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Jours tranquilles à Paris

26 septembre 2020

Cindy Sherman à la Fondation Vuitton : caractères et mythologies de la société américaine

cindy

Par Philippe Dagen

Depuis 1975, Cindy Sherman documente par ses portraits professions et générations, créant un inventaire exhaustif de ses contemporains. La Fondation Louis Vuitton, à Paris, lui consacre une vaste rétrospective.

En 1688, Jean de La Bruyère publie la première édition de ses Caractères ou les Mœurs de ce siècle, portraits et maximes. Ses observations sont rangées en seize chapitres, dont « Des femmes », « Des biens de fortune », « Des grands » ou « De la mode ». C’est une encyclopédie de la société française sous le règne de Louis XIV.

Depuis 1975, Cindy Sherman compile par la photographie une encyclopédie de la société nord-américaine contemporaine. Elle est ordonnée par séries thématiques. La plupart des sujets étudiés par La Bruyère s’y retrouvent. La volonté d’exhaustivité et la netteté de l’expression sont égales. Seule différence : La Bruyère, qui vit dans une civilisation du livre, en fait un. Sherman, qui vit dans une civilisation des images, en fait des centaines.

Il y en a cent soixante-dix sur deux étages à la Fondation Louis Vuitton, à Paris. Deux partis pris caractérisent l’accrochage. Le premier est dicté par l’organisation interne de l’œuvre : il respecte l’unité des séries et les montre ensemble dans des espaces dessinés à cet effet et qui portent les titres de ces suites : « Fashion », « Society Portraits » ou « Masks ».

Selon la règle établie par l’artiste depuis ses débuts, aucune œuvre n’a de titre spécifique, mais seulement un matricule : Untitled # suivi d’un numéro. Ce protocole a deux effets. D’une part, il accentue ce que le travail a de méthodique et de neutre : l’archivage raisonné de clichés de laboratoire. D’autre part, il laisse libre l’interprétation.

Cohérence inflexible

Le second principe de l’accrochage, qui aurait pu être employé plus souvent, est de prendre des libertés avec la chronologie et d’insérer une série plus récente à proximité d’une plus ancienne de deux ou trois décennies. La cohérence inflexible de la méthode Sherman ne s’en voit que mieux, conformément à ce qu’elle en dit elle-même.

CINDY SHERMAN EST L’ACTRICE UNIQUE, LA SCÉNOGRAPHE, L’ÉCLAIRAGISTE, LA MAQUILLEUSE, L’HABILLEUSE, LA DÉCORATRICE, LA DOCUMENTALISTE ET LA PHOTOGRAPHE DE CHACUNE DES IMAGES, NE DÉLÉGUANT QUE LE TIRAGE

Entre celle qui exécute les « Untitled Film Stills », de 1977 à 1980, et celle qui réalise les « Flappers » (« garçonnes » en anglais) de 2015 à 2018, il y en a en effet peu de différences, si ce n’est le passage du noir et blanc à la couleur, de l’argentique au numérique et du tirage de petits ou moyens formats aux grandes impressions par sublimation thermique sur métal, technique qui produit des tirages parfois trop brillants.

Pour le reste, le processus demeure inchangé. Cindy Sherman est l’actrice unique, la scénographe, l’éclairagiste, la maquilleuse, l’habilleuse, la décoratrice, la documentaliste et la photographe de chacune des images, ne déléguant que le tirage. Alors que tant de ses confrères croient utile d’avoir des équipes pléthoriques, elle travaille seule. Se déguisant, se plaçant dans un décor d’objets significatifs, s’approvisionnant dans musées, albums, films, publicités et séries – de Desperate Housewives à Game of Thrones –, elle compose des faux instantanés emblématiques.

On pourrait énumérer à l’infini : la jeune fille indécise, la femme de 50 ans en surpoids, la fashion victim qui ne veut pas vieillir, la Texane électrice de Trump, la grande bourgeoise de Park Avenue ou, de l’autre sexe, une sorte de Bill Gates soupçonneux.

Ainsi passe-t-elle en revue professions et générations. Ainsi dessine-t-elle une géographie sociale des Etats-Unis, des banlieues cossues à Manhattan, et réunit-elle un inventaire des mythologies collectives américaines de la réussite et de la beauté. Il est donc logique que la série des « History Portraits » (1988-1990) se réfère aux meilleurs peintres des expressions humaines, de Fouquet à Ingres, en passant par Cranach et le Caravage. Ce sont les prédécesseurs de Sherman, selon une autre technique.

Imitations d’organes

La question sexuelle est implicite dans la quasi-totalité des images, que la séduction soit affaire de vêtements, de postures ou de regards. Elle est explicite dans les « Sex Pictures » (1992-1996), conçues avec des mannequins et des imitations d’organes en plastique. Lors de la rétrospective au MoMA de New York, en 2012, cette série était à peine mentionnée. A Paris, elle se présente dans toute sa crudité, amas de corps forcés et désarticulés, visages d’enfants balafrés : une forme de réalisme physique et psychique à peine supportable.

Les deux autres étages de la fondation font écho à l’exposition : des pièces choisies dans la collection y sont disposées. Il y en a de remarquables, ce qui ne surprend pas, d’Annette Messager, Rosemarie Trockel, Andy Warhol, Gilbert & George, Christian Boltanski et Samuel Fosso. Il y en a de médiocres, ce qui ne surprend pas, d’Albert Oehlen ou Damien Hirst.

Parmi ces œuvres se trouve un échantillon des collections de photographies d’anonymes et d’amateurs que Sherman accumule depuis les années 1970, ainsi que sa récente série de grandes tapisseries tissées d’après des selfies retravaillés sur ordinateur grâce à des applications censées parfaire les visages. Il est probable qu’elles déplairont, ce qui est normal parce que Sherman continue de viser juste et de montrer la vérité nue.

