Par Grégor Brandy, Damien Leloup - Le Monde
Relativement peu présente en France par rapport au Québec ou à l’Allemagne, la théorie complotiste compte des militants très impliqués. Parfois décrite comme une « métathéorie », QAnon s’adapte et évolue d’un pays à l’autre.
On a commencé à l’apercevoir régulièrement en France à la fin de l’été, place de la République, à Paris, ou en marge des manifestations de rentrée des « gilets jaunes » : la lettre Q, noire ou rouge – le symbole de QAnon. Une théorie du complot complexe et multiforme, née aux Etats-Unis, qui postule l’existence d’un « Etat profond » intriguant dans l’ombre contre Donald Trump, mené par une « élite » volontiers décrite comme une « bande de pédophiles satanistes ». Née en 2017, la mouvance s’organise plus ou moins strictement autour des messages anonymes et cryptiques publiés en ligne par un certain « Q », qui se présente comme un cadre haut placé dans l’Etat fédéral.
QAnon est très loin d’être un mouvement de masse en France. Mais à la faveur de la pandémie, « Q » a rapidement gagné des militants dans l’Hexagone. Combien sont-ils ? Impossible de le savoir avec précision. Sur YouTube, les vidéos en français faisant la promotion du mouvement dépassent couramment les 150 000 vues, et le principal groupe Facebook QAnon francophone, 17FR, a dépassé les 30 000 membres, dont une moitié environ de Français, presque autant de Québecois, et un bon millier de Belges. Il a été fermé par Facebook le 6 octobre, après l’interdiction par le réseau social de tous les groupes se référant à la mouvance, même ceux qui comme 17FR ne publiaient pas d’appels à la violence.
Qu’est-ce qui peut bien pousser des Français à s’impliquer dans cette théorie du complot alambiquée et qui se concentre essentiellement sur l’idée d’un complot politique américain ultracomplexe ? Une théorie qui fait, de surcroît, de Donald Trump – unanimement décrié en Europe – un héros ?
Un « message d’espoir »
« Chacun s’y intéresse pour ses propres raisons, mais mon impression est que c’est ultimement la possibilité de justice et d’équité sociale qui rassemble, l’espoir d’un monde meilleur », explique au Monde « Dan », l’un des principaux administrateurs de 17FR, et créateur du site Qanonfr.
« Depuis que je suis impliqué dans ce mouvement, j’ai eu des discussions avec des gens qui sont médecins, avocats, élus, policiers, garagistes, caissiers, naturopathes, et j’en passe. Ils sont riches, ils sont pauvres. Ils sont jeunes, ils sont arrière-grands-parents. Ils sont en pleine forme, ils sont mourants. Mais ils sont unis par l’idée d’un monde meilleur. Pour eux, Q est un message d’espoir. C’est “le” fil conducteur principal. On ne peut pas mettre tous ces gens dans l’unique panier d’extrême droite. »
Léonard Sojli, qui anime la chaîne YouTube Les DéQodeurs et le site Dissept.com, explique, quant à lui, avoir « fait partie de ceux qui détestaient Trump au début ». « Je faisais partie des perroquets intellectuels qui lisent un truc et le répètent à leur entourage, confie-t-il au Monde. Mais quand je regarde ce qu’il fait, je vois bien que sous sa présidence il n’y a eu aucune nouvelle guerre, et qu’il a tenu toutes ses promesses. »
Un décompte est d’autant plus difficile à effectuer que QAnon n’est pas un mouvement homogène. Certains de ses soutiens suivent dans les moindres détails les messages, appelés « drops », publiés sur Internet par Q. D’autres se passionnent uniquement pour la lutte contre un « complot pédophile », ou souscrivent à une vision plus globale d’un « complot des élites » qui reprend, de manière plus ou moins ouverte, des éléments de QAnon, parfois sans s’en revendiquer. Pour certains, la figure de Donald Trump est centrale ; chez d’autres, elle est totalement absente. « Je pense qu’une écrasante majorité des pro-Q européens sont pro-Trump », note Tristan Mendès-France, maître de conférences associé à l’Université de Paris, spécialiste des cultures numériques.
