Par Henri Seckel, Pascale Robert-Diard - Le Monde
Avec force, douleur, tendresse, détresse et même humour, ces femmes et hommes ont témoigné, mardi, devant la cour d’assises spéciale de Paris.
Seuls comptent leurs mots. Le miracle de ces mots prononcés par des femmes et des hommes debout, là, parmi nous, au milieu du prétoire de la cour d’assises spéciale de Paris, mardi 8 septembre. Des survivants, des revenants, avec leurs mots qui disent l’horreur en sujet verbe complément. Avec force, douleur, tendresse, détresse et même drôlerie. Oui, aussi la drôlerie. Avec leur souffle qui cogne si fort dans le micro quand les mots jaillissent et leurs silences suspendus quand ils ne viennent plus.
Pour chacun d’eux, Corinne Rey, Angélique Le Corre, Sigolène Vinson, Laurent Léger, Cécile Thomas, Gérard Gaillard, s’ajoute la culpabilité du survivant. La seconde où l’un s’est jeté sous une table, où un autre s’est laissé glisser, un troisième a reculé, une quatrième a eu peur plus tôt et a eu le temps de disparaître, un cinquième n’a pas été repéré, une sixième a été épargnée. Le hasard qui a fait que ce jour-là, Cécile Thomas a changé de place pendant la conférence de rédaction parce que sa chaise, au deuxième rang, juste derrière Elsa Cayat, était coincée contre le mur et qu’elle est allée s’installer un peu plus loin, à l’extrémité de la salle de rédaction. La volonté des deux terroristes qui ont écarté Angélique Le Corre – « Toi, tu restes là » – quand ils ont remonté l’escalier en prenant Corinne Rey en otage. L’échange de regards entre Cherif Kouachi et Sigolène Vinson, qui a fait baisser son arme au terroriste et lui a fait dire « On ne tue pas les femmes », alors qu’il venait de tirer sur Elsa Cayat assise autour de la table avec les autres. Le réflexe de Laurent Léger qui s’est recroquevillé sous un bureau.
En les appelant tour à tour à la barre, le président Régis de Jorna avait dit maladroitement : « Nous entendons aujourd’hui les témoins qui n’ont pas été blessés dans l’attentat du 7 janvier. Nous entendrons demain les blessés. »
« Victimes sans blessure apparente », selon les mots de Cécile Thomas, ils sont survivants, mais remplis de morts. Sur son bras gauche, Corinne Rey s’est fait tatouer la baleine de Moby Dick, entourée de barques. « Et dans les barques, il y a douze personnes. Frédéric Boisseau [le technicien de maintenance qui est le premier tué au 10, rue Nicolas-Appert] et Ahmed Merabet [le policier abattu dans la rue après la fusillade chez Charlie Hebdo] y sont. En faisant ça, je me suis dit que c’était une cicatrice qui allait quitter ma tête pour aller dans mon avant-bras. Ce tatouage me constitue autant que la couleur de mes yeux, la carnation de ma peau. Il fait partie de moi », dit-elle.
Ils nous racontent ces secondes, leur éternité, où Charb, Cabu, Wolinski, Tignous, Honoré, Elsa Cayat, Mustapha Ourrad, Bernard Maris, Franck Brinsolaro et Michel Renaud, ont perdu la vie. Ils parlent mais eux revoient. Nous écoutons, ils revivent. Toute la violence de ces dix heures de témoignages est dans cette infranchissable distance.
Corinne Rey, dite Coco
Arrivée pour un stage de dessin à Charlie Hebdo en 2007, Corinne Rey y est revenue après ses études en 2008, comme pigiste. « Je voulais juste dessiner et quand j’ai rencontré cette rédaction, ça a été comme une révélation. C’est bizarre ce mot pour une athée comme moi », dit-elle. Elle dessine toujours pour le journal. Elle a 38 ans.
Ce 7 janvier j’ai déposé ma fille à la crèche, je suis passée chez Franprix acheter un paquet de galettes parce qu’il y a beaucoup de gourmands autour de la table, et je suis arrivée rue Nicolas-Appert. C’était une rue où les gens amenaient leur chien faire caca, c’était la rue idéale pour faire ça tellement c’était désert.
