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Jours tranquilles à Paris
4 octobre 2020

Tribune - Dominique de Villepin : « N’entre pas ici, Arthur Rimbaud »

Par Dominique de Villepin, Ancien premier ministre (2005-2007)

Faire entrer Arthur Rimbaud et Paul Verlaine au Panthéon serait trahir ces esprits rebelles et, sous prétexte d’honorer un couple, réduire leur œuvre respective à leur passion amoureuse, s’insurge, dans une tribune au « Monde », l’ancien premier ministre Dominique de Villepin, jugeant ce projet « aussi absurde que les protestations des ligues de vertu ».

Lancée il y a peu, une pétition suggérant de transférer les dépouilles d’Arthur Rimbaud et de Paul Verlaine au Panthéon a engendré une de ces polémiques dont la France, pays éminemment littéraire, a le secret. Pour assurer le battage, les auteurs ont motivé leur supplique, présentant les deux poètes comme « les Oscar Wilde français » : le but affiché n’est pas tant de célébrer deux génies de la littérature que d’installer dans le mausolée un couple érigé au rang d’icône.

Ainsi, deux vies, deux œuvres aussi protéiformes seraient réduites à une passion amoureuse. Cette essentialisation, qui paraît reléguer la poésie au rang d’accessoire, est en soi si caricaturale qu’elle n’appelle d’autre commentaire qu’un immense éclat de rire. Elle est aussi absurde que les protestations des ligues de vertu.

Il s’est cependant trouvé, pour soutenir cette pétition, plus de cinq mille signataires dont la qualité et l’autorité obligent à la considérer non pour ce qu’elle dit, mais pour ce qu’elle est : un symptôme de la crise d’identité que traverse la France. Une nation désorientée se cherche des idoles, des phares pour éclairer un chemin de plus en plus hasardeux.

Oracles

A l’heure où l’Amérique se déchire sur le choix de celle qui doit succéder à la haute figure de Ruth Bader Ginsburg à la Cour suprême, le débat qui gronde en France autour du Panthéon offre un écho singulier. Au fond, de part et d’autre de l’Atlantique, se pose encore et toujours la même question : qui sommes-nous ? Et qui pour incarner au plus juste nos nations ?

En France, nation pétrie d’histoire, la tentation est souvent grande de faire endosser cette lourde responsabilité à nos morts illustres ; ils sont sollicités comme autant d’oracles. Ainsi, la question d’une éventuelle panthéonisation est loin d’être anecdotique puisqu’en creux se joue la meilleure réponse à apporter aux discours empoisonnés sur l’identité.

Depuis que l’Assemblée constituante a transformé l’ancienne église en temple de la République, les gouvernements successifs ont usé du Panthéon comme marqueur idéologique et moral. Ils y ont accueilli les acteurs majeurs de notre histoire. Aux grands hommes, la patrie est reconnaissante : Voltaire, Victor Hugo, Louis Braille, Emile Zola, Jean Jaurès, Jean Moulin, les Curie, Germaine Tillion, Geneviève de Gaulle-Anthonioz ou Simone Veil y ont chacun leur place, éminente, indiscutable. Ils ont tous marqué de leur empreinte l’histoire de la nation dont ils furent les bâtisseurs obstinés. D’autres, bien entendu, mériteraient les honneurs de ce lieu de mémoire, d’Olympe de Gouges à Léon Blum – mais Rimbaud et Verlaine ?

Nouvel ordre moral

L’entrée au Panthéon marque une reconnaissance républicaine : reconnaissance d’un combat incarné par une femme ou par un homme dont la vie a été consacrée à la liberté, à l’égalité ou à la fraternité. Le champ est large, mais il est aussi précis. Une et indivisible, la République ignore la couleur de la peau, la religion ou les préférences sexuelles : en ces domaines, elle a érigé en principe le droit à l’indifférence, ne reconnaissant que des citoyens. Parmi ceux-ci, elle distingue les plus illustres, parce qu’ils ont valeur d’exemple, pour les accueillir au sein de son temple. Ne serait-ce pas trahir ces principes fondateurs que de transformer le Panthéon en conservatoire des particularismes ? Ne prend-on pas le risque, en imposant une mémoire identitaire, réductrice, de diffuser l’esprit de querelle plutôt que de nourrir une mémoire qui rassemble, et de forger un nouvel ordre moral aussi étouffant et stérile que celui qu’on prétend confondre ?

Pour paraphraser Clemenceau, reconnaissons que le Panthéon est un bloc dont on ne peut rien distraire ni privatiser pour la cause de tel ou tel : les soldats de la République qu’il honore, soldats de l’idéal, incarnent l’âme française.

