Par Roxana Azimi - Le Monde
Ami intime du célèbre peintre britannique, Patrick Procktor n’a pas connu le même destin. Mort dans l’oubli en 2003, ce loser magnifique ne manquait pourtant pas de talent, comme le prouve une exposition qui lui est consacrée à Paris.
Deux peintres discutent cuisine. « Le blanc que tu as mis sur la mer, c’est une sorte de réserve, et tu y as rajouté, après, de la peinture. C’est bien ça ? » « Oui, la toile était grise au départ. » « C’est super, cette technique. J’adore ça. Ça fait penser à Sargent. Tu aimes, Sargent ? » « Oui, beaucoup ! » Un dialogue tout ce qu’il y a de plus commun entre deux artistes. Sauf que les deux peintres, filmés ce jour de 1973 par le cinéaste anglais Jack Hazan, n’ont rien de banal.
Cheveux peroxydés et lunettes cerclées, le premier se nomme David Hockney, et le réalisateur a choisi d’en faire le personnage principal de son film A Bigger Splash. À 36 ans, le peintre britannique est déjà une star, dont les collectionneurs se disputent les scènes de piscines californiennes. Le second, à la silhouette élancée et au visage sculptural comme un Giacometti, s’appelle Patrick Procktor. À 37 ans, il n’est pas aussi connu que son ami, mais il est une figure pétillante du Swinging London.
Les mondains connaissent ses bons mots, ainsi que ses portraits de tout ce que l’Angleterre compte de célébrités, du styliste hippie chic Ossie Clark au photographe Cecil Beaton, dont l’élégance à la Cocteau résiste à toutes les modes. Sa boîte d’aquarelles sous le bras, Procktor a également pris l’habitude de parcourir le monde pour capturer les reflets changeants de la lagune vénitienne, les infimes variations du ciel nippon ou les paysages immémoriaux de Katmandou.
Les Castor et Pollux du monde de l’art
Aujourd’hui, presque cinquante ans après A Bigger Splash, l’octogénaire David Hockney est un trésor national, célébré par les plus grands musées (notamment le Centre Pompidou en 2017) et par le marché – une toile adjugée 90 millions de dollars (76 millions d’euros), en 2018, l’a brièvement auréolé du statut d’artiste-vivant-le-plus-cher-au-monde. Patrick Procktor, dont la galerie parisienne Loeve & Co expose une trentaine de paysages et de portraits à partir du 17 septembre, est mort en 2003, alcoolique et presque clochard. Et complètement oublié.
Car l’histoire de l’art plébiscite les premiers de cordée et rejette les talents honorables. Aujourd’hui, seuls quelques passionnés, à l’image de la Redfern Gallery, qui le représente depuis quarante ans, et d’artistes, comme le peintre Peter Doig, saluent encore le talent de ce loser magnifique, comète des sixties et des seventies, balayé par le vent du destin.
« HOCKNEY EST TRÈS LABORIEUX ALORS QUE, PROCKTOR, C’EST LA GRÂCE PURE. » STÉPHANE CORRÉARD, CODIRECTEUR DE LOEVE & CO
Hockney et Procktor, qui se sont rencontrés en 1962, furent pourtant si proches que le critique d’art anglais John McEwen rapporte qu’à une époque « on ne pouvait pas mentionner l’un sans l’autre ». « C’était Castor et Pollux, les jumeaux dandy du monde de l’art », ajoute-t-il. Joint au téléphone à New York, l’artiste Peter Schlesinger confirme : les deux hommes étaient inséparables. En 1967, l’ancien amant et modèle de Hockney avait à peine 19 ans quand il les a accompagnés pour une virée mémorable entre la France et l’Italie. « David et Patrick se parlaient tout le temps, jouaient aux échecs ensemble, je me sentais presque à l’écart, parfois », raconte-t-il sans rancœur aucune.
Les frères d’armes, qui se sont souvent portraiturés l’un l’autre, partagent alors une même vision de la peinture : tout en ressentant profondément les émotions, ils veulent les retransmettre de manière distanciée dans leur discipline. En effet, s’ils admirent l’expressivité et le geste génial d’un Picasso, ils lui préfèrent une peinture plus lisse et minutieuse. Quand Hockney saisit avec précision l’éclaboussure d’un plongeon, Procktor capte délicatement l’ennui dans le regard d’un proche. Homosexuels assumés, ils produisent une œuvre qui sera aussi intimement mêlée à leur vie.
