellement « pour des examens médicaux périodiques » et son retour en Algérie n’a toujours pas été annoncé.

1 mars 2019

Paris préfère maintenir son « profil bas » sur la crise algérienne

Par Marc Semo

Pour l’Elysée, qui ne veut pas froisser le pouvoir algérien, la situation fait l’objet d’une « politique d’observation active ».

Il y a en diplomatie différentes formes de silence. Très prudentes, plutôt embarrassées et inquiètes face à de possibles violences des forces de l’ordre ou des manifestants qui depuis plusieurs jours défilent dans toute l’Algérie contre un cinquième mandat du président Bouteflika, les autorités françaises font profil bas.

« On sait que tout ce que l’on dit sera scruté à la loupe et surinterprété », reconnaît un haut diplomate français tout aussi conscient des défis de cette crise que de l’ampleur des contentieux, y compris mémoriels, entre la France et son ex-colonie. Ce mutisme au plus haut niveau n’empêche pas Paris de lancer des signaux explicites sur le fait que la situation algérienne est suivie « de très près ».

Le président Emmanuel Macron a parlé longuement au téléphone avec l’ambassadeur de France à Alger Xavier Driencourt, venu à Paris mercredi 27 février pour s’entretenir avec le chef de la diplomatie française, Jean-Yves Le Drian, qui a fait part de sa « grande vigilance ». La situation algérienne a été évoquée le même jour au conseil des ministres.

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« C’est au peuple algérien et à lui seul qu’il revient de choisir ses dirigeants, de décider de son avenir, et cela dans la paix et la sécurité », a déclaré le porte-parole du gouvernement, Benjamin Griveaux, faisant le « vœu » que l’élection présidentielle du 18 avril réponde « aux aspirations profondes » de la population algérienne.

« Ni ingérence, ni indifférence »

« Partout ailleurs ou presque ce serait une lapalissade que d’affirmer que c’est au peuple de choisir librement ses dirigeants dans des élections. Mais aux yeux d’un pouvoir algérien traditionnellement très susceptible voire paranoïaque une telle déclaration signifie prendre le parti de la rue », relève une spécialiste de la politique maghrébine.

Le porte-parole du gouvernement était-il conscient de la portée de tels propos, en théorie soigneusement pesés ? « Nous sommes sur une étroite ligne de crête : ni ingérence, ni indifférence », explique-t-on au Quai d’Orsay. Ne rien dire, c’est être accusé de soutenir le régime et l’actuel statu quo mais toute prise de position publique sera dénoncée comme une scandaleuse ingérence de l’ex-colonisateur.

La diplomatie française marche donc sur des œufs tout en reconnaissant l’importance du dossier. « C’est aujourd’hui une priorité absolue de notre politique étrangère car ce qui se passe en Algérie est un enjeu tout à la fois français, régional et international », souligne l’Elysée, évoquant « une politique d’observation active ».

Tourner la page

Emmanuel Macron connaît le pays. En tant que ministre de l’économie lors de la présidence de François Hollande il avait eu plusieurs fois l’occasion de s’y rendre dans le cadre du Comité mixte économique franco-algérien (Coméfa), l’instance qui chapeaute les relations économiques entre les deux pays.

Né après la fin de la guerre d’Algérie, il entend aussi être le président qui va tourner la page des contentieux mémoriels et, lors de sa visite à Alger pendant sa campagne électorale il n’avait pas hésité à qualifier la colonisation de « crime contre l’humanité ».

Lors de la visite « de travail et d’amitié » effectuée à Alger en décembre 2017, il avait aussi pu constater lors d’un bain de foule le grand désespoir de la jeunesse algérienne – la moitié des 40 millions d’Algériens a moins de 20 ans – et ses désirs de franchir la Méditerranée pour venir en France. « J’ai vu trop de jeunes qui m’ont simplement demandé un visa, un visa n’est pas un projet de vie », avait alors déclaré le chef de l’Etat, qui avait dû renoncer pour des questions d’emploi du temps à la visite d’Etat promise en 2018.

Enjeu économique et sécuritaire

Les autorités françaises craignent que les manifestations ne dégénèrent en une révolte incontrôlée contre le régime. Elles sont préoccupées par l’incapacité des différents clans au pouvoir qui s’entre-déchirent à se mettre d’accord sur un candidat de compromis plus crédible qu’un Abdelaziz Bouteflika impotent depuis l’AVC qui l’a frappé en 2013.

Or une déstabilisation de l’Algérie aurait des conséquences importantes. En politique intérieure, alors qu’il y a une forte communauté d’origine algérienne en France. Et sur le terrain économique, car les échanges entre les deux pays représentent quelque 5 milliards d’euros et l’Algérie fournit 10 % du gaz naturel importé par la France.

L’enjeu sécuritaire est tout aussi crucial y compris dans la lutte contre le djihadisme au Sahel. Avec son immense frontière de plusieurs milliers de kilomètres avec le Mali, le Niger et la Libye, l’Algérie est un acteur clé, même si elle fait aussi l’objet de suspicions de double jeu avec certains groupes djihadistes.

