Entretien - Le Black Friday, illustration de ce « capitalisme qui génère des besoins artificiels, souvent aliénants »
Par Nicolas Santolaria
Razmig Keucheyan, sociologue à l’université de Bordeaux, décrypte les nouvelles mythologies commerciales.
Entretien avec Razmig Keucheyan, sociologue à l’université de Bordeaux et auteur de l’essai Les besoins artificiels. Comment sortir du consumérisme (Editions Zone, 250 p. 18 €)
Ces dernières années, on a vu arriver en France de nouvelles mythologies commerciales. Quel regard portez-vous sur le Black Friday ou le Cyber Monday ?
Dans un système concurrentiel, qui plus est régulièrement en crise, les entreprises se livrent une lutte sans merci pour l’obtention de parts de marché, dont l’une des modalités est le marketing. Il faut comprendre que les mythologies commerciales visent à élargir sans cesse le règne de la marchandise…
N’y a-t-il pas une forme de morbidité à vouloir entretenir ces grands-messes consuméristes quand la crise écologique ne cesse de nous rappeler la limitation des ressources et la fragilité des écosystèmes ?
C’est le moins qu’on puisse dire. La logique de la concurrence oblige les entreprises à produire toujours davantage, ce qui suppose que nous, consommateurs, achetions ces marchandises pour faire place aux suivantes. Et ainsi de suite, à l’infini. Pour cela, le capitalisme génère, notamment par la publicité et l’obsolescence programmée, des besoins artificiels, souvent aliénants et écologiquement non soutenables.
Cette année, de nombreuses initiatives ont vu le jour en réaction au Black Friday, comme le « Fair Friday », lancé par Nature & Découvertes, ou le « Green Friday » qui promeuvent une « consommation responsable ». Que pensez-vous de ces initiatives ?
Le greenwashing est désormais généralisé. Il faut bien sûr le dénoncer, mais cela ne signifie pas pour autant que des formes de politisation par la consommation ne soient pas possibles. Néanmoins, ces initiatives vertueuses ne suffiront pas : la transition écologique implique d’imposer un contrôle politique accru sur la production, qui passera forcément par l’Etat. C’est tout le sens du Green New Deal proposé par la députée Alexandria Ocasio-Cortez aux Etats-Unis. A la concurrence, il faut substituer une logique de planification écologique et démocratique, qui parte de la question : que produire pour satisfaire quels besoins ?
On voit apparaître aujourd’hui des termes qui viennent signifier une forme de sentiment honteux associé à la consommation. Le « köpskam », soit « la honte de faire du shopping » en suédois, est-il un signe que notre rapport à la consommation évolue ?
La honte est-elle est une émotion politiquement porteuse de progrès ? Il me semble qu’elle a, au contraire, un effet de repli sur soi. A l’époque moderne, les mouvements sociaux qui ont compté ont plutôt reposé sur le sentiment d’injustice, ce que le philosophe Jacques Rancière appelle le « tort », qui donne lieu à une demande de reconnaissance ou de redistribution matérielle. Si on observe les marches pour le climat, c’est ce sentiment qui semble prévaloir. Le « tort » implique de se donner des adversaires politiques, responsables de l’injustice : en l’occurrence les classes dominantes et leur mode de vie polluant, ou la classe politique et son incapacité à prendre les mesures écologiques qui s’imposent.
Une partie des revendications des « gilets jaunes » reposait sur le fait qu’ils n’avaient pas accès à la consommation. Est-ce que la critique des ravages du consumérisme n’est pas une attitude cantonnée à des milieux favorisés ?
Cette idée selon laquelle les classes populaires ne rêveraient que d’une chose, à savoir accéder au mode de vie des classes dominantes, est profondément erronée. L’interprétation que je fais du mouvement des « gilets jaunes » – il y en a, bien sûr, plusieurs possibles – est en termes d’inégalités environnementales : les riches détruisent la planète, ils émettent par exemple huit fois plus de gaz à effet de serre que les classes populaires. Mais en instaurant une taxe sur les carburants, l’Etat passe l’addition à des salariés qui n’ont d’autre choix que d’utiliser leur véhicule. Le sentiment d’injustice de départ est celui-là.
Dans vos travaux, vous mettez en avant la notion de besoin artificiel. Comment la définissez-vous ?
La survie de l’organisme dépend de la satisfaction d’un certain nombre de besoins vitaux : se nourrir, se protéger du froid, respirer ou dormir. Du fait de la crise écologique, certains de ces besoins vitaux sont plus difficiles à satisfaire, respirer un air non pollué par exemple. Tous les autres besoins sont, en un sens, « artificiels » : ils sont culturellement construits et sujets à évolution historique. Certains ont des effets néfastes, pour l’environnement notamment.
Statuer de l’extérieur sur le caractère légitime d’un besoin, n’est-ce pas une forme de dirigisme ?
Certains pensent que les démocraties sont trop lentes ou « court-termistes » pour trouver des solutions à la crise environnementale. Je crois pour ma part que l’on n’arrivera à rien en matière de transition sans mobiliser les populations à la base. Pour cela, une démocratie directe, ancrée dans les quartiers et les entreprises, doit venir exercer une pression sur la démocratie représentative, en distinguant les besoins que l’on va continuer à satisfaire, de ceux qui sont devenus insoutenables. Les marches pour le climat en constituent peut-être les prémices.
L’avion est à la fois une source de pollution et une occasion de découverte d’autres lieux, d’autres cultures, comment gérer cette complexité inhérente à la consommation ?
Voyager est partie intégrante des identités modernes, mais le coût écologique du voyage est devenu exorbitant. Il faut donc réglementer pour favoriser l’apparition d’autres imaginaires du voyage. Pour les long-courriers, un système de « crédits voyage » par citoyen sur une période donnée pourrait être expérimenté, avec un objectif de diminution globale des kilomètres parcourus.
Selon vous, la consommation doit-elle être contrôlée, encadrée, et si oui de quelle manière ?
Parmi les mesures urgentes, il faut encadrer strictement la publicité. Tout le monde connaît la campagne publicitaire « Marlboro Man » : le cow-boy solitaire sur son cheval qui contemple l’horizon une cigarette à la bouche. La publicité met en circulation des identités sociales auxquelles les consommateurs aspirent. Ce lien entre marchandise et identification doit être remis en question.
Au-delà de la nécessité ou non des besoins, il y a une désirabilité des objets qui fait que l’on se laisse aller à les acheter. Cette notion de plaisir dans l’achat, dans le fait de déballer un nouveau produit, est aussi à prendre en compte, non ?
Cette désirabilité des objets est historiquement construite, elle pourrait donc être déconstruite, afin de permettre au désir de s’investir ailleurs que dans le fétichisme de la marchandise. De nombreuses recherches montrent que passé un certain stade, la relation entre possession matérielle et bien-être de la personne s’inverse : l’accumulation de biens ne rend pas plus heureux, au contraire.