Coronavirus : le télétravail, nouvel idéal ?
Enquête - Par Anne Rodier - Le Monde
L’expérience du confinement a validé la possible extension du travail à distance pour certains métiers. Des barrières sont tombées et les contraintes sont mieux connues. Qu’en restera-t-il dans l’organisation du travail de l’après-crise sanitaire ?
« J’ai appelé mon directeur à 8 heures. On a créé un Skype et on partage le même bureau. J’appuie sur un bouton, il voit ce que je vois », raconte Elise Geinet, responsable commerciale installée à Bordeaux dans sa cuisine, « car la pièce est grande ». Le télétravail était le quotidien d’Elise avant le Covid-19, il l’est pendant et le sera probablement après. Le ministère du travail a estimé à 30 % (7 millions de personnes) la part de la population active susceptible de travailler à distance – davantage dans les grandes entreprises que dans les petites. Fin mars, un salarié sur 4 était en télétravail, selon une enquête de la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares). Et alors même qu’un tiers des employeurs n’y étaient pas favorables avant la pandémie, plus de 90 % d’entre eux l’ont mis en place. Qu’en restera-t-il dans l’organisation du travail de l’après-crise sanitaire ?
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Le premier atout de cette expérience hors norme est d’avoir mis en place ce qui semblait irréalisable. L’idée même de travailler à distance était jugée incompatible dans des secteurs entiers de l’industrie ou des services, comme la banque. « Il n’y avait pas du tout de télétravail dans le réseau [d’agences bancaires] pour des raisons de sécurité essentiellement, explique Philippe Fournil, délégué CGT de la Société générale. Avec la crise sanitaire, ce qui était impossible pendant des années est devenu un peu possible, et on a été équipés. » Même scénario pour les services informatiques du géant du conseil Accenture, qui n’avaient pas accès au télétravail pour des raisons de sécurité et d’infrastructure.
Certains métiers (cardiologue, député) ou certaines activités (la gestion de projets) excluaient également le travail à distance. Depuis mars 2020, tous les médecins consultent à distance, les commissions parlementaires et les auditions d’experts se tiennent en visioconférence, les informaticiens travaillent à domicile et les projets collectifs avancent, même à l’international.
« Remettre sur les rails un projet qui se développe en Asie sans se rendre sur place paraissait inconcevable », reconnaît Vinciane Beauchene, directrice associée au Boston Consulting Group. Cela ne l’est plus désormais. Y compris en « mode agile » : « Des équipes techniques qui doivent sortir des produits en mode itératif sur des boucles très courtes (on teste, on adapte) ne travaillaient qu’en présentiel, les chercheurs ont réussi à continuer à distance. La généralisation du télétravail nous a permis de repousser la frontière de ce qu’on croyait impossible », résume Julien Fanon, consultant associé chez Accenture.
« Pas une fin en soi »
Le télétravail ne va pas pour autant devenir la règle de l’après-11 mai. Lors de sa présentation du plan de déconfinement progressif, le 28 avril, le premier ministre Edouard Philippe a rappelé que « nous allons devoir vivre avec le virus » et a demandé aux entreprises de maintenir le télétravail « partout où c’est possible » durant cette période.
Mais les deux tiers des postes ne sont pas compatibles avec le travail à distance, indique le ministère du travail. Et même si « on est capables d’œuvrer en télétravail, certains trouvent que c’est compliqué. Le télétravail crée de l’isolement et une certaine fatigue, car on est tout le temps au téléphone. Le lien social n’est pas le même et il y a encore des choses qu’on n’arrive pas à faire », remarque Hélène Gemähling, DRH de Nespresso France. Depuis la mi-mars, nombreux sont les salariés qui ont pris conscience de la perte de lien social, tentant de reproduire en visioconférence tout ce qui ressemble au côté informel de la machine à café.
