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Jours tranquilles à Paris

17 octobre 2020

Financement libyen de la campagne de 2007 : Sarkozy mis en examen pour « association de malfaiteurs »

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Par Simon Piel - Le Monde

L’ancien chef de l’Etat est déjà poursuivi dans ce dossier pour corruption passive, recel de détournement de fonds publics et financement illégal de campagne depuis mars 2018.

L’ancien président de la République Nicolas Sarkozy a vu sa collection de mises en examen s’enrichir encore un peu plus ce début de semaine. A l’issue d’un interrogatoire de quatre jours menés par les juges d’instruction du pôle financier, Aude Buresi et Marc Sommerer, en charge de l’enquête sur le financement libyen de sa campagne présidentielle de 2007, il s’est vu signifier une mise en examen supplétive pour « association de malfaiteurs ». Révélée par le site Mediapart, vendredi 16 octobre, l’information a été confirmée par le Parquet national financier (PNF).

Déjà mis en examen dans ce dossier pour « corruption passive », « recel de détournement de fonds publics libyens » et « financement illégal de campagne » depuis mars 2018, l’ex-leader de la droite a fait part de sa réaction, aussitôt sa nouvelle mise en examen rendue publique. « J’ai appris cette nouvelle mise en examen avec la plus grande stupéfaction (…). Mon innocence est à nouveau bafouée par une décision qui ne rapporte pas la moindre preuve d’un quelconque financement illicite », a-t-il déclaré dans un message publié sur Facebook.

« Les Français doivent savoir que je suis innocent de ce dont on m’accuse en apportant un crédit invraisemblable aux déclarations d’assassins, d’escrocs notoires et de faux témoins. Je sais que la vérité finira par triompher. (…) L’injustice ne gagnera pas », a-t-il ajouté, assurant avoir pendant ses près de quarante heures d’audition « répondu à toutes les questions qui [lui] ont été posées sans jamais être mis en difficulté ».

Virement troublant

Dans le code pénal, l’association de malfaiteurs qualifie « tout groupement formé ou entente établie en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, d’un ou plusieurs crimes ou d’un ou plusieurs délits » et peut-être punis de dix ans de prison. En l’espèce, la mise en examen de Nicolas Sarkozy intervient après celle, en janvier, de l’affairiste Thierry Gaubert, un proche de l’ancien président qui fut l’un de ses collaborateurs au ministère du budget.

Comme l’avait révélé Mediapart, Thierry Gaubert a reçu en février 2006 sur un compte aux Bahamas un virement de 440 000 euros de la société Rossfield Limited appartenant à l’intermédiaire Ziad Takieddine et dont le compte avait été alimenté par de l’argent provenant du régime libyen. Un transfert d’argent dont il n’est pas exclu qu’il ait ensuite servi à abonder la campagne de Nicolas Sarkozy.

Ce virement est d’autant plus troublant que deux mois auparavant, Brice Hortefeux, proche parmi les proches de Nicolas Sarkozy et grand ami de Thierry Gaubert, avait effectué un déplacement à Tripoli en tant que ministre français des collectivités territoriales, à l’occasion duquel il rencontra discrètement le chef des services secrets militaires de Libye, Abdallah Senoussi, alors visé par un mandat d’arrêt de la France pour son implication dans l’attentat contre l’avion DC-10 de la compagnie UTA perpétré en septembre 1989.

A quelles fins ? Brice Hortefeux a assuré que ce rendez-vous a eu lieu à l’initiative de Ziad Takieddine et qu’en aucun cas il n’a été question d’un quelconque financement de la campagne de Nicolas Sarkozy par la Libye contrairement à ce qu’ont déclaré Ziad Takieddine et Abdallah Senoussi. Le propre directeur de ca­binet de Brice Hortefeux viendra plus tard affaiblir un peu plus la défense de son ancien ministre avec autant d’ironie que d’agacement auprès des enquêteurs, s’estimant « mal placé pour juger les collectivi­tés territoriales en Libye » et ajoutant que ce déplacement « a été organisé en dehors du cabinet qu’[il] dirigeai[t] ». L’ambassadeur français en Libye qui a jugé plus tard que ce déplacement d’un ministre français des collectivités territoriales n’avait « pas grand sens », n’avait pas non plus été mis au courant de cette rencontre.

Recours rejetés

Dressant un premier cordon sanitaire avec ses plus proches collaborateurs lors de sa garde à vue en 2018, Nicolas Sarkozy avait dit tout ignorer de ces rencontres puis pris ses distances avec Claude Guéant et Brice Hortefeux concernant leur relation avec Ziad Takieddine. « Que Brice Hortefeux à titre personnel ait pu le fréquenter, c’est sa décision, avait-il dit. Et si jamais Brice Hortefeux ou Claude Guéant disait : “C’est Nicolas Sarkozy qui nous l’a demandé”, vous pourriez considérer que cela relève de ma responsabilité, mais ce n’est pas vrai, ils ne l’ont jamais dit. »

Ces derniers développements dans l’enquête sur l’argent libyen interviennent alors que l’ancien président de la République, trois de ses anciens ministres, Eric Woerth, Brice Hortefeux et Claude Guéant, ainsi que l’intermédiaire et ami de ce dernier, Alexandre Djouhri, ont vu les recours qu’ils avaient déposés pour contester l’enquête sur le financement libyen de la campagne présidentielle de 2007 rejetés par la cour d’appel de Paris, jeudi 24 septembre. Une décision qui revient à valider les actes d’enquête menés jusqu’alors par les magistrats instructeurs.

Outre ce dossier, dans lequel les investigations devraient se clore prochainement, l’ex-chef de l’Etat doit être jugé du 23 novembre au 10 décembre pour « corruption » dans l’affaire dite des « écoutes » : il est soupçonné d’avoir tenté, avec son avocat Thierry Herzog, d’obtenir d’un haut magistrat, Gilbert Azibert, des informations couvertes par le secret dans une procédure judiciaire. M. Sarkozy doit enfin être jugé du 17 mars au 15 avril 2021 pour le financement illégal de son autre campagne présidentielle, celle de 2012, dans le cadre de l’affaire Bygmalion où il lui est reproché le dépassement du plafond de dépenses de campagne dissimulé, un temps seulement, grâce à un système de fausse facturation massif.

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17 octobre 2020

Viki Fehner

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17 octobre 2020

Après l’attentat de Conflans, le choc des professeurs d’histoire-géographie : « Enseigner la liberté d’expression, on le fait to

Par Mattea Battaglia - Le Monde

Les enseignants font part de leur émotion après l’assassinat d’un des leurs dans les Yvelines. Ils rappellent l’importance de leur mission.

Ils se disent « sidérés », « sous le choc », « stupéfaits »… Quelques-uns, aussi, « effrayés ». En apprenant, le 16 octobre au soir, la mort d’un « collègue », assassiné à Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines) non loin de l’établissement où il exerçait, les professeurs que nous avons pu joindre vendredi soir ont, tous, refusé de s’exprimer sur les « faits ». Ils ont en revanche accepté de raconter comment, eux, professeurs d’histoire et de géographie, enseignent la liberté d’expression. Selon les premiers éléments de l’enquête, la victime, professeur en collège, avait récemment montré à ses élèves des caricatures de Mahomet lors d’un cours sur le sujet.

« Enseigner la liberté d’expression, on le fait tous », martèlent ces enseignants, et « quasiment à tous les niveaux » dès l’entrée en sixième. « Au collège, on s’en empare surtout en enseignement moral et civique (EMC) tout au long du cycle 4 [en classe de cinquième, de quatrième et de troisième], explique Ben, qui enseigne depuis vingt ans en Seine-Saint-Denis. Respecter autrui, acquérir et partager les valeurs de la République, éduquer aux médias : ces trois thématiques au cœur des programmes scolaires nous confrontent à des sujets sensibles. Pour l’enseignant, c’est passionnant : on plonge dans le droit, l’histoire, l’actualité… »

« Semer des petites graines »

Au lycée, c’est encore un point central des programmes d’EMC : la liberté d’expression est abordée via la thématique de la liberté en seconde, de l’égalité en première, puis de la démocratie en terminale. On la retrouve aussi en histoire, année après année, via l’étude des Lumières, de l’humanisme, de l’affaire Dreyfus…

« On peut semer des petites graines à pratiquement tous les niveaux, défend Christine Guimonnet, professeure en lycée à Pontoise (Val-d’Oise) et secrétaire générale de l’Association des professeurs d’histoire-géographie (APHG). Il y a ce qui est dans les programmes… et les interstices dans lesquels on se glisse. Pour ma part, je questionne souvent les élèves sur leurs attentes, ce qu’ils ont entendu dire, ce qu’ils souhaitent approfondir. »

Des élèves qui, à écouter leurs enseignants, en redemandent. « Je pense qu’on peut pratiquement tout leur dire et tout leur montrer dès lors qu’un lien de confiance est établi et qu’on tient compte de leur maturité », observe Ben. Lui utilise le support des caricatures, « les bonnes, celles qui sont vraiment drôles, qui permettent aux élèves – à tous les élèves – y compris aux croyants, de comprendre qu’on peut rire de tout ».

