Un an après, retour à la case départ. Alors que les Libanais ont célébré la semaine dernière le premier anniversaire de leur soulèvement pacifique contre les élites dirigeantes, le Premier ministre démissionnaire Saad Hariri prendra à nouveau la tête du prochain gouvernement. Désigné de justesse jeudi par 65 députés sur 118, ce milliardaire de 50 ans endosse pour la quatrième fois le rôle de Premier ministre. Malgré son image d’homme de compromis, il incarne aux yeux des Libanais une classe dirigeante incompétente et corrompue qui a mis le pays à genoux et contre laquelle ils se sont révoltés il y a un an. Après dix jours de concertations, cette nomination témoigne donc de l’impasse politique qui paralyse le Liban, sans gouvernement depuis la démission de Hassan Diab. Saad Hariri a déclaré jeudi vouloir «former un cabinet d’experts indépendants avec pour mission de présenter des réformes économiques, financières et administratives, contenues dans la feuille de route à l’initiative de la France», et ce «rapidement».
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Au Liban, Saad Hariri de retour dans le rôle improbable du sauveur
Par Benjamin Barthe, Beyrouth, correspondant Le Monde
Le chef de file de la communauté sunnite, renversé par la rue il y a un an, va tenter de former le gouvernement de sauvetage financier réclamé par Emmanuel Macron.
Lorsque Saad Hariri avait démissionné de son poste de premier ministre du Liban, le 29 octobre 2019, après treize jours de manifestations antisystème, il avait présenté sa décision comme une « réponse à la volonté des nombreux Libanais descendus dans la rue ». Jeudi 22 octobre, quasiment un an jour pour jour après ce retrait forcé, le même Saad Hariri a accepté, à l’invitation du président Michel Aoun, de former un nouveau gouvernement, en remplacement de Hassan Diab, démissionnaire depuis l’explosion du port de Beyrouth, début août. Le peuple libanais aurait-il changé d’avis en douze mois ?
Le chef de file des sunnites – la communauté à qui revient le poste de chef du gouvernement en vertu du système confessionnel libanais – se présente comme « l’unique et dernière chance » de sauver le pays du Cèdre du gouffre économique et social dans lequel il s’enfonce. Le jeune quinquagénaire, premier ministre à déjà trois reprises depuis 2009, serait converti à l’urgence des réformes exigées par le président français Emmanuel Macron lors de son double déplacement estival au Liban. Des mesures sans lesquelles les bailleurs de fonds du pays ne sortiront pas leur chéquier.
Le réprouvé de 2019 serait-il donc devenu l’homme providentiel ? Non, ce qui a changé en un an, c’est que « la rue » devant laquelle Saad Hariri avait prétendu s’incliner s’est vidée. Usés par les bastonnades et les gaz lacrymogènes des forces de sécurité, pris à la gorge par l’effondrement de la monnaie nationale, qui a anéanti leur pouvoir d’achat, démoralisés aussi par leurs propres carences, les indignés de l’automne 2019 ont baissé les bras. Samedi 17 octobre, seulement deux ou trois mille manifestants se sont retrouvés sur la place des Martyrs, dans le centre de Beyrouth, pour célébrer les un an du soulèvement.
La peur grandissante d’un scénario à la Vénézuelienne
Mercredi soir, des partisans du Courant du futur, le mouvement de Saad Hariri, se sont même permis d’incendier le « poing de la thawra » (révolution), la construction érigée sur cette esplanade, en hommage aux centaines de milliers de personnes qui ont rêvé d’un nouveau Liban. Le symbole a certes été reconstruit dans les heures qui ont suivi, mais dans les rangs des révolutionnaires, l’amertume est grande. « Hariri n’est pas aimé tandis que nos revendications bénéficient d’un large soutien populaire, mais nous n’y pouvons rien, le régime est trop fort, confie Karim Safieddine, membre de Mada, un collectif étudiant, qui milite pour un système plus égalitaire, libéré du carcan communautaire. C’est un moment de désenchantement terrible ».
L’homme d’affaires, héritier de l’empire politico-financier de son père, l’ancien premier ministre Rafic Hariri, assassiné en 2005, a habilement manœuvré pour récupérer son poste. Après avoir échoué à se succéder à lui-même en décembre 2019, ses ex-partenaires de gouvernement refusant de le laisser diriger un exécutif de technocrates où ils ne seraient pas représentés, il a su discrètement savonner la planche de Mustafa Adib, le diplomate à qui la tâche de remplacer Hassan Diab avait initialement échu. Celui-ci a jeté l’éponge fin septembre, victime des sempiternelles querelles de portefeuilles entre le pôle sunnite (le Futur) et le camp chiite (le Hezbollah pro-iranien et le parti Amal).
La peur grandissante d’un scénario à la Vénézuelienne, alimentée par une inflation à plus de 100 % sur un an et un taux de pauvreté autour de 50 %, a servi les ambitions de Saad Hariri, de même que le durcissement de la conjoncture diplomatique. Les Etats-Unis ont étendu leurs sanctions anti-Hezbollah à des personnalités alliées à ce mouvement, fragilisant Gebran Bassil, le chef du Courant patriotique libre (CPL, droite chrétienne), partenaire de la formation chiite et principal opposant au retour du cacique sunnite.
« Aussitôt après le renoncement d’Adib, Hariri a surgi et offert ses services pour sauver le Liban. La vérité, c’est qu’il ne voulait laisser personne d’autre que lui devenir premier ministre », soutient Hilal Khashan, professeur de sciences politiques à l’université américaine de Beyrouth. « L’incapacité du mouvement révolutionnaire à s’accorder sur un programme unifié et un leadership alternatif pour le pays aide la classe politique traditionnelle à se maintenir au pouvoir », estime Ali Hamadé, éditorialiste au quotidien de centre droit An-Nahar.
Soutien a minima
Les blocs parlementaires ont soutenu la candidature de Saad Hariri par une courte majorité de 65 députés sur 118. La chambre libanaise compte 128 sièges, mais deux élus ont boycotté les consultations organisées par le président Michel Aoun et huit ont démissionné après la déflagration du 4 août.
Le revenant a fait quasiment le plein des voix sunnites, obtenu le soutien du parti Amal du président du Parlement Nabih Berri et du bloc druze de Walid Joumblatt. En revanche, les grandes formations chrétiennes – CPL et Forces libanaises – et le Hezbollah n’ont pas voté pour lui, en s’abstenant toutefois de désigner un candidat alternatif.
Ce soutien a minima augure de tractations compliquées dans la phase à venir, celle de l’attribution des ministères souvent sujette à d’interminables marchandages. Conformément à la feuille de route d’Emmanuel Macron, que tous les partis libanais jurent, la main sur le cœur, vouloir appliquer, le premier ministre désigné entend former une équipe d’experts, sans attache partisane. Mais à l’instar de Gebran Bassil, plusieurs responsables politiques font valoir qu’un gouvernement dirigé par le chef du Courant du futur peut difficilement se prétendre indépendant.
Le leader du CPL est d’autant plus susceptible de vouloir placer ses hommes dans le futur cabinet, qu’il espère succéder dans deux ans à Michel Aoun, son beau-père, à la présidence de la République. Or à ce poste, réservé à un maronite, Hariri préférerait voir l’un des rivaux communautaires de Bassil, Sleiman Frangié. « Le confessionnalisme a pénétré le système politique libanais jusqu’à la moelle, impossible d’y échapper, prévient Hilal Khashan. Pour assembler son gouvernement, Hariri va devoir faire des concessions, qui risquent de ruiner par avance toute tentative de réforme. »