Cindy Sherman, Fondation Louis Vuitton, 8, avenue du Mahatma-Gandhi, Paris 16e. Du mercredi au lundi de 11 heures à 20 heures, 21 heures le vendredi et à partir de 10 heures le samedi et le dimanche. De 5 € à 14 €. Jusqu’au 3 janvier 2021. Fondationlouisvuitton.fr

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26 septembre 2020

Serge Gainsbourg et Jane Birkin

gains birkin

26 septembre 2020

Récits d’humiliations, harcèlement, agressions sexuelles… Scènes cruelles au conservatoire de Rennes

Par Cassandre Leray,

«Libération» a recueilli les témoignages d’anciens apprentis comédiens à Rennes qui dénoncent les méthodes de leur professeur, toujours en poste, décrites comme abusives et violentes. Malgré une procédure disciplinaire, celui-ci conteste toute faute pédagogique.

«J’ai pensé à arrêter le théâtre. J’allais en cours la boule au ventre, je comptais les jours avant la fin de l’année.» Jade (1) a 17 ans. Depuis qu’elle a quitté le conservatoire de Rennes (Ille-et-Vilaine), en juin 2019, elle tente de laisser derrière elle les souvenirs de la formation théâtrale qu’elle y suivait. Au cours de l’année scolaire 2018-2019, Jade et ses 13 camarades de cycle d’orientation professionnelle (COP) de théâtre affirment avoir enduré pendant plusieurs mois des violences physiques et psychologiques de la part de leur professeur. Des blessures provoquées par des exercices, des «hurlements», des «humiliations»… Avec le recul, ces apprentis comédiens parlent de «harcèlement moral», d’un climat de «terreur». Surtout, ils accusent leur professeur, V. (2). d’avoir agressé sexuellement deux élèves, dont Jade, alors âgée de 16 ans. Agissements que celui-ci conteste fermement à Libération par l’entremise de son avocat.

Deux membres de la promo ont quitté les cours avant la fin de l’année. Sur les 14 élèves, un seul s’est réinscrit au conservatoire. Malgré les nombreuses alertes des apprentis comédiens adressées à la direction du conservatoire et un signalement au procureur de la République, leur professeur enseignera à nouveau en COP au conservatoire de Rennes en cette rentrée 2020. Libération a pourtant recueilli une vingtaine de témoignages d’anciens élèves et collègues qui, dans un contexte pédagogique où une large autonomie est laissée à l’enseignant, accablent les méthodes de V., décrites comme violentes et abusives.

«Acharnement»

En septembre 2018, V. est désigné comme professeur de COP à Rennes. Ce quadra présente un profil et une expérience a priori intéressants : diplômé d’Etat en enseignement théâtral, il a été professeur dans les conservatoires de Dijon (Côte-d’Or) et Quimper (Finistère). Une dizaine d’années auparavant, il a déjà donné des cours à Rennes. Metteur en scène et comédien au CV modeste, il est alors aussi président de l’Association nationale des professeurs d’art dramatique - fonctions qu’il quittera en janvier 2020.

Une réputation controversée le précède pourtant. «D’anciens élèves nous avaient prévenus qu’il était agressif… Un prof nous avait dit de faire attention à nous», se remémore Chloé, 23 ans. Mais cela n’inquiète pas outre-mesure la promo 2018-2019, dont la jeune femme fait partie, qui s’apprête à passer la majorité de sa vingtaine d’heures de cours hebdomadaires avec V. Les 14 élèves ont entre 16 et 26 ans et rêvent tous depuis des années de mettre le théâtre au centre de leur vie.

Juliette, 21 ans, se souvient avoir été «prête à tout pour rentrer en COP». Etre admis n’est pas donné à tout le monde : un entretien, plusieurs journées de stage, une audition devant un jury… Il n’est pas rare d’essuyer plusieurs refus avant de trouver une place dans cette formation qui prépare les élèves aux concours d’entrée d’établissements très prestigieux, tel le Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris.

Les élèves de V. déchantent dès les premiers cours en septembre. Tous dépeignent un professeur qui les effraie tant qu’ils n’osent pas lui répondre. «Il sème la terreur, se souvient Sarah, 20 ans, il nous hurle dessus si on ne fait pas ce qu’il veut. Il parle à deux centimètres de notre visage en levant le doigt. Quelqu’un qui lui sort par les yeux, il l’humilie en disant devant tout le monde qu’il ne sera jamais acteur. Il aimait nous voir pleurer, trimer…» Deux mois seulement après le début des cours, un des étudiants quitte le conservatoire après avoir été régulièrement ciblé par V., au point que des élèves évoquent «un acharnement». Dans la lettre collective adressée au procureur de la République un an plus tard, la promo dénoncera une «violence sans égale» à son égard et parle «d’humiliation publique».

Les comédiens redoutent aussi les «échauffements» imposés par V. Pendant une demi-heure, ou même dans certains cas plus d’une heure, ils doivent courir sur scène pieds nus, parfois jusqu’au sang, sauter sans s’arrêter… Lors d’un autre exercice, la classe a pour consigne de s’allonger sur le dos et de se déplacer uniquement à l’aide du bassin, en se frottant au sol. «Certains avaient des croûtes sur le coccyx. Et à force de le refaire, elles s’arrachaient et saignaient. On finissait avec des bleus, mais V. s’en fichait», lâche Romain, 23 ans.

«Cette façon de faire ne concerne pas que V. : certains profs persistent à penser que la brutalité est nécessaire car être acteur est un métier difficile, ou que s’immiscer dans la vie personnelle des élèves fait partie du processus», déplore un enseignant et ancien collègue. Pour lui, ces abus sont souvent provoqués par le fait qu’il n’y a «pas de règles pour enseigner le théâtre». Concrètement, les professeurs sont libres d’envisager leurs cours comme ils le souhaitent et de choisir les exercices et méthodes auxquels ils ont recours (lire page 17). Une absence de contours clairs du cadre pédagogique qui peut s’avérer propice à des dérives. «Sous prétexte d’être des artistes, certains s’autorisent tout, souligne le même professeur. Ce sont ces gens que l’on retrouve parfois dans les conservatoires. A la sortie des écoles, on récupère des élèves tétanisés de monter sur scène.» Longtemps, les apprentis comédiens du COP de Rennes s’autopersuadent que le comportement de V. est «peut-être normal.» «C’est du théâtre», admet Corentin, 20 ans. Jusqu’au point de non-retour, en novembre. Depuis plusieurs semaines, V. a axé le travail sur Titus Andronicus, de Shakespeare. Le texte raconte la sanglante vengeance de Tamora, reine des Goths, contre le général romain Titus qui a tué un de ses trois fils. Acte II, scène 3 : les deux fils de Tamora la rejoignent sur scène avec la fille de Titus, Lavinia, et son fiancé, qu’ils tuent. Ils sortent de scène en emportant Lavinia et la violent avant de lui couper les mains et la langue pour l’empêcher de les dénoncer.