Des réactions parfois vives

Tous n’en font pas un « passage obligé ». « On peut être amené à utiliser des caricatures quand on aborde le blasphème et la loi, mais je ne vois pas l’intérêt de choquer inutilement les élèves », témoigne par exemple François, enseignant à Roubaix (Nord). Des réactions vives en classe, en près de vingt-cinq ans de carrière, il en a eu : « L’affaire Mila [l’adolescente menacée de mort pour avoir critiqué l’islam sur les réseaux sociaux] a relancé de longs débats en classe, l’an dernier, mais ni plus vifs ni moins vifs que ceux que j’ai connus par le passé. »

Christine Guimonnet, de l’APHG, est partagée. « Je ne vois pas se développer en classes des positions plus radicales, mais j’ai le sentiment que des sensibilités personnelles s’expriment plus fortement, dit-elle. La religion ne concerne pas que les croyants : j’entends aussi des lycéens qui se revendiquent non croyants m’expliquer qu’il faut faire attention à ne pas manquer de respect aux religions. C’est tout cela qui se joue dans la classe aujourd’hui. »

Aux élèves qui lui disent qu’« on ne peut pas représenter Dieu », Christine Guimonnet fait découvrir les miniatures persanes du XVIIIe siècle ; elle se sert aussi en classe des caricatures de la fin du XIXe lors des grandes batailles entre cléricaux et anticléricaux, des politiques, des rois… « C’est efficace pour leur démontrer que non, il n’y a pas que l’islam qui est caricaturé. »

Si cette enseignante chevronnée se sent « outillée », ce n’est pas le cas de tous. « On dit beaucoup que les enseignants sont en première ligne, mais on est souvent un peu démunis et peu formés », avance Brenda, enseignante à Montpellier (Hérault). La trentenaire raconte faire appel au professeur documentaliste de son établissement ou à des associations, des journalistes ou des avocats, pour aborder la question en classe.

« C’est la République qui est attaquée »

Un coup d’accélérateurs à ces « partenariats » avait été donné en 2015, avec la création de la Réserve citoyenne de l’éducation nationale. La même année, dans le sillage des attentats du 13-Novembre à Paris et Saint-Denis, l’organisation Etat islamique avait appelé à « tuer des enseignants », et à faire de l’école de la République une cible. les évènements de Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines) sont venus réveiller, pour de nombreux enseignants, ce douloureux souvenir. C’est aussi pour cela qu’ils sont nombreux à préférer témoigner sous couvert d’anonymat.

Leurs syndicats ont tous fait part, vendredi soir, de leur émotion. « L’école est le lieu de la construction du citoyen et de sa liberté de conscience, de la formation d’esprits éclairés par la pratique du débat, a réagi le SNES-FSU, majoritaire dans les collèges et lycées. C’est une tache essentielle du service public d’éducation. Attaquer un professeur, c’est attaquer un pilier de notre démocratie et notre République. »

« C’est la République qui est attaquée » avec « l’assassinat ignoble de l’un de ses serviteurs », a réagi sur Twitter le ministre de l’éducation. « Notre unité et notre fermeté sont les seules réponses face à la monstruosité du terrorisme islamiste. Nous ferons face », a ajouté Jean-Michel Blanquer. Il devait recevoir, rue de Grenelle samedi matin, les représentants des personnels et des parents d’élèves.

17 octobre 2020

Attentat de Conflans : Emmanuel Macron appelle à « faire bloc » mais doit faire face aux critiques

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Par Julie Carriat, Sarah Belouezzane, Olivier Faye - Le Monde

Le chef de l’Etat s’est rendu sur les lieux de l’assassinat d’un professeur d’histoire, vendredi. Deux semaines après la présentation de la loi « laïcité et libertés », la droite appelle à davantage de fermeté.

Le choc, encore une fois. L’impression de vivre un tournant, un de plus, et une nouvelle aggravation dans la confrontation avec le terrorisme. Et derrière, les mots, toujours eux, de tous bords et de toutes natures, qui portent d’un côté les promesses d’action et de l’autre les procès en impuissance. La soirée du vendredi 16 octobre, à Conflans-Saint-Honorine (Yvelines), avait des airs de triste déjà-vu. Celui d’un nouvel « attentat terroriste islamiste caractérisé », comme l’a qualifié Emmanuel Macron. D’un débat qui se rejoue, une fois de plus, entre le président de la République et une partie de son opposition pour savoir si l’Etat se montre à la hauteur d’un phénomène qui frappe la France depuis bientôt une décennie.

Vendredi après-midi, un professeur d’histoire-géographie du collège du Bois-d’Aulne, dans un quartier pavillonnaire de Conflans-Saint-Honorine, a été retrouvé décapité à proximité de l’établissement. Son assaillant, qui se trouvait en possession d’une arme blanche, a été abattu par la police, à deux cents mètres de là, sur la commune d’Eragny (Val-d’Oise). Il a crié « Allahou akbar » (« Dieu est grand » en arabe) avant d’être frappé par les balles. Sa victime, elle, était ciblée depuis plusieurs jours par certains parents d’élèves du collège pour avoir montré en classe des caricatures de Mahomet.

Emmanuel Macron n’a pas tardé à réagir. Il s’est d’emblée rendu au centre de crise du ministère de l’intérieur. Puis il a pris la direction des lieux du drame, avec les ministres de l’intérieur et de l’éducation nationale, Gérald Darmanin et Jean-Michel Blanquer, ainsi que la ministre déléguée à la citoyenneté, Marlène Schiappa. Pas question de reproduire la polémique qu’avait suscité son silence après l’attaque perpétrée à proximité des anciens locaux de Charlie Hebdo, le 25 septembre. Toute l’action de l’exécutif est d’ailleurs chamboulée : le premier ministre, Jean Castex, a renoncé au déplacement qu’il devait effectuer, samedi, pour annoncer de nouvelles mesures destinées à lutter contre la pauvreté.

« Ils ne passeront pas »

C’est à la nuit tombée, vers 22 h 30, après avoir échangé avec les élus locaux, les préfets des Yvelines et du Val-d’Oise et la proviseure du collège du Bois-d’Aulne, que le chef de l’Etat prend la parole. « Un de nos concitoyens a été assassiné aujourd’hui parce qu’il enseignait, parce qu’il apprenait à des élèves la liberté d’expression, la liberté de croire et de ne pas croire », a déclaré Emmanuel Macron, un long manteau noir posé sur les épaules. Alors que les syndicats enseignants devaient être reçus, samedi, par Jean-Michel Blanquer, le locataire de l’Elysée a tenu à assurer aux professeurs que « la nation tout entière sera là à leurs côtés aujourd’hui et demain pour les protéger, les défendre et les aider à faire leur métier, le plus beau qui soit : faire des citoyens libres ».

Emmanuel Macron a également repris une de ses expressions fétiches depuis l’attentat de la préfecture de police de Paris, en octobre 2019, en appelant les Français à « faire bloc ». « Ils ne passeront pas. L’obscurantisme et la violence qui l’accompagnent ne gagneront pas. Ils ne nous diviseront pas », a-t-il assuré, en promettant que « les actes sont là et seront là avec fermeté, rapides ». « Vous pouvez compter sur ma détermination et celle du gouvernement », a conclu le chef de l’Etat.

