Bilan -Le style Trump, ou le triomphe du mauvais goût
THE WASHINGTON POST (WASHINGTON)
En quatre ans de mandat, Donald Trump a imposé sa marque “bling-bling” sur la Maison-Blanche et sur le pays tout entier. Les Américains sauront-ils se remettre de cet affront esthétique ? s’interroge avec humour le Washington Post.
Laissons de côté la politique et l’idéologie une minute (difficile, certes), pour ne nous intéresser qu’à l’esthétique : le look de Trump, le décor de sa présidence, l’atmosphère de sa campagne de réélection.
Les Américains sont familiers de l’esthétique personnelle de Donald Trump depuis des décennies : l’or, le côté bravache, les superlatifs, la mise en scène digne de la télé-réalité, son obsession constante pour son patronyme. Or cela fait bientôt quatre ans que l’Esthétique Trump est entrée en collision (ou en fusion ?) avec la présidence américaine, l’une et l’autre se marquant mutuellement d’un sceau qui ne disparaîtra pas de sitôt.
Trump et ses majuscules dorées. Trump et sa signature hachée tracée au marqueur noir. Trump qui agrippe et embrasse un drapeau américain. Qui distribue des piles de Big Mac tièdes sur des plateaux d’argent dans la salle à manger de la Maison-Blanche. Qui balance des rouleaux de papier essuie-tout aux Portoricains victimes d’un ouragan comme un chauffeur de salle jette des tee-shirts souvenirs sur le terrain d’un match de baseball catégorie poussins. Qui ponctue l’annonce d’une conférence de presse d’un “Amusez-vous bien” qui fait plus penser à un animateur de soirée qu’au chef des armées. Qui arbore une veste blanche tombante trop longue de dix centimètres pour rencontrer la reine Élisabeth II. Et son équipe de campagne qui offre un “billet de 1 000 dollars à l’effigie de Trump, ÉDITION LIMITÉE” pour attirer les donateurs (“REJOIGNEZ-NOUS ET DEMANDEZ-LE MAINTENANT”). Trump qui, devant le public de ses meetings, râle sur les toilettes dont les chasses d’eau ne sont plus ce qu’elles étaient.
Et il y a, bien sûr, ses tweets. La grammaire enfantine, la ponctuation hystérique, les majuscules inutiles, l’amplification de mèmes diffusés par des trolls et ses superfans complotistes.
La doctrine de Trump est peut-être “L’Amérique d’abord”, mais à quoi ressemble exactement l’Esthétique Trump ? “La précision, ça passe après” ? “Pas normale” ? Est-elle proche de celle d’Alice au pays des merveilles, ainsi que son gendre Jared Kushner l’a laissé entendre au journaliste Bob Woodward – un décor bizarre, picaresque, qui part dans tous les sens ?
La question a effectivement tout d’un terrier de lapin. Sautons-y à pieds joints.
L’Esthétique Obama était un mélange à la fois glacé et brûlant d’espoirs ardents et de classe tout en retenue. L’Esthétique Reagan, c’était le courage en jeans à la fraîche. Il émanait de Lyndon B. Johnson et de George W. Bush une bonhommie texane qui était bien souvent une stratégie. L’Esthétique Kennedy (classique et patricienne) s’est transformée en Mystique Kennedy (réminiscences du paradis perdu). L’Esthétique Nixon frisait la paranoïa quaker, conjugaison d’austérité et d’arrogance qui a corrompu la présidence, mais au moins respectait-il encore les atours de la fonction.
Alors, celle de Trump ? Comment la définir ?
“D’une grossièreté achevée, commente Debbie Millman, qui dirige un programme de master à l’École des arts visuels de New York. Je me demandais justement comment la décrire, en terminologie du design. J’ai inventé la notion de ‘chic dictatorial’.”
“Vulgaire, répugnant, idiot, juge Michael Bierut, concepteur du logo de la campagne d’Hillary Clinton en 2016 (un H fléché) et spécialiste de design graphique à l’École d’art de l’université Yale. Ça déborde d’erreurs de grammaire, de majuscules qui n’ont rien à faire là, de polices de caractères hideuses. Des associations de couleurs atroces, un jeu terrible avec les échelles. Tout est affreux, affreux, affreux.”
Et ? “Il y a bien quelqu’un [Donald Trump] à qui cela fera sans doute plaisir de savoir que cela offense une personne qui, sur son CV, se présente comme un spécialiste du design graphique à l’École d’art de Yale.”
La Trump Tower construite à la place d’un immeuble Art Déco
L’Esthétique Trump consiste-t-elle simplement à offenser toutes les autres esthétiques ? Le sujet est épineux. Le casino miteux de l’un peut fort bien être La Mecque scintillante de l’autre.