«Salie»

Le 21 novembre, les comédiens à qui ce passage a été assigné répètent en costumes devant V. et le reste de la classe. Sur le plateau, Juliette dans le rôle de Lavinia, habillée d’une robe kaki soyeuse et d’un trench beige. A ses côtés, Jade, qui joue son fiancé, et Sarah dans le personnage de Tamora. Les deux agresseurs sont interprétés par Charles et Romain, tout de noir vêtus, cheveux plaqués en arrière. Les consignes de V. se font de plus en plus brutales : «Il demandait aux gars de vraiment me violenter. J’avais tellement mal que je m’étais acheté des genouillères», rembobine Juliette. Charles : «V. trouvait qu’on était trop passifs. Il est donc monté sur le plateau pour nous montrer comment faire», sans prévenir les deux jeunes femmes qui se trouvent allongées sur le plateau.

D’abord, V. fonce sur Juliette. «Je n’ai pas vu V. venir, et il s’est allongé sur moi, il m’a bloqué les poignets au sol. Il m’écrasait de tout son corps, plaqué contre moi. Je sentais son odeur, sa respiration, sa tête dans mon cou… Il a fini par me lâcher. Il ne voyait pas que c’était Juliette qui pleurait, et pas Lavinia.» Ensuite, V. se tourne vers Jade. «J’étais allongée sur le dos car je faisais le cadavre, je ne l’ai pas vu arriver. Il était debout et il a attrapé mes jambes pour simuler une pénétration. Il s’est tellement collé à moi que je sentais son sexe. Ensuite, il a lâché mes jambes puis m’a attrapé les épaules pour rapprocher mon visage de son pénis. Là, il a mimé une fellation en faisant des mouvements de va-et-vient», détaille la comédienne, alors âgée de 16 ans.

Silence dans la salle. Dans le texte, le viol que subit le personnage de Juliette n’a pas lieu sur scène et n’est que mentionné dans les dialogues. Et rien dans l’œuvre n’indique la moindre atteinte sexuelle sur son fiancé Bassianus, le personnage interprété par Jade. «Quand V. a vu la tête de tout le monde, il a dit : "C’est ça, Shakespeare !"» reprend la jeune fille. Les répétitions s’enchaînent malgré tout. «Je pleurais tout le temps parce que j’avais peur et que je me sentais salie», confie Juliette. Charles ne supporte pas plus la situation : «Quand il a fallu que je fasse à Jade ce que V. lui avait fait, c’était horrible. Je lui ai chuchoté à l’oreille que j’étais désolé.»

Cauchemars

Quelques semaines plus tard, V. se trouve à nouveau sur le plateau pour montrer aux comédiens ce qu’il attend d’eux. Juliette relate : «J’étais debout. V. s’est mis derrière moi. Il m’a pris les bras, les a bloqués dans mon dos. Il a commencé à descendre une main sur mes hanches, mes cuisses, mon ventre en me disant des choses salaces qui n’étaient pas dans le texte.» A plusieurs reprises durant la répétition, il répète les mêmes gestes. Clémence, 26 ans, y assiste depuis la salle : «Je ne pouvais plus regarder, je me suis levée et je suis sortie pleurer. A la fin du cours, avec l’accord de Juliette, j’ai dit à V. que ce n’était pas normal.» Le professeur ne remontera plus sur scène. «Mais c’était déjà beaucoup trop tard», souffle Juliette.

Pendant les vacances de Noël, plus personne ne veut revenir en cours. Pour Romain, le stress est tel qu’il vomit chaque matin. Jade, elle, fait des cauchemars «dans lesquels V. [la] viole». Anaïs craque et quitte le conservatoire en janvier. Mais les 12 élèves restants s’accrochent. Ils exposent leur mal-être à V. lors d’une réunion le 14 janvier 2019 qui aboutit à l’arrêt du travail sur Titus Andronicus. Mais «après la confrontation, ses efforts ont duré deux jours et c’est reparti de plus belle», selon Romain. Le 1er avril, c’en est trop. Ils alertent le secrétariat de direction. Deux groupes d’élèves sont reçus les jours suivants par le directeur du conservatoire, Maxime Leschiera, à qui ils font état de leur indignation.

A la rentrée des vacances de printemps, V. n’est plus là, remplacé par un prof issu d’un autre cycle. Interrogé par Libération, Maxime Leschiera explique avoir constaté la «persistance» de «difficultés relationnelles» et ainsi «pris la décision de permuter les groupes et les enseignants par mesure de précaution et pour assurer aux élèves un contexte de travail apaisé». «Ce n’était pas régler le problème, mais le déplacer ! martèle a posteriori Chloé. Ça montrait bien que le directeur ne nous prenait pas au sérieux.»

Maxime Leschiera avait pourtant été auditionné le 13 mars 2019 par le Sénat au sujet de la répression des infractions sexuelles sur mineurs, en tant que président de Conservatoires de France, une association de directeurs d’établissements d’enseignement artistique. A cette occasion, il avait déclaré : «Il faut éviter de prendre des mesures injustifiées si l’adulte n’est coupable de rien, et prendre au sérieux la rumeur dans les cas où il s’avère qu’elle est fondée.» A Libé, il assure qu’après sa rencontre avec les élèves au printemps, «aucun autre fait les concernant n’a été porté à la connaissance de la direction du conservatoire jusqu’à la réception du courrier du 1er octobre 2019. A aucun moment, les faits graves dénoncés n’avaient jusque-là été portés à notre connaissance». Plusieurs élèves se souviennent pourtant lui avoir, dès avril, tout relaté des aspects les plus choquants du travail sur Titus Andronicus.