« La question est moins celle de l’aide de l’Algérie sur laquelle on ne peut pas vraiment compter que sa neutralité et le fait qu’elle ne nous mette pas des bâtons dans les roues », confie une source proche du dossier s’inquiétant de nouvelles incertitudes alors même que l’opération militaire française « Barkhane » (4 500 militaires), confrontée à la difficile montée en puissance de la force africaine du G5 Sahel (Mauritanie, Tchad, Mali, Niger, Burkina), piétine.

28 février 2019

Reportage - En Algérie, dans les cortèges d’étudiants, « Nous voulons un changement radical »

Par Zahra Chenaoui, Alger, correspondance

Un mot d’ordre qui circulait grâce aux réseaux sociaux a provoqué, mardi 26 février, des rassemblements dans de nombreuses villes du pays.

Ce mardi 26 février, les grilles de l’université ont été fermées. Le rendez-vous des rassemblements a été fixé à 10 heures du matin. Alors dès 8 heures, les agents de sécurité de la faculté centrale d’Alger filtrent les entrées ; ceux qui n’ont pas leur carte d’étudiant restent à l’extérieur.

Plusieurs centaines de jeunes se réunissent malgré tout dans l’enceinte de l’université. Peu avant 10 heures, ils entonnent l’hymne national et enchaînent les slogans : « Le peuple ne veut ni de Bouteflika, ni de Saïd [le frère du président] », « c’est une République, pas un royaume », « Algérie, libre et démocratique ». Sur une pancarte, on a écrit au feutre noir : « les étudiants sont en colère ».

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Caricature de Abdelaziz Bouteflika

Un jeune homme tient une feuille de papier barrée d’un « pacifique, pacifique », le slogan répété par les manifestants pour éviter toute confrontation avec les forces de l’ordre. Très rapidement, des policiers, équipés de casques et de boucliers, s’alignent le long du second portail pour empêcher les étudiants de quitter le campus. Tout au long de la journée, leur objectif sera d’empêcher les cortèges de se former sur les routes.

« Nous y sommes tous opposés »

Quatre jours après les premières manifestations dans les rues d’Alger et d’une vingtaine d’autres villes, les étudiants ont, à leur tour, mardi, fait une impressionnante démonstration de force dans le pays. Des milliers d’entre eux se sont mobilisés avec l’objectif d’obtenir du chef de l’Etat sortant Abdelaziz Bouteflika, 81 ans, dont vingt années passées à la tête du pays, qu’il ne se représente pas pour un cinquième mandat lors de l’élection présidentielle du 18 avril. Ceux qui ont une vingtaine d’années n’ont pas connu d’autre président, et pour la plupart, un tel mouvement de contestation dans leur pays est inédit.

Dans le quartier de Ben Aknoun, à l’ouest, des centaines d’étudiants se sont rassemblés dans la faculté de sciences politiques, banderoles et drapeaux à la main. « On était enfermés à l’intérieur, ils avaient placé des cadenas, on a fini par forcer le passage », raconte une étudiante, venue en taxi car le nombre de bus universitaires a été considérablement réduit ce matin-là.

Les manifestants traversent alors la route et rejoignent l’entrée de la faculté des sciences de la communication. En voyant la foule arriver, les agents de sécurité bloquent le portail. Après plusieurs dizaines de minutes de confusion, un cortège s’élance. Samia, 20 ans, étudiante en gestion, a noué un drapeau sur son sac à dos : « Nous devions dire que nous aussi nous sommes contre le cinquième mandat, nous y sommes tous opposés. »

Les étudiants sont régulièrement arrêtés par les forces de l’ordre le long de la route où se situent des ambassades étrangères : ils reculent, puis avancent à nouveau. L’atmosphère est bon enfant. Lorsque les forces de l’ordre bloquent la route avec plusieurs fourgonnettes, une vieille dame à son balcon fait signe, des deux mains, d’aller « doucement ».

Le cortège fait demi-tour, au milieu des klaxons des véhicules bloqués. « Nous sommes contre ce pouvoir. Nous voulons un changement radical. Le premier pas, c’est l’opposition au cinquième mandat, après il y aura autre chose à faire », explique Walid, qui espère participer à la manifestation de vendredi – comme le 22 février, des appels à se mobiliser le 1er mars ont été lancés sur les réseaux sociaux.

« On a fait un grand pas »

De retour à l’université, le cortège déjoue le cordon de police et entre sur l’autoroute, sous l’œil médusé des forces de l’ordre qui les regardent du haut du pont, et sous les encouragements des étudiants toujours enfermés à l’intérieur de la faculté de communication.

Dans le centre d’Alger, un rassemblement de manifestants s’est formé près de la place Audin. Un commerçant baisse son rideau : « Pour un rien, ils peuvent casser la vitrine, je ne prends pas de risque, explique-t-il. Mais vendredi [jour de week-end en Algérie], j’irai manifester aussi. Je le fais pour mes enfants. »

Une vieille dame passe, drapeau épinglé sur la poitrine. Le commerçant sourit : « Tout le monde en a marre, mais je ne pense pas qu’ils [les autorités] céderont. En tout cas, si ce n’est pas demain, ce sera dans deux mois. Ou plus tard. Mais on a fait un grand pas. »

Quelques mètres plus loin, Salim, 34 ans, surveille d’un œil inquiet l’évolution de la situation. Plusieurs militants des droits de l’homme viennent d’être arrêtés par la police. « Jeudi soir, je prends la route pour Tizi-Ouzou [en Kabylie]. Vendredi, j’irai manifester chez moi », dit-il.