Et c’est là que l’on en vient à se poser des questions gênantes sur les études, la classe, l’éducation, les valeurs. À l’époque où les ancêtres maternels de Trump étaient agriculteurs dans l’Écosse rurale du XVIIIe siècle, Hugh Blair, révérend et professeur à Édimbourg, écrivait sur le goût. Rares sont les choses qui séparent plus les hommes que leur sens individuel du goût, pensait Blair. “Chez certains hommes n’apparaît que la faible lueur du Goût ; ils apprécient les beautés du genre le plus grossier, et n’en ont qu’une impression faible et confuse, écrivait-il en 1787, alors que chez d’autres le Goût se mue en un profond discernement et en une vive jouissance des beautés les plus raffinées.”
Deux siècles plus tard, au grand dam des défenseurs du patrimoine, Trump, alors âgé de 34 ans, pulvérisait les vestiges Art Déco du magasin Bonwit Teller à Manhattan afin de faire de la place pour la Trump Tower, son monument définitif sur la Ve Avenue. “Trump s’imagine sans doute que la mémoire de la ville aura tôt fait d’oublier cet acte de vandalisme esthétique”, commentait le New York Times en juin 1980, mais “la taille d’un immeuble ne fait pas la grandeur de l’homme. Pas plus que les gros contrats ne font les experts en art.”
Dessin de Bertrams, paru dans De Groene Amsterdammer, Pays-Bas.Dessin de Bertrams, paru dans De Groene Amsterdammer, Pays-Bas.
Les lettres d’or sur le fronton de l’édifice étaient en Stymie Extra Bold, une police de caractères dite “égyptienne”. L’architecte Der Scutt souhaitait en tempérer la hardiesse en limitant la hauteur des lettres à une quarantaine de centimètres, en accord avec l’élégance de la boutique Tiffany voisine. Trump était passé outre et en avait fait doubler la taille, d’après un entretien accordé par l’architecte au Design Observer en 2009.
Après l’inauguration de la tour en 1983, le critique d’architecture du New York Times avait défini une des caractéristiques de l’immeuble qui présageait la future présidence de Trump : l’immeuble se souciait plus de son propre style que d’être en harmonie avec son environnement. Serait-ce là, en fin de compte, l’Esthétique Trump ? Se faire remarquer, à n’importe quel prix ?
Nous sommes au téléphone avec l’architecte Alan Lapidus, chez lui dans le Maine. Son père, Morris, avait conçu des bâtiments pour Fred Trump à New York, et lui-même en a dessiné pour Donald. Fred Trump avait fait construire ses immeubles d’appartements en banlieue avec de la brique de l’Hudson : robuste, simple, bon marché et classe moyenne. Donald, lui, a voulu faire le contraire de son père, explique Alan Lapidus. Autrement dit, de l’acier, du verre, du clinquant, de la hauteur, du filigrane, Manhattan. Il voulait donner une impression d’excès et de richesse, mais pour pas cher.
Il n’est pas question d’esthétique, souligne Lapidus, mais de poudre aux yeux. “Ce qu’il veut, c’est le brillant, l’or, la forme plutôt que le fond, et c’est ce qu’il a fait avec la présidence, explique Lapidus. Il va balancer une déclaration ridicule simplement parce que sur le moment ça sonne bien, et deux jours plus tard on s’aperçoit que c’était n’importe quoi.”
Une célébration constante de l’hyperbole
Une chose est sûre, l’Esthétique Trump est une célébration de l’hyperbole. À l’en croire, et à en croire ses partisans, Trump est un super-héros, un vainqueur et un protecteur. Son esthétique est souvent une collaboration entre le président et ses fans, un cercle vicieux où ils ne cessent jamais de s’autocongratuler, qui peut tout aussi naturellement accoucher d’une vidéo du visage animé de Trump collé sur le corps du président qui se bat contre les extraterrestres dans le film Independence Day que d’une gravure dépeignant le président en George Washington – le pied sur la lisse d’une barque, prêt à courageusement “traverser le marécage”.
Selon Hunter Schwarz, de l’agence marketting Yello, la police du logo de campagne de Trump est l’Akzidenz Grotesk Bold Extended, autant d’épithètes [“accident”, “grotesque”, “téméraire”, “agrandi”] qui vont bien les uns avec les autres. Les vidéos officielles de la Maison-Blanche sont comme les bandes-annonces claquantes de films d’action : scénarisées à coups de ralentis et de Steadicam, avec Trump en narrateur qui lit son script tandis que résonnent violons, cuivres et tambours.
Ce qui les sous-tend ? “La force.”
Nous sommes maintenant au téléphone avec deux responsables de la campagne de réélection de Trump, et nous discutons de l’Esthétique Trump. (Ils n’ont accepté de nous parler que sous couvert d’anonymat – d’accord, tout ce que vous voulez, ce n’est pas non plus une question de vie ou de mort.)
“Dans l’ensemble, c’est la force, et le fait de regarder vers l’avenir, poursuit le premier. Pas la force comme si on allait vous cogner. Je…
– Je pense que c’est la réussite, intervient le second.
– ‘Confiant’, c’est peut-être ça le mot.
– Réussite, optimisme et confiance.
– En fait, je n’aime pas ‘force’, ça a une connotation militaire.
– Tout ça peut en gros se résumer à ‘l’Amérique d’abord’.”