«Sur ses gardes»

Au fil des semaines, les comédiens comprennent que V. redeviendra bien leur professeur à la rentrée 2019. Sur les 14 élèves de la promo, 13 décident donc de quitter le conservatoire de Rennes. Une partie d’entre eux parvient à trouver une autre formation. Mais pour certains, dont Juliette, la seule issue est l’arrêt total du théâtre : «Je ne sais même pas si j’arriverai à remonter sur un plateau un jour», admet la jeune femme, qui rêvait d’être comédienne depuis le lycée. Jade, qui a changé de conservatoire, est d’abord restée «sur [ses] gardes tout le temps» : «J’avais très peur. Mais j’ai vu que c’était un endroit bienveillant, et ça m’a fait du bien de voir qu’il est possible d’apprendre le théâtre autrement.» Un sentiment d’injustice ne quitte pas les élèves de la promo. En juin 2019, une partie des étudiants veut déposer une plainte collective. «Pour qu’il y ait une trace de ce qui s’était passé», justifie Jade. La police leur conseille d’écrire directement au procureur.

Alors qu’ils rassemblent leurs témoignages, les rumeurs de ce qu’a subi la promo parviennent aux oreilles d’autres comédiens. Le 4 juillet, une quinzaine d’autres anciens élèves de V. écrivent à Maxime Leschiera. Ils dénoncent le recours à «la violence, à l’humiliation, à la menace et à des attitudes déplacées et tendancieuses» du professeur dont ils ont suivi les cours au même conservatoire une décennie plus tôt. Ils réclament une procédure disciplinaire à son encontre. Dans sa réponse quelques semaines plus tard, le directeur écrit que l’établissement travaille «à la préparation de l’année scolaire prochaine afin que les difficultés rencontrées l’année dernière ne se reproduisent pas. Nous serons évidemment extrêmement vigilants sur ce point».

«Manque de vigilance»

Dans les différents conservatoires où il est passé, V. a marqué de nombreux autres élèves par ses méthodes. Lucie, qui l’a eu comme enseignant à Rennes entre 2009 et 2011, se souvient de «crises de nerfs arbitraires qui faisaient régner une ambiance de terreur. Il pouvait lancer du mobilier à travers la salle. Il avait balancé un bouquin dans la tronche d’un élève. On avait entre 15 et 18 ans !» Des parents d’élèves avaient pris rendez-vous avec le directeur de l’époque pour signaler la situation : «On n’a pas attaqué bille en tête V., mais on a dit que dans ce que nous rapportaient nos enfants il y avait une forme de violence psychique et des exercices physiques démesurés», relate Amélie, la mère d’une ancienne élève.

Avant son retour à Rennes, V. enseigne au conservatoire de Dijon entre 2016 et 2018. Camille, 23 ans aujourd’hui, se souvient de ce jour où il est venu sur scène pour simuler une levrette sur elle : «Il a mis ses mains sur mes hanches et a mimé une sorte de mouvement. C’est fou comme c’est violent quand quelqu’un qui ne te demande pas touche ton corps.» Des gestes confirmés à Libération par un autre témoin de la scène. Blanche, qui était de la même promotion, fond en larmes en racontant qu’elle ne supportait plus les «réflexions humiliantes» et les exercices physiques épuisants de V. : «Je pleurais matins et soirs, ça m’a créé des troubles de l’alimentation, je vomissais de stress. J’ai fait une tentative de suicide. J’avais honte d’exister.»

Le prédécesseur de V. en COP à Rennes, qui a enseigné dans cette classe pendant quatorze ans avant de prendre sa retraite, n’avait pas compris le choix de son successeur : «Pour avoir travaillé avec lui, il a une façon de diriger intrusive qui peut être dérangeante, voire violente. Je pense qu’il y a eu un manque de vigilance. Cela pose question sur les processus de recrutement.»

Le 1er octobre 2019, les comédiens de la promotion 2018-2019 du COP de Rennes jouent leur dernière carte : tous, à l’exception d’un élève, signent une lettre de 17 pages accompagnée d’une annexe de 14 pages qui recense les témoignages issus de promotions plus anciennes et d’autres établissements.

Outre les humiliations, l’agressivité verbale et des accusations de violences physiques, ils y compilent des «remarques franchement inconvenantes, car personnelles, portant sur [eux], pas sur les personnages [qu’ils jouaient], telles que "j’avoue en tant qu’homme que ce que tu fais là, ça ne laisse pas indifférent", "c’est fou, même comme ça elle est jolie" , "ta scène, c’était chaud, c’était caliente", à l’adresse d’un garçon : "Montre un peu plus que t’es excité, regarde, elle a des jambes magnifiques"». Entre autres. La missive est adressée au procureur de la République de Rennes, au conservatoire, à la direction régionale des affaires culturelles (Drac) et à la mairie.

Malgré la description de faits pouvant relever de l’agression sexuelle, le parquet ne retient qu’un signalement pour harcèlement moral. Questionné par Libération sur cette décision, le procureur ne donnera pas suite. Une enquête est confiée à la sûreté départementale de Rennes le 21 octobre et plusieurs personnes sont auditionnées, dont le directeur du conservatoire et V. Sur les dix élèves de la promotion 2018-2019 interrogés par Libération, deux seulement affirment avoir été entendus. Le 22 juin 2020, la procédure est classée sans suite pour «infraction insuffisamment caractérisée».