Un chef-d’œuvre de désinvolture
Pour Stéphane Corréard, codirecteur de Loeve & Co, la comparaison entre les deux, bien qu’inévitable, est injuste. « Hockney dialogue en permanence avec les génies du passé et du présent, il est obsédé par la technique, les secrets des grands maîtres, la composition, la perspective et les nouvelles technologies », précise-t-il. Procktor, qui dessine avec trois fois rien, est, lui, de plain-pied dans la vie. Et Corréard de poursuivre : « Par certains côtés, Hockney est très laborieux alors que, Procktor, c’est la grâce pure. » Une défense en règle qui ne l’empêche pas de reconnaître que « Procktor est un néoclassique qui avait peut-être trente ans de retard ».
« PATRICK SE LAISSAIT AISÉMENT DISTRAIRE. IL ÉTAIT INTRIGUÉ PAR LA HAUTE SOCIÉTÉ ET PEUT-ÊTRE N’A-T-IL PAS CONSACRÉ ASSEZ DE TEMPS À SON TRAVAIL. » CELIA BIRTWELL, STYLISTE
Le critique et historien de l’art Bernard Denvir en avait déjà l’intuition en 1976 : « On dirait des œuvres des années 1920 », dit-il dans la biographie d’Ian Massey (Patrick Procktor. Art and Life, Unicorn Press, 2010, non traduit). Moins avant-gardiste que dandy de l’entre-deux-guerres. Procktor passe donc pour frivole, doué mais inconstant. Cette image a beau lui nuire, il n’aura de cesse de la conforter.
Aux peintres Francis Bacon et Lucian Freud qui lui demandent un jour quel artiste il admire le plus, Patrick Procktor cite Stephen Tennant, un mondain dilettante, moins connu pour ses écrits que pour son style de vie décadent. Plus que de constance, l’ami d’Hockney a plutôt manqué d’ambition. « Il ne courait pas après les expositions muséales. Il n’avait pas pour but de devenir une star », rappelle Richard Selby, directeur de la Redfern Gallery.
« Patrick se laissait aisément distraire, ajoute de sa voix traînante la styliste Celia Birtwell, ex-épouse d’Ossie Clark. Il était intrigué par la haute société et peut-être n’a-t-il pas consacré assez de temps à son travail. » Quand Hockney a mis tout son temps et son talent dans ses toiles, Procktor, érigeant la désinvolture au rang d’art, a injecté son génie dans sa vie, romanesque et tragique, appliquant à la lettre la leçon de l’écrivain Oscar Wilde : « Le premier devoir dans la vie est d’adopter une pose. »
Soupçonné d’espionnage pour le compte de l’URSS
La pose Procktor ? Un accent posh qui contredit ses origines modestes. Une mise excentrique qui avait impressionné David Hockney lors de leur première rencontre, en 1962, lors de l’exposition « Young Contemporaries » à l’Imperial College. « Il portait des bottines en cuir, un pantalon en velours et une petite veste sur le dos, comme un hussard hongrois », rapporte-t-il à son biographe, Ian Massey. Attentive, en bonne professionnelle, aux détails vestimentaires, Celia Birtwell n’a pas oublié le fez ni les babouches marocaines qui le distinguaient des autres. À ces atours s’ajoutait un parfum de mystère, qui vaudra à Procktor d’être vaguement soupçonné d’espionnage au profit de l’Union soviétique, où il avait voyagé alors qu’il apprenait le russe dans la marine…
Sans oublier l’audace. C’est au culot qu’il aborde, en 1957, la Redfern Gallery, à Londres, en prétendant avoir étudié à l’Académie Jullian et à la Grande Chaumière, à Paris, alors creusets des artistes européens. Un gros mensonge. Mais la vénérable enseigne se laisse séduire par le jeune homme. Lors de sa première exposition personnelle à la Redfern, en 1963, les critiques, globalement élogieuses, relèvent quelques traces d’académisme. Qu’importe, Procktor vend les deux tiers de l’accrochage. Par la suite aussi les commentaires sont mitigés, une plume de l’Observer évoquant un « talent volatile ». Volatile, peut-être, mais capable de vraies fulgurances, comme dans Lunacharsky Street, tableau de 1965, composé d’un rose évanescent et d’une déflagration de noir.
C’est lors d’un été en Italie, en 1967, en compagnie de Hockney et de Schlesinger, que Procktor trouve véritablement sa voie. En ouvrant la boîte d’aquarelles de son ami, c’est la révélation. Nombreux sont les Britanniques à avoir excellé dans cet art modeste, évanescent et spontané. Mieux que quiconque, William Turner en a sublimé les effets de lumière et de transparence dans ses somptueuses marines. À l’inverse de son célèbre aîné, Procktor n’est pas le peintre du chaos des éléments, des ciels tourmentés et des mers déchaînées.
