Enquête - Après la crise du Covid-19, un tourisme plus stable que durable
Par Clément Guillou
Après la pause brutale imposée par la pandémie, les intérêts et les habitudes des acteurs de cette industrie de masse (10 % du PIB mondial) devraient jouer en faveur d’un retour à la croissance. Et ce malgré les appels à une mutation verte du secteur et des tentatives concrètes de régulation.
Pour les vulnérables varans de Komodo, la pandémie de Covid-19 a résolu l’équation sur laquelle les hommes butaient : comment conserver la manne touristique tout en protégeant les lézards géants qui la génèrent ? En faisant une pause, avaient suggéré les autorités locales l’an dernier, et en fermant le parc national toute l’année 2020. Hors de question, avaient répondu les petites entreprises touristiques locales, soutenues par le gouvernement de Djakarta. Avec le Covid-19, les dragons de Komodo ont finalement eu droit à leurs trois mois de tranquillité absolue ; et l’écosystème garantissant leur survie a prospéré.
Cette fable indonésienne rappelle que la manifestation la plus voyante de la pandémie fut, en de nombreux endroits, la disparition du tourisme. C’est, pour ce secteur économique qui représente 10 % du produit intérieur brut et des emplois dans le monde, une double source d’inquiétudes : d’abord parce que de nombreuses affaires, dans cette économie largement composée de micro-entreprises, ne survivront pas à cette perte sèche ; ensuite, parce que les effets néfastes de la sainte trinité du tourisme de masse – croisières, vols low cost et resorts balnéaires – ont été d’autant plus visibles qu’ils n’étaient plus là.
Ces dernières années, ce tourisme industriel, notamment dans les villes, avait fait émerger les notions de « tourismophobie » et « surtourisme ». « Le nombre croissant de touristes urbains accroît l’exploitation des ressources naturelles, a des conséquences socio-culturelles, exerce une pression sur les infrastructures, les modes de transport et d’autres installations », s’inquiétait en 2019 le secrétaire général de l’Organisation mondiale du tourisme (OMT), Zurab Pololikashvili.
Au diable la critique !
Aucune industrie ne menait, avant la crise, une croissance aussi échevelée que le tourisme mondial. La plupart des acteurs s’accordent à dire que le retour au niveau d’antan prendra plusieurs années en raison de l’ampleur inégalée de la crise, de la faiblesse des compagnies aériennes et du temps nécessaire pour trouver un vaccin. Mais les plus optimistes soulignent que les précédentes crises, souvent liées à des attentats, ont montré la capacité du tourisme à rebondir très rapidement : après les attentats du 11 septembre 2001, la pandémie de SRAS en 2003 et la crise économique mondiale en 2009, l’industrie n’a mis que de onze à dix-neuf mois pour revenir au même palier.
LA DISPARITION DES TOURISTES VAUT TOUTES LES ÉTUDES D’IMPACT : CERTAINS TERRITOIRES RÉALISENT QU’ILS NE PEUVENT SE PASSER DURABLEMENT DE CETTE SOURCE DE DEVISES
« Quand un vaccin sera trouvé, tout reviendra à la normale, et même davantage, car les gens réalisent que le voyage leur manque, assure Dimitrios Buhalis, directeur du Centre international de recherche sur le tourisme et l’hôtellerie de l’université de Bournemouth (Royaume-Uni). Il va y avoir un besoin de décompresser et, pour les citadins, de prendre l’air. Les habitants des pays riches qui voyagent ont déjà tous les produits qu’ils veulent : ce qu’ils recherchent, désormais, ce sont des expériences – sportives, gastronomiques, culturelles – dont le prérequis commun est le voyage. »
Du côté des professionnels et des Etats et collectivités qui en vivent, la demande est également pressante en faveur d’un retour au monde d’avant. La disparition des touristes vaut toutes les études d’impact : certains territoires, y compris une métropole comme Paris, réalisent qu’ils ne peuvent se passer durablement de cette source de devises. Au diable donc la critique sociale du tourisme de masse, vieille comme sa naissance, à la fin des années 1950 !