Cet événement intervient deux semaines après le discours prononcé par M. Macron aux Mureaux (Yvelines), à moins de vingt kilomètres de là, pour dévoiler les principales mesures du projet de loi « laïcité et libertés », qui doit être présenté au conseil des ministres le 9 décembre. Sa réponse, mûrie depuis trois ans, au défi lancé par ce qu’il qualifie désormais de « séparatisme islamiste » ou d’« islamisme radical ».

Ce plan est destiné, selon ses proches, à attaquer le problème de manière « efficace », mais aussi à ne pas se laisser déborder sur le terrain politique par les oppositions de droite et d’extrême droite. Chez Les Républicains (LR), beaucoup considèrent en effet que l’ancien ministre de François Hollande n’est pas « outillé » pour répondre à ce genre de menaces. « Gérald Darmanin a peut-être la volonté d’avancer sur ces sujets mais il n’en aura pas la possibilité, surtout avec Eric Dupond-Moretti à la justice », confiait encore récemment un cadre du parti.

Appels à l’unité nationale et critiques

Vendredi, les nombreux appels à l’unité nationale face à cet acte « ignoble » ont donc cohabité avec les critiques en laxisme contre le gouvernement. « Les mots sont dérisoires pour décrire la colère suite à l’attentat de Conflans-Sainte-Honorine ; tout comme le seront les bougies et les discours. Il faut faire vraiment la guerre contre le poison de l’islam radical. Il faut lui faire la guerre vraiment pour l’éradiquer enfin », a tranché le chef de file des sénateurs LR, Bruno Retailleau. La présidente de la région Ile-de-France, Valérie Pécresse a abondé : « Nous devons être implacables et cesser de regarder ailleurs ! » Même le d’habitude placide président du Sénat, Gérard Larcher (LR), a renchéri : « Ne reculons plus. »

Dénonçant un « niveau de barbarie insoutenable », la présidente du Rassemblement national, Marine Le Pen, a écrit quant à elle sur Twitter : « L’islamisme nous mène une guerre : c’est par la force que nous devons le chasser de notre pays. » Ces dernières semaines, la députée du Pas-de-Calais a pu saluer les « quelques intuitions » du plan présenté par Emmanuel Macron contre le « séparatisme islamiste », dont certaines mesures vont selon elle « dans le bon sens » car elles s’inspireraient de sa propre philosophie.

Ses troupes veulent donc porter leur chance en tentant d’imposer dans le débat public l’idée que l’immigration serait là aussi à clouer au pilori. « Quelles immenses responsabilités, finalement, ont pris tous ceux qui ont favorisé cette immigration incontrôlée et le multiculturalisme. Ces utopies, évidemment, se terminent dans le sang, et de la façon la plus horrible », a dénoncé le trésorier du RN, Wallerand de Saint-Just, quand l’ex-députée frontiste, Marion Maréchal, s’interrogeait : « Le président va-t-il mettre autant d’énergie à défendre notre civilisation, notre sécurité et notre liberté d’expression qu’il en met à restreindre nos libertés ? »

Au sein de l’Assemblée nationale, l’attentat a suscité une vive émotion. Peu avant 20 heures, les députés réunis pour l’examen du projet de loi de finances se sont levés dans l’hémicycle, le vice-président de l’Assemblée La République en marche (LRM) Hugues Renson prenant la parole pour saluer la mémoire de la victime.

A gauche, on dénonce avant tout l’atteinte à l’école de la République, « sanctuaire contre le fanatisme », selon les mots de Yannick Jadot (Europe écologie-Les Verts). Pour le chef de file de La France insoumise, Jean-Luc Mélenchon, « l’assassin se prend pour le dieu dont il se réclame. Il salit sa religion. Et il nous inflige à tous l’enfer de devoir vivre avec les meurtriers de son espèce ». Son bras droit, Alexis Corbière, s’est interrogé sur l’opportunité d’une mesure symbolique : « Pourquoi pas décréter une journée de deuil national ? Pourquoi pas tous porter un ruban noir en signe de deuil ? »

Si le secrétaire national du PCF, Fabien Roussel, a adopté un « nous » d’unité – « continuons de faire vivre la richesse de notre République laïque, défendons notre liberté d’expression et ne cédons pas un pouce aux fanatiques » –, l’ancien premier ministre Manuel Valls a prévenu pour sa part : « Le mal est profond, la guerre pour le vaincre sera longue et difficile. » Et le déjà-vu se trouve au coin de la rue.

17 octobre 2020

A Conflans-Sainte-Honorine, l’effroi des habitants après la mort d’un enseignant décapité « par un monstre »

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Par Louise Couvelaire

Le professeur d’histoire-géographie avait été attaqué par certains parents après une intervention en classe sur la liberté d’expression en lien avec les caricatures de Mahomet. Le principal suspect a été tué lors de son interpellation.

C’était le dernier cours de la journée, le dernier avant les vacances scolaires de la Toussaint aussi. Il était 14 heures, vendredi 16 octobre, lorsque Samia (le prénom a été modifié), 12 ans, a dit au revoir à son professeur d’histoire-géographie. « Bonnes vacances Monsieur ! », lui a-t-elle lancé avant de quitter l’enceinte du collège du Bois d’Aulne, au cœur du quartier tranquille de Chennevières, à Conflans-Sainte-Honorine, dans les Yvelines. Trois heures plus tard, l’enseignant de 47 ans était retrouvé décapité en pleine rue, à trois cents mètres seulement de l’établissement scolaire, « sauvagement attaqué alors qu’il rentrait probablement chez lui à pied », commente un policier posté aux abords de la scène de crime.

C’est ici, au cœur d’un dédale de ruelles bordées de pavillons proprets aux haies bien taillées, au coin des rues du Buisson-Moineau et de la Haute-Borne, qui marque la frontière entre les communes de Conflans et Eragny, entre les Yvelines et le Val-d’Oise, que le drame s’est déroulé. Le témoin qui a prévenu les forces de l’ordre a d’abord cru que « la victime était un mannequin tellement la scène était surréaliste de violence », témoigne un policier.

Armé d’un « couteau très long et très aiguisé », poursuit-il, l’assaillant – âgé de 18 ans, de nationalité russe et d’origine tchétchène, selon une pièce d’identité retrouvée sur lui par les policiers –, s’est acharné sur le professeur jusqu’à lui trancher la tête. Un message de revendication a été publié sur un compte Twitter quelques minutes après le drame, avec une photo de la tête décapitée.

Le jeune homme a été tué par balles par la police quelques mètres plus loin, aux cris de « Allahou akbar ». Quatre personnes, dont un mineur, issues de son entourage familial, ont été placées en garde à vue dans la soirée de vendredi à samedi, selon l’Agence France-presse. Le Parquet national antiterroriste (PNAT) a annoncé être saisi de l’enquête, ouverte pour « assassinat en relation avec une entreprise terroriste » et « association de malfaiteurs terroriste criminelle ».

Agitation

Samia se triture les doigts quand elle parle, elle les croise et les décroise, tire sur les manches de son sweat-shirt gris pâle, y enfonce ses mains, puis étire ses bras avant de les cacher derrière son dos. Elle ne pleure pas. Plus. Et parvient à évoquer ce professeur auquel elle s’était déjà attachée, un professeur qui « expliquait bien les choses », dit-elle. « Tu m’as même dit qu’il était grave gentil », intervient sa mère, Alicia, 40 ans, américano-marocaine, serveuse dans un restaurant à Paris.

Avec son professeur, depuis la rentrée scolaire, Samia, élève en classe de 5e, étudiait l’histoire des religions monothéistes – conformément aux programmes scolaires de l’éducation nationale – sur lesquelles « il ne portait jamais de jugement », souligne-t-elle. « On a eu deux contrôles : le premier sur les chrétiens, le second sur la civilisation islamique et Hârun Al-Rachid [cinquième calife abbasside et héros des Mille et Une Nuits] », raconte la jeune fille.

Pour son dernier cours, vendredi, il avait choisi d’engager une discussion avec ses élèves sur le thème de la pauvreté et de la richesse, des inégalités entre les pays du Nord et ceux du Sud avant de leur montrer une série de photos prises au Brésil, illustrant le décalage entre « les luxueuses villas des riches et les favelas des pauvres », s’enthousiasme Samia, avant de revenir à la réalité. « [Il] a été tué », enchaîne-t-elle, les yeux rivés sur ses baskets. « Tué par un monstre pour l’humanité, qui me fait honte d’être musulmane », souligne sa mère, Alicia, qui avait refusé de prêter attention à la polémique qui avait mis en ébullition certains parents d’élèves une semaine auparavant.