Cette force, l’artiste Scott LoBaido la voit. C’est pour cela qu’il a peint Trump avec des muscles, en acrylique sur toile – pas parce que Trump a des muscles, mais parce qu’il y fait penser. “On ne cesse de me critiquer : ‘Il ne ressemble pas à ça, il est gros’, déclare LoBaido, qui vit et travaille à Staten Island. Et moi, je dis : ‘Écoutez, ce n’est pas la question de savoir à quoi il ressemble. L’Amérique a voté pour la force.’”
Pour Matt Kuhlman, un artiste de Milwaukee, c’est une histoire de force blanche. Un jour, Kuhlman a convaincu un groupe d’amateurs d’art pro-Trump d’exposer un collage absurde qui débordait d’armes, de seins, d’explosions, et de tout un tas de Trump qui jouaient de la guitare – une œuvre satirique qui pouvait aussi être interprétée comme un hommage sincère de la part d’un fan. “Le jugement esthétique est fonction d’un enchaînement hiérarchisé de pensées, où on se dit : ‘Ça, c’est désirable, ça, ça ne l’est pas’”, assure Kuhlman. Le machisme patriotard du président, son attitude bravache à la “Dégagez-moi ces voyous”, ses efforts pour salir ou annuler tout ce qu’a fait le président Barack Obama, “tout ça est axé sur le masculinisme blanc”, affirme-t-il.
Aussi, en juillet dernier, quand il a vu une photo de Trump qui présentait divers produits de l’entreprise agroalimentaire Goya, pouces levés depuis le Bureau ovale, Kuhlman a cru qu’il s’agissait d’un montage satirique. “Je me suis dit que quelqu’un avait dû le troller sur Photoshop, avait inséré les haricots pour lui donner l’air idiot, avoue Kuhlman. Voilà où nous en sommes.”
Quand il a été annoncé que Trump avait été sélectionné pour le prix Nobel de la paix, aussitôt son équipe de campagne a diffusé un collage brouillon représentant le président avec entre les mains une sorte d’énorme trophée en or digne d’un dessin animé. Collage aussi amateur que trompeur. L’image incitait ses partisans à “nominer le président Trump maintenant”, en versant un don à sa campagne. Le prix Nobel de la paix est en réalité une petite médaille, et la nomination n’est pas en soi l’objet d’une récompense, à plus forte raison sous la forme d’une coupe à la Wimbledon. (Dans certaines versions, Nobel était même orthographié “Noble”.)
“L’esthétique de Trump, c’est de l’anti-esthétique, précise Millman, de l’École des arts visuels. Cette anti-esthétique repose sur des trucs bidon, sur le kitsch, sur des mensonges, en fin de compte. Ce qui reflète l’état de notre culture.”
Une tentation fasciste
Si Matthew Ipcar a un problème avec l’esthétique de Trump, ce n’est pas parce qu’elle est chaotique, lourde et racoleuse, mais parce qu’elle dissimule une idéologie plus précise. “En toute honnêteté, quand je regarde les œuvres des fans d’Obama, mes préférées, ce sont toujours les plus décalées : comme Obama à cheval sur une licorne qui lance des arcs-en-ciel avec ses paumes, souligne Ipcar, designer qui a travaillé sur les campagnes d’Obama et de la sénatrice démocrate Elizabeth Warren. Donc, pour moi, ce n’est pas qu’une question de classe, d’esthétique ou précision visuelle. Chez nous, il y a vraiment tout un tas de machins vraiment moches que j’adore. C’est le message sous-jacent des trucs de Trump qui m’horrifie.”
D’ailleurs, l’esthétique qui sert à faire passer ce message est de nature fasciste, estime Jennifer R. Mercieca, auteure de Demagogue for President : The Rhetorical Genius of Donald Trump [“Un démagogue à la Maison-Blanche, le génie rhétorique de Donald Trump”, inédit en français]. Elle prend pour preuve une image postée sur la page Facebook officielle du président le soir où il a été menacé d’être destitué. C’est une photo qui montre un Trump sûr de lui, l’air mauvais, un index pointé sur le spectateur, encadré d’un texte en capitales grossières qui dit
“EN RÉALITÉ
C’EST À VOUS QU’ILS EN VEULENT
PAS À MOI
JE SUIS JUSTE SUR LEUR CHEMIN”
“Tout est noir ou blanc, eux ou nous, ‘Je suis la seule chose entre eux et vous, ils vont vous faire la peau, vous avez une dette envers moi’, ajoute Jennifer Mercieca, professeur de rhétorique à l’université A&M du Texas. Cette idée du sacrifice fait généralement partie de la rhétorique fasciste. Et là, elle est intégrée à une image.”
Quand nous lui avons présenté les grands axes de cet article, la Maison-Blanche nous a répondu ce qui suit : “On ne saurait décrire le président Trump autrement que comme un patriote courageux absolument fier d’être lui-même. C’est un battant qui ne ménagera jamais ses efforts pour obtenir des résultats au nom du peuple américain, et la longue liste de ses succès prouve que sa méthode fonctionne.”
Dan Zac
Source
The Washington Post
WASHINGTON http://www.washingtonpost.com