En Turquie, le pari du boycott des produits français
Article de Julien Bouissou et Jean-François Chapelle (Istanbul, Correspondance) - Le Monde
Dans le pays, près de 150 000 emplois dépendant d’entreprises tricolores pourraient être menacés
Par un effet boomerang, l’appel au boycott des produits français lancé, lundi 26 octobre, par le président turc, Recep Tayyip Erdogan, risque de se retourner contre l’économie nationale. Plusieurs médias progouvernementaux ont fait circuler une liste des près de 150 marques tricolores concernées, dans divers secteurs.
Parmi ceux-ci figurent les produits alimentaires, les cosmétiques et le prêt-à-porter. Les constructeurs automobiles, les stations essence Total et les enseignes de la grande distribution sont également visés, de même que les cours de langue dispensés dans les instituts français. Problème : de nombreux produits dits « français » sortent en réalité des usines du pays.
Près d’une voiture sur cinq vendues en Turquie est assemblée dans des usines du groupe Renault, dont celle située à Bursa (nord-ouest), où travaillent 6 000 personnes. Danone emploie environ 2 000 salariés dans ses huit centres turcs de conditionnement d’eau minérale et dans sa grande usine de produits laitiers à Kirklareli, en Thrace orientale. Son concurrent Bel dispose, lui aussi, d’une usine dans la même région. Au total, près de 150 000 emplois dépendent directement de la présence économique française en Turquie.
Si la grande majorité de la classe politique turque s’est rangée derrière le chef de l’Etat dans ses accusations visant Emmanuel Macron à propos des caricatures de Mahomet, certains sont plus sceptiques concernant le boycott. « Il y a des marques françaises qui produisent en Turquie. Va-t-on également les boycotter ? Ce sont nos citoyens qui travaillent là-bas ! » s’est emporté, mardi 27 octobre, Ali Babacan, ancien membre des gouvernements Erdogan passé dans le camp adverse, sur le plateau de la chaîne conservatrice d’opposition Karar TV.
Une circonspection partagée par certains analystes. « L’avion présidentiel produit spécialement pour [Erdogan] a été construit par Airbus, en France. Pensez-vous qu’[il] va le renvoyer ? » s’interrogeait mardi Murat Yetkin, un commentateur expérimenté de la vie politique turque, dans son bulletin, le Yetkin Report.
Ce n’est pas la première fois que les Turcs sont appelés à boycotter les produits français. En 2006 déjà, la même consigne avait été donnée, après l’adoption à l’Assemblée nationale d’une loi réprimant la négation du génocide arménien de 1915. « Certaines entreprises françaises ayant pignon sur rue en Turquie, comme les stations essence Total ou l’enseigne Carrefour, ont vu leur chiffre d’affaires baisser significativement pendant plusieurs semaines », note une source des milieux d’affaires franco-turcs, sous couvert d’anonymat. En 2012, au moment du passage de ce texte devant le Sénat – finalement invalidé par le Conseil constitutionnel –, la nouvelle campagne contre les produits tricolores a eu moins d’incidence. « Mais la situation a permis à certaines entreprises turques de renégocier leurs contrats avec leurs partenaires français », observe la même source.
« Situation de dépendance »
« Même s’il est trop tôt pour en mesurer l’impact, il n’y a pour l’instant aucun boycott massif en Turquie », relativise le ministre délégué au commerce extérieur, Franck Riester, qui précise que « le boycott est circonscrit à quelques pays comme le Qatar, le Koweït et la Jordanie ». Pour la France, les possibilités de riposte commerciale sont limitées, même si la Turquie dépend davantage du marché hexagonal que l’inverse. En 2019, l’excédent commercial turc vis-à-vis de la France s’est élevé à 2,4 milliards d’euros. Mais Paris doit d’abord convaincre Bruxelles d’adopter des sanctions économiques, comme il a l’intention de le faire lors du Conseil européen des 10 et 11 décembre.
La controverse franco-turque s’ajoute aux désaccords sur la Syrie et la Libye, ainsi qu’aux querelles sur les frontières maritimes dans des zones riches en champs gaziers en Méditerranée orientale, qui ont déjà conduit les dirigeants européens à menacer Ankara, début octobre, de représailles économiques. Bruxelles rappelle que le pays doit respecter les engagements auxquels il est soumis dans les accords commerciaux signés avec l’Union européenne (UE). « Les appels au boycott sont contraires à l’esprit de ces engagements et éloigneront encore davantage la Turquie de l’UE », prévient Peter Stano, l’un des porte-parole de l’Union. « D’ailleurs, si l’on y regarde de plus près, Ankara est dans une situation de dépendance vis-à-vis de l’UE, qui représente 40 % de ses échanges commerciaux, alors qu’elle ne représente que 4 % des échanges commerciaux de l’UE », fait remarquer Franck Riester.
D’éventuelles sanctions fragiliseraient une économie déjà minée par la crise due au Covid-19. Les revenus tirés du tourisme devraient passer de 35 milliards à 20 milliards de dollars (de 30 milliards à 17,1 milliards d’euros) entre 2019 et 2020 et le produit intérieur brut, chuter de 5 % en 2020. Au cours d’une présentation devant des investisseurs étrangers, dont la vidéo a été mise en ligne par la chambre de commerce franco-turque, le conseiller financier de l’ambassade de France, Thierry Borel, s’est inquiété de la situation économique du pays. La détérioration de la balance des paiements constitue, selon lui, la « fragilité la plus préoccupante ». Le déficit de la balance commerciale, qui a atteint les 30 milliards de dollars au cours des huit premiers mois de 2020, est « énorme », alors que les réserves de la Banque centrale turque sont « très faibles » et ne couvrent que deux mois d’importations (en excluant les réserves d’or).
Il porte surtout un jugement sévère sur la politique économique turque. A ses yeux, les prévisions de la feuille de route économique d’Ankara pour les trois prochaines années sont « fantaisistes ». « La crédibilité des institutions est très faible, et en particulier celle de la banque centrale », conclut-il.