Coronavirus : l’inquiétude des professionnels de santé de ville à la veille du déconfinement
Par Faustine Vincent
Ils rouvrent leurs portes lundi 11 mai avec le défi de retrouver une activité normale tout en respectant des mesures sanitaires drastiques pour éviter la propagation du virus.
Après plus d’un mois et demi d’activité quasiment à l’arrêt pendant le confinement, les professionnels de santé de deuxième ligne, exerçant en ville, s’apprêtent à rouvrir leurs portes le 11 mai dans des conditions inédites. Chirurgiens-dentistes, ophtalmologues, kinésithérapeutes, gynécologues ou encore dermatologues sont confrontés à un double défi : retrouver un rythme normal de consultations et assurer la continuité des soins tout en respectant des mesures sanitaires drastiques pour éviter la propagation du coronavirus. « Cela génère beaucoup de stress parce que les deux sont difficilement compatibles », observe Edmond Binhas, chirurgien-dentiste dans les Bouches-du-Rhône, et président de l’association Dentéon Santé, qui regroupe une centaine de praticiens en France.
Premier impératif : protéger les patients et se protéger eux-mêmes. Ces derniers jours, tous révisent les protocoles sanitaires et s’affairent à réaménager leur cabinet : vitres en Plexiglas à l’accueil, mise à disposition de gel hydroalcoolique, chaises condamnées dans les salles d’attente pour respecter la distanciation physique, marquage au sol avec du ruban adhésif, désinfection de toutes les surfaces entre chaque consultation… Pour éviter les regroupements, les patients seront priés d’être ponctuels, voire d’attendre leur tour dehors.
Ceux dont le cabinet est resté ouvert pendant le confinement pour accueillir les cas urgents ont déjà pu se familiariser avec ces procédures, mais la perspective de les appliquer tout en gérant l’afflux de patients est une source d’inquiétude. « Après chaque examen, il faut tout nettoyer : la table, les étriers, le stéthoscope, la chaise où les patientes ont posé leurs vêtements, le terminal de carte bleue… Ce sont des réflexes à avoir. C’est plus compliqué et cela demande du temps », observe Pia De Reilhac, gynécologue à Nantes et présidente de la Fédération nationale des collèges de gynécologie médicale.
Beaucoup d’inconnues demeurent. Parmi elles, « les soins à domiciles seront-ils à privilégier ? Si un patient est infecté par le Covid-19, voire s’il contamine d’autres patients malgré les mesures sanitaires, puis-je être poursuivie pénalement ? Je vis avec une personne à risque : devrai-je aller travailler, puis rentrer chez moi ? », s’interroge une orthophoniste, dénonçant les « réponses floues, assez contradictoires, voire dangereuses, de l’Etat pour [leur] santé ».
Dotation de masques
Après des semaines d’atermoiements et de crispations, la plupart des professionnels disent toutefois avoir obtenu des avancées concernant le matériel de protection. Les chirurgiens-dentistes, qui comptent parmi les professions les plus exposées, viennent de recevoir une dotation de 800 000 masques FFP2 par semaine, soit quatre par jour et par praticien. « Il y a encore quelques semaines, c’était le flou artistique, mais là, à la dernière minute, c’est bon », affirme Edmond Binhas. Par crainte d’être contaminés, certains praticiens âgés ou à la santé fragile préfèrent malgré tout attendre septembre pour rouvrir.
Pour accompagner la reprise d’activité, l’Etat a allongé, mardi 5 mai, la liste des professions de santé qui bénéficieront de masques. Les orthophonistes, pédicures-podologues, orthoptistes, psychologues et diététiciens, entre autres, recevront douze masques chirurgicaux par semaine et par personne.
Les ostéopathes, qui ne figuraient pas sur cette nouvelle liste, ont fini par obtenir gain de cause et recevront le même nombre de masques. « Le gouvernement a enfin entendu, en partie, la profession. Nous étions les oubliés du système de soins », affirme Cyrille Pernot, délégué général du Syndicat français des ostéopathes. « On nous disait : O.K., vous pouvez travailler, mais pour le matériel débrouillez-vous. Puisque l’Etat ne nous aidait pas, on a essayé de trouver du soutien ailleurs. » La région Ile-de-France avait ainsi accepté de leur fournir 40 000 masques chirurgicaux.
Ralentissement de la reprise d’activité
Tous les professionnels de santé de ville savent que l’application des protocoles sanitaires, chronophage et contraignante, va ralentir la reprise de leur activité, déjà plombée par le confinement. Selon une enquête de l’Assurance maladie publiée jeudi 7 mai, la baisse du nombre de visites chez les médecins spécialistes s’est poursuivie à la mi-avril avec moins 51 %. Des dermatologues, gynécologues, dentistes ou ophtalmologues ont vu leur chiffre d’affaires tomber à zéro − certains s’attendent même à des faillites.
Romain Nicolau, ophtalmologue à Paris, a vu le sien s’effondrer de plus de 90 %. « Dans mon cabinet [regroupant cinq praticiens], on est passé du jour au lendemain de cent à sept patients par jour pendant le confinement », explique-t-il. A partir du 11 mai, avec l’application des mesures sanitaires, il ne pourra plus accueillir que quatre patients par heure, contre sept avant la crise. Pour compenser, il a décidé d’ouvrir trois heures de plus par jour.
D’une région à l’autre, les carnets de rendez-vous se remplissent peu à peu. Certains croulent sous la demande, comme Fabien Livrati, dentiste à Vitrolles (Bouches-du-Rhône) : « On a dix à douze prises de rendez-vous par heure, contre une dizaine par jour d’habitude. Ça promet d’être sportif. » Des patients, excédés, se montrent agressifs, au point qu’il envisage de prendre un vigile. « Ils ne comprennent pas qu’on doive encore reporter un rendez-vous non urgent, alors qu’on doit encore fonctionner avec une organisation spécifique », explique-t-il.
Mais au sein des grandes villes et des zones les plus éprouvées par l’épidémie, de nombreux patients tardent à revenir de peur d’être contaminés ou de déranger, au risque de voir leurs pathologies s’aggraver. « Les gens ont reporté leur rendez-vous même quand il y avait urgence, comme un décollement de rétine. On les récupère maintenant à des stades avancés », regrette Thierry Bour, président du Syndicat national des ophtalmologistes. Les autorités ont, depuis, modifié leur message, campagne d’information à l’appui. Un seul mot d’ordre désormais : rassurer la population et l’inciter à revenir se soigner.