Par Sabrina Champenois et Marie Ottavi - Libération
Bien qu’en partie dématérialisée et marquée par l’absence de protagonistes importants, la Semaine de la mode qui vient de s’achever s’est révélée riche. Elle se distingue notamment par l’aspiration réitérée à un changement profond et durable.
La Fashion Week, cette parade, est-elle soluble dans le Covid, cette panade ? Et à quoi bon ces versions amputées du raout (en grande partie numériques), alors que c’est l’adrénaline des défilés qui, notoirement, en fait la saveur ? Après New York, Londres et Milan, il est revenu à Paris, du 28 septembre au 6 octobre, de relever le gant face à ces doutes. Sachant que la mode est une industrie majeure (synonyme en France de 4 500 entreprises, 576 000 emplois et 150 milliards de chiffre d’affaires, dont 80 pour le secteur de l’habillement), qui s’échine comme les autres à encaisser au mieux le marasme en cours. Or, bonne surprise : malgré l’absence de certains poids lourds (Celine, Saint Laurent, la plupart des Japonais), la séquence a valu le détour.
«Immense opportunité»
Pour commencer, on note une franche inflexion dans la façon d’envisager le métier, de la part de multiples protagonistes. C’est notamment l’Irlandais Jonathan W. Anderson, aux manettes à la fois de Loewe et de sa propre marque. A l’occasion de sa collection Loewe (éblouissante de maîtrise architecturée) présentée façon exposition, il dit : «Si les restaurants ferment, pourquoi ferais-je un show ? Je choisis de mettre en avant le processus de fabrication, l’artisanat, le travail de nos équipes. J’estime que nous avons tous une responsabilité morale, alors que les autres formes d’art subissent une immense catastrophe : nous devons faire preuve d’humilité.» Il ajoute : «Cette catastrophe a néanmoins permis de nous recentrer, car on avait perdu de vue ce qu’est vraiment la mode, il était trop question de shows, de célébrités, de chiffres… Voilà pourquoi je considère que ce moment constitue aussi une immense opportunité pour savoir de nouveau en quoi consiste ce métier et pourquoi nous le faisons.»
Par Zoom interposé, John Galliano (Maison Margiela), qui a voulu pour sa collection inspirée du tango un (beau et passionnant) documentaire de 52 minutes réalisé par Nick Knight, est tout aussi catégorique : «L’idée de faire un défilé actuellement… Sérieux ?» Et de défendre le numérique comme une alternative complètement valable, voire préférable : «C’est le meilleur support pour ce que je veux montrer. Combien de personnes ont la chance de voir comment toutes les pièces du puzzle d’une collection sont assemblées - la coiffure, le maquillage, la musique, tout le processus ? Et ouvrir toutes ces plateformes pour interagir et dialoguer avec les gens me semble être la meilleure chose à faire.»
La Turque Ece Ege, à la tête de Dice Kayek, pointe pour sa part «un rythme effréné qui était devenu pénible, voire inhumain pour les petites structures comme la mienne, on n’avait plus de vie. Là, on est retombés sur nos pieds». Sa collection aux chouettes échos des années 70, mise en scène dans une vidéo en cousinage de Virgin Suicides, a été l’occasion de relocaliser toute la fabrication à Istanbul. Elle s’en félicite, et souligne la nécessité d’aller vers une production plus équitable et durable : «Ce qui est bien, c’est que les consommateurs de demain sont hyperconscients et attentifs à ces aspects-là.» Même désir chez Thebe Magugu, créateur sud-africain, gagnant du prix LVMH 2019, qui s’est replié sur sa base (Johannesburg) pour mieux diffuser le savoir-faire des artisans de son pays. Présentée via une vidéo au grain de caméra de surveillance, sa collection inspirée des espionnes qui sévissaient dans son pays du temps de l’apartheid, est très girl power - Pam Grier à son meilleur.
La nécessité d’œuvrer à la protection de la planète est de fait un leitmotiv qui s’est concrétisé dans de nombreuses collections. Evidemment chez la militante de longue date Vivienne Westwood (démente dans la vidéo qui accompagne la collection), dont la marque identifie systématiquement ses matières (cotons organiques, polyesters recyclés…). Bien entendu chez Marine Serre, tête de pont de l’upcycling et, avec Dries Van Noten, d’un manifeste appelant à fabriquer moins de vêtements et de façon plus respectueuse de l’environnement. Mais d’autres s’y emploient aussi. Balenciaga, l’une des marques (du groupe Kering) les plus observées de l’industrie, a confirmé qu’on est dans une tendance lourde. La nouvelle collection de Demna Gvasalia, unisexe et présentée dans une vidéo tournée de nuit dans les rues de Paris, atteste l’engagement de la maison : «93,5 % des tissus unis de la collection et 100 % de ses bases imprimées sont certifiés organiques, recyclés ou sont issus de l’upcycling», a souligné le créateur. Une mode dans laquelle on se réfugie, voire on se cache (l’ampleur des vestes), avec des élans - récurrents - vers les basiques de la culture populaire (jogging, claquettes) passée au tamis du luxe. Xuly Bët s’empare, lui, de pièces anciennes pour mettre en lumière des femmes et des hommes (dont le rappeur Kalash) de tous gabarits, origines, âges.
Trois états d’esprit
Dans ce contexte d’inquiétude tous azimuts, les vestiaires eux-mêmes ont attesté trois états d’esprit. Les rassuristes disent grosso modo que ça va aller, haut les cœurs. Ils comptent dans leurs rangs Christian Dior, où Maria Grazia Chiuri acte le contexte et le changement de paradigme qu’il entraîne («Le concept de mode que nous connaissions est remis en question») par un vestiaire qui exhale le (ré)confort, même dans ses aspects les plus raffinés (robes de mousseline rebrodées portées sur des shortys, tailleurs pas guindés).