Près de l’université de Bab Ezzouar, à l’est, mais aussi dans le quartier de Bir Mourad Rais, au sud d’Alger, plusieurs dizaines d’étudiants ont été interpellés. Yasmina, enseignante, s’emporte : « C’est un scandale. Ce n’est pas normal de se faire matraquer pour tout et pour rien ! »

Six heures de mobilisation

D’autres manifestations ont eu lieu dans tout le pays : à Oran, Tlemcen, Mostaganem, Tiaret, Batna, Bouira, Tizi-Ouzou, Annaba, Constantine, ou encore Ourgla et Tamanrasset, sans heurts. Pour la première fois depuis le début des manifestations, la radio et la télévision nationales ont mentionné les rassemblements.

« Ce n’est pas normal ce qu’il s’est passé vendredi, rappelle Walid, étudiant en communication. Les Algériens qui n’étaient pas aux manifestations n’ont pas pu voir les images des manifestations à la télévision. Et comme Internet était ralenti, ils n’avaient pas non plus accès aux réseaux sociaux. »

Dans l’après-midi, l’ancien premier ministre et directeur de campagne d’Abdelaziz Bouteflika, Abdelmalek Sellal, a annoncé que le chef de l’Etat déposerait son dossier de candidature auprès du Conseil constitutionnel le 3 mars, date butoir de dépôt des dossiers pour les candidats à la présidentielle.

Sur la rue Didouche Mourad, artère principale du centre-ville, la journée est bien avancée ce 26 février, le cortège a grossi et rassemble désormais plus de 2 000 jeunes. Les forces de l’ordre bloquent les étudiants près du quartier du Sacré-cœur, où certains lancent des projectiles. Les forces de l’ordre ripostent avec du gaz lacrymogène. Après presque 6 heures de mobilisation, Houda quitte le cortège pour rentrer chez elle, provisoirement. « On sera là vendredi ! », lance-t-elle.

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27 février 2019

Donald Trump et Kim Jong-un

26 février 2019

Algérie

26 février 2019

Trump et Kim, deux hommes pressés de s’entendre

Par Philippe Pons, Tokyo, correspondant, Gilles Paris, Washington, correspondant

Les dirigeants américain et nord-coréen veulent afficher un succès diplomatique pour leur deuxième rencontre.

Donald Trump et Kim Jong-un, qui vont se retrouver mercredi 27 et jeudi 28 février à Hanoï, ont un point commun : ils sont pressés. Le premier, en butte à ses difficultés internes, veut engranger au plus vite un succès diplomatique en étant le premier président américain à avoir mis fin à l’état de guerre avec la Corée du Nord et délivré les Etats-Unis du risque d’une attaque nucléaire nord-coréenne. Le second espère qu’une retombée de la tension avec les Etats-Unis permettra d’amorcer une sortie de l’ornière de l’économie nord-coréenne.

Depuis le premier sommet à Singapour, en juin 2018, Donald Trump ne perd pas une occasion de vanter la qualité de ses relations avec Kim Jong-un, qu’il présente comme la clef de la détente en cours. Un argument qui lui permet d’opposer ses qualités supposées de négociateur à celles de ses prédécesseurs. Il a assuré, le 15 février, que le dernier d’entre eux, Barack Obama, « était prêt à partir en guerre » contre Pyongyang. « En fait, il m’a dit qu’il était sur le point de commencer une grande guerre avec la Corée du Nord », a ajouté le président avant d’essuyer une salve de démentis de l’administration précédente.

Dénucléarisation mise en doute

La lenteur de ce processus risque rapidement de se heurter au calendrier électoral américain. Dans un an, les primaires d’investiture auront déjà débuté et Donald Trump sera progressivement absorbé par sa campagne de réélection. La fenêtre est donc particulièrement étroite pour avancer vers l’objectif officiel d’une dénucléarisation unilatérale « complète, irréversible et vérifiable ».

Cette dénucléarisation est mise en doute par les propres services de renseignement de Donald Trump. Le rapport annuel sur les menaces qui pèsent sur les Etats-Unis, publié en janvier, estime ainsi « peu probable que la Corée du Nord abandonne toutes ses armes nucléaires » et note la poursuite « d’activités non compatibles avec une dénucléarisation totale ». Un avis qui compte alors que la politique étrangère du président est de plus en plus contestée au Congrès, y compris dans les rangs républicains.

Donald Trump a répliqué à cette estimation peu encourageante par un message publié sur son compte Twitter. « Les relations avec la Corée du Nord sont les meilleures jamais eues pour les Etats-Unis. Aucun test [nucléaire ou balistique], les dépouilles rendues [de soldats américains morts pendant la guerre de Corée], les otages revenus [américains retenus en Corée du Nord]. Bonne chance de dénucléarisation », a écrit le président en énumérant les gains limités engrangés jusqu’à présent. Cet état d’esprit pourrait être propice à des concessions, pour peu que Kim Jong-un s’engage également dans une démarche de petits pas.