Partisans de la Commune, Rimbaud et Verlaine auraient certes bien des titres à faire valoir dans leur dossier de panthéonisation ; ils incarnent, eux aussi et de manière éclatante, une part de l’âme française, comme de la défense et illustration de la Liberté. Mais la révolte, l’orage qui les animaient ne risquent-ils pas de s’affadir une fois les poètes encagés ?

Et cette vengeance que Rimbaud appelle : « Industriels, princes, sénats :/Périssez ! puissance, justice, histoire : à bas ! […] Ah ! passez,/Républiques de ce monde ! », espère-t-on la domestiquer ?

Dégoût du bourgeois et des statues

Nous savons tous ce que Verlaine et Rimbaud, nourris de l’esprit zutique [ils étaient membres du Cercle des poètes zutiques, groupe informel de poètes, peintres et musiciens réunis à Paris entre 1871 et 1872], pensaient de la course à l’Idole, leur dégoût du bourgeois et des statues. Quant au génie qui leur servirait de sésame, Rimbaud lui-même lui a réglé son compte : « Sachons… le héler et le voir, et le renvoyer… »

Concernant son compagnon, peut-être pourrait-on se donner la peine de le lire avant de donner le premier coup de pioche en vue de l’exhumation. En 1888, dans Batignolles, Verlaine exposait en manière de testament ses dernières volontés :

Un grand bloc de grès ; quatre noms : mon père

Et ma mère et moi, puis mon fils bien tard,

Dans l’étroite paix du plat cimetière

Blanc et noir et vert, au long du rempart.

Il y reviendra sept ans plus tard, le 14 mai 1895, à propos du monument élevé par souscription à Auguste Villiers de l’Isle-Adam dans une lettre qui sonne comme un désaveu pré-mortem et cinglant de toute velléité d’exhumation : « J’ai dans ce même cimetière des Batignolles mon tombeau de famille où dorment déjà mon père et ma mère : j’y ai ma place… » Au nom de quoi nierait-on au poète le droit de choisir ? A quel titre l’Etat s’autoriserait-il à trahir les volontés d’un défunt ?

EXSANGUE, LA RÉPUBLIQUE VOUDRAIT-ELLE S’ABREUVER À CES FONTAINES DE JOUVENCE, POMPER LE SANG DE CES PAUVRES DIABLES QUI ONT SU, AU PRIX DE MILLE SACRIFICES, NE PAS MOURIR ?

Le ministère des affaires culturelles fondé par Malraux sous l’égide du général de Gaulle avait pour mission première « de rendre accessibles les œuvres capitales de l’humanité, et d’abord de la France, au plus grand nombre possible de Français ». Cette mission ne l’autorise pas à jouer les fossoyeurs ni à tenir la culture en laisse. Que l’on s’interroge plutôt sur les moyens d’une politique vivante et partagée, à l’opposé des prébendes et du clientélisme.

Au fond, le projet de panthéonisation dit assez peu des deux écrivains, mais beaucoup de l’épuisement de la République qui, une fois encore, se casse les dents sur la question de son identité. Exsangue, voudrait-elle s’abreuver à ces fontaines de jouvence, pomper le sang de ces pauvres diables qui ont su, au prix de mille sacrifices, ne pas mourir ? Voudrait-elle récupérer leur rage, leur révolte, leur ironie féroce ? La République serait-elle devenue mangeuse d’âmes ? Gageons que notre président ne commettra pas cet impair mémoriel.

Quant à honorer les héros nationaux, si l’envie vous tenaille de convier des poètes, n’oubliez pas les étrangers qui ont choisi la France et l’ont magnifiée avant de la défendre les armes à la main : Apollinaire ou Cendrars seraient des candidats exemplaires, l’un d’origine polonaise l’autre suisse, mais qui s’engagèrent en 1914 au secours de leur nouvelle patrie.

Entreprise de récupération

Mais, je vous en conjure, laissez en paix Nerval, Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, Artaud ; ne les momifiez pas ! Vous les étoufferiez sous les pompes et les ors. Tous ces maudits de Villon à Rodanski ne sont d’aucune chapelle, n’appartiennent à aucun groupe, rétifs à tout embrigadement. Cessons de vouloir faire du Panthéon un Lagarde et Michard de pierres dont les plus saillantes, les plus provocatrices, serviraient de miroir flatteur aux puissances d’un jour.

« J’eusse été mauvaise enseigne d’auberge », prévenait Rimbaud ; hélas, l’entreprise de récupération en cours se moque à l’évidence du poète comme d’une guigne.