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L’urgence de la situation a poussé les entreprises à repenser l’activité à 100 % en télétravail. PSA en a déjà conclu qu’à l’avenir ce serait la référence pour les activités non liées à la production. La présence sur site ne sera plus que « d’une journée à une journée et demie par semaine en moyenne » pour les salariés dans le tertiaire, le commercial et la recherche-développement, a précisé le DRH, Xavier Chéreau.
Dans l’incertitude du moment, les entreprises envisagent plus généralement de renforcer la place du télétravail dans l’organisation par hybridation. « Le télétravail n’est pas une fin en soi, relève Olivier Girard, le président France-Benelux d’Accenture. Quand on ne sera plus en crise sanitaire, on ne restera sans doute pas à 30 % de l’économie française en télétravail, mais l’organisation du travail sera devenue hybride, avec du télétravail et du présentiel. Les discussions pour aller plus loin dans les accords [de télétravail, en place depuis 2010] étaient ouvertes avant le coronavirus et vont se poursuivre. »
« IL VA Y AVOIR UN RÉÉQUILIBRAGE ENTRE LE TRAVAIL EN PRÉSENTIEL ET LE TÉLÉTRAVAIL », EXPLIQUE JEAN-CHARLES VOISIN
Introduit dans le code du travail depuis la loi Warsmann II du 22 mars 2012, le télétravail n’est plus l’apanage des seuls cadres. Dans la dernière enquête Surveillance médicale des expositions des salariés aux risques professionnels (Sumer), 61 % des télétravailleurs étaient cadres.
« Il va y avoir un rééquilibrage entre le travail en présentiel et le télétravail, explique Jean-Charles Voisin, DRH de Jungheinrich France, un fournisseur d’équipements industriels, spécialiste du chariot élévateur. Fin 2018, nous avions signé un accord de quatre jours par mois de télétravail exclusivement pour les cadres [25 % des 1 200 salariés], parce qu’ils étaient équipés. En 24 heures, 50 % de l’effectif a dû télétravailler. On a paramétré tous les ordinateurs fixes de l’entreprise pour être utilisés à distance, et ça a marché. Pour l’“après”, on étudie l’extension du télétravail aux autres catégories de personnel, et les moyens matériels nomades (portables, téléphones…) à leur fournir. »
« Accélération culturelle »
Les entreprises ont en effet dû se pencher sur la question de l’équipement du télétravailleur. Chez Nespresso, le télétravail était déjà une pratique courante pour les fonctions support (300 personnes sur un effectif de 1 400), à raison de deux jours par semaine.
« On souhaitait étendre le télétravail au centre relation client de Lyon [170 salariés], où seuls les cadres télétravaillaient. Le confinement a accéléré la mise en œuvre, témoigne Hélène Gemähling. Tout le monde était déjà équipé d’ordinateurs et de casques. Mais certains sont venus chercher leur fauteuil ergonomique. Et au bout d’un mois de confinement, nous avons de nouvelles demandes de salariés qui souhaitent venir chercher leur fauteuil de bureau. »
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A une autre échelle, chez Engie ou à la Société générale, le matériel a été fourni pendant le confinement. « On a acheté des portables pour le réseau (…). On a fait un stress-test grandeur nature. On a fait confiance aux staffs et on a eu raison », déclarait Caroline Guillaumin, la DRH du groupe Société générale, en téléconférence avec les syndicats, le 14 avril.
Chez Engie, « le fait d’avoir à équiper 55 000 salariés pour interagir en télétravail a montré que tout cela était efficace pour tout le monde, constate de son côté Pierre Deheunynck, le DRH du groupe. On avait un niveau de maturité [numérique] intermédiaire, validé par un accord d’entreprise à deux jours par semaine, et des salariés, comme les manageurs, pas très enthousiastes. Nous avons fait bouger le management. Des freins ont été levés. » Dans le plan de continuité qui suivra le plan de reprise, le groupe envisage d’accorder une plus grande place au télétravail. « Certains salariés ont constaté que finalement, le télétravail, c’est pas si mal », résume M. Deheunynck.
