LA NACIÓN (BUENOS AIRES)
Le grand architecte a influencé toute l’Amérique latine, mais il n’y a construit qu’une seule maison sans jamais se rendre sur place. À quelques kilomètres de Buenos Aires, la Villa Curutchet reprend tous les principes du maître.
Classée au Patrimoine mondial de l’humanité depuis 2016, la Maison du docteur Curutchet a incontestablement fait date dans l’histoire de l’architecture moderne. Depuis sa livraison, en 1955, c’est la seule œuvre réalisée en Amérique latine par le grand architecte Charles-Édouard Jeanneret-Gris [1887-1965], plus connu sous le nom de Le Corbusier et fer de lance du Mouvement moderne.
“Le Dr Pedro Curutchet avait acheté ce terrain à La Plata [la capitale de la province de Buenos Aires, non loin de la côte Atlantique], et, à la suite d’un voyage de sa sœur à Paris, il a eu l’audace de demander à Le Corbusier en personne de lui concevoir une maison sur cette parcelle. Le Corbusier travaillait à Paris, à quelque 14 000 kilomètres de là, mais il en aurait fallu davantage pour décourager le docteur : il cherchait le miracle, et le miracle s’est produit”, souligne l’architecte Julio Santana, directeur de la Villa Curutchet.
Théorie des “cinq points”
Le Corbusier était alors un architecte mondialement reconnu. Il avait déjà séjourné en Argentine, en 1929, et exposé ses grands principes sur la ville, l’architecture nouvelle et l’homme nouveau, synthétisés dans la maison conçue comme une machine à habiter : “La maison doit être l’étui de la vie, la machine du bonheur, la machine à habiter”, avait-il affirmé [dans Vers une architecture, revue L’Esprit nouveau, 1923].
Le projet de la Maison Curutchet lui a offert une occasion d’appliquer sa théorie des “cinq points” en construisant dans une ville aussi éloignée d’Amérique latine.
La Maison du docteur Curutchet est emblématique en ceci que c’est la seule œuvre au monde dans laquelle Le Corbusier traduit les cinq points de l’architecture nouvelle qu’il avait lui-même formulés dans les années 1920.”
“Parmi ces points, on relèvera notamment ici : le plan libre au rez-de-chaussée [c’est-à-dire l’absence de murs de refend, pour ouvrir cet espace dévolu au parking et que les voitures puissent circuler] – avec une entrée piétonne et une autre pour les véhicules, la rampe d’accès et un arbre, qui n’existait pas sur le site d’origine, mais qui fait partie intégrante du projet ; les pilotis, piliers cylindriques tout à fait caractéristiques de son œuvre, qui permettent d’affranchir la structure de la maison de l’enveloppe porteuse ; la façade libre et la fenêtre en longueur courant tout le long de la façade. Et le toit-jardin, qui, dans ce cas précis, est intégré au cube qui constitue le corps de logis”, décrit M. Santana.
À la pointe de la modernité
Le Dr Curutchet passe commande en 1948 et le chantier débute l’année suivante. Il ne sera achevé qu’en 1955. Plus de soixante ans après son inauguration, la maison surprend encore par la modernité de sa construction – ses rampes et ses escaliers, le jeu subtil des lignes et des clairs-obscurs stratégiques, les sols en béton lissé, les mosaïques de pâte de verre des salles de bains, la conception des meubles de la cuisine et des placards de la chambre, et jusqu’à l’aménagement paysager du toit-jardin, conçu dès 1948. Il s’agit d’une délicate promenade architecturale*, cette idée que l’architecture pouvait être parcourue dans son espace, avec ses transparences, les élégantes verticales de ses colonnes, ses portes pivotantes, ses lignes courbes et ses jeux d’espaces magistraux.
Sa valeur touristique et patrimoniale est telle qu’en juillet 2016 la Villa Curutchet – avec trois autres “sites Le Corbusier” répartis dans sept pays et sur trois continents (France, Suisse, Allemagne, et Belgique pour l’Europe ; Inde et Japon pour l’Asie ; et Argentine pour l’Amérique) – a été inscrite à la liste du Patrimoine mondial de l’humanité, établie par l’Unesco. “La maison est, de plus, l’un des onze sites [naturels et culturels] d’Argentine classés au Patrimoine mondial, avec les chutes d’Iguazu, la Quebrada de Humahuaca, le glacier Perito Moreno et la péninsule Valdés, entre autres”, poursuit M. Santana.
Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que beaucoup d’étudiants en architecture vouent un véritable culte à Le Corbusier, tout comme d’ailleurs certains cinéastes [argentins] qui ont choisi de camper leur film dans cette maison, tels Mariano Cohn et Gastón Duprat pour L’Homme d’à côté (2009) et, plus récemment, Graciela Taquini pour son docu-fiction La obra secreta [“L’Œuvre secrète”] (2018).
