Au Japon, les transgenres toujours victimes de discriminations
Par Philippe Pons - Le Monde
Si le travestissement a longtemps nourri la littérature et le théâtre, le pays continue de faire subir d’anachroniques préjudices à l’égard des minorités sexuelles.
LETTRE DE TOKYO
Le succès du film Midnight Swan (« Le cygne de minuit ») actuellement au Japon braque les projecteurs sur un sujet socialement délicat : les préjudices dont sont victimes les transgenres dans l’Archipel. Réalisé par Eiji Uchida, il est à l’affiche dans plus d’une centaine de salles à travers le pays et attire un public particulièrement jeune.
La notoriété du cinéaste, qui réalisa Love and Other Cults (2017), et surtout de l’acteur principal, Tsuyoshi Kusanagi qui fut la star du célèbre groupe de J-pop, SMAP, n’est pas pour rien dans ce succès qui s’explique aussi par le phénomène « genderless danshi » − les garçons (danshi) sans-genre − actuellement dans l’air du temps.
Avec leur look androgyne, les adolescents des quartiers branchés cherchent à conjurer la masculinité que la société attend d’eux : le « garçon sans genre » peut être hétéro, gay, bi ou indifférent. La plupart ignorent ce qu’il en coûte d’aller au-delà et de se dérober aux normes imposées par la société pour devenir transgenre. « J’ai cherché à mettre en lumière la discrimination dont sont victimes les transgenres. Aucune loi ne condamne cet ostracisme social en particulier pour trouver du travail », explique le réalisateur Eiji Uchida.
Bien que les transgenres soient devenus plus visibles dans la société japonaise où les minorités sexuelles LGBTQ (lesbiennes, gays, bisexuels, transgenres, queers) sont mieux acceptées, le film montre les préjudices qu’ils subissent toujours. Ils sont souvent contraints de quitter leur famille, où leurs penchants sont condamnés, pour aller travailler dans le monde du divertissement (bars, cabarets) à défaut de pouvoir trouver une autre occupation.
Une longue et riche tradition de travestissement
C’est le cas du personnage principal de Midnight Swan, Nagisa, jeune transgenre qui travaille dans un cabaret du quartier chaud de Shinjuku à Tokyo. Nagisa va recueillir Ichika une petite fille, lointaine parente, maltraitée par sa mère. La petite fille n’a qu’un rêve : devenir ballerine. Attendrie et se découvrant un instinct maternel, Nagisa cherche un travail en dehors du monde de la nuit pour financer les cours de danse de celle-ci mais sa quête se heurte aux portes fermées des entreprises. Avec son état civil qui reste celui d’un homme, elle cherche désespérément à être acceptée comme une femme.
La transidentité est chargée d’ambiguïté au Japon. D’un côté, la société paraît bienveillante pour les transsexuels et travestis (baptisés new half) qui participent à de nombreuses émissions de télévision grand public mais, de l’autre, elle les cantonne dans un certain rôle, dans le divertissement. Le Japon qui ne reconnaît pas le mariage entre personnes du même sexe confine les transgenres aux marges.
L’Archipel a pourtant une longue et riche tradition de travestissement. Au théâtre : du kabuki, où des hommes interprètent des rôles de femmes, à la fameuse troupe de Takarazuka, dont les actrices jouent des rôles d’hommes. Jouer sur le genre a longtemps fait partie des divertissements populaires lors de fêtes religieuses ou scolaires et cela figure en bonne place dans la littérature depuis Si on les échangeait. Le Genji travesti, récit anonyme de la fin du XIIe siècle (Les Belles lettres). Dans le Japon moderne, des mangas pour filles ont souvent pour héros des garçons à l’apparence androgyne.
Mais, dans l’ordre social du Japon moderne, le transsexualisme doit rester du domaine de l’imaginaire. Dans le monde de la nuit, la tolérance pour la diversité sexuelle est pourtant bien réelle : le quartier de Shinjuku, l’un des plus animés de la capitale, est « un univers très ouvert avec sa multitude de repaires gays, lesbiens, transgenres », explique Junko Mitsuhashi, transsexuelle chargée de cours à l’université Meiji et autrice d’une histoire du travestissement (non traduit).
« Violations des droits humains »
En revanche, pour pénétrer le monde de l’entreprise, l’état civil doit correspondre à l’apparence. Pour changer d’état civil, la procédure est lourde : un psychologue doit certifier que la personne présente un « trouble d’identité sexuelle ». Puis, cette dernière devra subir une intervention chirurgicale de stérilisation (en France le changement d’état civil a été démédicalisé en 2016).
Certains se résolvent à contrecœur à cette mutilation − et n’en sont souvent pas plus heureux par la suite comme en témoignent des suicides. En 2019, l’ONG Human Rights Watch a appelé le Japon à mettre fin à « ces interventions longues, coûteuses, invasives et irréversibles », assimilées à des « violations des droits humains ».
Depuis les années 2000, le mouvement LGBTQ a gagné du terrain. Les études de genre représentent en outre une part importante de la production académique en histoire, littérature et sociologie, souligne Aline Henninger (Des recherches sur la question féminine aux études queer : un tournant épistémologique, Cipango, n° 22, 2015).
Longtemps, les préférences sexuelles ont été vécues au Japon comme relevant du « jardin secret » et des fantasmes, sans que personne éprouve le besoin de se revendiquer de telle ou telle minorité sexuelle. Une perception qui peut expliquer que l’Archipel soit réceptif aux approches queer chez ceux et celles qui refusent d’être assignés à une catégorie.