Trump-Biden : chaos debout au débat
Par Isabelle Hanne, Correspondante à New York. Libération
Les candidats se sont affrontés mardi dans un face-à-face ahurissant de violence. Un condensé de brutalité en prime time, entre les mensonges et les appels du pied à l’extrême droite du président républicain et la perte de sang-froid du démocrate excédé de se faire couper la parole.
Difficile d’imaginer plus grand écart entre l’acuité des défis du moment et la faiblesse de ceux qui prétendent les relever. Hommes, blancs, âgés respectivement de 74 et 77 ans, l’inclassable Donald Trump et le démocrate Joe Biden ambitionnent de présider au futur proche des Etats-Unis. Nombre de jeunes, femmes, et représentants des minorités considéraient déjà ce casting de gérontocrates comme un affront. Le premier duel télévisé, mardi soir, entre les deux hommes, ne les aura pas apaisés. «Atroce», «indécent», «humiliant» : médias, élus et simples citoyens rivalisaient mercredi de superlatifs pour décrire ce qui, de l’avis unanime, fut «le pire débat de l’histoire». Quatre-vingt-dix minutes de brutalité en prime time, pénibles à regarder. Mais dépourvues d’enseignements ? Loin de là, tant ce débat fut à la fois un condensé de la crise politique, démocratique et de confiance qui traverse l’Amérique, et une incarnation du contraste saisissant qui s’offre à ses électeurs. Car si Trump et Biden ont en commun d’avoir plus d’années derrière eux que devant, tout ou presque les sépare. Leur milieu d’origine, leur parcours, leurs idées et, plus que tout, leur personnalité. Cela s’est vu et entendu mardi soir. Même si, à force d’injecter à haute dose depuis cinq ans le poison de la division à travers le pays, Donald Trump a contaminé jusqu’à son adversaire. Biden, qui se rêve en sauveur de «l’âme de la nation», a à son tour plongé dans la boue. «C’est tout à fait unique de rivaliser avec Trump», souligne Célia Belin, chercheuse à la Brookings Institution. Unique, on aurait aimé que le débat le soit aussi. Deux autres suivront, pourtant, avec des ajustements pour permettre «une discussion plus ordonnée», selon les organisateurs. Mais à la clé, sans doute, les mêmes enseignements.
La fin de la civilité
Les observateurs de la politique américaine se souviennent du premier débat entre Al Gore et George W. Bush, en 2000, au cours duquel le candidat démocrate avait montré à plusieurs reprises des signes d’exaspération, levant les yeux au ciel et soupirant bruyamment. «Les républicains s’en étaient servis pour dépeindre Al Gore en candidat arrogant et condescendant, et ça l’avait beaucoup desservi», rappelle Thomas Holbrook, professeur de sciences politiques à l’université du Wisconsin-Milwaukee. Le démocrate avait également mentionné une anecdote inexacte, «ce qui avait permis au camp républicain de le traiter de menteur jusqu’à la fin de la campagne». Vingt ans plus tard, le premier débat présidentiel de cette campagne est venu rappeler à quel point Donald Trump a fait bouger les lignes de la décence et de la civilité en politique. Forçant son adversaire à se mettre à son niveau, parfois avec un langage de cour de récré. Au choix, Joe Biden a traité Donald Trump de «clown», de «menteur», de «chiot de Poutine», de «pire président que l’Amérique ait jamais eu». Excédé par ses interruptions incessantes, il lui a même demandé de «la fermer». Le Président a rétorqué qu’il n’y avait «rien d’intelligent chez Biden». «Vous n’auriez jamais pu faire le travail que nous avons fait, vous n’avez pas ça dans le sang», a martelé Donald Trump, célébrant sa gestion de la crise du coronavirus, qui a fait 206 000 morts aux Etats-Unis. En d’autres temps, les invectives de Biden auraient sans doute été jugées inacceptables. Mais elles passent au second plan devant l’attitude brutale de Trump, qui a multiplié les mensonges et les attaques personnelles contre son adversaire, et n’a cessé de chercher à le pousser à la faute.
