Auschwitz: un cri de désespoir et un avertissement
Texte de Alain Vincenot
Dans l'après-midi du 27 janvier 1945, une unité d'avant-garde de l'Armée Rouge pénètre en enfer: Auschwitz, que les SS, pressés par la progression, à l'est, des armées soviétiques, ont, depuis peu, évacué, poussant vers l'ouest, dans le froid et la neige, des milliers de déportés ayant encore la force de tenir debout et qu'ils n'ont pas eu le temps d'exterminer. Les "marches de la mort" parsèment les paysages traversés de taches sombres : des malheureux achevés par ce dernier effort; des traînards abattus par leur escorte.
A Auschwitz, des centaines et des centaines de cadavres jonchent les allées séparant les alignements de baraquements qui s'étendent à perte de vue. Tels des fantômes d'un royaume de l'inhumanité, des silhouettes d'une maigreur extrême, regardent, prostrées, leurs libérateurs ou, lentement, s'approchent d'eux. Un spectacle dantesque que n'oubliera pas le général Vassili Petrenko, commandant de la 11e division d'artillerie. Plus tard, il confiera: « Des détenus émaciés, en vêtements rayés, s'approchaient de nous et nous parlaient dans différentes langues. Même si j'avais vu bien des fois des hommes mourir au front, j'ai été frappé par ces prisonniers, transformés par la cruauté jamais vue des nazis en véritable squelettes vivants. J'avais lu bien des tracts sur le traitement des Juifs par les nazis, mais on n'y disait rien de l'extermination des enfants, des femmes et des vieillards. Ce n'est qu'à Auschwitz que j'ai appris le destin des Juifs d'Europe... » Egalement marqué à jamais, le sergent Ivan Sorokopound, du 507ème régiment de fusiliers: « A travers les trous de leurs haillons, transparaissaient leurs membres et leurs corps décharnés. Dans leur cas, l'expression "n'avoir que la peau sur les os" n'était pas une image, mais l'exacte réalité. Une odeur putride se dégageait de ces morts-vivants. Ils étaient sales au-delà de toute description. Leurs yeux semblaient énormes et mangeaient tout le visage. Les pupilles étaient anormalement dilatées. Il en émanait un regard inhumain, animal, indifférent à ce qui les entourait... »
Dans ce lieu maudit, devenu symbole de la Shoah, furent assassinés, derrière les portes blindées des chambres à gaz, sous les coups, par la faim, la soif, le froid, la canicule, les travaux d'esclaves, la maladie, les tortures et les expériences médicales, plus de 1,3 millions de déportés, parmi lesquels 1,1 million de Juifs, dont 200.000 enfants. Jamais, dans l'histoire de l'humanité, le crime n'avait atteint une telle dimension industrielle. Ce conglomérat de mise à mort, qui comprenait Auschwitz 1, Birkenau-Auschwitz 2 et Monowitz-Auschwitz 3, ainsi qu'une quarantaine de camps secondaires, a englouti la quasi-totalité des 77 trains partis de France qui y acheminèrent plus de 75.000 Juifs. En 1945, ils n'étaient plus que 2500 survivants, marqués d'un tatouage, comme du bétail.
Depuis 70 ans, beaucoup ont disparu. D'où l'impérieuse nécessité de recueillir les témoignages des derniers rescapés. Eux seuls peuvent restituer le quotidien de « la plus grande catastrophe jamais perpétrée par l'homme contre l'homme », selon Samuel Pisar.
Simon Gutman (tatouage 27815): « Mourir ou ne pas mourir n'était plus une préoccupation. Nous nous situions au-delà du découragement. La folie nous engloutissait. Nous abdiquions devant la perspective de la mort qui abrègerait nos souffrances. Le jour, la nuit, nous vivions dans la mort. »
Samuel-Milo Adoner (tatouage B10602): « Nous nous savions condamnés. La mort nous talonnait. Les fours ronflaient à tout-va. Néanmoins, nous tenions. La volonté de vivre. »
Ginette Cherkasky-Kolinka (Tatouage 78599): « En rentrant des chantiers, nous portions les cadavres. Nous ne plaignions pas les mortes. Nous les blâmions d'être mortes dans notre kommando. Malgré leur maigreur, elles pesaient. Or, nous étions épuisées. »
Sarah Lichtsztejn-Montard, tatouage A7142: « A trois ou quatre, nous avons pelleté de la chaux vive sur une fosse débordant de cadavres. »
Jacques-Adolphe Altman, tatouage 173708: « J'ai vu des SS jeter des bébés et de jeunes enfants, vivants, dans les flammes. L'horreur de l'horreur ! »
Addy-Adolphe Fuchs, tatouage 177063: « Mon moral a abdiqué. J'ai voulu en finir sur les barbelés électrifiés. Les copains m'ont assommé pour me calmer.»