A l’origine de cette agitation, l’intervention du professeur d’histoire-géographie lors d’un cours sur la liberté d’expression dispensé à ses élèves de 4e. Comme chaque année depuis qu’il est arrivé au collège du Bois-d’Aulne il y a trois ans, affirme un ancien élève, il avait invité les élèves de confession musulmane à lever la main et à quitter la salle de classe s’ils le souhaitaient avant de montrer des caricatures du prophète Mahomet, dans le cadre de l’enseignement moral et civique (EMC). Sauf que cette année, la méthode et le contenu sont mal passés auprès de certains parents. « Ça a été LE sujet de discussion sur Snapchat et dans la cour de récré pendant deux jours, et puis on est passé à autre chose. » C’est du moins ce que pensait Samia. C’était sans compter le poison de la rumeur.

« L’affaire a pris des proportions délirantes »

« L’affaire a été montée en épingle et a pris des proportions délirantes : on a raconté qu’il avait obligé les musulmans à quitter la classe, qu’il avait expulsé ceux qui ne voulaient pas partir… », assure une ancienne élève, dont le petit frère est scolarisé au collège du Bois-d’Aulne. Sur Facebook, dans le groupe des « Petits services entre conflanais », quelques parents se sont offusqués, appelant à se mobiliser et se plaindre du professeur auprès de la direction de l’établissement.

La vidéo d’un parent d’élève décrivant la scène telle que sa fille semble lui avoir racontée, ou telle qu’il l’a interprétée, continue de circuler sur Twitter. Dans cette vidéo, il traite le professeur de « voyou », dénonce sa « haine » envers les musulmans – il affirme que le professeur aurait montré un homme nu en disant « voilà, ça, c’est le prophète des musulmans » – et demande son renvoi de l’éducation nationale.

« Je ne comprends pas », souffle Jérôme, 53 ans, consultant informatique dans la banque, dont les deux filles ont été dans la classe de la victime, « un bon prof » qui est parvenu à intéresser ses enfants à l’histoire, se félicite-t-il. « Je suis abasourdi, choqué, très étonné, poursuit-il. Il y a des musulmans à Conflans mais rien de marquant, rien de très visible, rien d’inquiétant en tout cas. »

Dans cette ville tranquille de 75 000 âmes, capitale de la batellerie située à une trentaine de kilomètres au nord-ouest de Paris, à la confluence de la Seine et de l’Oise, « il ne se passe jamais rien », estime Apolline, 23 ans. Quant au collège du Bois-d’Aulne, entouré d’infrastructures sportives grand train – un terrain de foot, un autre de rugby, une piste d’athlétisme, deux gymnases – et de camps de gitans, « s’il y a parfois des petites histoires, c’est plutôt à propos des gens du voyage, qui ont des camps autorisés un peu partout en ville, mais pas sur les musulmans », affirme Allison, 25 ans, comptable.

« Il y a deux-trois résidences HLM un peu olé olé, mais c’est tout, on n’est pas à Pantin ! », poursuit Apolline. « Conflans, c’est pas le 9-3 ! », déclare de son côté un policier. « L’événement marquant ici, c’est lorsqu’un sanglier saccage le centre-ville », sourit l’un de ses collègues.

« C’est une ville pavillonnaire de classe moyenne où il n’y a que des vieux et des familles », résume Lisa, 23 ans, copine d’Apolline. La religion ? « Un non-sujet ici », répondent-elles en chœur. Des tensions communautaires ? « Jamais. » L’islam ? « Aucun problème. »

« Et on espère que ce drame n’y changera rien », conclut Alicia, la mère de Samia, un œil sur le ballet incessant des voitures et des camionnettes de police qui quadrillent le quartier.

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16 octobre 2020

Sophie Pétronin : «Ou tu acceptes et tu vas moins souffrir, ou tu résistes, et là, tu vas morfler»

Par Maria Malagardis — Libération

sophie petronin

Sophie Pétronin après sa libération, jeudi dernier à Bamako. (Photo Matthieu Rosier. Hans Lucas)

Fortement critiquée à son arrivée en France pour sa conversion à l’islam et pour avoir affirmé vouloir retourner à Gao, l’humanitaire, otage pendant quatre ans dans le nord du Mali, revient pour «Libération» sur sa captivité et l’obligation de se faire à la situation pour ne pas sombrer.

C’est sa dernière interview dans la presse, a-t-elle juré. Après, Sophie Pétronin, la dernière otage française libérée jeudi dernier, aspire à retrouver l’anonymat, dans ce refuge en Suisse où elle se trouve désormais, auprès de sa famille qui s’est battue pour la faire sortir du nord du Mali où elle a été retenue prisonnière pendant près de quatre ans. Ces propos, confiés à Libération, ont d’autant plus d’intérêt que ses rares interventions publiques depuis sa libération ont pu soulever certaines polémiques. Elle affirme ne pas en avoir été touchée, plus préoccupée par le Mali que par les querelles hexagonales. Mais elle ne retournera pas dans l’immédiat à Gao, contrairement à ce qu’elle avait pu laisser croire à son arrivée à Paris. Alors qu’on apprenait que de nouvelles attaques jihadistes se sont déroulées mardi au centre du Mali, faisant une vingtaine de victimes, entretien en visio avec une femme de 75 ans qui ne prétend pas imposer de vérité et se contente de relater son expérience. Avant de tourner la page.

Comment allez-vous ?

Je vais très bien, aucun problème. Il me faudra juste un peu de dentiste, d’opticien, et basta. Pendant ma captivité, j’ai été très bien traitée. Hyper respectée. Je mangeais bien, je buvais de l’eau potable à volonté, toujours fraîche. J’ai même eu parfois des chocolats à Noël. J’ai eu des médicaments. Du Voltarène, de l’Advil, ça m’a fait du bien. Et on m’a également remis les 1 500 euros que mon fils a voulu me faire parvenir. Moi, j’ai dit à mes ravisseurs : «On va garder cet argent pour payer des médicaments, ou autre chose.» Mais ils ont protesté : «Non, non, ça c’est à vous !» Je sais que ça peut paraître bizarre, mais je n’ai rien à reprocher à mes ravisseurs. Même si bien sûr, j’étais clairement en captivité.

Pendant près de quatre ans, tout le monde considérait que vous aviez été enlevée par des jihadistes. Et vous, dès votre libération, vous les avez qualifiés de «groupes d’opposants armés», ce qui a pu choquer. Que vous ont-ils dit de leurs revendications ?

Ce sont les mêmes revendications que celles des communautés nomades que je fréquente depuis près de vingt-cinq ans dans cette région. Ils sont touaregs ou bien arabes, et vivent dans des zones reculées. Ça fait des décennies qu’ils réclament le renforcement des structures sanitaires, la construction d’écoles, de puits. Aujourd’hui dans cette zone abandonnée, les femmes meurent encore en couches, après avoir été transportées à dos d’âne au dispensaire le plus proche, parfois à plus de 40 kilomètres de leur campement. Ça arrive tout le temps. A Gao, où se trouve mon ONG, j’ai dû accueillir tellement d’orphelins. Le nord du Mali a connu beaucoup de soulèvements, de rébellions. Il y a eu des accords de paix mais rien n’a changé, et la colère n’a fait que s’accroître.

Certes, mais depuis 2012, il y a toute de même aussi une revendication clairement religieuse, la formation de groupes qui se réclament d’Al-Qaeda ou de l’Etat islamique.

Il faut leur demander à eux. Bien sûr, les revendications ont évolué. Mais je n’ai pas l’impression que la question religieuse soit réellement centrale. Evidemment, il y a cette aspiration à des règles, une éducation plus propre, plus conforme à leurs croyances. Ne pas laisser par exemple des gamines de 15 ans devenir la proie d’hommes plus âgés qui vont abuser d’elles en leur offrant une bière et un pagne. On est de toute façon en terre d’islam. Mais ce qui prime, c’est le besoin de développement, ne plus être délaissés. Au fond, ils préféreraient que la guerre cesse.