Blâme

De son côté, la ville de Rennes commandite une enquête administrative à BLV, un cabinet privé de consulting en ressources humaines. Cette fois, une seule élève déclare avoir été interrogée. Ni Jade ni Juliette n’ont été contactées. V. est suspendu provisoirement par la ville puis cantonné à des fonctions ne comportant pas d’enseignement direct avec les élèves, avec l’injonction par son employeur de «remettre radicalement en question sa posture professionnelle et pédagogique». Le lien sera rétabli progressivement avec les élèves de la promotion en cours, mais «toujours en binôme avec un autre professeur», selon la municipalité. Le rapport restitué à la ville de Rennes le 17 décembre 2019 aboutira le 9 mars à un blâme de l’enseignant pour manquement «à ses obligations professionnelles de savoir être».

Selon la mairie, l’enquête n’a «pas permis de mettre en évidence des éléments de preuve formelle permettant d’établir la faute grave. Et ce d’autant plus que les élèves ont refusé de produire des témoignages individuels et ont souhaité rester anonymes». Pourtant tous étaient explicitement identifiés dans la lettre à l’origine de la procédure.

V. n’a répondu aux sollicitations de Libération que par la voix de son avocat. Selon ce dernier, l’enseignant conteste «le principe même d’une sanction» et a déposé un recours en annulation devant le tribunal administratif. Il dément en outre «avec la plus grande fermeté avoir commis quelque infraction pénale que ce soit» dans l’exercice de sa profession. Du côté de la Drac, on souligne que le conservatoire, bien que sous le contrôle pédagogique du ministère de la Culture, relève de la responsabilité de la ville de Rennes. Parmi les institutions destinataires du courrier dénonçant l’attitude du professeur, seul le conservatoire est resté mutique.

En janvier 2020, Maxime Leschiera a pris la direction du conservatoire de Bordeaux, remplacé par Hélène Sanglier. Les anciens étudiants affirment n’avoir plus jamais reçu de signe de la direction, tandis que la municipalité fait état de «réunions bilans» au début de l’été avec les élèves actuels, puis les enseignants, ayant «permis d’attester d’un déroulement satisfaisant des cours et d’une sérénité quant à la prochaine rentrée», avec la mise en place de mesure de sensibilisation et de prévention sur les agissements sexistes et le harcèlement sexuel. C’est par des amis restés au conservatoire que les anciens élèves de 2018-2019 ont appris que V. sera à nouveau professeur de COP au conservatoire de Rennes lors de la rentrée, lundi. A la mairie, on a toutefois spécifié à Libération que la nouvelle promotion «aura plusieurs professeurs […]. Les élèves ne seront pas seuls avec V.».

(1) Les prénoms des élèves ont tous été modifiés.

(2) L’initiale du professeur a été changée.

26 septembre 2020

Clic...Clac...

clic clac

26 septembre 2020

Roman Polanski n'ira pas à l'assemblée générale des César

polanski33

"Roman Polanski n’a jamais assisté aux réunions de l’assemblée générale des César et n’a pas l’intention de le faire à l’avenir."

Roman Polanski assure qu'il n'a pas l'intention d'assister à l'assemblée générale des César

CÉSAR - Roman Polanski, visé par des accusations de viol, a annoncé ce vendredi 25 septembre qu’il n’assisterait pas mardi à l’assemblée générale des César, une institution en pleine crise dont il est resté membre au grand dam des féministes.

“Bien qu’animé par un profond respect envers le travail de l’Académie des César et ses 182 membres, Roman Polanski n’a jamais assisté aux réunions de l’assemblée générale et n’a pas l’intention de le faire à l’avenir”, a transmis à l’AFP l’entourage du réalisateur de 87 ans dans un communiqué.

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26 septembre 2020

Qui pour rassembler ?

chirac 26 septembre

«Il ne faut pas être dans la nostalgie, mais c’est vrai que sa capacité à rassembler les Français, dans un climat de plus en plus clivant, manque…» La phrase est de Christian Jacob. Le président des Républicains l’a prononcée ce vendredi devant la tombe de Jacques Chirac, où il était venu se recueillir avec quelques amis, dont François Baroin, un an après la mort de l’ancien chef de l’Etat. Eh bien au fond, peut-être qu’on peut, au contraire, se laisser aller à un peu de nostalgie en cette date anniversaire.

La société française, comme d’ailleurs la société américaine, a rarement été aussi polarisée. Ce ne sont qu’anathèmes et divisions, allègrement relayés et amplifiés sur les réseaux sociaux. La gestion de la crise du Covid-19, le plan de relance, les tenues «républicaines» ou pas pour aller à l’école, les arbres de Noël, le Tour de France, la viande que l’on mangerait en trop grande quantité, les retraites dont il faudrait renoncer à les réformer, l’assurance chômage qu’il faudrait ne plus toucher…

La maison France brûle

Et avant le virus, c’était le prix de l’essence, les Gilets jaunes, etc. Bref, la maison France est divisée. La maison France brûle, pour reprendre (en la déformant) la fameuse formule de Jacques Chirac. Et nous regardons… partout, mais sans trouver une personnalité capable de nous réconcilier avec nous-mêmes.

Le président Macron a fait usage de tant de petites phrases qui ont blessé. Et face à lui, le parti de Jacques Chirac a tant de peine à trouver un champion… Quant à celui de Jaurès, il a disparu ! Restent les extrêmes de gauche et de droite. Et les Verts, dont certaines propositions récentes inquiètent, quand elles donnent le sentiment qu’elles visent à empêcher les Français d’être joyeux. Voilà le tableau. D’ici à 2022, il faudra répondre à cette attente : rassurer, réparer, réconcilier, et surtout rassembler. Jacques Chirac a peu réformé mais il s’était toujours attaché à garantir la cohésion de notre société. La question qui se pose, un an après sa mort, et 18 mois avant la présidentielle, la voici : qui pour rassembler ?

Rédacteur en chef du service politique du Parisien

chirac cdc un an

chirac sieste

26 septembre 2020

Tribune - « Ce n’est pas assagir Rimbaud et Verlaine, ni les récupérer à des fins partisanes, que de les faire entrer au Panthéo

rimbaud

Par Collectif - Le Monde

Initiateurs d’une pétition en faveur de la panthéonisation des deux poètes, visant à honorer deux libertés mais aussi « à désinstitutionnaliser » ce lieu, l’éditeur Jean-Luc Barré et l’universitaire Frédéric Martel, soutenus par trois écrivains et par le dramaturge Olivier Py, répondent à leurs détracteurs dans une tribune au « Monde ».