Il a certes le coup d’œil et brosse les paysages avec facilité. Mais il est surtout un merveilleux aquarelliste des sentiments, un portraitiste tendre et cruel, capable de faire ressortir en quelques touches diaphanes la personnalité de ses modèles. Parfois, il dilate les membres, allonge de manière exagérée bras ou jambes, exacerbe les détails physiques. Sans jamais tomber dans la caricature. « Il a cette aptitude à percer nos pensées sans nous embarrasser », vantait ainsi son amie la comédienne Jill Bennett dans Patrick Procktor. Art and Life. « Il place toujours ses sujets dans un espace, mais un espace très abstrait, hors du temps », précise Stéphane Corréard.
Evadé du prolétariat
Ses modèles sont souvent ses proches : Ossie Clark, l’un des princes du Swinging London, l’acteur Terence Stamp, héros de Théorème (1968), de Pier Paolo Pasolini, et compagnon de la mannequin vedette Jean Shrimpton, le chanteur Mick Jagger, les artistes plasticiens Gilbert & George, qui se font connaître comme sculptures vivantes. Toute la bohème brouillonne et bouillonnante de l’époque se donne rendez-vous dans son incroyable maison du 26 Manchester Street, dans le quartier de Marylebone, autour d’une spectaculaire cheminée flanquée de deux atlantes émergeant d’ananas.
Il est aussi intime avec la sœur de la reine, la princesse Margaret, dont le glamour le fascine mais qu’il n’hésite pas à moquer pour le seul plaisir de faire rire l’assemblée. Car l’artiste fait partie de ces fils de prolétaires qui, dans le tourbillon des années 1960-1970, ont réussi l’impensable : s’échapper de l’immuable système des classes britanniques.
Hockney aussi est d’origine modeste. Lui aussi séduit le Tout-Londres par son irrévérence et sa lecture toute britannique du pop art. Plus incisif que ses homologues américains, plus narquois aussi, il marie le trivial et le virtuose dans ses tableaux aux couleurs de plus en plus acides. Procktor, à l’inverse, ne se laisse pas emporter par la vague pop – encore qu’il signe la pochette de l’album Blue Moves, d’Elton John, en 1976. Trop puriste sans doute pour aimer le mélange des genres, trop snob pour goûter la banalité. En un mot, trop classique. Ian Massey rapporte que sa seule concession au Flower Power est le mur de sa maison, sur lequel ses amis, Hockney, Cecil Beaton ou l’artiste Ron Kitaj peignent des fleurs à chacune de leur venue.
Pourtant très proche de Derek Jarman, cinéaste queer et subversif qui révéla l’actrice Tilda Swinton, Procktor se gardera aussi de tout militantisme homosexuel. Il fallait pourtant beaucoup de courage pour être ouvertement gay à la fin des années 1950. Dans l’Angleterre encore corsetée de cette époque, l’homosexualité est pénalisée. Les livres de William Burroughs sont interdits jusqu’en 1964.
« “Don’t ask, don’t tell” était la maxime des gays », rappelle Ian Massey. Procktor oppose aux préjugés homophobes son humour féroce et son goût de l’artifice, penchant que les Anglo-Saxons regroupent sous le terme de « camp ». Interrogé par Ian Massey, Roger Cook, qui fut son camarade d’école, décèle en Procktor « ce conflit entre être gay et vouloir être hétéro. Comme moi, Patrick ne voulait probablement pas être gay ». Contre toute attente, Procktor se marie en 1973 avec sa voisine Kirsten Benson, qui lui donnera un fils. Sans jamais cesser d’aimer les hommes.
Le flop américain
Ses amours d’ailleurs parfois l’égarent. Ainsi en 1968, lorsqu’il est invité par le galeriste Lee Nordness à exposer à New York. À l’époque, comme aujourd’hui, l’Amérique est un passage obligé pour lancer une carrière. David Hockney l’avait bien compris, en s’installant dès 1964 sur les hauteurs d’Hollywood, où il a expérimenté toutes les façons possibles de représenter les reflets de l’eau sur le carrelage d’une piscine. Quoique affranchi de l’esthétique européenne depuis l’après-guerre, le Nouveau Monde garde un faible pour tout ce qui est British, des Beatles aux Rolling Stones.
Lee Nordness, toutefois, s’inquiète : ce marchand très chic de Madison Avenue n’a rien d’un galeriste underground et transgressif. Or, toutes les œuvres envoyées par Procktor (32 aquarelles et 8 tableaux) n’ont qu’un seul et unique sujet : Gervase Griffiths, sa passion du moment, un jeune mannequin de 22 ans qui rêve de se faire un nom dans la chanson et ressemble à s’y méprendre à Mick Jagger.
