Londres : une capitale en déclin ?
THE ECONOMIST (LONDRES)
Alors que les Britanniques étaient eux-mêmes de plus en plus nombreux à quitter Londres, la ville risque de subir de plein fouet les conséquences de la crise du Covid-19 conjuguées à celles du Brexit.
Avant que n’éclate la pandémie, le gouvernement de Boris Johnson avait l’intention de modifier en profondeur la géographie économique du Royaume-Uni. On prévoyait ainsi d’investir massivement dans les infrastructures des régions pauvres des Midlands et du nord de l’Angleterre afin de contribuer à résorber l’écart de productivité observé avec Londres. L’objectif était de ramener à un même niveau les différentes régions du pays.
L’idée a toujours semblé un peu tirée par les cheveux. Les gouvernements britanniques qui se sont succédé depuis des décennies ont en effet tenté sans beaucoup de succès de stimuler la productivité à l’extérieur de la capitale. Et il semble de moins en moins probable que le gouvernement se lance dans de grands projets après la pandémie. Il devrait se contenter plutôt de remettre rapidement en état ce qui a besoin de l’être. Il se peut cependant qu’un autre phénomène se produise et permette à Boris Johnson de sauver la face : le déclin de Londres pourrait en effet entraîner un nivellement par le bas.
La ville la plus cosmopolite au monde
Londres n’a pas toujours été ce qu’elle est aujourd’hui. Après la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement, qui avait déjà entouré la ville d’une large ceinture verte, la Green Belt, a délibérément incité les entreprises et les citadins à aller s’installer dans les “nouvelles villes” établies dans les comtés voisins. Le secteur de la production industrielle a connu un déclin, tout comme les quais, qui symbolisaient autrefois la prospérité de la ville et représentaient un vivier d’emplois. Dans les années 1980, la population londonienne avait chuté d’un quart par rapport à 1939, où elle atteignait 8,6 millions d’habitants. Les services et les établissements scolaires de Londres avaient par ailleurs très mauvaise réputation.
Après le Big Bang et la déréglementation des services financiers britanniques, en 1986, la logique de l’agglomération s’est de nouveau imposée, et Londres a repris sa marche en avant. On y trouve désormais plusieurs industries créatives, et, plus récemment, un pôle technologique prospère a émergé aux côtés des fournisseurs de services bancaires, de services de gestion des actifs et de services aux entreprises, qui y sont établis de longue date. Les établissements d’enseignement, les services de police et les transports ont tous connu une profonde transformation. L’afflux de population en provenance de tous les continents a fait de Londres la ville la plus cosmopolite au monde.
Or on observe depuis un certain temps déjà des signes annonçant le déclin de la capitale britannique. Si la population urbaine a continué de croître au cours des dix dernières années, cela est essentiellement dû à une augmentation de l’immigration et de la natalité. Entre 2008 et 2018, les Britanniques ont été plus nombreux à quitter Londres qu’à s’y installer. Les Londoniens se plaignent en outre des coûts élevés et de l’anxiété ambiante. La capitale figure d’ailleurs au bas de deux classements établis par l’Office britannique des statistiques (Office of National Statistics, ONS), c’est-à-dire ceux qui concernent le bien-être et la satisfaction individuelle. Depuis 2015, l’exode hors de la capitale que l’on observe a contribué à réduire l’écart entre les prix de l’immobilier à Londres et ceux pratiqués dans le reste du pays.
Quand les diplômés tournent le dos à la capitale
Les prix de l’immobilier restent cependant deux fois plus élevés à Londres qu’ailleurs dans le pays. Si l’on tient compte du coût du logement, les Londoniens sont, en moyenne, moins bien lotis économiquement que les habitants des autres régions du sud de l’Angleterre ou de l’Écosse. D’après le président du cabinet de services professionnels PwC, les diplômés commencent à tourner le dos à la capitale. Alors que 60 % des diplômés recrutés par les quatre grands cabinets comptables du pays étaient auparavant installés à Londres, en 2018, 60 % des nouveaux employés de ces firmes habitaient ailleurs.
Les loyers des espaces de bureaux situés dans les quartiers prisés de Londres sont encore plus élevés que ceux des particuliers. Le mètre carré de surface de bureaux coûte trois fois plus cher dans la capitale que dans d’autres villes du sud et sept à neuf fois plus cher qu’ailleurs au Royaume-Uni. D’après une firme de recrutement juridique, une entreprise peut économiser environ 20 000 livres [22 320 euros] par an, une fois pris en compte le salaire et les frais de bureau, en incitant un avocat à s’établir à l’extérieur du centre de Londres. Le terme “northshoring” – que l’on utilise généralement pour parler des délocalisations vers des villes comme Birmingham qui, dans les faits, ne sont pas très “nordiques” – est devenu un mot à la mode dans l’industrie. En 2017, HSBC a décidé de déménager à Birmingham le siège de ses services bancaires de détail au Royaume-Uni. En 2018, Amazon, le géant de la vente par Internet, a choisi Manchester pour y établir son principal pôle d’activités sur le territoire britannique.