Songez-vous réellement à retourner vivre à Gao, cette ville du nord du Mali où vous vous étiez installée et où vous avez été enlevée ?

J’appartiens un peu à Gao, j’y vivais depuis tant d’années. Quand j’ai été enlevée, mon ONG sur place s’apprêtait à signer un contrat avec Echo, l’agence de développement de l’Union européenne, pour prendre en charge 25 000 enfants souffrant de malnutrition. Heureusement, mon assistant a réussi à relever le défi en mon absence. Il s’est très bien débrouillé. Et puis là-bas il y a aussi ma fille adoptive. Elle n’avait que 14 ans à l’époque de mon enlèvement. Ce fut très dur pour elle d’être privée de sa maman. Aujourd’hui, le gouvernement français est en train de régler les derniers détails administratifs pour qu’elle vienne me retrouver. On se parle tous les jours sur Skype. J’ai bien vu qu’il y a eu beaucoup d’émotion après ma libération à Gao. On m’a répété : «Tout le monde t’attend !» Est-ce que je dois y retourner ? La question se pose mais elle concerne aussi ma famille, mon fils Sébastien qui s’est battu pour ma libération. Dans un premier temps, j’espère retourner un jour avec lui à Bamako, la capitale, qui est sécurisée. Mais dans la situation actuelle il est clair que je ne peux pas m’engager à retourner tout de suite à Gao. Il faut attendre, laisser passer du temps. Regarder ce qui va se passer, s’il y a des accords de paix. Le coup d’Etat du 18 août à Bamako va peut-être changer la donne ? Favoriser enfin des négociations ? La guerre qui se joue au Mali ne mène à rien de toute façon.

Avant votre enlèvement, vous étiez-vous jamais sentie menacée ?

Non jamais. Mais bon… C’est peut-être une erreur d’appréciation de «toubab» [Blanche, ndlr]. Je sortais du centre de santé pour enfants ce jour-là. Il était 16 h 50, je m’en souviens bien car je venais de dire à ma fille qu’il était temps de rentrer. Et devant la porte, ils étaient là. A côté d’un véhicule, des hommes armés. Quelqu’un m’a dit : «Monte, le chef a demandé de te ramener.» Ce n’était pas menaçant, juste un peu direct. Et moi, j’ai pensé qu’il y avait peut-être une urgence de santé. Je n’ai pas tout de suite compris qu’on était en train de m’enlever. Mais quand j’ai finalement réalisé ce qui s’était passé, je me suis dit : «Tu as deux solutions. Ou tu te places dans l’acceptation et tu vas moins souffrir. Ou tu résistes, et là, ma vieille, tu vas morfler.» Et donc je me suis mise dans l’acceptation, et ça a marché…

Vous avez même parlé de «retraite spirituelle» pour évoquer votre captivité.

C’était une vraie captivité, je ne le nie pas. Mais que faire si ce n’est renforcer le côté spirituel justement ? A quoi s’accrocher dans ces cas-là ? Quand on dévale dans un torrent et qu’il y a une pierre, il faut bien s’y accrocher pour éviter de sombrer. Je n’avais pas grand-chose à faire dans la journée. J’ai pensé à Dieu, c’est vrai. Et à mon petit-fils, pour lequel je collectionnais des cailloux pour tapisser le fond d’un aquarium. J’ai perdu les cailloux finalement, mais mon petit-fils était toujours là dans mes pensées. Je lui parlais, ça m’a aidée à tenir.

A propos de Dieu, vous vous êtes également convertie à l’islam pendant votre captivité. On a cru comprendre que c’était de toute façon la religion dominante dans le milieu où vous viviez et aussi celle de votre fille adoptive. Mais c’était aussi celle de vos ravisseurs.

C’est vrai et le fait de partager la même religion facilitait aussi les relations avec eux, les incitait certainement à être compréhensifs avec moi.

Ce ne fut pas toujours le cas pour certains otages que vous avez côtoyés… Que savez-vous de leur sort ?

J’ai passé les deux premiers mois de ma captivité avec l’otage australien, le docteur Arthur Kenneth Elliott [enlevé en janvier 2016 dans le nord du Burkina Faso]. Nos ravisseurs nous encourageaient à faire de l’exercice, alors on faisait des promenades ensemble, on discutait beaucoup. Et puis après, on nous a séparés. Moi, je suis partie à un autre endroit où j’ai rencontré deux autres otages : la Suisse Béatrice Stöckly [enlevée en janvier 2016], puis Gloria Cecilia Argoti, la religieuse colombienne [enlevée en 2017].

Sauf que Béatrice Stöckly a vraisemblablement été exécutée deux mois avant votre libération, comme vous l’avez révélé aux autorités françaises.

Je n’ai rien vu, en réalité. Il semblerait que oui, elle a été exécutée. Ils l’ont emmenée et on a entendu un coup de feu. Mais je n’ai pas vu son corps. Elle avait des relations très compliquées avec nos ravisseurs. Mais aussi avec moi, et encore plus avec Gloria. Je ne peux pas affirmer qu’elle est morte, juste qu’elle a disparu.

A votre arrivée à Paris, vous avez également alerté les autorités sur le sort de Gloria. Est-elle en danger ?

Gloria, j’aimerais qu’on la sorte de là. Sa santé physique est bonne. Mais elle est insomniaque, très nerveuse. Et c’est quelqu’un qui a déjà un peu basculé. Elle est perturbée psychologiquement. Il est donc urgent de faire tout ce qui est possible pour la libérer.

Vos premières déclarations après votre libération ont suscité la polémique, suggérant une certaine ingratitude face au prix payé pour vous permettre de rentrer en France. Ça vous a blessé ?

Sincèrement je ne sais rien des tractations menées pour me libérer, sauf que mon fils s’est beaucoup investi. A plusieurs reprises, mes ravisseurs m’ont dit de me préparer à partir et puis plus rien. Je ne sais pas ce qui s’est joué. Mais les polémiques ne m’ont pas touchée. Je ne veux pas créer de conflits, simplement je ne sais pas mentir. Moi, la seule chose qui m’intéresse désormais, c’est de servir, peut-être pas l’humanité, ce qui serait un peu grandiloquent pour mon 1,57 m. Juste me concentrer sur mon objectif : continuer à soulager la souffrance de ces enfants dont je me suis occupée à Gao. Je vais continuer avec mon assistant sur place. Quitte à le faire à distance.

16 octobre 2020

LE PORTRAIT - Nathalie Rheims, endiablée

Par Luc Le Vaillant, photo Roberto Frankenberg pour Libération 

nathalie rheims

(Photo Roberto Frankenberg pour Libération)

La romancière revendique ses amours adolescentes, ses trouples adultes et fourche les fesses d’une époque qui diabolise Polanski.

Elle se tient aussi loin de vous qu’elle donne beaucoup d’elle-même, sans jamais que pèse le poids des confidences, ni que les distances prises se fassent sentir. Par temps de pandémie, Nathalie Rheims est contrainte de dresser une stricte barrière entre elle et ses visiteurs. Voici trois ans, elle a subi une greffe de rein, et tout virus malin pourrait lui être fatal. Mais il en faudrait plus pour qu’elle renonce au rapprochement in vivo indispensable au plaisir de se retrouver en der de Libé. Ce qui ne l’empêche pas de faire valoir, sans acrimonie exagérée mais avec une mémoire sans faille, que ce journal n’a consacré qu’une chronique assez féroce au premier de sa vingtaine de romans strictement autobiographiques.

Là-bas, en bout de table, on distingue une fée ébouriffée à la soixantaine faussement écervelée et terriblement éveillée. Ne vous fiez pas à son art de la conversation qui semble la faire voleter avec élégance au-dessus de tout pathos. Elle a beau afficher une fantaisie grêle et un aplomb fantasque, son papillonnage n’a rien d’évaporé. Elle est au clair dans l’affirmation de ses convictions comme dans le choix de ses sujets. Cette fois, elle vient en soutien à Roman Polanski, à l’heure où ils ne sont pas légion à oser défendre le proscrit des césars.