Arthur Rimbaud et Paul Verlaine sont parmi les plus grands − sinon les plus grands − poètes de notre langue. Il se trouve qu’ils étaient aussi amants. Voilà pourquoi nous avons suggéré, avec un collectif d’intellectuels et d’écrivains du monde entier, leur entrée au Panthéon. La pétition initiale, soutenue par Roselyne Bachelot et neuf anciens ministres de la culture, a déjà été signée par plus de 5 000 personnes sur le site Change.org.

Nous savions qu’une telle initiative ferait débat, comme ce fut le cas pour Albert Camus. Mais nous n’imaginions pas qu’elle nous ramènerait un siècle en arrière, lorsque le beau-frère d’Arthur, Paterne Berrichon, s’évertuait à christianiser Rimbaud et à « hétéro sexualiser » nos deux « poètes maudits ».

Une « contre-pétition » lancée, le 17 septembre, dans Le Monde par quelques soixante-huitards forcément attardés et cosignée par un petit collectif de professeurs émérites, de catholiques et d’écrivains − certains fort respectables, au demeurant −, s’oppose aujourd’hui à cette « panthéonisation ». Fort bien ! Que l’on nous permette cependant de rappeler quelques-uns des arguments qui ont justifié cette démarche à l’esprit « zutique », laquelle a été depuis lors dénaturée et falsifiée à dessein.

Deux poètes maudits au Panthéon. Lieu censé accueillir les grandes figures de notre patrimoine national, pourquoi le Panthéon ne pourrait-il pas être également celui des poètes ? D’aucuns nous dirons Voltaire, Rousseau et Hugo, certainement, mais pas la bohème ! Les amants débraillés et vagabonds interdits de Panthéon parce qu’ils « conchiaient » les institutions ?

Plus de diversité au Panthéon

Cet argument est facile à retourner : il ne s’agit pas, à nos yeux, d’institutionnaliser Rimbaud et Verlaine ; il s’agit de « désinstitutionnaliser » le Panthéon ! La vie artiste, l’esprit critique, le blasphème, c’est aussi la France et son histoire. Ce n’est pas assagir Rimbaud et Verlaine, ni les récupérer à des fins partisanes, que de les y faire entrer ; c’est vouloir que ce temple laïque et républicain soit « multiplicateur de progrès ».

Nul besoin d’être trotskiste pour savoir qu’il faut toujours investir les institutions pour les faire évoluer de l’intérieur. Et s’il était interdit que nos auteurs fussent célébrés, il faudrait débaptiser sur-le-champ les collèges Rimbaud et les lycées Verlaine.

Des formules antipatriotiques écrites à 16 ans, des armes vendues à 30 (mais ni trafic d’armes ni vente d’esclaves), un peu trop d’absinthe, et voilà les gardiens du temple qui s’agitent. L’effet inattendu de leur contre-pétition est qu’elle est, à leur corps défendant, un outil fallacieux et anachronique servant la « cancel culture », cette maladie du déboulonnage de statues.

Au lieu de défendre l’ordre établi, ne pourrait-on faire évoluer le Panthéon comme on l’a fait pour le Nobel de littérature en l’attribuant à Bob Dylan ? C’est d’ailleurs inévitable. La République doit accueillir plus de femmes, mieux représenter les différences. Ce mouvement est en marche, comme le montrent les panthéonisations récentes d’Alexandre Dumas, de Geneviève de Gaulle-Anthonioz, de Simone Veil ou d’Aimé Césaire, dont certaines se sont faites symboliquement par une poignée de terre prélevée sur la tombe et par une plaque, sans le déplacement du corps. C’est à ce type de panthéonisation que nous rêvons : elle ferait joie aux instituteurs, hussards de la République, et illuminerait la jeunesse du monde entier qui le chante, de Santiago du Chili à la bande de Gaza. Rimbaud symboliquement rendu « à son état primitif de fils du soleil ».

Charlestown

Sans vouloir attenter au tourisme municipal du maire de Charleville-Mézières, il convient quand même de rappeler l’amour singulier de Rimbaud envers sa ville de naissance, « cet atroce Charlestown » comme il la qualifiait. A son professeur, il écrit : « Vous êtes heureux, vous, de ne plus habiter Charleville ! − ma ville natale est supérieurement idiote entre les petites villes de province ».

Que Rimbaud ait été enterré à Charleville contre son gré, qui en douterait ? Qu’il y demeure dans un caveau avec son ennemi, le farfelu Paterne Berrichon, est une cruauté de l’histoire. Pour cette seule raison, tout rimbaldien sincère devrait vouloir éloigner Rimbaud de Berrichon et de sa prison perpétuelle de Charleville.

Christ a souillé ses haleines ; il a aussi souillé ses reliques. Car la bataille qui se joue depuis sa mort est celle de son prétendu catholicisme. On rend Rimbaud esclave de son baptême ! Pour les contre-pétitionnaires, enlever un corps enterré et béni par le prêtre pour le placer dans le temple de la République est en soi un scandale. Nos débats sont un nouvel épisode de la vieille querelle entre Claudel et Breton.

Il n’y a pas de famille Rimbaud

Les écrivains rimbaldiens homosexuels (Aragon, Gide, Cocteau, Green, plus tard Pasolini ou Yourcenar) se sont élevés contre la lecture strictement catholique de l’œuvre. Face à eux, François Mauriac ou Jacques Maritain, aux mœurs moins avouées, obscurcissaient la sexualité de Rimbaud et Verlaine – exactement comme nos contradicteurs d’aujourd’hui. Rien de bien nouveau : cette contre-pétition est signée par les héritiers de Paterne Berrichon !