« On a l’impression que c’est un gros mot ; mais le droit au voyage, c’est une conquête sociale !, s’insurge Jean-Pierre Mas, président des Entreprises du voyage, le syndicat des voyagistes et tour-opérateurs. Refaire du voyage quelque chose d’élitiste, ce serait revenir au XIXe siècle. La fin de la massification, je n’y crois pas. Mais j’espère que l’on va aller vers des voyages dans lesquels on s’investit un peu plus, à la fois plus longs et moins fréquents. »
Décalage entre aspirations et choix
Si chaque crise – sociale, sanitaire ou économique – est l’occasion d’une pause et d’une réflexion sur l’industrie touristique, elle ne débouche jamais sur une transformation radicale, expliquent les historiens Johan Vincent et Yves-Marie Evanno, directeurs de l’ouvrage Tourisme et Grande Guerre. Voyage(s) sur un front historique méconnu (1914-2019) (Editions Codex, 2019) : « Il y a des mutations discrètes mais surtout des désillusions. Les besoins pragmatiques des Etats font qu’ils relancent toujours l’économie sur des bases que l’on connaît déjà, pour aller le plus vite possible. »
Trois acteurs seraient en capacité d’orienter la façon dont on voyage : les consommateurs, les industriels et les décideurs politiques. Le comportement des premiers est mystérieux. Les classes moyennes chinoise et indienne, premières contributrices à la massification du tourisme, auront-elles le souci de voyager différemment ? Et faut-il les priver d’une frénésie dont ont usé et abusé les riches Occidentaux depuis trente ans ?
TROIS ACTEURS SERAIENT EN CAPACITÉ D’ORIENTER LA FAÇON DONT ON VOYAGE : LES CONSOMMATEURS, LES INDUSTRIELS ET LES DÉCIDEURS POLITIQUES
En Europe, certains anticipent un retour à davantage de tourisme domestique et à des voyages moins fréquents mais plus longs. Mais en la matière, le décalage est patent entre les aspirations vertueuses exprimées dans les enquêtes d’opinion et le choix réellement effectué. Jan Van der Borg, économiste du tourisme à l’université de Louvain (Belgique), revendique de faire partie des optimistes – après avoir joué, dit-il, les Cassandre dans les années 1990 en prévenant de la montée du « surtourisme » en Europe.
« Il y a des signes qui montrent que les consommateurs vont ouvrir la voie vers un tourisme plus sain, affirme-t-il. Au lieu de partir six fois par an en week-end, ils économiseront pour s’offrir un voyage de qualité une fois par an dans un endroit spécifique ; le reste de l’année ils passeront les vacances dans leur pays. Je serais très déçu si l’industrie n’utilisait pas ce momentum pour refuser certaines pratiques. »
« Etre acteur du changement plutôt que subir »
Du côté des industriels, pressés de pouvoir travailler de nouveau, le discours en faveur d’un tourisme moins frénétique est pourtant peu audible. « Mes entreprises ont une culture conservatrice, souffle Jean-Pierre Mas. Or, ou l’on change, ou l’on va passer à côté de la demande. »
LA CRISE A ÉTÉ « TROP COURTE » POUR CHANGER LES COMPORTEMENTS, REGRETTE JEAN-FRANÇOIS RIAL, PATRON DE VOYAGEURS DU MONDE
Lors d’un récent séminaire en ligne, le sociologue Jean Viard mettait en garde des centaines de professionnels convoqués pour une réflexion sur l’avenir du voyage : « Le monde du tourisme va-t-il avoir un discours sur la façon de polluer moins en voyageant plus ? Je n’entends pas ce discours. Or, il faut que ce monde devienne un acteur de la régulation écologique du tourisme plutôt qu’il la subisse. »
Jean-François Rial, patron du groupe Voyageurs du monde, est bien seul à réclamer de nouvelles habitudes et un plus grand respect de l’industrie vis-à-vis des écosystèmes qui la font vivre. La crise a été « trop courte », regrette-t-il, pour changer les comportements des consommateurs comme des industriels. Seule issue, selon lui ? L’accession au pouvoir des écologistes, qui imposeraient une fiscalité plus lourde aux compagnies aériennes comme aux hôtels qui dénaturent les sols.
Les Etats et les destinations touristiques apparaissent comme les plus susceptibles de bouleverser une industrie dont les dégâts pour la planète et le cadre de vie sont connus. « A court terme et dans un endroit géographiquement limité, certains Etats ou territoires ont un intérêt au tourisme de masse. Mais c’est un discours comptable, pas économique, juge Danièle Küss, experte auprès de l’OMT. Prenez l’Aquitaine, dont la côte est concernée par ce phénomène : son défi est de répartir les visiteurs dans le temps et dans l’espace, en investissant par exemple dans le tourisme rural. »
Gestion des flux
Certains pays revendiquent désormais un modèle touristique plus soutenable, qu’il s’agisse de l’Espagne ou d’Etats d’Amérique centrale : Costa Rica, Mexique, Guatemala… Dans plusieurs régions du monde, la crise du Covid-19 est l’occasion pour les gouvernements de se rendre compte de l’importance du secteur dans leur économie et de la nécessité de le soutenir, voire de l’organiser.