Si Verlaine a réglé son compte aux fossoyeurs du futur, exigeant qu’on le laisse en paix aux Batignolles, Rimbaud serait, dit-on, en fâcheuse posture dans sa ville natale. Quand bien même on connaît son rejet de Charlestown [surnom donné par le poète à Charleville-Mézières] et ses relations conflictuelles avec la Mother [sa mère], il y a le creuset et l’horizon de son œuvre poétique : ils ne sauraient se réduire aux Ardennes, mais sa voyance fait corps avec elles. « Si je désire une eau d’Europe, c’est la flache », qui relie le poète à la terre de son enfance ; la « flache », pas la Seine.

Plus largement, cette tentative de rapt pose la question de la sépulture des poètes. Comme le rappelle George Steiner, « si les arbres ont des racines, les hommes ont des jambes » – et plus encore les poètes, parfois chaussés de semelles de vent. Au fond, leur cri dépasse même la langue dans laquelle ils écrivent et il n’y a que la mer qui offre la mort sans mort : il n’y a pour eux que des cimetières marins. Le hasard de la vie leur attribue parfois un lieu : pourquoi les en distraire ?

Comme dans un mauvais rêve

La mémoire de la République ne saurait tenir au seul Panthéon ; à l’heure des territoires abandonnés, l’obsession centralisatrice révèle un aveuglement que les cris de désespoir des « gilets jaunes » ne parviennent pas à guérir. Laissez donc à Charleville le soin d’honorer son enfant, fût-il « terrible » : Rimbaud n’est pas plus la propriété de Charleville que de Paris, mais il se trouve qu’il y est né, qu’il y a grandi et qu’il est enterré là. Elle reste pour lui la ville de tous les départs. En vertu de quelle prétendue supériorité jugerait-on les Carolomacériens indignes du poète ? Parce qu’il déchirait à belles dents sa ville natale, « superbement idiote entre les petites villes de province », avec ses « bourgeois poussifs » et ses « rentiers à lorgnons » ? Mais, au jeu des citations, on déverserait à pleines brouettes son exécration des importants de toute nature et de tous lieux, sa détestation de « la putain Paris » dont il suppliait de cacher « les palais morts dans des niches de planches ».

Comme dans un mauvais rêve, je vois passer, en triste calèche, les cendres de Paul Verlaine et d’Arthur Rimbaud remontant la rue Soufflot, avec son cortège d’officiels enrubannés et je me sens orphelin, privé du lien le plus fort qui me relie à notre terre commune, le feu de ces esprits rebelles.

D’aucuns le chuchotent, le Panthéon est mal chauffé : pour Verlaine, cela ne le changerait guère des prisons et des hôpitaux dont il était coutumier – il y trouverait même le gîte à bon compte. Mais pour Rimbaud, le contresens est total. Pour ce fils du soleil, fulminant contre l’homme blanc et les inepties occidentales qui, à 18 ans, a tourné le dos au Vieux Continent et à la littérature, cette panthéonisation serait une monstruosité.

N’entre pas ici, Arthur Rimbaud… Il faut partir encore.

Quant à nous, honorons sa dernière supplique, dictée à sa sœur Isabelle le 9 novembre 1891, dans une lettre adressée au directeur des Messageries maritimes. Vaincu par la fièvre, amputé de sa jambe droite, il suppliait qu’on le laissât repartir vers ce soleil d’Orient sans lequel il ne pourrait vivre : « Je suis complètement paralysé : […] Dites-moi à quelle heure je dois être transporté à bord. » Point d’aspiration au Panthéon dans ce cri de désespoir, mais le désir intact de lointain et d’ailleurs, l’appel encore de Harar et de Zanzibar. Ne trahissons pas ce rêve-là.

Elle est retrouvée.

Quoi ? – L’Eternité.

C’est la mer allée

Avec le soleil.

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1 octobre 2020

« Agir pour les Ouïgours, c’est une manière de nous définir en tant que monde »

Par Collectif

Dénonçant l’oppression de ce peuple musulman turcophone de Chine, des intellectuels, dont Judith Butler, Salman Rushdie, Achille Mbembe, Charles Taylor, Roberto Saviano, appellent, dans une tribune au « Monde » à l’initiative du député européen Raphaël Glucksmann, à des actes forts pour faire pression sur Pékin.

Depuis des années, le monde assiste à un crime contre l’humanité. Depuis des années, le régime chinois enferme dans des camps de concentration des millions d’êtres humains, juste parce qu’ils sont nés Ouïgours. Et depuis des années, la communauté internationale laisse faire. Les grands silences permettent les grands crimes et il est temps de briser le silence assourdissant qui entoure l’oppression du peuple ouïgour.