Quand je suis arrivée, Simon Fieschi s’affairait, j’ai chambré Tignous parce qu’il était un peu en avance, Charb dessinait déjà. Cabu discutait avec ses deux invités [Michel Renaud et Gérard Gaillard] qui lui avaient apporté un jambon. La réunion a commencé. On parlait du livre de Houellebecq [Soumission] qui faisait la couverture ce jour-là, et de ces jeunes qui partaient faire le djihad en Syrie. Il y a eu un débat entre Tignous et Bernard Maris sur le sujet. La réunion allait se terminer, je devais partir chercher ma fille à la crèche à 12 h 30. J’étais installée entre Honoré et Tignous, j’ai mis ma main sur l’épaule de Tignous et je suis partie discrètement. Je suis allée chercher Angélique pour lui demander de descendre fumer une cigarette avec moi.
Je sais pas si c’est le choc, mais dans ma tête, les terroristes sont arrivés au moment où on sortait de l’immeuble. Or, ils sont arrivés quand on était dans la cage d’escalier. Ils ont surgi du couloir en m’appelant « Coco ! Coco ! ». J’étais stupéfaite. Ça a été d’une fulgurance dingue. L’un m’a immédiatement attrapée par le bras pour me pousser dans la cage d’escalier, l’autre a repoussé Angélique en lui disant : « Toi tu restes là ! » Dans l’escalier, l’un des deux hommes s’est mis juste derrière moi avec sa kalachnikov. Charb dessinait tellement bien les armes que je savais que c’était une kalachnikov. On a monté les escaliers, ils m’ont dit : « On veut Charlie Hebdo, on veut Charb. » J’ai ressenti une détresse absolue.
J’étais incapable de réfléchir, j’ai poussé une porte, mais on n’était pas au bon étage. Je me suis rendu compte de mon erreur et, pensant que ça me serait fatal, je me suis mise comme ça [elle s’accroupit, les mains au-dessus la tête] en disant : « Pardon pardon, je me suis trompée d’étage. » Ils m’ont dit : « Pas de blague, sinon on te descend ! » J’ai fait demi-tour, ils m’ont suivie avec leurs armes. [Silence] C’était l’effroi en moi. Ils ont dit : « Vous avez insulté le prophète, on est Al-Qaida Yémen. » Nous sommes montés au deuxième étage. Ils disaient : « On veut Charb, on veut Charb. »
J’ai eu une pensée fulgurante pour ma petite fille, j’étais dans la détresse la plus totale. Dévastée. J’ai avancé vers le code et je l’ai tapé. Je sentais l’excitation des terroristes, ils avaient atteint leur but. L’un d’eux m’a poussée à l’intérieur de la rédaction, j’ai avancé comme un automate, tout droit. J’ai entendu un tir, j’ai vu Simon tomber de son siège. Ma première pensée, absurde, ça a été de me dire : « C’est nul, le bruit d’une arme. Tac. Tac. »
J’ai entendu Luce [Lapin] dire : « Qu’est-ce que c’est ça, c’est des pétards ? » La porte de la rédaction était fermée, personne ne pouvait voir ce qui se passait à quelques mètres. J’ai couru vers le bureau de Riss pour me cacher dessous, un terroriste est rentré dans la salle de réunion, j’ai entendu des bruits de chaise, tout le monde qui se levait, puis des tirs saccadés. Ils ont dit : « Allah Akbar, on a vengé le prophète. »
Après les tirs, il y a eu silence, un silence de mort. Et puis ils sont partis. J’ai entendu des tirs beaucoup plus lointains. Je me suis dit qu’il fallait que j’aille voir.
Je suis sortie de ma cachette et j’ai vu un homme à terre. Je me suis penchée. C’était Mustapha [Ourrad], il avait les yeux ouverts, mais cette expression, c’était tellement pas lui que je ne l’ai pas reconnu tout de suite. J’ai dit : « Mustapha, Mustapha ! », mais il ne bougeait plus, le sang était déjà comme une pâte marron.