Nathalie Rheims fut actrice et scénariste et connaît par le menu le beau monde pailleté et aujourd’hui déboussolé du septième art. Pourtant, elle n’a croisé Polanski qu’une seule fois. Il ne lui a pas accordé le moindre regard et s’est planté devant Claude Berri, son amant, avec lequel elle dînait. Ce fut, dit-elle, «le salut d’une mygale à une pieuvre». Les deux hommes se détestaient cordialement depuis le tournage de Tess, interprétée par Nastassja Kinski, il y a des siècles. Claude Berri avait failli y laisser sa chemise de producteur. La réconciliation n’a jamais eu lieu.

Pour autant, Nathalie Rheims confesse son admiration pour le destin du gamin du ghetto de Cracovie, sa compassion pour les drames qui ont jalonné son existence et sa fascination pour cette descente aux abysses qui s’accélère à mesure que l’âge gagne et que le féminisme vindicatif tient à éviscérer qui a fauté. Nathalie Rheims qui, si vous le voulez bien, sera désormais désignée par ses seules initiales, a décidé d’explorer la part fumante de cette damnation. Elle en a ressenti la nécessité lors de la cérémonie des césars. Elle n’a pas supporté que Jean-Pierre Darroussin, «remettant» malaisé, évite de prononcer le nom du douze fois nommé. Comme si le beau parleur de profession était tétanisé par l’indicible. NR précise : «Il risquait quoi ? De voir apparaître le diable pour avoir évoqué Satan ? D’aller brûler en enfer ?» Elle insiste à sa manière douce, jamais fulminante, toujours ondoyante : «Je regrette qu’à ce moment-là, personne ne se soit levé. On porte déjà un masque, si en plus il faut se coudre la bouche…»

Elle ne fait de Polanski ni un martyr ni un agneau, tout au plus un bouc émissaire aux sabots frappeurs, prêt à brusquer ses opposants. Elle évite de séparer l’homme de l’artiste, trop avertie de ce qu’elle glisse d’elle-même dans ses créations. Elle affirme : «Les génies sont parfois des monstres. Regardez Picasso…» En matière de cinéma, NR a le goût très français : «Truffaut, Pialat, Sautet…» Elle se défie des films d’horreur. Mais se laisse boucler à plaisir dans les huis-clos de Polanski, tels Rosemary’s Baby, la Neuvième Porte, le Pianiste ou même The Ghost Writer. Elle a titré son livre Roman, afin, écrit-elle, «de rétablir sur une couverture le prénom d’un artiste dont on a voulu censurer le nom. La tendance aujourd’hui, c’est, à l’inverse, de faire disparaître des gens, d’utiliser la culture pour les réduire au silence.»

Histoire d’aggraver son cas en ces moments facilement offusqués, NR revendique ses amours adolescentes. Elle était une gamine qui venait de quitter son lit d’hôpital. Elle s’est prise de passion pour un quadra, acteur de la Comédie-Française, qu’elle a poursuivi de ses assiduités. Parvenue à ses fins, elle a vécu sa passion de 14 ans à 17 ans. Et puis, au moment où il allait quitter femme et enfants, elle l’a éconduit. Elle réfute toute idée d’emprise, ou alors il s’agirait de celle qu’elle se flatte d’avoir exercée. En aucune manière, elle ne prétend faire école. Elle comprend volontiers qu’on voie les choses autrement, mais refuse de conjuguer son passé personnel au plus-que-parfait actuel. Elle dit : «Je l’aimais, je l’aime encore.» Celle qui célèbre «l’énergie et la fougue de Macron» et confesse son «coup de foudre pour Brigitte» ajoute : «Je n’ai jamais aimé les garçons de mon âge.» Elle s’est mariée avec l’éditeur Léo Scheer, de douze ans son aîné. Elle a vécu avec Claude Berri, mort en 2009, qui avait vingt-cinq ans de plus qu’elle. Ils ont formé trouple, quadrille, kibboutz, comme on veut. Ils ont entremêlé des liens jamais défaits, souvent tressés serrés, parfois retoronnés à la faveur d’épissures imprévues. Elle dit : «Je me suis fabriqué une famille.» Tôt, elle a refusé d’enfanter. Elle précise : «De peur d’avoir une fille.» N’y voir nulle misogynie. Une malédiction médicale attaque les reins des femmes de sa lignée. Sa mère en est morte. NR pensait y échapper. Vite, il lui a fallu une greffe. Son donneur est un danseur, bien plus jeune qu’elle. Il lui est apparu nu dans un clip de Mylène Farmer, amie proche. La chanson s’intitulait Point de suture. Ils résident désormais sur le même palier. Celle qui a le culte des morts et se pique d’ésotérisme explique : «Nous avons une compatibilité de jumeaux à tous les niveaux. Ça ne se raconte pas, ça se vit. C’est une histoire d’amour à notre manière.»

Après le confinement passé à Paris, quartier de la Madeleine, NR est partie avec éditeur et danseur dans la propriété du cap Corse dont elle a hérité. Le lieu est chargé d’histoire littéraire. Côté maternel, NR est apparentée aux Rothschild. Son père, Maurice Rheims, était commissaire-priseur, collectionneur et académicien. Disons que l’argent n’a jamais été la question. La maison de Saint-Florent jouxte celle de feu Jean d’Ormesson. NR se souvient d’étés où, entre deux baignades, se décidait l’attribution des prix d’automne. Lors des dîners, les têtes tournaient et les couples valsaient, à moins que ce ne soit l’inverse. NR y était petite souris, observatrice avertie des flambées de désir et des vanités humaines. Elle y a acquis discernement et sens des réalités. Son père rêvait d’entrer au Quai Conti. Pas elle : «Je suis lucide… Et puis je préfère être reine dans un dé à coudre que petit sujet d’un grand royaume.» Par obligation sanitaire et compulsion solitaire, Nathalie Rheims privilégie les petits comités. Où elle peut jouir d’une liberté d’hier, que menace aujourd’hui.

25 avril 1959 Naissance à Neuilly-sur-Seine.

2015 Place Colette.

2019 Les Reins et les Cœurs.

2020 Roman (Léo Scheer).

16 octobre 2020

Enquête - QAnon : aux racines de la théorie conspirationniste qui contamine l’Amérique

Par Grégor Brandy, Damien Leloup - Le Monde

La théorie délirante et virale mêlant pédophilie, satanisme et Hillary Clinton a connu un puissant regain à la faveur de la pandémie, jusqu’à convaincre des candidats républicains au Congrès américain.

Des centaines de pages, comptes ou groupes supprimés en vingt-quatre heures : le 6 octobre, Facebook a totalement banni toute référence à QAnon de ses plates-formes. Une mesure rarissime, prise en catastrophe à un mois de l’élection présidentielle américaine, et qui trahit une certaine panique devant la progression aux Etats-Unis, très nette en 2020, de cette théorie alambiquée mêlant pédophilie, satanisme et Hillary Clinton.

Plusieurs candidats républicains à la Chambre ou au Sénat sont associés à cette mouvance complotiste, née il y a moins de trois ans, le 28 octobre 2017, sur « 4chan », un gigantesque forum anglophone, très peu modéré, au centre de la culture Web des années 2000.

Sur le sous-forum le plus controversé, «/pol/» (pour « politiquement incorrect »), un certain « Q » publie son premier message (drop). Le début d’une longue série : près de 5 000 ont depuis été publiés, au cours desquels le compte de « Q », tenu par une personne, ou plusieurs, dont l’identité reste inconnue (d’où le nom QAnon, contraction de Q et Anonyme), dessine l’image d’une Amérique contrôlée secrètement par une cabale, composée d’agents du « deep state » (« l’Etat profond »), de pédophiles, voire de satanistes.

« QAnon c’est, en résumé, une guerre civile secrète, menée par des dissidents des services de renseignement », résume, sur YouTube, le complotiste Jordan Sather, très impliqué dans le mouvement. « Les messages de “Q” nous aident à nous réveiller, à voir la vérité. » « Toutes les théories du complot ont l’air folles, jusqu’à ce qu’elles soient prouvées », renchérissait fin 2019 Erin Cruz, candidate républicaine au Congrès en Californie et soutien de QAnon.