Six mois avant les émeutes de Stonewall, en 1969, où les clients d’un bar gay new-yorkais se sont insurgés après une énième descente de police, l’exposition, trop ouvertement homosexuelle, est un four. La critique l’ignore, les ventes sont inexistantes. « S’il avait été plus carriériste, moins amoureux, s’il avait écouté les conseils, il aurait accroché des portraits de Terence Stamp et de Mick Jagger qui lui auraient apporté un peu de publicité », analyse Ian Massey. Non seulement Procktor rate son entrée sur le marché américain – il ne s’y risquera plus jamais par la suite –, mais son versatile amant s’envole pour Haïti avec un autre homme.
Cerné par le deuil
L’abandon et la perte, voilà le drame de l’artiste, orphelin de père à l’âge de 4 ans. Autour de lui, les proches tombent les uns après les autres. Sa femme meurt en 1984 d’une crise cardiaque. Sa complice Jill Bennett se suicide en 1990, tandis que Derek Jarman meurt du sida quatre ans plus tard. En 1996, Ossie Clark est tué par son amant. Une hécatombe qui précipite la descente aux enfers de Procktor – il devient alcoolique – et se répercute sur sa carrière.
« TOUT LE MONDE A ESSAYÉ DE L’AIDER, MAIS IL DEVENAIT VITE GROSSIER AVEC LES GENS. IL ÉTAIT TOTALEMENT AUTODESTRUCTEUR. » RICHARD SELBY, CODIRECTEUR DE LA REDFERN GALLERY
Dans les années 1980 déjà, son étoile commençait à pâlir. En 1982, les dessins qu’il livre pour une production de Turandot, de Puccini, à Covent Garden, sont refusés. Trop peu modernes au goût du metteur en scène. Procktor est amer. Lorsque Peter Schlesinger le croise en 1985, dans une exposition de Francis Bacon à la Tate, à Londres, il l’entend éructer : « Bacon, quel mauvais artiste ! Quelle mauvaise exposition ! »
Deux ans plus tard, c’est le camouflet : Procktor ne figure pas dans le panorama « British Art of the 20th Century » à la Royal Academy. Dans les années 1990, il est comme soufflé par l’arrivée des Young British Artists, ces trublions nommés Damien Hirst ou Tracey Emin. « Son œuvre et son être étaient trop poétiques pour une époque qui pensait qu’on en avait fini avec la poésie », soupire la galeriste Gabriella Cardazzo, qui l’a un temps représenté en Italie.
Un cruel retour chez maman
Son charme s’est aussi fané auprès de ses amis. Procktor a l’alcool mauvais. Autour de lui, le vide se fait. Lasse de ses outrances, la princesse Margaret rompt tout lien avec lui à partir de 1994. De 1991 à 1997, Margaret Thornton, propriétaire de la Redfern Gallery, tentera bien de l’éloigner de l’alcool et de le remettre à son chevalet en lui ouvrant les portes de sa maison secondaire, près de Tours. « Tout le monde a essayé de l’aider, mais il devenait vite grossier avec les gens. Il était totalement autodestructeur », soupire Richard Selby, codirecteur de la Redfern, qui l’accompagnait lors de ses semaines de sevrage en France.
Sa dégringolade sociale et artistique se poursuit avec l’incendie de sa maison, en 1999. Procktor y perd ses œuvres, sa collection d’art, notamment un petit tableau de Constable. Et plus encore son indépendance. Le voilà contraint de vivre chez une mère qu’il déteste – et qui le lui rend bien – dans un village du Buckinghamshire. Après une dispute où Procktor la bouscule, elle l’accuse de tentative d’homicide. Il passera un mois derrière les barreaux avant de squatter chez son fils, puis chez des amis charitables, tous rapidement excédés par ses frasques.
Procktor meurt d’un caillot de sang dans les poumons en 2003. Seul et fauché. David Hockney vit alors auréolé de gloire, entouré d’assistants et d’employés de maison, en Californie. Loin, très loin de la réalité qu’avait connue son ami de jeunesse dans ses dernières années. Cet ami au sujet duquel il avait écrit, dans le catalogue d’une exposition consacrée à Procktor en 1989, qu’il était « un grand aquarelliste anglais de voyage ». Un compliment, certes, mais où perce la cruauté de celui qui a triomphé.
« Patrick Procktor, Postures », Galerie Loeve & Co, 18, rue des Beaux-Arts, Paris 6e. du 17 septembre au 31 octobre.