« Mais il y a aussi une part d’individus qui sont QAnon moins pour le côté christique de Trump que pour les dénonciations qui sont portées par la mouvance QAnon : le rejet d’une “élite mondiale”, de Jeffrey Epstein, de Hillary Clinton et du Parti démocrate, de George Soros ou de Bill Gates… Toute cette fantasmagorie existe en dehors de QAnon ; des gens y adhèrent sans passer par la figure de Trump. »
« Je n’ai pas attendu Trump pour être au courant de l’existence de l’“Etat profond” », dit M. Sojli, qui s’implique depuis dix ans dans différents projets de médias « alternatifs » – il a contribué à la création de la chaîne YouTube Thinkerview, mais n’y participe plus depuis 2015, et avait déjà créé son propre site, Jaiundoute.com. « Je viens d’un pays où il y avait la dictature ; le vote, ça servait à rien. Je suis arrivé en France en pensant que j’allais vivre dans le pays des droits de l’Homme, et puis il y a eu ce vote pour le traité constitutionnel européen, les gens ont voté “non”, et c’est passé quand même. Cela m’a rappelé les élections sous la dictature en Albanie. »
La crise du Covid comme accélérateur
Parfois décrite comme une « métathéorie » capable d’agréger différentes théories du complot préexistantes, QAnon s’adapte et évolue aussi d’un pays à l’autre. Aux Etats-Unis, le mouvement proche de QAnon, « Save our children », centré sur l’idée que des centaines de milliers d’enfants sont enlevés chaque année pour servir d’esclaves sexuels aux « élites », a été très virulent durant l’été.
En France, QAnon n’a eu que peu d’impact, même s’il a trouvé des échos dans certaines sphères antipédophilie proches d’activistes comme Stan Maillaud. Ce dernier a été condamné à deux ans de prison ferme en juillet pour avoir planifié l’enlèvement d’enfants qu’il affirmait vouloir « libérer ». Durant l’été, une pizzeria du 6e arrondissement de Paris a été la cible de messages menaçants sur les réseaux sociaux, publiés par des internautes pensant que l’établissement camouflait un réseau de prostitution infantile. Mais ces incidents sont restés limités.
Les principaux promoteurs du mouvement en France se concentrent essentiellement sur les présumés « complots » organisés par « l’Etat profond » et le Parti démocrate américain. Le mouvement semble aussi influencé par quelques-unes de ses grandes figures québécoises, et notamment Alexis Cossette-Trudel, animateur de la chaîne YouTube Radio-Québec (120 000 abonnés). Fils d’un militant du Front de libération du Québec, antimédias, Alexis Cossette-Trudel est l’une des figures de proue québécoises des antimasques et plus généralement de celles et ceux qui pensent que les gouvernements mentent sur la sévérité du Covid-19, qu’il décrit volontiers comme une « vilaine grippe ». Sur YouTube, des extraits de ses vidéos sont très régulièrement repris, commentés et disséqués par les militants français de QAnon et dans divers cercles antimasques (ou « pro-choix », comme ils se définissent).
« LA CRISE DU CORONAVIRUS A FAIT EXPLOSER L’INTÉRÊT POUR Q PARTOUT DANS LE MONDE », SELON DAN
« La crise du coronavirus a fait exploser l’intérêt pour Q partout dans le monde, note Dan. Que ce soit sur notre page, ou sur plein d’autres que je consulte (et consultais, car la faucille de la censure est passée), le lectorat a explosé. On a connu un afflux significatif de nouveaux membres entre mars et juillet. » Les liens entre Q et la pandémie ne sont pourtant pas particulièrement évidents : le Covid-19 n’est pas un élément central des messages publiés par Q, même s’il évoque régulièrement l’actualité en lien avec la pandémie ; Q n’a par ailleurs mentionné les masques qu’à deux reprises.