« Risque de terrorisme »

« “Q” assure être un cadre haut placé du renseignement militaire, proche de Donald Trump », explique Travis View, chercheur sur les théories conspirationnistes et coanimateur du podcast spécialisé « QAnon Anonymous ». L’un des éléments-clés de la théorie, alimentée à grand renfort de photographies, de liens vers des articles de presse ou de documents : la « cabale maléfique va bientôt subir une grande vague d’arrestations, “the Storm”, ce qui nous amènera à des jours plus paisibles et joyeux ».

Des figures connues sont accusées, à commencer par Hillary Clinton. Face à elles, explique « Q », seuls Donald Trump et quelques alliés peuvent encore sauver l’Amérique.

Parmi les partisans de « Q », tout le monde ne veut pas attendre. En trois ans, certains ont choisi de prendre les choses en main : un partisan armé s’est confronté à la police en Arizona en 2018 ; d’autres ont été impliqués dans plusieurs enlèvements d’enfants qu’ils prétendaient sauver, ou dans l’assassinat d’un parrain de la pègre new-yorkaise. Au point que le FBI a classé la mouvance comme « un potentiel risque de terrorisme domestique ».

Mais, au-delà de ces manifestations physiques, et en dehors des militants qui arborent la lettre « Q » ou des slogans spécifiques dans les rassemblements pro-Trump, c’est surtout en ligne que QAnon vit et prospère, grâce à un aspect unique par rapport à d’autres mouvements conspirationnistes : son côté ludique. Dans les forums où il poste ses messages, « Q » n’assène pas de vérités : il pose des questions et à charge pour ses adeptes d’y apporter leurs propres réponses.

Dans son premier message, il avait assuré qu’Hillary Clinton était sur le point d’être arrêtée. Cette prédiction ne s’est jamais réalisée, et « Q » a ensuite abandonné son ton affirmatif pour multiplier les questions rhétoriques ou les références cryptiques, laissant à ses lecteurs en ligne le soin d’interpréter ses messages. « Q » le dit lui-même dans son quatrième drop : « Certains d’entre nous viennent ici pour déposer des miettes, juste des miettes. »

Absorbé par le « complot »

Ces « miettes » alimentent un écosystème très actif. Sur des forums, de nombreux témoignages d’Américains désemparés évoquent une perte de contact avec un proche absorbé par le « complot ». Sans forcément le faire exprès, « Q » a donné naissance à une théorie parfaitement adaptée aux réseaux sociaux, à la fois participative et horizontale, où chacun peut se faire sa propre interprétation d’un message – l’un des mantras de QAnon : « Do your research. » Le mouvement se renouvelle sans cesse au gré des drops et des événements d’actualité, qui fournissent sans cesse de nouveaux signes à interpréter.

« QANON NE SERAIT PAS SI GROS AUJOURD’HUI SANS L’AIDE DES RÉSEAUX SOCIAUX », TRAVIS VIEW, CHERCHEUR

Pour aider, des sites ont été créés, qui agrègent la parole de « Q » : ils permettent d’éviter au grand public de devoir fréquenter les forums anonymes où sont initialement postés les drops, habituellement remplis d’images pornographiques. Sur YouTube, les « bakers » (« boulangers », en référence aux miettes) essaient de reconstituer le puzzle des prédictions de « Q », avec d’importants succès d’audience. « Quand les premiers promoteurs de “Q” ont vu le succès des posts et qu’ils les ont exportés sur YouTube, ça a explosé », se souvient Mike Rothschild, auteur d’un livre à paraître en 2021 sur QAnon.

Les algorithmes de recommandation de telles plates-formes, qui promeuvent sans cesse des messages viraux en fonction de leur fraîcheur et de leur succès chez les autres utilisateurs, l’ont bien senti. « Pendant trois ans, Facebook vous recommandait des groupes QAnon si vous rejoigniez des groupes antivaccins, par exemple », explique Travis View, qui affirme : « QAnon ne serait pas si gros aujourd’hui sans l’aide des réseaux sociaux. »

Sans compter les médias, qui ont aussi donné une forte visibilité à la théorie : l’évolution des recherches sur Google montre que la plupart des pics correspondent à des séries d’articles consacrés au mouvement (l’apparition d’adeptes de « Q » dans un meeting de Donald Trump, la rétrogradation d’un membre du SWAT pro-QAnon, le succès d’un livre pro-QAnon boosté par les algorithmes de recommandation d’Amazon…).

« Chez les gens qui croient en des choses comme QAnon ou le deep state, si les médias de masse disent à quel point cette théorie est fausse et folle, ça ne va pas les convaincre. Au contraire, ça va les renforcer dans leurs convictions », explique Whitney Phillips, professeure à l’université de Syracuse (Etats-Unis) et coautrice de The Ambivalent Internet (non traduit). Les fermetures massives de comptes par Facebook ou autres ont aussi renforcé les militants dans l’idée qu’ils étaient sur la bonne voie.

Un essor lié au confinement

Pour échapper à la censure, le mouvement QAnon a souvent eu recours à de petites dissimulations, se renommant par exemple « 17Anon » – Q est la 17e lettre de l’alphabet. Le 17 septembre, un message de « Q » recommandait à ses partisans : « Déployez camouflage. Abandonnez toutes les références cf : “Q” “QAnon”, etc. pour éviter ban/fermeture_installation censure. »

De tels conseils sont survenus après plusieurs mois de succès fulgurants : de l’avis de tous les observateurs, comme des partisans de QAnon interrogés par Le Monde, la crise sanitaire liée au Covid-19 a réellement propulsé la théorie. Avant cela, jusqu’en février, l’intérêt pour QAnon restait plutôt stable depuis octobre 2017 : il était même plutôt faible, tant sur Google que sur Facebook ou Instagram, selon plusieurs outils statistiques permettant de jauger le succès d’un sujet.

Puis est survenu le confinement d’une grande partie des Etats-Unis. De multiples théories du complot sur l’origine du Covid-19, l’hypothétique rôle de Bill Gates, de la 5G ou d’un « gouvernement mondial » dans la crise sanitaire apparaissent : elles sont très rapidement absorbées par les partisans de « Q ». Métathéorie très malléable, QAnon est particulièrement adapté à ce type d’événements planétaires, puisque son but est de trouver le « sens caché » de l’actualité.

A la faveur de la pandémie, les idées liées à QAnon ont fortement été diffusées dans les cercles qui doutaient des conseils des autorités sanitaires – dont ceux des adeptes des médecines alternatives. « Ce que les partisans de QAnon ont en commun, ce n’est pas l’âge ou la religion », note Travis View. Mais « tous ont un fort taux de méfiance » :

« Ce que QAnon vous offre, c’est la possibilité de ne pas avoir besoin des médias pour comprendre ce qu’il se passe. Il suffit de suivre “Q”, qui se dit connecté à des renseignements militaires haut placés, qui peut ensuite vous dire ce qu’il se passe vraiment en coulisse. Cette quête, cette envie de savoir ésotérique, est le facteur commun à tous ces gens. »

Résultat, selon un sondage réalisé début septembre : 47 % des Américains interrogés avaient déjà entendu parler de QAnon, alors qu’ils n’étaient que 23 % en mars. En quelques mois, les chiffres de fréquentation des espaces de discussion consacrés à « Q » sur Facebook et Instagram ont explosé.

En août, une enquête interne de Facebook, à laquelle la chaîne NBC a eu accès, évoquait des milliers de groupes qui rassemblaient, au total, plus de 3 millions de membres. « Avec le confinement, beaucoup de gens se sont retrouvés avec énormément de temps libre, travaillaient de chez eux, étaient en ligne tout le temps, note Mike Rothschild. Et beaucoup étaient en colère et voulaient pouvoir blâmer quelqu’un pour tout ça. »

Le mouvement a pu, dans ce contexte, prendre son essor en s’agrégeant au succès d’autres théories du complot, estime-t-il :

« “Q” n’est pas la première théorie conspirationniste de la plupart de ses adeptes. (Mais) avec la pandémie, tout se mélange, tout devient la même chose. Si vous allez dans un groupe antivaccins, vous allez tomber sur des gens antimasque, et si vous allez dans un groupe antimasque, vous allez tomber sur des anti-Bill Gates, qui sont à fond dans QAnon. Vous finissez par tout croire et vous devenez fou. »

De nombreux convertis trouvent en QAnon un message d’espoir, avec la purge annoncée du système politique. « Ce monde est un endroit plus intéressant avec “Q”, écrit, parmi des centaines d’autres commentaires laudateurs, Daniel, acheteur du best-seller Amazon pro-QAnon, An Invitation to the Great Awakening (non traduit). C’est un message d’espoir merveilleux. Profitez du spectacle ! »

Cabale pédophile

Parmi toutes les tendances liées à « Q », la lutte contre la pédophilie a été un puissant vecteur de recrutement. Une dimension qui rappelle le « pizzagate », une autre théorie complotiste née en octobre 2016, un mois avant l’élection de Donald Trump. Se basant sur des e-mails piratés au Comité national démocrate, elle affirmait que plusieurs pontes du parti violaient des enfants dans la cave d’une pizzeria de Washington. « On peut présenter QAnon comme le “pizzagate” sous stéroïdes », résume le chercheur Mike Rothschild.

