Par Laurent Carpentier - Le Monde
Chaque semaine, « L’Epoque » paie son coup. A Saint-Germain-des-Prés, le patron du Festival de Cannes dévoile ses plans pour une flamboyante édition 2021 et peste contre le couvre-feu imposé à la culture.
Il est arrivé, engoncé dans son manteau, avec un air renfrogné. Café de Flore, haut lieu de Saint-Germain-des-Prés, pas très loin de chez lui. « J’ai failli vous appeler, ce matin, pour remettre. Avec le couvre-feu et tout ça. Et puis je me suis dit que j’allais vous dire tout le mal que je pense de votre traitement du cinéma dans Le Monde. Ça m’a donné du cœur au ventre. »
Pierre Lescure (75 ans, président du Festival de Cannes, premier directeur de Canal+, père des « Enfants du rock » sur Antenne 2, chroniqueur encore aujourd’hui pour l’émission « C à vous » sur France 5, un demi-siècle dans la culture…) n’a pas sa langue dans la poche, ni le mot « diplomatie » tatoué sur le front : « Si vous étiez cons, je n’en dirais pas un mot. Mais des mecs d’une telle intelligence qui en font un usage aussi désespérant, qui ne me donnent jamais envie de voir un film ! Même quand vous aimez, vous coupez la chique… »
« Je suis né avec “Le Monde” »
Il se marre. Ça sauve un peu. Et puis, de parler, ça va mieux. « Vous comprenez, c’est le journal que je lis depuis toujours. Je suis né avec Le Monde. » Ça pourrait être glauque, c’est bizarrement joyeux. Nous, on est venu pour parler de Cannes, de comment le Festival a traversé cette annus horribilis, pour, finalement, la semaine du 27 au 29 octobre, y présenter une version ultra-light, histoire de « rallumer la lumière » : « Quelques invités, une petite délégation et une montée des marches, symbolique mais quand même, pour que Cannes ait un peu une émotion. » En projection, la sélection des courts-métrages, celle de la Cinéfondation et de quatre films de la compétition qui n’a pas eu lieu : Un triomphe, d’Emmanuel Courcol, Les Deux Alfred, de Bruno Podalydès, Asa ga kuru (True Mothers), de Naomi Kawase, et Beginning (Au commencement), de la Géorgienne Dea Kulumbegashvili.
A dire vrai, ceux-là et d’autres, on les a déjà vus. Sous l’appellation « Sélectionné au Festival de Cannes », Thierry Frémeaux, directeur et sélectionneur du Festival, et Pierre Lescure, président, ont en effet, depuis six mois, « promené » (comprendre « accompagné », mais le terme est joli) « leur » sélection d’une cinquantaine de films à Venise, Angoulême, Deauville, Saint-Sébastien, ou encore, la semaine dernière, au Festival Lumière à Lyon. Faute de pouvoir se tenir, Cannes a protégé sa marque.
« Comme pour une année normale »
« Quand le confinement démarre au début du mois de mars, le comité de sélection est en plein boulot, avec 2 000 films qui lui ont été proposés. Jusqu’au bout, on espère que le Festival va se tenir comme prévu en mai. A la mi-avril, on comprend que le doute est trop important, qu’il y aurait trop d’absents, d’étrangers qui renonceraient, que ça ne va pas être possible. On espère reporter à juin. Mais déjà on se dit : quoi qu’il se passe, faisons la sélection et on verra l’usage qu’on en fait. Donc, Thierry et son orchestre finalisent leurs choix comme pour une année normale. Sauf qu’ils en sélectionnent plus que d’habitude. Mi-juin – quand on prend la décision d’annuler le Festival –, on en annonce 52, une dizaine de plus qu’en temps normal. »
Pierre Lescure s’est mis en jambes, a tombé le manteau, pioché dans les chips et ne rechigne pas maintenant à raconter, dans le désordre et avec faconde. On se dit que le ring est sans doute pour lui un terrain de jeu nécessaire. « Le label a été bénéfique pour tout le monde. Prenez Antoinette dans les Cévennes, extra ce film, pas une petite comédie du Massif central, mais le fait que l’on dise qu’on l’a sélectionné a attiré le regard dessus. »
« DE TOUTE FAÇON, JE NE SAIS PAS M’ARRÊTER. COMME MON PÈRE, RÉDACTEUR EN CHEF À “L’HUMANITÉ” : IL EST MORT EN BOSSANT… »