La crise sanitaire a aussi coïncidé avec le passage à plein temps de M. Sojli sur la publication de contenus QAnon. Autoentrepreneur dans le secteur culturel, il se retrouve avec le confinement sans ressource autre que quelques économies, mais avec du temps, et les premières vidéos qu’il publie marchent plutôt bien :
« J’ai lancé une campagne de dons qui a atteint son objectif, et depuis je fais ça à temps plein, avec d’autres personnes qui m’aident à faire les vérifications. Ce temps me permet d’aller à la source, et la source ce n’est pas l’AFP, c’est l’endroit où se produisent les événements. »
Une méthode séduisante
Plus qu’une théorie bien précise, c’est surtout une méthode qui a séduit une partie des internautes français, estime Tristan Mendès-France. Autour de certaines causes ou événements, « on voit s’agréger des profils QAnon et des profils qui ne sont pas forcément dans cette mouvance, mais en adoptent la matrice et toute la structure de pensée, la recherche de liens cachés… Il y a un côté grisant de l’enquête citoyenne, promu par QAnon, cette idée très ludique que c’est à vous de soulever le voile et de percer les secrets ».
La « méthode Q » a aussi séduit à l’extrême droite, où ce mouvement antiélites a pu trouver un terrain favorable, et dans les cercles « antisionistes » ou franchement antisémites, séduits par une théorie qui s’oppose à des figures juives comme George Soros et reprend parfois des éléments conspirationnistes antisémites classiques, comme le Protocole des sages de Sion. Dans les mouvances gravitant autour d’Alain Soral et de Dieudonné M’Bala M’Bala, des références plus ou moins ouvertes à QAnon se sont multipliées ces derniers mois. Par exemple sur la chaîne YouTube de « Marcel D », qui a publié plusieurs vidéos où l’on retrouve les principaux thèmes de QAnon (66 000 abonnés), et qui suivait auparavant de très près les débats liés au mouvement Egalité et réconciliation d’Alain Soral.
« Ce n’est pas la ligne de Q, objecte Léonard Sojli. Q est un chrétien biblique, qui fait des références à l’Ancien et au Nouveau Testament, et la Bible est très claire : un chrétien ne peut pas être antisémite. S’il l’est, c’est qu’il n’a rien compris à sa religion. »
Pour « Dan » comme pour Léonard Sojli, le succès – relatif en France – de QAnon est une conséquence logique d’une situation plus globale. Lorsqu’on demande à ce dernier s’il se retrouve dans le discours des « gilets jaunes », avec qui il semble partager de nombreux points d’accord, il s’agace qu’on cherche à « mettre les choses dans des cases, dans des tiroirs », tout en estimant que, peut-être, « les “gilets jaunes” et les QAnon ont le même problème à la base, un profond sentiment d’injustice ». Un sentiment exacerbé, selon lui, par les médias, coupables sinon d’être contrôlés par l’Etat profond, au moins de se focaliser sur les mauvais sujets et de s’éloigner des faits. « Q ne demande pas de croire ses posts sur parole, mais de les analyser ; il ne donne pas de réponse mais il pose des questions », précise M. Sojli.
Le 7 octobre, alors qu’il répond de bonne grâce pendant près de deux heures aux questions du Monde, il ne comprend pas pourquoi la « une » du média n’est pas consacrée aux derniers documents déclassifiés par l’administration Trump et analysés pour Fox News par plusieurs sources anonymes. Selon lui, les documents prouvent, sans l’ombre d’un doute, que les accusations d’ingérence russe étaient un complot mené par le camp Clinton contre le président des Etats-Unis. « De toute manière, même si vous étiez d’accord avec moi, vous n’auriez pas pu publier un article là-dessus », soupire-t-il.