Alcool : les associations s’emparent du défi du « janvier sec »
Par Pascale Santi
Les associations de promotion de la santé font valoir les bienfaits d’initiatives similaires au Royaume-Uni et en Belgique. L’opération n’a pas obtenu le soutien des pouvoirs publics.
Les associations d’addictologie et de promotion de la santé, dont notamment la Fédération Addiction, Aides, la Ligue contre le cancer… ne baissent pas les bras, loin de là. Elles ont annoncé dans un communiqué commun, mardi 3 décembre, qu’« il y aura bien » une campagne de « Dry January » en France, « malgré les efforts du lobby alcoolier, malgré l’annulation, sous pression de l’Elysée, de l’opération “Mois sans alcool” initialement prévue par Santé publique France ».
France Assos Santé, qui regroupe 85 associations de patients et usagers, veut encore y croire. Dans un communiqué, lundi 2 décembre, intitulé « Monsieur le Président, clarifiez votre position », elle appelle Emmanuel Macron à dissiper cet « affreux malentendu » et demande que « ce soit bien à l’agenda de janvier 2020 ». En attendant, France Assos Santé soutient le Dry January à la française.
A l’instar du concept britannique, lancé en 2013 par l’association Alcohol Change UK, ces associations invitent à relever « le défi de janvier », et à faire une pause d’un mois sans alcool, afin d’en « ressentir les bienfaits » et de se questionner sur sa propre consommation. Une sorte de bonne résolution pour bien démarrer l’année, de détox après la période de fin d’année.
Teint plus frais, meilleur sommeil, économies...
Les associations s’appuient sur des expériences qui fonctionnent depuis plusieurs années dans le monde. Quatre millions de personnes ont relevé le défi du Dry January britannique en 2019, ils n’étaient que 4 000 la première année. En Belgique, en février 2020, ce sera la quatrième édition de la Tournée minérale, qui avait compté plus de 120 000 participants un an auparavant.
Les bénéfices sont nombreux. Ainsi, « neuf participants sur dix ont ressenti au moins un de ces effets après un mois : reprise d’énergie, perte de poids, teint plus frais, meilleur sommeil, économies… », explique Sophie Adam, de la Fondation belge contre le cancer, qui a créé l’opération et en finance la moitié. « Réticents au départ, certains restaurants et même des marques de bière participent à l’opération en proposant plus de boissons sans alcool. »
Même constat des bienfaits au Royaume-Uni : ne pas boire d‘alcool pendant un mois améliore certains paramètres, comme la tension artérielle, la résistance à l’insuline, la glycémie, le cholestérol sanguin, les niveaux de protéines liées au cancer dans le sang, etc., selon une étude menée en 2018 par le Royal Free Hospital, publiée dans le British Medical Journal, qui a porté sur 141 buveurs, de modérés à lourds.
Une autre évaluation montre que les participants n’ayant pas bu d’alcool en janvier remarquent une meilleure concentration, un sommeil de meilleure qualité (pour 71 % d’entre eux), plus d’énergie. Autre effet, 88 % ont économisé de l’argent ; 71 % ont réalisé qu’ils n’ont pas besoin d’un verre pour s’amuser, note Richard de Visser, de l’Ecole de psychologie de l’université du Sussex, qui a conduit ces travaux auprès de 2 821 personnes à partir de sondages en ligne. Autant d’éléments qui incitent selon lui à participer.
A l’instar de la Tournée minérale belge, l’effet le plus important du Dry January britannique est la baisse significative de la consommation, qui se mesure encore six mois après l’événement : un verre de moins par jour et un jour de plus sans consommer par semaine, selon les études, et un meilleur autocontrôle sur le refus de consommer.
« Les lobbys ont eu raison de ce défi »
En France, l’opération lancée par le monde associatif et la société civile « est un challenge motivant, positif, non moralisateur et en aucun cas une injonction médicale », rappelle Mickaël Naassila, président de la Société française d’alcoologie (SFA). « On a du mal à parler d’alcool en France, c’est aussitôt manichéen », regrette-t-il.
« Ce type de campagne ne vise pas les malades alcooliques, mais plutôt des personnes qui peuvent surconsommer de temps à autre, notamment sous la pression sociale », précise l’addictologue Jean-Pierre Couteron. Sont plutôt concernées les personnes qui boivent généralement en dépassant les repères sanitaires – soit maximum 2 verres par jour, pas plus de 10 par semaine, et au moins deux jours dans la semaine sans consommation. Rappelons que 23,6 % des personnes dépassaient ces recommandations en 2017.
Alors pour quelles raisons les pouvoirs publics n’ont-ils pas soutenu cette campagne dont les effets sont prouvés en Belgique et au Royaume-Uni ? Cette opération suscitait depuis plusieurs semaines l’opposition des lobbys de l’alcool. « C’est une réalité, les lobbys ont eu raison de ce défi, puis les arbitrages politiques les ont suivis », dénoncent la plupart des addictologues. Cette opération devait en fait être lancée par Santé publique France (SpF) le 14 novembre, tout était prêt, comme l’indique un document révélé par Europe 1 et que nous avons consulté. Le dossier de presse était en effet bouclé, signé par le ministère de la santé.