Le débat d’idées porté disparu
Les Etats-Unis ont beau traverser leur plus grave crise sanitaire en un siècle et leur pire récession depuis celle de 1929, Joe Biden a beau avoir le programme le plus détaillé de l’histoire moderne du Parti démocrate, le débat de fond n’a jamais réussi à trouver sa place. Même les électeurs en quête d’un aperçu sommaire des propositions des candidats, sur des sujets aussi divers que l’épidémie de coronavirus, la fiscalité, l’assurance santé ou les tensions raciales, sont repartis bredouilles. Joe Biden s’y est certes un peu frotté, note Célia Belin : «A chaque fois qu’il avait des segments de deux minutes au cours desquels Trump le laissait à peu près parler, il a essayé de prendre de la hauteur, d’exposer sa vision.» Sans pour autant se départir de ses attaques envers son rival. «Sous sa présidence, l’Amérique est devenue plus faible, plus malade, plus pauvre, plus divisée et plus violente», a ainsi déroulé Biden, confirmant que le scrutin du 3 novembre était avant tout un référendum sur Donald Trump. En d’autres temps, la succession controversée de la juge Ruth Bader Ginsburg à la Cour suprême ou les récentes révélations du New York Times sur les faibles impôts payés par le milliardaire auraient sans doute suscité d’intenses discussions. Mais «depuis que Donald Trump a lancé sa campagne il y a cinq ans, nous avons assisté à mille coups de théâtre à son propos. Aucun n’a vraiment déplacé le curseur», rappelle Patrick Murray, directeur de l’institut de sondages de la Monmouth University. Dans une société polarisée à l’extrême, la course à la Maison Blanche est depuis des mois «très peu volatile», rappelle-t-il : «Un nombre très élevé d’électeurs ont déjà fait leur choix : il y a très peu d’électeurs indécis.» Au point que même la perception de la crise sanitaire et économique du Covid-19 est vue «à travers un prisme partisan», prévient Murray.
La démocratie fragilisée
Donald Trump «fait campagne sans programme, en basant tout sur l’idée que s’il perd, c’est parce que les gens auront triché», rappelle Thomas Holbrook. Continuant de fragiliser un peu plus les institutions démocratiques, le chef d’Etat a renouvelé mardi soir ses attaques contre l’intégrité du scrutin de novembre. Joe Biden s’est engagé à «accepter» le résultat de l’élection, quel qu’il soit. Donald Trump, lui, a esquivé. Se bornant à affirmer sans preuves, comme il le fait depuis des semaines, que le vote par correspondance, qui s’annonce important en raison de la pandémie, favoriserait des «fraudes comme nous n’en avons jamais vu». Il a également avancé que les résultats de l’élection présidentielle pourraient ne pas être connus «avant des mois». Et concluant, comme une menace : «Ça va mal finir.» «Plus Donald Trump questionne l’intégrité des élections, plus les électeurs vont être inquiets, souligne Thomas Holbrook. Le problème de cette attitude, c’est que s’il perd, la confiance d’une partie des Américains envers l’élection sera encore plus érodée, même si ses accusations de fraudes massives ne sont tout simplement pas étayées par les faits.»
L’ombre des violences
Le président américain s’était déjà refusé, il y a quelques jours, à s’engager à une passation pacifique du pouvoir. Mardi soir, il n’a rien fait pour répondre aux inquiétudes liées à un potentiel chaos post-électoral, en cas d’attente de résultats pour cause de long décompte du vote par correspondance, ou de tentatives d’intimidation d’électeurs par ses partisans lors du scrutin. Interrogé sur sa volonté «d’appeler ses supporteurs au calme», et «d’attendre que tous les bulletins de vote soient comptés avant de déclarer victoire», Trump a répondu qu’il «encourage [ait] [s] es supporteurs à se rendre dans les bureaux de vote et à surveiller [le scrutin] très attentivement». Et qu’il ne pourrait rester les bras croisés, s’il voyait «des dizaines de milliers de bulletins manipulés». Il a refusé de condamner les milices d’extrême droite et autres groupes d’autodéfense armés, très visibles ces derniers mois en marge de manifestations antiracistes, ainsi que les partisans de la suprématie blanche, pourtant considérés par le FBI comme une menace à la sécurité nationale. Les confrontations entre manifestants antiracistes et groupuscules d’autodéfense ont fait des morts des deux côtés il y a un mois, à Portland dans l’Oregon et Kenosha dans le Wisconsin. Le président américain s’est même adressé aux Proud Boys, une organisation néofasciste, masculiniste et pro-Trump née en 2016, considérée comme un «groupe haineux» par le Southern Poverty Law Center. Loin d’un appel au calme, c’est un appel aux armes qu’a lancé Donald Trump, devant des dizaines de millions de téléspectateurs : «Proud Boys, tenez-vous en retrait et tenez-vous prêts ! Je vais vous dire moi : quelque chose doit être fait contre les antifas et la gauche», a-t-il justifié. Les Proud Boys, qui se présentent comme «antipolitiquement correct» et «anticulpabilité blanche», avec une rhétorique misogyne et antimusulmans, ont célébré sur leurs forums les propos du Président, perçus comme une approbation tacite de leur stratégie violente. Et se sont félicités, selon des messages postés sur Telegram et cités par le New York Times, d’avoir vu un pic de «nouvelles recrues».