« POUR LES CONTRE-PÉTITIONNAIRES, IL S’AGIT DE MINORER, ET PARFOIS DE NIER, LA SEXUALITÉ DE RIMBAUD ET LA RÉALITÉ DE SA RELATION AVEC VERLAINE »

Qu’une arrière-arrière-petite-nièce de Frédéric Rimbaud, le frère d’Arthur, se découvre une mission de salut familial à cette occasion est assez cocasse. C’est pourtant sans rire qu’elle se dit chagrinée de voir son lointain ancêtre taxé de mauvaises mœurs. En tout cas, si hommage il doit y avoir, elle pose une condition : que ce soit sans Verlaine ! On la comprend, un « inverti » dans la famille c’est déjà beaucoup, mais deux au Panthéon, ça pourrait bien finir par faire couple.

Le plus loufoque, ici, est que cette prétendue représentante de la « famille Rimbaud » n’a, en réalité, aucun droit moral sur l’œuvre. De famille Rimbaud, il n’y a pas ! Cette dame appartient à la lointaine lignée du frère et pas à celle d’Arthur. Or c’est sa sœur Isabelle qui a hérité du droit moral, puis à sa mort, en 1917, son mari, le trop fameux Berrichon. Depuis 1922, ses héritiers détiennent le droit moral ; s’il n’en existe plus, il revient au Centre national du livre. « Et c’est ta famille ! » comme disait Rimbaud dans Age d’or.

Drôle de ménage

Ne nous cachons pas la vérité : les arguments contre l’entrée de Rimbaud et Verlaine au Panthéon tiennent pour l’essentiel à la question homosexuelle. C’est l’obsession de la majorité des contre-pétitionnaires, dont plusieurs sont proches de l’esprit de La Manif pour tous. Il s’agit de minorer, et parfois de nier, la sexualité de Rimbaud et la réalité de sa relation avec Verlaine. Lisons-les : ils nous accusent de vouloir imposer à Rimbaud et Verlaine un « pacs morbide » − l’expression, ignoble, rappelle le « sida mental » du regretté Louis Pauwels. Comment de présumés rimbaldiens et verlainiens peuvent-ils se laisser aller à une formule relevant de la pure homophobie ?

Alain Borer assure, péremptoire, dans le journal La Croix le 15 septembre : « Il n’est pas un chercheur honnête qui affirme que Rimbaud fût homosexuel. Les faits s’y opposent ». Et Olivier Bivort, « spécialiste » de Verlaine, de certifier de son côté à la RTBF : « On ne trouve rien dans leur œuvre qui soit une exaltation de la différence sexuelle (…). Ni Rimbaud ni Verlaine n’ont été dénoncés pour leurs préférences sexuelles ». Pierre Brunel, autre signataire, reste célèbre pour cette formule indépassable, que l’on trouve dans sa préface des Poésies complètes (Le Livre de Poche, 1998) : « L’homosexualité [de Rimbaud], trop complaisamment invoquée par la critique, n’explique rien, ou pas grand-chose ».

L’homosexualité de Rimbaud serait donc anecdotique, accidentelle, littéraire. Un égarement d’adolescent. Que nous révèlent les textes ? Toute son œuvre, depuis Un cœur sous une soutane jusqu’à « Vagabonds », en passant par « Le Cœur volé », « Bottom », « Fairy », « H », « Parade », « Antique » et, bien sûr, Une Saison en enfer, en particulier « Vierge folle » − le texte le plus important sur l’amour entre hommes de notre littérature −, est marquée par des références ou des préoccupations de cet ordre.

D’Yves Bonnefoy à Pierre Michon, de Robert Goffin à Steve Murphy ou Max Kramer, les rimbaldiens d’une autre « chapelle » universitaire l’assurent. La formule célèbre : « Je n’aime pas les femmes. L’amour est à réinventer, on le sait » ne dit pas autre chose. Qui relit l’Album zutique, par exemple le « Sonnet du trou du cul », « Jeune Goinfre », « Les Remembrances du vieillard idiot » ou « Les Stupra », sera édifié une fois pour toutes.

Le « concert d’enfers » de Verlaine avec Rimbaud est également un véritable « contrat d’alliance » sur ce sujet. Leur liaison est établie par d’innombrables témoignages et documents, dont le poème « Le bon disciple ». Dans les lettres « Reviens », de juillet 1873, Rimbaud écrit deux fois « Je t’aime » à Verlaine − une grande première entre deux écrivains dans l’histoire des lettres françaises.

« En même temps », mais pas « en couple »

Après leur relation, Rimbaud fut l’amant de Germain Nouveau ; Verlaine, qui fut marié, a connu une longue passion pour le tendre Lucien Létinois. Rimbaud aurait eu une « femme » en Abyssinie ? Il s’agit plutôt d’une domestique dont il écrit : « J’ai renvoyé cette femme sans rémission (…) J’ai eu assez longtemps cette mascarade devant moi ».

La magistrale biographie de Jean-Jacques Lefrère, Arthur Rimbaud, (Fayard, 2001), nous apporte bien des clés : l’homosexualité de Rimbaud est attestée ; son hétérosexualité non. Verlaine, encore : « Le roman de vivre à deux hommes/Mieux que non pas d’époux modèles (…) Scandaleux sans savoir pourquoi/(Peut-être que c’était trop beau)/Mais notre couple restait coi/Comme deux bons porte-drapeaux ». En réalité, le dossier est clair pour qui sait lire. Avant la lettre, Rimbaud et Verlaine ont chanté l’« amour encore mal défini ».

Rappelons enfin qu’il n’a jamais été question pour nous de faire entrer Rimbaud et Verlaine au Panthéon « en couple ». S’il s’est agi, comme nous le pensons, d’un amour fou et durable, il reste vrai que les amants se sont blessés et perdus de vue. Rimbaud s’est éloigné de son « Loyola ». Voilà pourquoi nous avons suggéré leur arrivée au Panthéon « en même temps », mais non pas « en couple ». Chacun aurait sa stèle ou sa plaque. Ce sont deux libertés en mouvement que nous voulons honorer.