J’ai vu Jean-Luc [un graphiste du journal] et Eric [Portheault, directeur administratif et financier] sortir de leur cachette. J’ai vu Franck [Brinsolaro, le garde du corps de Charb] à terre dans beaucoup de sang, lui aussi. Et puis j’ai vu l’étendue du massacre dans la rédaction. J’ai vu les jambes de Cabu, je l’ai reconnu parce que des miettes de pain sortaient de son manteau, et qu’il mange des tartines pendant la réunion. J’ai vu les jambes d’Elsa [Cayat], elle ne bougeait plus. J’ai vu Charb, le côté de son visage, qui était d’une pâleur extrême.
J’ai vu Riss, il était blessé. J’ai dit : « J’aimerais t’aider mais je sais pas faire un point de compression, j’ai peur de te faire mal. » J’avais pris des cours de secourisme un an avant, mais là c’était tellement la détresse que je n’ai plus rien su. Riss m’a dit : « T’inquiète pas Coco. » Sigolène [Vinson] est venue, elle m’a dit : « Il y a Philippe [Lançon] au fond de la salle, j’arrive pas, vas-y si tu peux. » J’ai enjambé Charb, puis des jambes qui étaient vraisemblablement celles de Tignous et d’Honoré, et quand j’ai vu Philippe, j’ai pensé : « Il n’a plus de visage. »
C’est fou, mais je savais que ce n’était pas un point vital et j’ai pu garder un peu de sang-froid. Il avait un os de la main cassé, il a essayé de m’écrire des choses je crois. Que j’appelle sa mère, son frère. C’est vraiment étrange, comme coup de téléphone : « Allô, il y a eu un attentat à Charlie Hebdo, votre fils est vivant. Il est à côté de moi. » J’entends sa mère qui ne sait pas si c’est vrai, pas vrai. Un peu brutalement, je lui dis : « Votre fils est vivant, mais il est défiguré. » C’est ce que j’ai trouvé pour pouvoir lui faire entendre des choses.
Patrick Pelloux est arrivé, il a crié : « Charb ! Charb, mon frère ! » et il s’est mis à côté de lui. Les pompiers sont arrivés à ce moment-là. Et puis, et puis voilà.
Les menaces, on les connaissait mais on ne les entendait pas trop. On faisait un journal. On était là pour faire rire. C’est le talent qu’on a assassiné ce jour-là. L’intelligence. Des gens d’une extrême gentillesse, qui avaient une manière d’être drôles. C’est pas facile d’être drôle. Toute cette rédaction était à la fois joyeuse et sérieuse.
Après, comme un réflexe de défense, j’ai voulu dessiner et m’occuper l’esprit le plus possible. Ça me crevait le cœur de voir qu’en plus, ce journal pouvait s’arrêter à cause de ça. Ce journal, c’était la chose précieuse qui restait. Se remettre à dessiner, refaire le journal, c’était une manière de résister à ce qui s’était passé le 7 janvier. Je n’ai pas été suivie tout de suite sur le plan psychologique. On manquait de dessinateurs, je n’avais pas le temps de faire autre chose que le journal.
C’est difficile de parler de soi devant des gens qui ont perdu un père, un frère. Je n’ai pas été tuée, je n’ai pas été blessée. Je me suis sentie impuissante. Je me suis sentie coupable. Ça a été très dur de traverser ça.
Je n’ai pas pu beaucoup en parler, c’est une solitude extrême, je crois que personne ne peut se mettre à ma place. Parfois, j’aurais aimé qu’on me pose des questions, mais personne ne peut imaginer cette fulgurance, ces armes, ce sang-froid qu’ils avaient. Ils étaient portés par une idéologie, ils voulaient tuer, ça se sentait dans leurs gestes, leur façon de me parler, leur façon de dire « Charb ! ».
Je me suis sentie très longtemps coupable. J’ai travaillé avec un psychologue de « Paris aide aux victimes » que je vois encore régulièrement, et au bout de deux ans, j’allais mieux, suffisamment pour me rendre compte que ce n’est pas moi la coupable là-dedans. Les seuls coupables, ce sont les terroristes islamistes, les Kouachi et leurs complices et ceux qui les ont aidés. Et ceux qui, dans la société, baissent leur froc devant l’islamisme. Si j’ai voulu parler à ce procès, c’est aussi parce qu’il y a un problème de société, et je voulais le dire ici.