Mais « le télétravail est bien plus que du travail à distance, c’est un sujet culturel et de méthode. Ça remet le rôle de l’équipe en exergue, qui forge d’autres méthodologies », estime Olivier Girard. Accélération de l’acculturation numérique, acquisition de compétences techniques, autonomisation des salariés : « En quelques semaines, on a réalisé cinq ans d’accélération culturelle », développe Julien Fanon.
« On se resserrera les mains »
Au jour le jour, les manageurs ont appris à faire des réunions plus courtes, mieux organisées dans l’ordre du jour et la prise de parole, et à décider plus vite. « Les ateliers de créativité duraient deux heures minimum en présentiel. On a tout réinventé pour découper en séances de vingt-cinq ou cinquante-cinq minutes maximum, afin de pouvoir faire une pause entre chaque, car au téléphone, une réunion de plus de deux heures n’est pas possible. Après le confinement, je pense qu’on aura convaincu beaucoup de monde qu’il n’est plus besoin d’aller à Rouen pour tenir un atelier de créativité », poursuit le consultant associé chez Accenture.
Mais « c’est quand même formidable de se retrouver en réunion. On reprendra l’avion et on se resserrera les mains », relativise Olivier Girard. Chez Engie aussi, « la pratique des voyages va évoluer », affirme Pierre Deheunynck, après avoir constaté qu’il a été possible de réunir plus de 2 500 salariés en même temps et à distance.
« LES ENTREPRISES ONT PRIS CONSCIENCE QUE LE TÉLÉTRAVAIL RENFORCE LA NÉCESSITÉ D’AVOIR UNE STRATÉGIE ET UNE VISION CLAIRE DE SES PRIORITÉS », INDIQUE VINCIANE BEAUCHENE
La crise liée au Covid-19 a créé un véritable électrochoc. « Les entreprises ont pris conscience qu’au-delà de l’outil et de la capacité à l’utiliser, le télétravail renforce la nécessité d’avoir une stratégie et une vision claire de ses priorités et la capacité à la communiquer », explique Vinciane Beauchene.
L’importance de la communication dans la vie de l’entreprise aura été un des premiers enseignements de cette période particulière. Communiquer plus, beaucoup plus, pour asseoir les nouveaux canaux de circulation de l’information, s’assurer que chacun sache à qui s’adresser pour travailler « normalement », et, bien sûr, suivre l’état de santé physique et mentale des salariés. « La visio aide à déceler les salariés piégés dans le surtravail », assure Virginie Jourdan, DRH de Dalibo, une petite entreprise de services.
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La visibilité doit être reconstruite « car les mécanismes de coordination ne se reproduisent pas automatiquement en télétravail », ajoute Vinciane Beauchene. Les priorités de l’entreprise doivent être explicitées pour éviter que chacun, derrière son ordinateur, n’avance en ordre dispersé.
Le sociologue Jean Pralong, qui a suivi 317 télétravailleurs durant dix ans, a mis en évidence la « coordination narrative » propre au télétravail, la capacité à se rendre visible là où on n’est pas, à faire parler de soi ou à faire entendre au manageur ce qu’on fait et avec quelles contraintes, au lieu de laisser l’interrelation se faire toute seule. « Quand la petite de 6 ans arrive en pleine visioconférence, ça dit ce que fait le salarié, et ça crée de la sympathie. En visioconférence, il y a des gens qui prennent plus ou moins la parole. Le télétravail valorise des salariés et en met d’autres dans l’ombre, ce ne sont pas forcément les mêmes que dans l’organisation. Des travailleurs loyaux peuvent être mis en difficulté ou devenir invisibles », alerte le sociologue.
Enfin, la généralisation soudaine du télétravail a mis en exergue l’importance du collectif pour l’entreprise, en apportant une connaissance plus fine des équipes. Grâce aux différents outils mis en place pour cette période, chacun a pu se rendre compte du contexte dans lequel travaille l’autre. « Cette période a confirmé l’engagement des collaborateurs, résume Hélène Gemähling. Il faut bâtir là-dessus. »