Hasard du calendrier ou pas, Emmanuel Macron a déjeuné ce même jour avec les coprésidents du comité Champagne et leur aurait dit, comme l’a rapporté le site spécialisé Vitisphère, « il n’y aura pas de Janvier sec ». Si l’Elysée n’a pas confirmé cette version, l’opération n’a en tout cas pas obtenu le soutien des pouvoirs publics. Guylaine Benech, consultante en santé publique et auteure du livre Les Ados et l’alcool (Presses de l’EHESP, 204 pages, 22 euros), ne mâche pas ses mots : « L’absence de soutien des pouvoirs publics à cette campagne est un scandale de santé publique. C’est aussi un grand révélateur de la puissance des lobbys alcooliers sur le gouvernement. »
« Une société sans plaisir »
Pour toute réponse, Agnès Buzyn avait indiqué sur Franceinfo, le 21 novembre : « Ce format n’est pas aujourd’hui validé par mon ministère. » Pourtant, SpF y travaillait depuis des mois. Revenons en arrière. « J’espère que nous aurons, dès 2020, une première année d’un Dry January à la française », avait déclaré Nicolas Prisse, président de la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca), en juin, lors du congrès de la Fédération Addiction. La ministre de la santé elle-même avait signé le 6 août un arrêté fléchant les montants alloués par le Fonds Addictions – un fonds public qui sert à financer des actions de prévention – dont 8,9 millions d’euros pour la prévention de l’alcool par SpF.
« Courant septembre, les équipes de SpF partent sur l’idée du “Janvier zéro degré”, épaulées par un comité d’appui technique, composé d’une quinzaine d’acteurs du monde associatif et de l’addictologie », nous relate un des participants. Dans un autre document que nous avons pu consulter, SpF anticipe même l’amalgame avec le Mois sans tabac en novembre et les actions des alcooliers pour décrédibiliser l’initiative en accusant les pouvoirs publics d’être « dans une position hygiéniste, une société sans plaisir »…
Surprise, quelques semaines plus tard, l’appellation Mois sans alcool est préférée, au motif qu’un sondage mentionnait que les gens comprenaient mieux ce message. Certains y voient la victoire des partisans d’une ligne sanitaire dure. « Stratégiquement, il aurait été plus avisé de ne pas évoquer le “mois sans” ; les alcooliers s’en sont emparés », déplore un participant.
Pour preuve, les nombreux courriers émanant des industriels du vin adressés à des députés, dès début novembre, demandant au gouvernement de renoncer à l’opération. « Le fait est que l’Etat n’arrive pas à trouver les bonnes réponses à la prévention de l’alcool, à équilibrer les enjeux économiques, de santé et sociaux d’usage d’alcool », insiste Nathalie Latour, déléguée générale de la Fédération Addiction. Les promoteurs du Dry January en France se défendent d’être des hygiénistes forcenés : pour eux, l’idée n’est pas et n’a jamais été d’interdire de consommer de l’alcool, mais de responsabiliser les Français.
Une autre opération intitulée « janvier sobre »
Côté belge, pour le directeur de la Fondation contre le cancer, Didier Vander Steichel, « la décision du gouvernement français est surprenante, nous y voyons l’influence plus que probable des lobbys vinicoles et la déplorons. D’autant qu’il ne s’agit pas d’exclure définitivement la consommation d’alcool, mais plutôt d’amener les consommateurs à réfléchir à son impact et à mieux la contrôler. Je suis surpris de voir un chef d’Etat se prononcer contre une initiative de promotion de la santé publique ! ».
L’alcool est un grave problème de santé publique, martèle Amine Benyamina, président de la Fédération française d’addictologie, qui rappelle les 41 000 décès liés à l’alcool, la banalisation des « bitures express » chez les jeunes. Sans compter le fardeau sanitaire et social associé : accidents, violences, suicides, passages aux urgences. Bien que le volume d’alcool pur diminue depuis les années 1960 (il est de 11,5 litres par habitant en 2018), la France reste parmi les pays les plus consommateurs du monde, au 6e rang des 34 pays de l’OCDE.
Autre opération qui peut semer la confusion, Janvier sobre a été lancée en septembre par Laurence Cottet, patiente experte en addictologie. « L’objectif est de se questionner sur sa consommation, chacun adaptant ce défi à sa manière, en respectant les repères », souligne-t-elle. Quasiment le même argument que le Dry January à la française.
« Ce n’est pas la même chose, explique Michel Reynaud, président du collectif Fonds Actions Addictions, cette opération est dangereuse, car, en incitant à respecter les repères de consommation, cela laisse entendre que c’est la norme. » « Ce sujet est bien trop grave pour qu’il ne soit pas clivant », insiste Laurence Cottet, rappelant qu’elle n’a aucun lien avec l’industrie. Pour Guylaine Benech, « ces deux opérations n’ont rien à voir. Le message de Janvier sobre est grosso modo celui des acteurs de la filière économique, consistant à promouvoir une consommation d’alcool dite “responsable” ». Pourtant, le risque de développer certaines pathologies existe dès le premier verre, souligne l’Organisation mondiale de la santé.