Sigolène Vinson
OLIVIER DANGLA POUR LE MONDE
Avocate en droit du travail, elle avait été repérée par Patrick Pelloux qui avait lu un de ses livres et l’avait recommandée à Charb. Il lui avait confié la chronique judiciaire au journal. Après les attentats, elle a quitté Paris et vit dans le sud de la France. Elle a 46 ans.
Le 7 janvier, il faisait froid et gris, et j’aime pas quand il fait froid et gris. J’ai proposé à mon compagnon de passer à la réunion de la rédaction pour qu’il rie, parce que c’est bien de rire en hiver. Finalement, quand on est arrivés boulevard Richard-Lenoir, il m’a dit : « Je vous laisse entre vous. »
J’ai croisé Cécile [Thomas], l’éditrice, j’ai demandé si elle connaissait une boulangerie, parce que c’était l’anniversaire de Luz et je voulais marquer le coup avec autre chose que les chouquettes que j’apportais habituellement. A la boulangerie, il n’y avait plus que du gâteau marbré, je n’ai jamais trouvé ce gâteau joli et bon, mais comme il ne restait que ça, je l’ai pris.
Je suis arrivée à Charlie, dans la cuisine Cabu était hilare avec ses invités, Tignous préparait un café, c’était tellement joyeux. Il m’a réclamé une bise. Charb était à son bureau. La réunion a commencé. Depuis octobre 2012, je n’ai jamais raté une… [elle craque] conférence de rédaction.
Bernard Maris et Philippe Lançon discutaient de Soumission de Houellebecq, ils avaient tous les deux aimé le livre, et voulaient savoir ce qu’on en pensait. Bernard m’a recommandé un livre d’Alexis Corbière, j’ai noté la référence sur le livre de Zola que j’avais avec moi. Et puis on a parlé des banlieues et de certains jeunes qui partaient faire le djihad. Tignous disait qu’il pouvait les comprendre et essayait d’expliquer. Le ton est monté, et comme je n’aime pas le conflit, je suis allée dans la cuisine préparer un café pour Cabu. Quand je suis revenue, Philippe [Lançon] était prêt à partir. Il s’arrête, sort de son sac un beau libre sur le jazz et le montre à Cabu, qui sourit à chaque page.
Et puis Bernard Maris a dit à Philippe : « Ce serait bien que tu fasses un papier sur Soumisision. » Il a répondu : « J’en ai déjà fait un pour Libé, je peux pas faire une resucée. » Charb a dit : « Oh si Philippe, resuce-nous ! » Et là, on a entendu les premiers coups de feu.
Luce a dit : « C’est des pétards ? » Riss a dit : « C’est un radiateur ? » Moi j’avais compris que c’était des coups de feu. J’ai vu le regard de Charb, je pense qu’il avait compris aussi. Franck [Brinsolaro] s’est levé. Il a dit : « Il ne faut pas bouger de façon anarchique. » Et à ce moment-là, moi, j’ai bougé de façon anarchique.
J’ai senti derrière moi la porte qui s’ouvrait, quelqu’un qui cherchait Charb et disait « Allah Akbar ». Ça tirait, ça tirait. Des coups secs, pas des rafales. J’ai eu très mal dans le dos, j’ai pensé que j’avais été touchée, je suis tombée violemment. J’ai rampé derrière un petit muret du bureau des correcteurs en pensant que les secours viendraient peut-être à temps pour me sauver. Je me suis recroquevillée, et j’ai vu Jean-Luc, le graphiste, recroquevillé aussi, les mains sur la tête.
Le silence s’est fait, un silence de plomb comme j’en avais jamais entendu. J’ai entendu des pas, j’ai compris que le tueur m’avait vue partir et me suivait. Et me suivant, forcément, il est tombé sur Mustapha. J’ai senti le corps de Mustapha tomber comme un fusillé. Le tueur a contourné le muret, il me surplombait, il avait son arme contre mon front. Je crois qu’il a secoué la tête comme s’il sortait d’un mauvais rêve, et qu’il avait l’impression de s’être trompé sur qui j’étais.