La protection des enfants est une cause de nature à mobiliser des gens d’horizons très différents. Dénonçant un complot d’élites pédophiles, des groupes QAnon ont, en juin, lancé une campagne et un mot-clé, « Save the Children », générant des millions de publications ou d’interactions. En s’appuyant sur une lecture erronée de statistiques d’enlèvement et de trafic d’enfants, des militants ont affirmé que des centaines de milliers de mineurs étaient enlevés chaque année aux Etats-Unis pour servir d’esclaves sexuels à une « élite ». Les prédateurs seraient, eux, protégés par une vaste conspiration sataniste.

« Save the Children » a pris une force particulière à l’été 2020, au point de perturber le fonctionnement des lignes téléphoniques d’urgence de la protection de l’enfance aux Etats-Unis, et d’être impliquée dans plusieurs enlèvements ou tentatives d’enlèvement d’enfants « à sauver ». En août, des manifestants sont sortis dans les rues de plusieurs grandes villes américaines, arborant pour certains des tee-shirts QAnon.

Panique sataniste

Pour la journaliste Brandy Zadrozny, ce mouvement a servi à du « blanchiment d’information » pour des partisans QAnon, qui ont essayé « de faire passer le gros de leur message pour le rendre attractif auprès de personnes n’appartenant pas à leur groupe ». Les idées liées à « Q » se sont de la sorte frayé un chemin dans les messages Instagram de coachs sportifs, les publications sur Pinterest, les vidéos en direct d’influenceurs et les comptes Facebook de mères de famille.

Le mouvement, surnommé « QAmoms » par la presse américaine, a constitué un point de bascule : dans les groupes Facebook consacrés à « Q », jusqu’alors très majoritairement masculins, une majorité des « nouveaux convertis » ont été des femmes.

Pour certains observateurs, une telle propagation d’idées liées à la peur d’un complot pédosataniste rappelle celle de la « grande panique satanique » qui s’est emparée des Etats-Unis dans les années 1980. Après des accusations d’agression sexuelle visant une garderie californienne, l’Amérique s’était embrasée autour d’une théorie du complot affirmant que des enfants étaient enlevés, partout dans le pays, pour servir à des rites sataniques et sexuels. Certains accusés ont passé plus de quinze années en prison, avant d’être définitivement blanchis.

« Les points communs [avec QAnon] sont trop importants pour que ça soit une simple coïncidence, note Richard Beck, auteur d’un livre de référence sur le sujet (We Believe the Children, PublicAffairs, non traduit). Dans les deux cas, l’histoire tourne autour d’enfants brutalisés par un groupe secret d’adultes tout-puissants et intouchables. » Cela dans un pays où des courants évangélistes font une lecture littérale de la menace satanique, note Richard Beck. Cette dimension mystique liée au diable « permet de donner du sens à des événements qui semblent incompréhensibles autrement », selon lui.

Dans ce contexte, des faits réels peuvent venir alimenter les craintes d’un « complot pédophile sataniste planétaire ». En juillet 2019, l’arrestation de l’homme d’affaires Jeffrey Epstein pour de multiples suspicions de viols sur mineures, avant sa mort en prison, le 10 août, a, par exemple, fourni un formidable « carburant pour rallumer la flamme de “Q” », analyse le chercheur Ethan Zuckerman.

« Méfiance contre les élites »

Tous ces éléments ne suffisent pas à expliquer toute la dimension du succès et des origines de QAnon. La chercheuse Whitney Phillips évoque, pour cela, le concept d’effet Fujiwhara, un phénomène météorologique qui se produit lorsqu’un cyclone se nourrit d’un autre pour devenir plus puissant. « On ne peut pas penser QAnon comme un cyclone à part, selon elle. Il se nourrit de l’énergie de beaucoup d’autres cyclones qui frappent depuis plusieurs années. »

« Il faut se pencher sur des choses qui remontent à des décennies, voire à des siècles », explique le chercheur Mike Rothschild. « Les clichés antisémites, ou les pistons classiques des théories complotistes comme les Illuminatis, qui ne sont au fond que l’ancienne version du deep state, tout se recycle », estime-t-il. « L’émotion qui fonde QAnon, c’est la méfiance contre les institutions et les élites, quelles qu’elles soient », renchérit Ethan Zuckerman.

Le succès très rapide de QAnon interpelle tout de même certains des meilleurs chercheurs sur le complotisme. En 2018, à ses débuts, la théorie faisait aussi l’objet d’un débat au sein de la droite de la droite américaine : elle était jugée tellement alambiquée qu’il était difficile de savoir si ses partisans étaient sarcastiques ou sérieux.

« Beaucoup d’éléments de QAnon à ses débuts étaient à moitié ironiques, des sortes de clins d’œil », détaille Whitney Phillips. Cette ironie constante est l’un des fondements de 4chan et de la culture Internet : on appelle cela la loi de Poe, selon laquelle il est impossible de savoir l’intention de l’auteur d’un message si ce dernier ne l’indique pas explicitement.

Une fois sortis de 4chan, l’ironie de certains messages de « Q », que certains initiés du forum pouvaient détecter, a pu être gommée, par exemple dans des groupes Facebook où des textes ont pu gagner un sens très littéral. Une grille de lecture qui peut faire ressembler QAnon à une farce qui aurait mal tourné – et ne se serait pas éteinte, comme d’autres avant elle.

Actuellement, alors que les messages postés par « Q » perdurent, des indices laissent à penser que les propriétaires du forum anonyme « 8chan » (devenu « 8kun ») peuvent en être les auteurs. Une enquête d’un journaliste indépendant a démontré une possible responsabilité des sulfureux Jim et Ron Watkins dans les premiers messages postés : ces figures du Web des années 2000 ont toujours tenu une ligne floue entre humour anonyme et extrême droite américaine.

Un avenir incertain

Toutefois, selon Travis View, la levée du mystère sur l’identité de « Q » « n’aurait aucune importance » pour ses partisans : « Ce sont des croyants. Ça n’arrêterait pas le mouvement », estime-t-il. Plus qu’une telle révélation, un autre danger menace plus directement QAnon : le schisme. Dans une communauté très variée, où chacun peut se faire sa propre interprétation des textes, le « canon » commun posté par un compte sous pseudonyme est très fragile.

Un débat parfois très violent existe, par exemple, autour de la figure de John Fitzgerald Kennedy Jr., mort dans un accident d’avion en 1999. Selon certains adeptes, suivant un message de « Q », JFK junior aurait été en réalité assassiné par Hillary Clinton, pour qu’elle devienne sénatrice de New York. Pour d’autres, il aurait feint sa mort, en attendant de ressurgir en tant que colistier de Donald Trump. « On a de vrais fanatiques de cette théorie sur Twitter. Et certains autres disciples de “Q” pensent qu’ils sont fous », indique Mike Rothschild.

Reste aussi une incertitude de taille : le résultat de l’élection du 3 novembre. Une victoire de Donald Trump galvaniserait une majorité des adeptes de « Q », qui lui sont favorables – le président américain se gardant bien de critiquer un mouvement qui l’érige en héros. Mais, à l’inverse, une défaite de Trump « ne fera pas disparaître QAnon », estime Travis View. « Quand vous avez investi des années de votre vie dans un mouvement, ce n’est pas facile de le quitter. Ce qui va probablement se produire, si j’ose spéculer, c’est que la communauté QAnon va conserver la même taille, mais se radicalisera encore plus. »

16 octobre 2020

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16 octobre 2020

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