Progrès à petits pas de la RPDC

Ce dernier a également ses raisons pour aller vite. D’abord, pour profiter des bonnes dispositions de son interlocuteur – et du pouvoir dont il dispose encore – pour sortir de la situation de blocage avec les Etats-Unis. Cela permet de passer au-dessus du département d’Etat, plus multilatéraliste et moins enclin aux concessions pour obtenir un « deal », et du conseiller à la sécurité nationale de Donald Trump, John Bolton, également réticent.

L’opinion publique n’est assurément pas un facteur prépondérant dans un Etat

totalitaire comme la RPDC. Il reste que, depuis son arrivée au pouvoir en 2011, Kim Jong-un a réitéré à plusieurs reprises son engagement d’améliorer les conditions de vie. La RPDC a plus changé depuis son arrivée au pouvoir en 2011 que pendant les décennies précédentes. Le surgissement des tours dans Pyongyang, dont la physionomie s’est métamorphosée, la circulation automobile, l’apparition d’une embryonnaire couche moyenne urbaine en témoignent.

Les réformes qui ont accordé une plus grande autonomie de gestion aux entreprises d’Etat et aux coopératives agricoles ont permis l’apparition de « capitalistes rouges » (entrepreneurs, négociants, intermédiaires, commerçants de détail) et ouvert des portes à la débrouillardise, notamment au travail parallèle. Ces transformations, conjuguées à une corruption endémique qui met de l’huile dans les rouages, permettent au pays de progresser à petits pas et de faire face aux sanctions. Mais celles-ci n’en ralentissent pas moins les activités. Officiellement, le commerce avec la Chine, premier partenaire de la RPDC, a diminué de moitié. Les trafics frontaliers avec son grand voisin et la Russie pallient cette diminution des importations et les magasins continuent à être fournis et achalandés.

Nationalisme farouche

Ces réformes et le bouillonnement d’activités à la limite de la légalité qui tiennent souvent du bricolage pour contourner les blocages bureaucratiques atteignent un palier. La levée des sanctions devient impérative pour sortir de l’ornière et permettre une relance de la coopération avec la Corée du Sud – dont les projets n’attendent qu’un « feu vert » politique pour être lancés –, la Chine – même s’ils ne veulent pas en dépendre –, la Russie et d’autres pays. La RPDC vit sous un régime de sanctions, depuis la fin de la guerre de Corée en 1953. Elles ont été renforcées au fur et à mesure qu’elle progressait dans ses ambitions nucléaires pour arriver aujourd’hui à une tentative d’étranglement. La population a résisté.

Mais il n’est pas sûr qu’aujourd’hui le régime puisse lui faire subir une « nouvelle marche forcée » comme ce fut le cas au moment de la famine de la fin des années 1990, qui a fait près d’un million de morts sur 24 millions d’habitants. Entretenu par la propagande, un nationalisme farouche constitue le ciment le plus solide du régime. Mais en redonnant espoir à une population qui, à la mort de son père, Kim Jong-il, en 2010, semblait résignée, Kim Jong-un a amorcé une dynamique. Chacun à son niveau cherche à tirer son épingle du jeu, et espère que demain sera meilleur. Il est toujours dangereux pour un pouvoir de mobiliser l’espoir : même une dictature doit paraître répondre aux attentes qu’elle a fait naître.

Kim Jong-un est conscient qu’il doit aller vite et jouer la carte Trump. Depuis un an, en connivence avec le président sud-coréen Moon Jae-in, c’est ce qu’il fait. Un affaiblissement du président des Etats-Unis est la grande préoccupation des deux dirigeants. Moon Jae-in, cheville ouvrière de la dynamique amorcée de reprise en main de leur destin par les Coréens, est lui aussi pressé : il lui reste deux ans avant la fin de son mandat (non renouvelable) pour rendre celle-ci irréversible. Ce qui laisse supposer des concessions de part et d’autre – fussent-elles de façade.

26 février 2019

La lettre politique de Laurent Joffrin - Algérie : le retour de la momie

Depuis très longtemps, l’Algérie est gouvernée par des pantins solennels. Ce magnifique pays aux riches ressources matérielles et humaines est affligé d’un système politique très particulier, né du dévoiement de l’indépendance nationale. Au fil des décennies, c’est la même caste de généraux et de politiques, nimbée d’une vieille auréole nationaliste, qui se partage indéfiniment le pouvoir, au fil d’intrigues impénétrables, de corruption massive, de répressions sporadiques mais impitoyables et de révolutions de palais auxquelles on ne comprend rien, tant elles se déroulent à l’abri d’un mur opaque de féroce omerta. Régulièrement, ces hiérarques de l’ombre, indéboulonnables, délèguent l’un d’entre eux à la présidence, avec pour seule maxime, cette version détournée de l’aphorisme célèbre attribuée au comte de Salina dans le Guépard : pour que rien ne change… il faut que rien ne change.