Chez Hermès, Nadège Vanhee-Cybulski en appelle à l’hédonisme, sa collection d’une sensualité inédite souligne le haut du corps (bustes moulés, épaules et dos souvent révélés par des découpes, des absences de manches) et libère les jambes, jamais entravées par les jupes, shorts, pantalons masculins. Le duo Rushemy Botter-Lisi Herrebrugh à l’œuvre chez Nina Ricci tient son cap ludique et poétique - tout ne s’écroule pas, donc. Les drapés sont toniques, les matières et couleurs sont associées dans un effet de dynamisme (mat/brillant, fluide/stretch, jaune/noir/blanc), même les robes corolle sont punchy. Chanel aussi suggère que l’été sera cool malgré tout, avec ce rose (pâle ou flashy) qui traverse la collection, ces tailleurs corsaires ou bermudas, ces robes, jupes et tops asymétriques qui ouvrent sur une jambe ou une épaule.
Il y a aussi l’option bulle-refuge d’Olivier Theyskens, dont la collection inspirée de Mylène Farmer est une ode à la nostalgie-madeleine de Proust. Chez Chloé, Natacha Ramsay-Levi utilise des motifs de l’Américaine Corita Kent, religieuse militante et figure underground de l’art des années 60-70, pour diffuser des messages porteurs à arborer en guise de méthode Coué : «hope» et «you can handle it». Isabel Marant, cheffe d’une brigade de teufeurs, veut croire que nos lendemains danseront. Sa garde-robe se compose d’ensembles sexy, très lamé-pailleté et de pièces clins d’œil aux années Gym Tonic. Chez Issey Miyake, optimisme et ingéniosité convergent : Satoshi Kondo produit des vêtements technologiques et non moins esthétiques, faciles à transporter car possiblement roulés sur eux-mêmes, transformables (un manteau devient une housse ou un sac).
Glenn Martens chez Y/Project, et tout juste nommé à la tête de la création de Diesel, développe la même idée d’un vêtement mutant et multiple. A noter que le crop-top est omniprésent, dans d’abondantes variations, validation massive de l’engouement apparu dans la rue pour cette pièce qui trouble jusque dans l’Education nationale.
Les bellicistes sont en ordre de bataille, prêts à monter au front contre l’abattement et l’apathie. Dans un court métrage dystopique inspiré de l’amor fati, concept antifataliste nietzschéen, Marine Serre met tout le monde sous masque ou visière, le regard bloqué par des lunettes noires très Matrix, elle protège les rescapés de combinaisons seconde peau qui couvre aussi les mains, prévoit des vestes multipoches pour baroud prolongé. Chez Vuitton, c’est une armée de JTTQI (jeunes tous terrains queer et intersexuels) que Nicolas Ghesquière déploie à la Samaritaine (propriété du groupe LVMH, comme Vuitton) - fermé depuis 2005, le sublime bâtiment Art nouveau devrait rouvrir l’an prochain avec hôtel 5 étoiles, bureaux, commerces. Ces filles et garçons sont des urbains très pressés en amples chinos, tops à slogan (Vote, Skate, Drive), grosses ceintures, (très beaux) manteaux oversize ou alors vestes façon crop-tops. Les pièces pop kawaï sont particulièrement réussies, avec les jeux de manche, de plastron, de superposition.
Les warriors de Matthew M. Williams, qui faisait ses débuts chez Givenchy, semblent droit sortis d’American Psycho. Silhouettes (souvent monochromes) hyperarchitecturées, sophistiquées, implacables. Mention à l’épatante cape courte et carrée, au cuir aspect croco et aux pantalons comme en papier mâché.
As ès armures, Rick Owens allie cuissardes plateforme en cuir et métal qui montent jusqu’à la hanche, corsets, miniblousons à maxi-épaulettes, masques cache-cols. Cette partie en noir et blanc pour superhéroïnes (Avengers ?) est adoucie par des envolées poétiques, tout en légèreté et transparence (maille, mousseline, tulle) et des jaillissements de rose, jaune et rouge. L’armée Balmain d’Olivier Rousteing affiche la couleur de son clan (le monogramme de la maison est partout) et ne craint rien, même pas la deuxième vague, au vu de ces vestes, robes, crop-tops, blousons aux épaules pagodes XXL.
Bouclier pacifique
Les altruistes érigent la beauté en bouclier pacifique. C’est, chez Kenzo, Felipe Oliveira Baptista qui s’inspire des apiculteurs pour protéger de pied en cap mais avec fluidité et candeur (les imprimés coquelicot). Les poches abondent (sur les parkas, les amples pantalons, les jupes) pour pouvoir trimballer tout le nécessaire de survie, les capuches promettent un abri en cas de grain, les sacs en recèlent d’autres.
C’est Yohji Yamamoto qui drape sa mélancolie en noir et blanc, noir et bleu nuit, pour un vestiaire de nymphes urbaines dont les chevelures laissent échapper des plumes délicates.
C’est Jonny Johansson d’Acne Studios qui promet un après apaisé et lumineux, où l’éveil sera doux (beige, ample, en maille extralarge ou lin), l’activité raffinée mais jamais pesante (drapés et asymétries esquissés), la soirée chic mais facile (grandes robes hiératiques mais tous terrains). Le care fait vestiaire.