Par-delà notre pétition, qui aura au moins permis de révéler au grand jour ce camp du déni et de l’ordre moral, une page blanche s’ouvre pour les études rimbaldiennes et verlainiennes. A nous maintenant, et à de nouvelles générations de chercheurs, de produire sans préjugés les recherches nouvelles que, « ô future vigueur », nos deux plus grands poètes méritent.

Jean-Luc Barré, écrivain et éditeur ; Michel Braudeau, écrivain, membre du jury du prix Médicis ; Frédéric Martel, écrivain et universitaire ; Angelo Rinaldi, écrivain, membre de l’Académie française ; Olivier Py, metteur en scène, directeur du Festival d’Avignon ; Edmund White, écrivain américain.

26 septembre 2020

Covid-19 : le carnaval de Rio 2021 reporté sine die.

carnaval rio

Après les plus prestigieux festivals de cinéma et de musique, c’est maintenant le plus grand carnaval du monde qui se trouve terrassé par le nouveau coronavirus. L’édition 2021 du carnaval de Rio, qui devait se tenir en février, a été reportée sine die, rapporte O Globo. La Ligue indépendante des écoles de samba de Rio de Janeiro (LIESA) a indiqué jeudi que les écoles de samba n’auraient “ni le temps ni les ressources financières et organisationnelles pour être prêtes pour février”. Les autorités municipales doivent maintenant décider si les festivités de rue – qui drainent, comme la compétition des écoles de samba au Sambodrome, des millions de personnes – seront autorisées ou non. Le Brésil est l’un des pays les plus touchés par le Covid-19, avec 140 000 morts.

26 septembre 2020

Les Inrockuptibles

inrock

26 septembre 2020

«Les Apparences», enjeux de dupes

Les-Apparences-de-Marc-Fitoussi-la-critique

Par Julien Gester 

Faute de faire décoller sa part de farce ou de thriller, le film de Marc Fitoussi sur une histoire d’adultère dans un couple d’expatriés à Vienne reste assez monocorde.

Il en va des apparences comme des clichés, on peut sans mal s’en satisfaire dès lors que s’y laisse deviner quelque chose d’une réalité plus secrète ou profonde logée derrière. Un peu de chair, de boue, de venin ou de vertige, une matière humaine médusante ou ordinaire, mais un rien plus frappante que ce que les dehors convenus ou convenables laissent paraître. Quelles essences plus habitées que les surfaces qui les couvent recèlent les Apparences matoises de Marc Fitoussi ? Auteur jusque-là de comédies soucieuses d’élégance et de délicatesses, toujours très finement écrites, castées, et parfois mises en scène à l’avenant (tel l’exquis la Ritournelle, avec Isabelle Huppert en fermière bovarienne), le cinéaste s’essaie à un registre autrement acide de satire des faux-semblants et arrangements dont s’orne par convenance la conjugalité bourgeoise.

Mesquinerie

En l’espèce, le couple que forment et affichent faraudement Eve (Karin Viard) et Henri (Benjamin Biolay), au centre d’une communauté d’expatriés à Vienne, portant tous plus haut les uns que les autres, de salons de manucure en mondanités, une mesquinerie aisée et cancanière en foulard de soie. Eve, qui ne méconnaît rien des rouages de sa classe d’adoption pour s’y être hissée avec gourmandise depuis une extraction plus modeste qui lui répugne - mais à laquelle ne manque jamais de la renvoyer sa mère -, trouve son brillant chef d’orchestre de mari un peu plus évaporé et grognon qu’à l’accoutumée à l’approche de son prochain concert triomphal. Et ainsi va-t-elle en concevoir, sans se le formuler tout à fait, l’intuition que celui-ci la trompe, puisque c’est là, n’est-ce pas, la fatalité du cliché qui régente les existences alentour, et qu’il n’est pas de cliché sans fond de vérité, comme il n’est pas d’adultère moderne sans mots coquins traînant éhontément dans un tiroir, à deux clics de souris, voire sur la table de nuit.

Le film brode d’abord avec malice une sorte de jeu de faux dupes où héroïne et spectateurs peuvent se griser de démêler les poncifs qu’ils projettent à l’écran de ceux que le récit rejoue, tandis qu’Eve tournicote autour de l’évidence cruelle jusqu’à s’y cogner - jolie scène où elle bute sur un meuble tandis qu’elle espionne l’homme qu’elle aime, radieux de la délaisser un instant et guère ému de la voir se blesser, même lorsque son cri de douleur le rappelle à elle. Puis Eve met le nez dans la liaison de son mari avec l’institutrice de leur bel enfant adopté au bout du monde (Lætitia Dosch, qui offre sa silhouette la plus subtilement duplice à un film tout de figurines trop monocordes), et s’ingénie à la saboter à la faveur d’un invraisemblable hacking de boîte mail.

Rictus

L’affaire s’avérant d’une scabrosité effroyablement quelconque, le scénario de Fitoussi y parachute un érotomane sous bracelet électronique qui poursuit Eve de ses assiduités, faisant soudain de la protagoniste une femme non seulement trompée mais traquée. Hélas, que le danger survienne ainsi de pareille greffe exogène, plutôt que de germer du couple ou de son biotope, trahit combien l’intrigue, à trop s’écrire par demi-tons et semi-teintes, oscillant entre thriller et farce sans s’engager où que ce soit, demeure sur le seuil de chacun de ses enjeux pour s’en tenir à un vague rictus et une valse d’artifices. Malgré une très belle scène d’adieux, à la tonalité réconciliatrice trop tardive, manque au film un peu de l’aménité avec laquelle la Ritournelle pouvait disposer même de ses personnages les plus imbuvables, aux protagonistes de ces Apparences cette part toute chabrolienne de banalité du tragique qui nous les rendrait moins univoquement antipathiques, et à l’ensemble cet horizon de décomposition où les objets, les lieux et les signes de la vie chère ne seraient plus seulement un décor de signes mais des miroirs, des pièges, ou les deux.

Les Apparences de Marc Fitoussi avec Karin Viard, Benjamin Biolay… 1 h 50.

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