A la faveur de la cinquième candidature de Bouteflika, ancien ministre des Affaires étrangères du FLN pendant la guerre, et donc paré du prestige de l’indépendance arrachée aux Français, la logique de la marionnette est poussée à l’extrême : le Président, affecté par des accidents vasculaires cérébraux, n’a pas pris la parole en public depuis sept ans et il n’apparaît plus dans les cérémonies que sous la forme d’une photo officielle à laquelle on rend les honneurs avec componction. Ce n’est plus un homme de paille, c’est une momie.

Si la situation de l’Algérie n’était pas si grave, on pourrait en plaisanter : il y a une certaine sagesse à être gouverné par un homme qui ne fait rien et qui ne dit rien. Au moins, cela lui évite de faire ou de dire des bêtises, comme beaucoup de ses prédécesseurs. Ses partisans voient en lui une garantie de stabilité : stabilité parfaite, en effet, puisque le Président est rigoureusement muet et immobile, tel une figure du musée Grévin. Du FLN à La Fontaine… L’Algérie est dirigée par un roi soliveau, qui oppose à toute difficulté un silence de marbre et un sang-froid absolu. Une sorte d’idéal pour les tenants d’un gouvernement minimal : un chef d’Etat changé en simple photo.

Du coup, la jeunesse algérienne se rebelle, ainsi que tout ce que le pays compte de professionnels un peu modernes, qui désespèrent de voir le pays évoluer et dont beaucoup, si rien ne change, sont tentés par l’exil. Un nouveau printemps arabe ? En quelque sorte, même si les effectifs des manifestations restent très inférieurs à ceux observés ailleurs en 2010. Avec plusieurs difficultés en sus. Beaucoup d’Algériens, les plus âgés en tout cas, gardent le souvenir cruel de la guerre civile des années 90, qui a ravagé le pays. Beaucoup, également, se souviennent qu’ils n’ont eu le choix, à cette époque, qu’entre une dictature militaire corrompue et la prise de pouvoir par un parti islamiste radicalisé par la guerre, hantise partagée avec encore plus de crainte par toutes les chancelleries occidentales, la France au premier rang. Dans un pays déjà islamisé par la collusion entre les généraux et les barbus, on a peur d’une nouvelle tentat ive islamiste, qui plongerait le pays dans la guerre, ou bien dans une tyrannie encore plus impérieuse que l’actuelle.

Quant à l’opposition politique, elle est morcelée, cacophonique, désabusée et ne croit guère qu’il soit possible de renverser une dictature aussi coriace, qui s’appuie sur un minutieux système de clientèle et qui joue encore avec habileté du réflexe nationaliste. Une voie pourrait s’ouvrir : la naissance d’un nouveau parti, appuyé sur les forces vives du pays et poussé en avant par la rue. Espoir ténu, qu’il faut agiter avec prudence : les obstacles sur cette route sont si grands qu’un parieur préférerait à coup sûr miser sur la reconduction du président de cire. Bouteflika n’a pas plus de ressort qu’une souche. Mais cette souche tient la présidence. Avantage considérable.

LAURENT JOFFRIN

24 février 2019

Récit - Juan Guaido : le récit d’une irrésistible ascension

Par Marie Delcas, Bogota, correspondante, Sandrine Morel, Madrid, correspondance, Claire Gatinois, Sao Paulo, correspondante, Gilles Paris, Washington, correspondant, Jean-Pierre Bricoure, Caracas, envoyé spécial

Le tour de force de l’opposant vénézuélien, reconnu président par intérim par de nombreuses chancelleries, est le fruit de mois de tractations que « Le Monde » a reconstitués.

La main droite est ouverte et levée, l’autre posée sur un exemplaire de la Constitution. Il est peu avant 14 heures et le jeune député de l’opposition Juan Guaido fait face à plusieurs dizaines de milliers de manifestants rassemblés sur l’avenue Francisco de Miranda, cœur de Caracas. « Aujourd’hui 23 janvier 2019, lance-t-il, en tant que président de l’Assemblée nationale, invoquant les articles de la Constitution bolivarienne, devant Dieu tout-puissant et devant mes collègues de l’Assemblée, je jure d’assumer formellement les pouvoirs de l’exécutif national en tant que président en charge du Venezuela. » Tonnerres d’applaudissements.

A peine une dizaine de minutes plus tard, alors que les opposants au régime de Nicolas Maduro battent encore le pavé, Donald Trump annonce dans un communiqué et un tweet qu’il reconnaît le président par intérim.

La déclaration du président américain fait l’effet d’une bombe. Non seulement elle prend de court les dirigeants chavistes, surprend par son côté abrupt et risqué en termes diplomatiques, mais elle renvoie à une action coordonnée inédite.

Il est 15 heures et Luis Almagro, secrétaire général de l’Organisation des Etats américains, basée à Washington, félicite l’impétrant. Encore un quart d’heure et c’est au tour du Canada de reconnaître Juan Guaido. Arrive le Brésil, cinq minutes plus tard. Puis la Colombie et le Pérou. Encore deux heures, et c’est le président du Conseil européen, Donald Tusk, qui dit « espérer que toute l’Europe va être unie en soutien des forces démocratiques au Venezuela ».