Moins de bars, de restaurants et de théâtres
Si le coronavirus parvient à faire diminuer la valeur des propriétés et les loyers des espaces de bureaux, certains diplômés seront peut-être tentés de quitter Leeds ou Manchester pour revenir s’établir dans la capitale. La pandémie de Covid-19 et les mesures extrêmes de distanciation sociale utilisées pour l’endiguer posent toutefois un nouveau problème, plus profond : elles mettent en effet en péril deux éléments qui ont fait la renommée de la capitale britannique, c’est-à-dire les multiples possibilités de divertissement et la présence d’étrangers.
Londres doit au moins une partie de sa popularité au fait qu’il s’agit d’une ville fun. “Si les gens viennent ici, ce n’est pas seulement parce qu’ils peuvent toucher un salaire élevé, c’est aussi pour avoir du bon temps”, explique Douglas McWilliams, directeur du Centre for Economics and Business Research, un cabinet-conseil de Londres. Les bars et les cafés de l’East End ont fortement contribué à l’émergence d’un phénomène qu’il a baptisé, il y a quelques années, la “flat white economy”. En gros, on parle de “flat white economy” quand des professionnels avec des coupes de cheveux originales échangent des idées en sirotant des boissons branchées.
Or il est difficile d’avoir ce genre d’économie quand on doit maintenir une distance de deux mètres en faisant la queue pour se procurer sa dose de caféine. Forcés de réduire leur capacité d’accueil, les restaurateurs seront sans doute nombreux à mettre la clé sous la porte. Et les théâtres ne se remettront probablement pas de la crise. “Sans la culture et les restaurants, Londres n’est qu’un autre Francfort, mais le coût de la vie y est plus élevé et il y a plus de trafic”, résume un gestionnaire de fonds spéculatif.
Vers une ville plus verte et moins congestionnée ?
La crise du Covid-19 pourrait concourir, avec le Brexit, à freiner l’immigration internationale. Même si, avec le nouveau système d’immigration à points, les candidats étrangers qui postulent pour des emplois à Londres obtiennent un meilleur score que ceux qui sollicitent des postes ailleurs dans le pays (car les salaires y sont plus élevés), le signal est clair : le Royaume-Uni n’est pas très enthousiaste à l’idée d’accueillir un grand nombre d’immigrants. Les universités craignent de voir le nombre d’étudiants étrangers diminuer de 20 à 50 % au cours de l’année à venir. Pour Londres, qui accueille généralement plus de 100 000 étudiants étrangers, c’est un vrai problème.
Comme toutes les grandes villes, Londres risque de subir les conséquences des bouleversements du monde du travail provoqués par la crise du Covid-19. De nombreuses entreprises s’attendent ainsi à ce que certains de leurs employés continuent de travailler à la maison plusieurs jours par semaine, si ce n’est tous les jours, même après la fin de la pandémie. On peut supposer que les employés des entreprises qui doivent composer avec des locaux plus petits seront tentés de trouver un logement plus grand à l’extérieur de Londres pour y aménager un bureau. Quand on doit se rendre au bureau seulement deux ou trois fois par semaine, on peut habiter loin, surtout si cela nous permet d’avoir plus d’espace. Si cela se produit, toutefois, ce sont plutôt les villes-dortoirs du sud-est qui connaîtront un afflux massif de population et non les villes du nord et des Midlands, auxquelles le Premier ministre souhaite venir en aide.
Lisa Taylor, du cabinet-conseil Coherent Cities, reste optimiste. “Les deux prochaines années seront très difficiles, certes, mais le Londres de demain pourrait être très différent. On peut supposer que les pratiques d’aménagement urbain ne seront plus les mêmes et qu’il y aura davantage d’espaces de travail et de vie partagés.” Elle croit que l’on pourrait s’inspirer de villes comme Copenhague et Amsterdam pour faire de Londres une ville plus verte, moins congestionnée. Or ces villes sont loin d’être des métropoles internationales au même titre que la capitale britannique.
Il est peu probable que la capitale britannique soit de nouveau réduite au triste état dans lequel elle se trouvait avant le milieu des années 1980. Elle restera sans doute plus riche et plus productive que le reste du Royaume-Uni et continuera, plus que n’importe quelle autre ville d’Europe, d’attirer les immigrants talentueux. On peut cependant supposer que la crise affaiblira son pouvoir d’attraction et que l’économie britannique en souffrira. Mais il pourrait être plus souhaitable à d’autres égards d’avoir un pays moins centralisé, où les chances seraient réparties plus équitablement.