Charles Baron, tatouage A17594: « Birkenau. Une odeur de mort, de chair grillée, de crasse et de poussière. »
Yvette Dreyfuss-Levy, tatouage A16696: « Négligemment, un SS désignait celles qui allaient rejoindre le Himmel Kommando et quitter Birkenau par la cheminée. »
Raphaël Feigelson, tatouage B3747: « SS et kapos avaient toute licence d'assassiner. Ils ne s'en privaient pas. »
Dans Si c'est un homme Primo Levi (tatouage 174517) écrira: « L'avenir se dressait devant nous, gris et sans contours, comme une invincible barrière. Pour nous, l'histoire s'était arrêtée. »
Depuis 1967, à l'extrémité de la Judenrampe de Birkenau, où les convois de la mort déversaient leurs chargements humains, se dresse un monument, monticule de pierres sombres, au pied duquel, sur vingt-et-une plaques, a été gravée, dans toutes les langues européennes, dont le yiddish, cette phrase: « Que ce lieu où les nazis ont assassiné un million et demi d'hommes, de femmes et d'enfants, en majorité des Juifs, soit à jamais un cri de désespoir et un avertissement. Birkenau 1940-1945. »
Aujourd'hui, le « cri de désespoir » semble se perdre dans l'oubli et l'« avertissement » n'être plus entendu. En Europe, et notamment en France, paroles et actes antisémites se propagent tels un virus. « Mort aux Juifs » hurlés dans des manifestations, tags antisémites sur des magasins juifs, coups de feu contre des synagogues, tombes juives profanées... Dans certains quartiers, les hommes n'osent plus porter une kippa, de crainte d'être insultés, molestés. Dans certains établissements scolaires, les professeurs d'histoire éludent la Shoah, de crainte de provoquer un chahut.
En ce mois de janvier 2015, à Paris, Porte de Vincennes, deux jours après la tuerie de Charlie Hebdo, ce sont quatre clients d'un Hyper Casher, qui sont abattus par Amedy Coulibaly. Le mois précédent, à Créteil, c'est un homme qui est tabassé chez lui et sa femme violée. En mars 2012, dans une école de Toulouse, ce sont trois gosses, que Mohammed Merah assassine. En janvier 2006, en région parisienne, c'est un jeune homme, Ilan Halimi, qui est torturé à mort par Youssouf Fofana et son « gang des barbares ». Tous visés parce qu'ils étaient Juifs. En 1919, Adolf Hitler, dans une lettre à un de ses amis, Adolf Gemlich insistait sur son objectif: « Le retrait irrévocable des Juifs en général ». 14 ans plus tard, il était au pouvoir en Allemagne. 26 ans plus tard, une avant-garde de l'Armée Rouge découvrait Auschwitz et l'Europe s'apprêtait à célébrer dans l'allégresse la capitulation de l'Allemagne nazie.
Alors, la dernière phrase d'Albert Camus dans La Peste résonne comme une mise en garde : « Car il savait que cette foule en joie ignorait, et qu'on peut lire dans les livres, que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu'il peut rester pendant des dizaines d'années endormi dans les meubles et le linge, qu'il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l'enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse. »
Voir mes précédents billets sur les Camps de Concentration : 04/11/2014, 23/01/2014, 17/11/2013, 27/01/2013, 29/10/2012, 14/06/2012, 29/04/2012, 31/03/2012, 21/01/2012, 20/01/2012, 02/01/2012, 03/06/2011, 24/04/2011, 27/01/2011, 26/01/2011, 23/11/2010, 26/08/2010, 23/07/2010, 14/05/2010,25/04/2010 (2 billets), 21/04/2010, 15/04/2010, 10/04/2010, 03/04/2010, 19/03/2010, 11/03/2010, 09/03/2010, 04/03/2010, 19/04/2010, 19/04/2009, 30/05/2007.
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