Il a mis son arme de côté et a levé le doigt à la place. J’avais accepté de mourir, je pensais que c’était mon tour. Je pensais à mes proches qui seraient tristes que je sois morte comme ça. J’ai pensé qu’une balle dans la tête, c’était très rapide. Quand il s’est penché vers moi, j’ai trouvé qu’il avait le regard doux, des yeux veloutés. J’ai cru qu’il me consolait. Il disait qu’il ne me tuerait pas, et il me demandait de me calmer. Vraiment, je suis désolée d’avoir cru qu’il était doux, mais c’est ce qui m’a semblé.
Il m’a dit que ce que je faisais, c’était mal, mais je ne comprenais pas. J’écrivais des chroniques prud’homales, je défendais toujours les salariés, je me disais que j’étais du bon côté. A un moment je me suis dit que j’allais lui dire ça, en pensant que ça pourrait me sauver, de défendre les salariés.
Et c’est là qu’il me dit qu’il ne tue pas les femmes. Je trouve ça injuste, mais je comprends que s’il ne tue pas les femmes, il tue les hommes, et j’ai toujours Jean-Luc dans mon dos. Je ne quitte pas le regard de Kouachi, je me dis que si Jean-Luc est tué là, dans mon dos, je m’en remettrai pas. Ça n’est pas une pensée altruiste. C’est pas pas pour sauver Jean-Luc, c’est pour me sauver moi.
Ensuite, il me dit que, puisqu’il ne me tue pas, il faut que je lise le Coran. Je n’ai pas le temps de lui dire que j’ai grandi au pied d’un minaret [à Djibouti] et que j’entendais les cinq prières par jour. Il a dit « Al-Qaida Yémen », et moi j’habitais à 3 km du Yémen par la mer, et ça me fait d’autant plus mal. Puis ils s’en vont.
Je me relève. Je vois le corps de Mustpaha, je vois Lila, le cocker roux de Portheault qui passe dans le sang de Mustapha. Il y a un nuage de poudre en suspension, une odeur de poudre très forte. Je passe une jambe par la fenêtre pour m’échapper, mais c’est trop haut pour sauter. Je repasse par-dessus le corps de Mustapha, je vois le corps de Brinsolaro, Tignous, Cabu, Elsa [Cayat]. Très vite, je vois Philippe [Lançon], il a sa joue dans sa main. Il me regarde, avec un regard d’enfant qui a fait une bêtise. Il me dit : « T’as vu ? » Et je voyais, oui.
J’ai vu les corps d’Honoré et de Bernard Maris emmêlés. Maris, ce jour-là portait un costume pied-de-poule que j’aimais pas, je trouvais que la veste et le pantalon, ça faisait trop de pied-de-poule pour un seul homme. J’ai vu des éclats d’os, c’était des paillettes partout qui brillaient. Et de la matière que j’ai identifiée comme de la cervelle. Quelques instants avant, c’était de la générosité, de l’intelligence, de l’humanisme. Parce que l’humour, c’est de l’humanisme, faire comprendre l’économie, c’est de l’humanisme. Je me suis reculée, j’ai enjambé les corps, le corps de Wolinski. J’ai appelé les pompiers, j’ai dit : « Ils ont tous morts », et au fond de la salle, j’ai entendu : « Non, je suis pas mort. » C’était Riss.
J’ai vu le corps de Charb avec sa marinière bleue et rouge, et son visage, c’était comme le passe muraille, il était absorbé par le sol. Comme si le sol avait bu le visage de Charb. Je me suis dit qu’il manquait une partie de sa face.
A côté, il y avait Fabrice Nicolino, et je me suis dit que c’était plus facile de m’occuper de lui que de Philippe Lançon, parce qu’il était blessé aux jambes. Il voulait quelque chose de frais. J’ai mouillé un torchon, je lui ai caressé le visage avec, et le torse pour savoir s’il était blessé au torse. Ses jambes, il y avait les os qui sortaient. Il y avait la chair, et l’os, perpendiculaire. J’ai dit : « C’est bon, tu n’es blessé qu’aux jambes. » A un moment, j’ai vu une jeune femme dans l’encadrement de la porte. J’ai appris ensuite qu’elle s’appelait Suzy. Elle dira plus tard que cette scène, c’était Le Radeau de la méduse de Géricault.