Espaces privés, espaces publics
Sur la rue, l’accès s’effectue par une porte d’entrée abritée par un portique en béton, qui fait saillie sur la façade ouverte. Dans la maison moderne qu’a dessinée Le Corbusier, le rez-de-chaussée devient un “plan libre” réservé à l’automobile, le corps de logis étant surélevé sur des pilotis de béton. Puis une rampe conduit vers une cour centrale où s’élève un arbre dont l’architecte a lui-même prescrit l’emplacement et jusqu’à l’espèce – un peuplier euraméricain [hybride obtenu par croisement d’un peuplier noir et d’un peuplier américain] –, intégrant ainsi le concept de verdure ou de maison entourée de verdure qui distinguait ses œuvres, bien qu’exceptionnellement ici il s’agisse d’un édifice urbain.
À partir de là, tout au long de sa promenade, le visiteur monte et descend des rampes, s’appuie à la rambarde du toit-jardin, inspecte les zones de service [cellier, buanderie…], explore les quatre niveaux magistralement répartis en deux espaces bien différenciés : l’espace de travail et l’habitation familiale. La rampe principale passe justement sous le premier de ces deux volumes cubiques qui composent la maison : le cabinet du Dr Pedro Curutchet, situé au premier étage, côté rue. Cet espace de travail se compose d’une petite salle d’attente et de la salle de consultation, ouvrant sur l’extérieur, et d’une troisième pièce, l’appartement des domestiques, à laquelle on accède par une autre rampe.
Alors que le cabinet médical s’offre au regard du public, la zone privée est implantée en retrait, sur l’arrière de la parcelle. C’est le deuxième cube, relié au précédent par une promenade permettant de parcourir l’œuvre de façon dynamique. Lorsque l’on suit la rampe menant au hall d’entrée, on pénètre dans ce deuxième volume où se trouvent le salon-salle à manger et la cuisine, prolongés par la terrasse-jardin. On monte par deux autres volées de marches à l’étage des chambres, équipées chacune d’une salle de bains et séparées par un petit bureau.
Les Curutchet étaient importunés par les visiteurs
Le chantier a duré au total plus de cinq ans, et, curieusement, les Curutchet n’ont habité la maison que sept ans, après quoi ils ont décidé de retourner dans leur ancienne demeure de Lobería [dans le sud-est de la province de Buenos Aires], car ils trouvaient que les fenêtres laissaient entrer trop de lumière ; en outre, ils étaient incommodés par les visiteurs importuns qui déboulaient à toute heure du jour pour prendre des photos ou demander avec insistance à visiter l’intérieur. Le plan de végétalisation de Le Corbusier prévoyait plusieurs espèces d’arbres, qui ont été plantés jeunes mais ont mis vingt ans à pousser. Et il est vrai que dans le plan original, en dépit de l’arbre et du brise-soleil de la façade, la maison était très ensoleillée.
Le Corbusier a supervisé la construction de la maison depuis son agence parisienne, mais étrangement il n’a jamais fait le voyage à La Plata pendant le chantier. Il a donc proposé à l’architecte Amancio Williams [1913-1989], qui était déjà une personnalité importante de l’architecture argentine, de suivre pour lui les travaux, commande que celui-ci a accueillie comme un véritable honneur de la part de son maître.
Au-delà de la figure de Le Corbusier, les spécialistes rendent ainsi également hommage à Amancio Williams, qui, avec son soin minutieux du détail – tant, qu’à partir des seize plans originaux du Corbusier, il en a redessiné en tout 200 –, a joué un rôle fondamental et s’est trouvé à son tour contraint de prendre différentes décisions de conception, choisissant par exemple d’inverser l’orientation des escaliers ou de changer des murs maçonnés par des parois vitrées.
Si nous pouvons aujourd’hui voir cette œuvre debout, c’est sans aucun doute grâce à l’obstination et à la persévérance d’Amancio [Williams], car parmi les innombrables projets qu’a dessinés Le Corbusier, beaucoup sont restés à l’état d’ébauche sur papier”, conclut M. Santana.
Assembler des volumes à taille humaine
Outre le fait qu’il a dû développer les seize plans de Le Corbusier en plus de 200 dessins de conception, Williams a été chargé d’appliquer la théorie du Modulor [établie aussi par Le Corbusier, en 1945], système de mesure universel pour l’architecture fondé sur le schéma de l’homme moderne type mesurant 2,26 mètres avec un bras levé. La taille de cet homme au bras levé permettait, selon la position et la façon dont le modèle occupe l’espace et se déplace, au grand architecte français de déterminer les mesures utilisées pour construire la maison et à les appliquer à chaque détail géométrique, à chaque solution. C’était là l’aboutissement de la définition que Le Corbusier donnait de l’architecture : “Le jeu savant, correct et magnifique des volumes assemblés sous la lumière.”
Pourtant, au terme de cinq années de chantier, lassé d’attendre la livraison, le Dr Curutchet a fini par congédier Amancio Williams, en dépit des efforts que celui-ci avait déployés et des difficultés liées à la distance. Une partie des plans originaux sont toujours exposés dans la Maison du Dr Curutchet, d’autres sont conservés à l’université Harvard. Mais la plupart sont réunis dans les archives de Williams, qui fut incontestablement l’un des plus fervents admirateurs du “Corbu”.
* En français dans le texte.
Alejandro Rapetti