SPÉCIAL CHARLIE HEBDO - «Charlie», 50 ans et tout son mordant
Par Frédérique Roussel — Libération
Né le 23 novembre 1970 pour prendre la relève de «l’Hebdo Hara-Kiri», interdit à la vente par le pouvoir, «Charlie Hebdo» est resté fidèle à son impertinence et à sa liberté de ton. Un copieux florilège de dessins, unes et articles relate son aventure.
Cinquante balais le mois prochain. Charlie fête son anniversaire. On dirait le titre cucul la praline d’un album pour la jeunesse. Sauf qu’avoir un demi-siècle, en général, n’a rien de léger, que celui-là est assombri par LE massacre, et qu’il tombe dans un contexte de procès des attentats de janvier 2015. N’empêche. L’équipe de Charlie Hebdo continue sa «Vie de château», comme l’a représenté sur deux pages Vuillemin le 3 janvier 2018, un dessin reproduit à la fin de Charlie Hebdo : 50 ans de liberté d’expression qui sort ce jeudi. Un château plutôt qu’un bunker, parce qu’il continue à repousser les assauts des cons de tous poils et qu’il demeure une tour inexpugnable de la liberté d’expression, et de celle de la liberté de ton aussi.
On aimerait pouvoir assister par autorisation exceptionnelle divine, si on y croyait, ou par technologie futuriste de voyage dans le temps, si elle existait, aux ires et rires qui ont propulsé le premier numéro, celui du 23 novembre 1970. Raymond Marcellin avait interdit l’Hebdo Hara-Kiri du «Bal tragique à Colombey : 1 mort». En faisant un raccourci hâtif, on peut dire que le général de Gaulle a entraîné l’Hebdo dans la tombe avec lui. Mais la bande d’alors - Cabu, Cavanna, Choron, Delfeil de Ton, Fournier, Gébé, Reiser, Willem, Wolinski - l’a ressuscité sous les oripeaux de Charlie Hebdo.
Démêlés judiciaires
Interdit d’interdire, l’antienne de 1968, coulait de source pour eux. Charlie Hebdo était un pied de nez à la censure, une solution provisoire, «une solution de désespoir», en attendant la fin de l’interdiction de la loi de 1949 (protéger la jeunesse des «mauvaises» lectures, prétexte alors à des coupes sombres dans environ 5 000 livres, revues et journaux au total) qui frappait l’Hebdo. Mais ce n’est que dix ans plus tard, en 1981, qu’un autre ministre de l’Intérieur, de gauche celui-là, Gaston Defferre, la leva. Peu de temps après cette liberté recouvrée, le 11 janvier 1982, Charlie se saborda. «Pourquoi ? Parce que tu ne l’achètes pas, mon salaud.» Du Cavanna évidemment, qui insultait copieusement ceux qui ignoraient son bébé papier bête et méchant, «des cons et des veaux qui ne savent pas ce qu’est bon». Conclusion : quand Charlie disparaît, ce n’est pas de la censure, peut-être de bas besoins financiers, de la faute aux non-lecteurs ou même à un membre qui quitte le navire, comme Siné en 2008. Mais pas de la censure, la liberté est sa raison d’être.
Cinquante ans de liberté d’expression, c’est l’angle, comme on dit dans la presse, de l’ouvrage cadeau (d’anniversaire) de Charlie Hebdo. Y sont rassemblés des unes frappantes, des dessins, des articles, tous en rapport avec ce sujet majeur, mais aussi avec ceux qui sont censés l’exercer, autrement dit les journalistes et les médias. «La liberté de la presse sans journalistes, c’est comme un myopathe sans chaise roulante : elle ne risque pas d’aller très loin.» L’hebdo ne s’est jamais gêné pour taper ses confrères, pour critiquer la tendance de la presse à être rachetée par des industriels soucieux d’image, à être vendue aux annonceurs («La publicité nous prend pour des cons. La publicité nous rend cons», disait Cavanna, en 1994), à être pleutre («journalisme anti-vagues»). Il y a aussi dans ce florilège les dessins et articles suscités par les polémiques et les démêlés judiciaires («L’histoire de Charlie Hebdo pourrait s’écrire uniquement à travers les procès dont il fut l’objet»). On pourrait penser que la publication des caricatures en 2006, puis ses suites au tribunal, représentent un tournant dans l’histoire de Charlie. Pour les autres peut-être. Pour l’esprit Charlie, non.
Rire de tout
Car si on regarde la photo de bout en bout, rien n’a bougé philosophiquement. C’est ce que nous dit Riss en préface. La ligne a été fidèle à la lettre de ses fondateurs, comme on dit : «Mais comment un journal qui s’était battu depuis 1970 pour combattre toutes les formes de restriction à la liberté d’expression aurait pu à son tour céder à la censure en s’interdisant de publier ces dessins blasphématoires ? C’est toute l’histoire de Charlie Hebdo qui imposait de le faire.» Ce qui a été moins fidèle, c’est la capacité de la société à accepter qu’on puisse rire de tout. Des petits trucs «gribouillés» (Riss, le 25 février 2015) faits pour amuser et donner à réfléchir (pas toujours bons d’ailleurs), ont déclenché une tuerie. Le dernier chapitre de ce livre des 50 ans, c’est «Charlie vivant». Pub : le numéro 1 471 est en kiosque.
Charlie Hebdo : 50 ans de liberté d’expression Les Echappés, 328 pp., 39 €.
Libération du 1er octobre 2020