Le 7 janvier, j’ai pensé qu’on avait ouvert le bal. Je me suis dit : « Si des hommes sont capables de faire ça à Paris à 11 heures du matin, c’est parti. »
Laurent Léger
Journaliste d’investigation, il est entré en 2009 à Charlie Hebdo, où il rédigeait de grandes enquêtes. Il en est parti en 2018, et travaille désormais à L’Express. Il a 54 ans.
Le 7 janvier 2015, je rentre de vacances, c’était la première réunion de rédaction de l’année. On a beaucoup ri, comme souvent, beaucoup discuté, on s’est écharpé sur les banlieues, et Cabu, qui est pourtant plutôt quelqu’un de discret, était très en colère contre Houellebecq.
A la fin de la réunion, quelqu’un autour de la table entend des bruits de pétards qui se rapprochent. Tout d’un coup, une odeur de pétard. La porte derrière moi s’ouvre très brutalement, et ça va très, très vite, quelques nanosecondes. Je vois un type très massif dans toute l’embrasure de la porte, tout en noir, on aurait dit quelqu’un du GIGN. Quelque chose de blanc était écrit sur son gilet noir, j’ai même cru qu’il y avait écrit « police ».
En réalité, il crie « Allah Akbar » et là, je comprends qu’on est attaqués. Très vite, je me retrouve par terre sous une table, complètement recroquevillé sur moi-même. Une image m’apparaît régulièrement depuis cette date : le dessus du crâne de Wolinski qui gît devant moi. Il murmure, il souffle un peu, il a de petites taches de sang en haut du crâne. Un peu plus loin, je vois passer les jambes d’un terroriste.
Toute ma vie défile dans ma tête, un kaléidoscope d’images, de sensations, de souvenirs, comme si tout explosait. Je suis terrorisé, dans un état second. J’essaie d’analyser ce qui se passe, je n’y arrive pas, et il y a ces bruits, les coups secs qu’on vous a déjà racontés. « Tac, tac, tac. » Des tirs séparés, comme s’ils essayaient de viser les uns et les autres. Je me prépare à être tué moi aussi.
Un terroriste dit : « On les a tous tués. » Puis : « On tue pas les femmes. » Pourtant, quand ils ont fait irruption dans la salle, j’avais vu qu’Elsa Cayat s’était levée en même temps que tout le monde, et dans un éclair, j’avais vu son corps tomber.
Petit à petit, le silence revient. Je reste immobile. Je me dis qu’ils sont peut-être toujours là. Je ne sais pas combien ils sont. Quand j’entends des détonations lointaines, je comprends qu’il n’y a plus de terroriste dans la salle. Je me lève, et là… C’est épouvantable. C’est un amas de tables renversées, de corps enchevêtrés… Je me rue vers mon bureau pour téléphoner à mon compagnon, je lui dis d’appeler la police. Ensuite, seulement, je fonds en larmes.
Luce est là, elle me caresse l’épaule. Je croise ceux qui sont encore vivants. On est tous hébétés, sidérés, comme des zombies, complètement figés, n’ayant plus aucune capacité de réagir. Je vois Simon [Fieschi] qui gît sur son fauteuil, je lui prends la main et je lui parle, je ne sais plus ce que je lui dis. Il n’a pas perdu connaissance. Je crois qu’il a soif, j’essaie de l’aider, mais je culpabilise parce que je ne sais pas quoi faire.
Un policier de la brigade criminelle me demande si je peux l’aider à identifier les corps dans la salle de rédaction. Je vois les corps réunis une dernière fois, tous ensemble, comme une sorte de famille qu’ils avaient été. J’ai mis un nom sur chacun des personnages qui étaient par terre.
En partant, je vois mon téléphone éclaboussé de sang, je décide de ne pas le prendre. Quand je l’ai récupéré quelques semaines plus tard, je me suis rendu compte qu’il n’avait pas du tout été tâché de sang. Mon esprit l’avait recouvert de rouge alors qu’il était noir.