Par Benjamin Barthe, Beyrouth, correspondant - Le Monde
Purge anti-corruption, démission forcée du premier ministre libanais Saad Hariri : Riyad montre ses muscles, en interne et face à l’Iran, au risque d’enclencher une escalade régionale.
Samedi 4 novembre, par une rafale de décisions surprises, la couronne saoudienne est brusquement passée à l’offensive, sur la scène intérieure, comme sur la scène régionale. Ce raidissement a commencé en début d’après midi, avec la démission choc du premier ministre libanais Saad Hariri, annoncée par l’intéressé depuis Riyad où il s’était rendu la veille, sur convocation expresse du prince héritier, Mohammed Ben Salman.
Le contexte très inhabituel de l’annonce, faite à l’extérieur du Liban, et le traditionnel poids de l’Arabie saoudite dans les affaires du Mustakbal (Futur), le mouvement de M. Hariri, suggèrent que ce dernier, en poste depuis décembre 2016, s’est fait dicter sa décision par ses hôtes. Aux yeux des observateurs, le chef de file du camp sunnite libanais fait les frais de la volonté de Riyad de hausser le ton contre l’Iran et le Hezbollah, le mouvement chiite pro-Téhéran, avec lequel M. Hariri avait conclu un accord de gouvernement.
Purge dans les plus hauts cercles dirigeants
Le durcissement du pouvoir saoudien, emmené par Mohammed Ben Salman, le fils du roi Salman, un réformateur aussi ambitieux qu’autoritaire, surnommé « MBS », s’est poursuivi dans la soirée, avec une vague d’arrestations touchant les plus hauts cercles dirigeants. Une cinquantaine de princes royaux, d’anciens ministres et d’hommes d’affaires ont été appréhendés, dont le célèbre milliardaire Al-Walid Ben Talal.
Parmi les victimes de cette spectaculaire purge, présentée comme une opération anti-corruption, figurent aussi des membres du clan Abdallah, le précédent souverain, notamment son fils Mitab, jusque-là ministre de la garde nationale, une unité d’élite, forte de 80 000 hommes. Autres personnalités frappées de disgrâce : l’ancien ministre des finances Ibrahim Al-Assaf, en poste pendant vingt ans, le ministre de l’économie Adel Faqih, le patron des chaînes de divertissement MBC, Al-Walid Al-Ibrahim, et Bakr Ben Laden, le PDG du géant du BTP du même nom.
« C’est une manœuvre avant tout politique, décrypte le politologue Stéphane Lacroix, professeur à Sciences Po. En Arabie saoudite, les princes ont toujours mélangé les finances publiques avec leurs propres deniers. MBS cherche à détruire tous les réseaux susceptibles de s’opposer à la nouvelle verticale du pouvoir qu’il est en train de construire. »
La version officielle de « l’ingérence » de l’Iran
Les dirigeants saoudiens auraient-ils menacé Saad Hariri de l’inclure dans leur liste noire des corrompus pour l’obliger à démissionner ? La thèse circule dans certains milieux libanais, où l’on sait qu’en plus de diriger le gouvernement, l’héritier de l’empire Hariri pilote l’entreprise de construction saoudienne Saudi Oger, qui est en pleine faillite.
La version officielle attribue son retrait du pouvoir à « l’ingérence » de l’Iran, le concurrent de Riyad pour la suprématie régionale. Dans son allocution sur la chaîne Al-Arabiya, propriété de la maison des Saoud, Saad Hariri, 47 ans, a accusé Téhéran de semer « la discorde » dans le pays du Cèdre et d’y entretenir « un Etat dans l’Etat », par l’entremise du Hezbollah. Mais la charge paraît un peu trop soudaine pour être crédible. Lorsqu’il a formé sa coalition, le chef du Mustakbal savait pertinemment que le mouvement chiite, et donc la République islamique, y joueraient un rôle central.
Pour justifier sa décision, M. Hariri a aussi invoqué des menaces pesant sur son existence. « Nous vivons dans une atmosphère semblable à l’atmosphère qui régnait avant l’assassinat du premier ministre martyr Rafik Hariri », a-t-il déclaré. Une allusion à son père, mort en 2005, dans un attentat à la voiture piégée, pour lequel trois membres du Hezbollah sont en cours de jugement, devant un tribunal international. « J’ai perçu ce qui se tramait en secret pour attenter à ma vie », a ajouté le dirigeant libanais.
Selon les médias saoudiens, celui-ci aurait fait l’objet, il y a quelques jours, d’une tentative d’assassinat, qui aurait été déjouée. Mais l’affirmation est traitée avec circonspection par les services libanais de sécurité qui disent tout ignorer de ce supposé complot. Les analystes voient plutôt dans cette nouvelle crise gouvernementale le désir de l’Arabie saoudite de mettre un terme aux efforts d’accommodement de M. Hariri avec le Hezbollah.
Le risque d’une nouvelle escalade
Les autorités saoudiennes ont très probablement été choquées par le fait qu’Ali Akbar Velayati, le conseiller diplomatique du guide suprême iranien, Ali Khamenei, a été reçu, vendredi, à Beyrouth, par leur protégé libanais. Une rencontre d’autant plus agaçante pour Riyad qu’à sa sortie du bureau du premier ministre, M. Velayati s’est félicité des offensives anti-djihadistes menées cet été par l’armée libanaise et le Hezbollah, les qualifiant de « victoires de l’axe de la résistance », une référence au camp pro-Téhéran.
En l’espace de quelques heures, fidèle à sa réputation d’impulsivité, « MBS » a donc doublement tapé du poing : en interne, où il déblaie le terrain pour le jour où son père décédera ou abdiquera en sa faveur ; et en externe, face à l’Iran, l’ennemi juré, au risque d’une nouvelle escalade.
« Avec MBS, les deux dossiers avancent toujours en parallèle, observe Stéphane Lacroix. Il veut être à la fois le grand modernisateur autoritaire, qui met à bas le système saoudien traditionnel et le porte-étendard du volontarisme saoudien face à l’Iran. L’histoire s’accélère. Nous sommes peut-être à la veille d’une nouvelle guerre régionale. »
Samedi soir, le camp pro-iranien a rappelé à son adversaire qu’il avait les moyens de riposter. Pour la première fois depuis l’intervention de l’armée saoudienne au Yémen, il y a deux ans et demi, un missile, tiré depuis ce pays, a atteint Riyad. Lancé par les Houthis, une milice pro-iranienne, le projectile a été intercepté dans le ciel de la capitale, sans causer de blessés ni de dégâts. Mais le fait que Riyad soit désormais à portée de tir des insurgés yéménites offre à l’Iran une carte supplémentaire dans son bras de fer avec le royaume saoudien.
Benjamin Barthe (Beyrouth, correspondant)
Al-Walid Ben Talal arrêté L’homme le plus riche du monde arabe, le prince Al-Walid Ben Talal, dont la fortune est estimée à 18,7 milliards de dollars (16,1 milliards d’euros), fait partie de la cinquantaine de personnalités saoudiennes arrêtées samedi 4 novembre, sur ordre du palais royal. L’actionnaire de Twitter est confiné, comme les autres victimes de cette purge, dans les suites du Ritz Carlton, un palace de Riyad. Le magnat des médias, âgé de 62 ans, est l’un des rares princes saoudiens à avoir voté, en juin, lors de la réunion du Conseil d’allégeance, contre la promotion de Mohammed Ben Salman, le fils du roi, au poste de prince héritier.