« COMME POUR LE CORONAVIRUS, IL FAUT APLATIR LA COURBE DU TOURISME » JAN VAN DER BORG, ÉCONOMISTE DU TOURISME
Elle met aussi le doigt sur la dépendance absolue de régions entières à cette économie, et de la nécessité de se diversifier. Un premier pas indispensable vers une réforme du tourisme de masse, sans laquelle l’industrie entière ira à sa perte, selon Jan van der Borg : « Comme pour le coronavirus, il faut aplatir la courbe du tourisme. Si on parvient à freiner cette croissance, on peut rendre en même temps un grand service à l’industrie, aux locaux et aux touristes. »
Les destinations les plus sujettes au « surtourisme » ont profité de la pause pour avancer des réflexions déjà entamées. A Dubrovnik, en Croatie, l’on jure de diversifier enfin l’économie locale et de redoubler d’efforts pour limiter la fréquentation de la ville médiévale ; à Venise, les eaux à nouveau bleues de la lagune renforcent la tentation de restreindre l’arrivée des bateaux de croisière.
A Amsterdam, le temps des enterrements de vie de garçon semble compté. Pour Geerte Udo, responsable de la promotion de la capitale néerlandaise, « nous devons nous assurer de retrouver l’équilibre entre la vie, le travail et le tourisme, à commencer par une offre locale pour locaux, afin qu’ils puissent à nouveau jouir » du « quartier rouge », haut lieu de la prostitution et des coffee shops.
La gestion des flux était déjà, avant la crise, la priorité des lieux les plus touristiques du monde – quelques villes européennes et des sites culturels majeurs comme le Machu Picchu, Angkor Vat ou le Taj-Mahal. Selon Sandra Carvao, directrice des études de l’OMT, « la recherche de l’équilibre entre les habitants et les touristes va connaître une accélération. Mais ces destinations très touristiques ont encore un potentiel si elles parviennent à segmenter leurs offres et à diriger les visiteurs vers d’autres endroits que les quelques rues encombrées ».
Réservation obligatoire
Le sentiment de « surtourisme » vient le plus souvent d’une piètre gestion des flux, plaide le secteur. Il suffirait donc de davantage étaler les visites, avec des incitations financières par exemple, pour rendre les visiteurs plus supportables. Car il est vain d’espérer que les populations du monde entier se détournent, une fois la crise passée, de ces lieux au hit-parade des destinations.
« Si les gens veulent tous aller aux mêmes endroits, c’est qu’ils le méritent et que des images produites par la littérature, la publicité ou la culture populaire les rendent incontournables, dit Stéphane Durand, cofondateur du cabinet de conseil Horwarth. L’ensemble des pays émergents produisent chaque année des dizaines de millions de primo-visiteurs : des gens qui n’ont jamais voyagé et jouissent d’une faible culture touristique. Ils vont à l’essentiel, dans les lieux connus, surtout quand, comme les Américains ou les Chinois, ils n’ont pas suffisamment de congés pour aller hors des sentiers battus. »
« LES PAYS ÉMERGENTS PRODUISENT CHAQUE ANNÉE DES DIZAINES DE MILLIONS DE PRIMO-VISITEURS QUI VONT À L’ESSENTIEL, DANS LES LIEUX CONNUS » STÉPHANE DURAND, DU CABINET DE CONSEIL HORWARTH
Les spécialistes du secteur anticipent déjà, à l’issue de la crise, une généralisation de la réservation obligatoire pour les lieux les plus visités du monde, voire pour certains quartiers ou des plages. Cette nécessité d’annoncer sa venue, déjà en vigueur dans certains des grands musées ou un lieu comme la Cité interdite de Pékin, s’accélérera d’autant plus que l’utilisation des applications sur mobile est devenue plus naturelle durant la crise.
L’acceptation de ces dispositifs par les visiteurs pourrait en être facilitée. Mais cette mutation numérique s’apparente à un cautère sur une jambe de bois : une façon peu coûteuse de dissimuler les excès du tourisme de masse si néfastes aux varans de Komodo.