Une partition complexe

Jamais un opposant au régime chaviste n’avait suscité un tel élan d’unanimité. En moins d’une après-midi, Juan Guaido, encore inconnu quelques jours plus tôt de la majorité des Vénézuéliens et de la communauté internationale, est devenu le visage d’une opposition qui s’était surtout distinguée, depuis des années, par ses divisions malgré les faiblesses du régime. Pour la première fois, glisse un diplomate occidental à Caracas, elle fait preuve d’une capacité à s’unir, et de manière significative.

Cette bascule spectaculaire n’a été possible qu’après des mois de tractations en coulisses, de diplomatie secrète, de messages cryptés. Avec le recours aussi à de nombreux intermédiaires auprès de figures historiques de l’opposition comme Leopoldo Lopez, assigné à résidence depuis sa sortie de prison en 2017, ou d’autres partis en exil.

Pour comprendre ce tour de force, il faut remonter les fils, reprendre les étapes. Il a pour point de départ Caracas, mais pas seulement. Il y a aussi Washington, avec un Donald Trump et une administration obnubilés par le Venezuela, comme ils peuvent l’être par l’Iran ou la Corée du Nord. Madrid aussi, où vit une grande partie de la diaspora antichaviste. Le Brésil encore, et la Colombie. Autant de lieux et d’acteurs multiples engagés dans une partition complexe.

Aux Etats-Unis, dès la campagne présidentielle de 2016, le candidat Trump a assuré que l’élection de son opposante démocrate, Hillary Clinton, transformerait le pays en « Venezuela à grande échelle ». En meeting en Floride – qui compte une importante communauté d’expatriés vénézuéliens, élément électoral à prendre en compte –, ce candidat peu versé dans la défense des droits de l’homme assure être « aux côtés du peuple opprimé » du Venezuela, « qui aspire à la liberté ».

juan55

« Alignement des planètes »

Selon Fernando Cutz, chargé du Venezuela depuis janvier 2017 au sein du Conseil de sécurité national, le président Trump s’y intéresse « dès les premiers jours » de son arrivée à la Maison Blanche. Le contexte l’explique : un « alignement des planètes », comme l’a rappelé l’expert lors d’une récente conférence à Washington, avec l’arrivée au pouvoir de nouveaux gouvernements de droite en Argentine, en Colombie puis au Brésil, et la dégradation de la situation humanitaire au Venezuela.

De fait, dès son deuxième jour à la Maison Blanche, Donald Trump exige un topo. Il demande si une intervention militaire américaine peut être envisagée. Les conseillers, inquiets, répondent qu’une invasion serait un désastre. Un mois plus tard, il reçoit dans le bureau Ovale Lilian Tintori, l’épouse de l’opposant Leopoldo Lopez, en compagnie du vice-président Mike Pence et de Marco Rubio, sénateur républicain de Floride.

Fait notable, le président évoque le Venezuela avec tous les dirigeants d’Amérique du Sud qui lui rendent visite au début de son mandat : le Péruvien Pedro Pablo Kuczynski en février 2017, l’Argentin Mauricio Macri en avril, le Colombien Juan Manuel Santos en mai. Ce même mois, l’administration adopte les premières sanctions contre des figures du régime de Nicolas Maduro. D’autres suivront à l’été. La pression s’installe, une stratégie s’ébauche.

« Troïka de la tyrannie »

En plein mois d’août 2017, dans son golf du New Jersey, Donald Trump prend de court ses conseillers en déclarant : « Nous avons beaucoup d’options pour le Venezuela. Et, au fait, je ne vais pas exclure une option militaire. » L’entourage du président temporise, mais sa détermination ne fait plus l’ombre d’un doute, d’autant qu’un groupe d’Etat américains exaspérés par le statu quo vient de se constituer à Lima. En marge de l’Assemblée générale des Nations unies, le 16 septembre, Donald Trump ajoute : « Les Etats-Unis ont pris d’importantes mesures pour tenir le régime responsable de ses actes. Nous sommes prêts à prendre d’autres mesures si le gouvernement du Venezuela persiste sur la voie d’imposer un régime autoritaire au peuple vénézuélien. »

En novembre 2017, puis tout au long de 2018, l’administration multiplie les sanctions. Autour du président américain, plusieurs architectes de cette nouvelle approche sont des défenseurs historiques d’une diplomatie musclée.

Une des figures clés, déjà présente dans l’équipe de transition entre l’élection et l’investiture de M. Trump, s’appelle Mauricio Claver-Carone, avocat et fils d’émigré cubain. Il a été l’un des plus fermes détracteurs de la politique latino-américaine de Barack Obama. Nommé coordinateur et assistant spécial à la Maison Blanche, il rejoint une équipe de partisans d’une ligne dure, soutenu par le sénateur Marco Rubio.