Ça s’appelle s’accrocher aux branches ? (Sur un ring, il faut renvoyer un peu les coups sinon l’adversaire s’ennuie). Et question s’accrocher, on lui rappelle sa réélection à la présidence du festival – pas gagnée, non ? – en début d’année. Esquive tranquille du briscard : « Il fallait qu’on se mette d’accord sur la manière dont je passerais le flambeau. En fait, il y a eu un flou artistique avant mon élection, parce que j’ai un peu hésité à me représenter. Alors, un certain nombre de candidatures, de désirs de me succéder, sont apparus. Finalement, je fais l’année prochaine et puis, on va travailler à trouver une candidate – qu’on n’a pas pour l’instant, mais on n’est pas aux pièces – que j’accompagnerai… Cela me plaît bien comme ça. » Et après ? « Après ? Mais j’ai plein d’autres choses. De toute façon, je ne sais pas m’arrêter. Comme mon père, rédacteur en chef à L’Humanité : il est mort en bossant… »
Pierre Lescure manie la langue verte du gamin de banlieue grandi à Choisy-le-Roi (Val-de-Marne) avec sa mère et ses grands-parents communistes, et l’assurance du journaliste devenu patron de programme, puis patron de chaîne, membre de conseils d’administration… On est passé au tutoiement. Le rapport Hadopi, la S-VoD, Canal+, ses années Universal à Los Angeles, Deneuve, dont il fut le compagnon, la vague #metoo (« Sans grosse secousse, tu ne bougeras pas le confort bourgeois des mecs. Je connais un conseil d’administration dont les statuts imposent d’arriver à la parité pour payer les jetons de présence, je peux te dire que les mecs, ils se magnent, là »)… On parcourt les trente dernières années avec un guide assermenté du PAF, comme on disait autrefois, pendant que l’auteur de ces lignes s’embourbe dans des transitions qui n’en sont pas. « On va dire que l’apéro, on a chargé ! », s’amuse-t-il en sifflant un Coca.
En 2021, embouteillage de films
Le tabac de la rue de Fleurus où il voulait initialement nous retrouver était fermé, mesures sanitaires oblige. Ici, ça dégorge de touristes flirtant avec les fantômes d’Huysmans, d’Apollinaire ou de Beauvoir. Derrière la caisse, la gentille matrone qui surplombe la salle râlote : « C’est un mot fort, tout de même, couvre-feu… »
« IL NE SUFFIT PAS DE DIRE : “AH ! LA CULTURE ! C’EST ESSENTIEL !” NON, LA CULTURE C’EST BANDANT. ÇA DOIT PROVOQUER DU DÉSIR. »
On s’est retrouvé à l’étage avec Lescure. « Je fais partie, dit-il, de ces gens qui pensaient que Bachelot allait obtenir cet Ausweis qu’eût été un ticket de cinéma ou de théâtre pour rentrer chez soi après la séance du soir. Le gouvernement a refusé de faire une exception… Putain, la culture, ce n’est pas juste un loisir ! Je suis né avec le TNP. Mon grand-père était aux chemins de fer, ma grand-mère dans l’enseignement, ma mère était secrétaire dans une banque mais ils étaient tous au cinéma tout le temps. Et je ne parle pas des livres. Donc, quand M. Castex dit “je suis sûr qu’ils vont s’adapter”, je dis non, tu dois traiter ça po-li-ti-que-ment. Il y avait une chance qu’avec ce ticket en forme d’autorisation, des gens qui ne vont pas souvent au spectacle soient justement incités à y aller, parce que cela aurait été une fenêtre de vie sociale au milieu des contraintes sanitaires… Il ne suffit pas de dire : “Ah ! La culture ! C’est essentiel !” Non, la culture c’est bandant. Ça doit provoquer du désir. »
Il reprend son souffle. Se marre. Tape dans ses mains. Il est seul sur le ring. Double salto arrière. Cannes, 2021, l’annonce d’un embouteillage de films. Ça peut être « brillant et luxuriant » (ce sont ses mots), un embouteillage. « Les tournages reprennent et un paquet de films importants ont été reportés : le Paul Verhoeven, le Wes Anderson… Alors, on a déjà pris les dispositions pour que, quoi qu’il advienne, le Festival se tienne… en mai, je l’espère, mais s’il faut décaler, on trouvera les créneaux. » Il raccroche les gants. Manteau. Masque. Rire sous le masque. « Euh, essayez de ne pas me fâcher avec tout le monde quand même. »