Le sénateur du Parti républicain de Floride, Marco Rubio arborant une casquette de soutien à Juan Guaido, à la frontière vénézuélienne avec la Colombie, le 17 février. | LUIS ROBAYO / AFP

Autre « faucon », le conseiller à la sécurité nationale, John Bolton, annonce le 1er novembre 2018, à Miami, que les Etats-Unis appliqueront une tolérance zéro en Amérique latine, qualifiant Cuba, le Nicaragua et le Venezuela de « troïka de la tyrannie ». Il affirme que les Etats-Unis vont appliquer de nouvelles sanctions visant le secteur aurifère vénézuélien et les entités détenues ou contrôlées par les militaires et services secrets cubains.

Visite secrète de Guaido à Washington

Le 12 décembre, Marco Rubio et le sénateur démocrate Bob Menendez (New Jersey) enjoignent M. Trump de contester la légitimité de Nicolas Maduro et de reconnaître l’Assemblée nationale (AN), tenue par l’opposition, comme la seule instance démocratique et représentative du pays, tandis que l’Assemblée constituante (ANC), élue dans des conditions controversées en juillet 2017, s’est arrogé l’essentiel des pouvoirs du Parlement.

Selon plusieurs sources, à peine quelques jours plus tard, mi-décembre, Juan Guaido, qui n’est pas encore le président de l’Assemblée nationale, traverse discrètement la frontière colombienne en contournant le poste douanier avant de s’envoler vers Washington pour une visite secrète. Il y rencontre Luis Almagro et Marco Rubio, comme l’a confirmé le bureau du sénateur. Son séjour a été préparé par deux exilés, Carlos Vecchio et David Smolansky. Juan Guaido ne rencontre pas Bob Menendez. Toutefois, la position de l’administration est largement partagée par le camp démocrate, qui reste néanmoins hostile à la moindre intervention militaire.

Autour du jour de l’an, le secrétaire d’Etat américain, Mike Pompeo, se réunit avec plusieurs alliés clés et évoque le cas vénézuélien. Le 2 janvier, il s’entretient avec ses homologues brésilien et colombien. Avec le président Ivan Duque, il ira même jusqu’à évoquer un plan d’action et une collaboration « régionale et internationale ».

A ce stade, les réseaux se densifient. L’activisme des opposants vénézuéliens en exil permet de pousser les pions auprès des différentes chancelleries. Un semblant d’unité se dégage. La pression de Washington fait le reste.

« Travail intense et collectif »

Antonio Ledezma, ancien maire de Caracas et figure de la diaspora, a lui aussi joué un rôle prédominant. Dès son arrivée en Espagne, fin 2017, il s’entretient avec le président du gouvernement espagnol d’alors, Mariano Rajoy. Quelques jours plus tard, il part pour Washington, où il voit des fonctionnaires de la Maison Blanche, du département d’Etat et du Congrès. Puis à Strasbourg, où il se réunit avec le président du Parlement européen, Antonio Tajani, et avec des responsables de tous les partis espagnols.

En janvier 2018, une réunion en Amérique du Sud lui donne l’occasion de dialoguer avec Mauricio Macri, Pedro Pablo Kuczynski et le Chilien Sebastian Piñera. De retour en Europe, M. Ledezma s’entretient en avril avec Emmanuel Macron, à l’Elysée. « Il nous a donné son soutien et son engagement à nous aider à résoudre la crise », affirme l’opposant.

A Madrid, sur une idée de Mariano Rajoy, l’ancien maire de Caracas décide d’aider à l’établissement d’un canal de communication entre l’UE et les quatorze pays des Amériques et des Caraïbes du « groupe de Lima ». Il évoque le sujet lors d’une nouvelle tournée au Pérou, où, le 14 avril, au siège de l’ambassade des Etats-Unis, il s’entretient avec le vice-président Mike Pence. Il se rend ensuite au Brésil, au Chili, au Costa Rica, au Panama, aux Etats-Unis puis au Mexique pour un premier contact avec l’entourage du nouveau président, Andrés Manuel Lopez Obrador. Celui-ci se démarquera de l’initiative.

« Le travail a été intense et collectif », insiste M. Ledezma. A ses côtés, on retrouve Carlos Vecchio, mais aussi Lester Toledo, le député du parti Voluntad Popular, celui de M. Guaido, la représentante de l’opposition vénézuélienne en Suisse, Maria-Alejandra Aristiguieta, l’ancien président du Parlement Julio Borges et le consultant Carlos Blanco. Au Venezuela, cette équipe est en contact avec l’ancienne députée de droite Maria Corina Machado et avec Leopoldo Lopez.

L’ancien maire de Caracas, Antonio Ledezma, en exil en Espagne, participant à une manifestation contre le président vénézuélien Nicolas Maduro, à Madrid, le 13 janvier. | OSCAR DEL POZO / AFP

L’histoire s’accélère

« La proclamation de Guaido s’est décidée en moins de vingt jours, précise Antonio Ledezma. Il y avait bien un plan qu’il allait être président de l’Assemblée, mais il n’y avait pas d’accord sur le fait qu’il assume une présidence temporaire. Certains, comme [l’ancien candidat à la présidentielle] Henrique Capriles, étaient contre. Maria Corina Machado et moi étions convaincus que Guaido devait franchir le pas en se basant sur la Constitution. Nous avons obtenu les soutiens de Leopoldo Lopez et de Julio Borges. »

Le 5 janvier, Juan Guaido est donc désigné, par un système de rotation, président de l’Assemblée nationale. Le 11, au lendemain de la prestation de serment de Nicolas Maduro pour un second mandat présidentiel de six ans, le conseiller à la sécurité nationale des Etats-Unis, John Bolton, publie un communiqué dans lequel il indique : « Nous appuyons en particulier la décision courageuse du président de l’Assemblée nationale, Juan Guaido, d’invoquer les dispositions prévues par la Constitution du Venezuela et de déclarer que Maduro ne détient pas légitimement la présidence du pays. »

L’histoire s’accélère. Après une brève tentative d’arrestation par des agents du service bolivarien de renseignement, le 13, Juan Guaido reçoit un appel de Mike Pence. Selon le compte rendu publié par la Maison Blanche, le vice-président exprime « le ferme soutien des Etats-Unis à l’Assemblée en tant que seul organe démocratique légitime du pays » et « encourage M. Guaido à construire l’unité des groupes politiques ».

Le jour même, Juan Guaido reçoit un coup de fil chaleureux du député Eduardo Bolsonaro, fils du président brésilien, Jair Bolsonaro, et émissaire informel de son père. Le parlementaire a offert un « soutien plein et entier à notre action pour restaurer notre démocratie », confie alors le Vénézuélien au quotidien O Globo.

« Grand marché diplomatique »

L’activisme d’Eduardo Bolsonaro n’est pas nouveau. En novembre 2018, soit quelques jours à peine après l’élection de son père, il avait rencontré Marco Rubio lors d’un déplacement de trois jours aux Etats-Unis. Casquette floquée « Trump 2020 » sur la tête, Eduardo Bolsonaro s’est d’abord entretenu avec deux hauts fonctionnaires de la Maison Blanche en marge d’une conférence à l’American Enterprise Institute, un cercle de réflexion conservateur où était également présent Mike Pence. Puis, avec Luis Almagro, il parle de « scénarios politiques aux Amériques ». Le lendemain, il rencontre le gendre de Donald Trump, Jared Kushner, le sénateur du Texas Ted Cruz, ainsi que l’ancien conseiller stratégique du président et idéologue ultranationaliste Steve Bannon.

Dans la foulée, une rencontre avec Marco Rubio. Elle est brève, mais sans doute décisive. Le sénateur de Floride y aurait évoqué l’idée d’un « grand marché diplomatique » : en échange d’une aide pour, notamment, faire entrer le Brésil dans l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), Brasilia s’engagerait dans la résolution de la crise au Venezuela.

Les comptes rendus et tweets des uns et des autres ne disent rien d’un tel accord. Quoi qu’il en soit, le 17 janvier, le président brésilien Jair Bolsonaro s’affiche aux côtés de Miguel Angel Martin, le président de la Cour suprême vénézuélienne en exil, affirmant que son gouvernement fera « tout son possible pour rétablir l’ordre, la démocratie et la liberté au Venezuela ». Sur la photo figure aussi Ernesto Araujo, le ministre brésilien des affaires étrangères qui, dans une note, s’empresse de décrire le Venezuela de Nicolas Maduro comme une « mécanique de crime organisé fondé sur la corruption généralisée, le narcotrafic et le terrorisme ».

Le président brésilien Jair Bolsonaro posant aux côtés de Miguel Angel Martin, le président de la Cour suprême vénézuélienne en exil, le 17 janvier à Brasilia. | ALAN SANTOS / SERVICE DE PRESSE DE LA PRESIDENCE BRESILIENE / AFP

Cette même journée, Ernesto Araujo s’entretient à Brasilia avec Antonio Ledezma, Julio Borges et Carlos Vecchio. Des représentants de la diplomatie américaine et du groupe de Lima sont présents, ainsi que l’omniprésent Eduardo Bolsonaro. « Là, nous sommes tombés d’accord sur le fait qu’il fallait consolider les soutiens internationaux pour reconnaître Guaido s’il franchissait le pas », précise M. Ledezma. Peu après, le Brésil se dit prêt à reconnaître Juan Guaido comme président, si l’Assemblée nationale en décidait ainsi.

Cargaison humanitaire estampillée « US aid »

Le 22 janvier, une délégation d’élus de Floride se rend à la Maison Blanche pour demander à Donald Trump de faire de même. Mike Pence s’entretient avec lui au téléphone, le soir même. Il veut s’assurer que le jeune député invoque bien la Constitution pour justifier son action.

La suite est connue. Nicolas Maduro a dénoncé un putsch et Juan Guaido annoncé l’arrivée pour le 23 février d’une aide humanitaire internationale.

La Maison Blanche a été la première à envoyer une cargaison, estampillée « US aid », à Cucuta, à la frontière colombienne. Cette semaine encore, lors d’un discours à Miami, devant des étudiants en grande majorité vénézuéliens et d’origine cubaine, Donald Trump a rappelé qu’il était toujours à la recherche d’une transition pacifique entre les deux leaders, mais que « toutes les options » restaient « ouvertes ».

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