Stérilisations systématiques, avortements forcés, enfants éloignés des parents, récalcitrants condamnés à mort, femmes obligées de partager (littéralement) leur lit avec les émissaires du Parti communiste chinois, viols massifs : depuis la fin de 2016, la « région autonome du Xinjiang » est devenue l’autre nom de la négation de l’humanité de l’homme. Les raisons des déportations laissent percevoir la nature du système répressif mis en place sous l’autorité du président Xi Jinping, l’homme qui exhorta ses cadres à être « sans pitié » avec les Ouïgours.

Tu ne bois pas d’alcool ? Tu vas en camp. Tu envoies des vœux pour l’Aïd ? Tu vas en camp. Tu lis le Coran ? Tu vas en camp. Tu téléphones à ta famille à l’étranger ? Tu vas en camp… Et une fois dans les camps, les détenus doivent chaque matin participer à une cérémonie dans laquelle ils renoncent à leur langue, leur culture, leur religion – l’islam. Cette abolition de soi est le cœur de la politique de « rééducation » menée par le gouvernement chinois : renonce à ce que tu es comme peuple et, peut-être, alors survivras-tu comme individu.

La dénonciation est nécessaire

Les Ouïgours sont tombés dans une sorte de trou noir universel. Un trou noir légal en Chine : ces pratiques criminelles de l’Etat chinois échappent à tout cadre constitutionnel. Un trou noir dans les démocraties occidentales : les Ouïgours furent longtemps à peine mentionnés dans les échanges que nos leaders ont avec les dirigeants de Pékin.

Trou noir dans le monde musulman : les dirigeants des pays dits « musulmans » ne font preuve d’aucune solidarité, quand ils ne soutiennent pas officiellement la répression chinoise, comme le Pakistan ou l’Arabie saoudite. Trou noir dans notre débat public : rares sont les organisations humanistes à avoir fait activement campagne dans nos universités ou sur nos écrans de télé contre l’éradication de ce peuple.

Enfin, les consciences se réveillent et les opinions publiques commencent à saisir l’ampleur des crimes commis dans le Xinjiang. Face à une telle terreur, la dénonciation est nécessaire et nous appelons toutes les consciences du monde à crier leur indignation.

Mais la dénonciation n’est pas suffisante. L’histoire récente – du génocide des Tutsi au Rwanda aux massacres en Syrie – nous a rappelé l’impuissance des mots comme « Plus jamais ça ! » s’ils ne sont pas suivis par des actes forts. Nous demandons donc des actes puissants. Et rapides.

Urgent de briser le huis clos du Xinjiang

Nous exigeons de nos gouvernements respectifs qu’ils instaurent au plus vite des sanctions ciblées contre les responsables chinois de la répression dans le Xinjiang. Il est impensable que nos pays n’engagent pas des poursuites contre des criminels contre l’humanité. C’est la seule façon de faire comprendre aux dirigeants de Pékin que nous sommes sérieux dans notre condamnation de leurs crimes.

Nous exigeons des 83 entreprises multinationales – de Nike à Volkswagen, d’Uniqlo à Amazon – identifiées comme bénéficiant de la mise en esclavage des Ouïgours qu’elles cessent – immédiatement – toute coopération avec leurs fournisseurs chinois exploitant la main-d’œuvre forcée des déportés. Nous demandons aussi à nos représentants élus de passer au plus vite des lois rendant de telles complicités illégales et impossibles.

Nous exigeons des organisations internationales comme l’ONU qu’elles lancent des commissions d’enquête sur les crimes du Xinjiang et fassent tout – y compris menacer la Chine de sanctions – pour accéder aux camps. Il est urgent de briser le huis clos du Xinjiang.

Pour le droit d’un peuple à vivre

Nous demandons enfin à nos Etats de mettre en place une politique d’aide et d’accueil spécifique pour les Ouïgours qui fuient l’enfer, de soutenir leurs efforts pour faire perdurer leur culture ou connaître leurs souffrances. Nous nous engageons quant à nous à nous tenir à leur côté et à devenir les voix des millions de sans-voix du Xinjiang.

Agir pour les Ouïgours, c’est une manière de nous définir en tant que monde. De définir ce que nous sommes et ce que nous voulons être comme monde. Allons-nous laisser l’injustice et l’autoritarisme triompher ou saurons-nous trouver en nous les ressources nécessaires pour défendre la dignité et les libertés humaines ?

Le temps est venu de nous mobiliser massivement partout sur la planète. Le temps est venu de relever la tête et d’agir pour les principes humanistes que nous prétendons porter. Le temps est venu de nous battre pour le droit d’un peuple à vivre.

Premiers signataires de cette tribune : Jacques Audiard, réalisateur, France ; Leila Bekhti, actrice, France ; Homi K. Bhabha, philosophe, professeur à Harvard, Etats-Unis ; Reinhard Bütikofer, député européen Verts-ALE, Allemagne ; Judith Butler, philosophe, professeure à Berkeley, Etats-Unis ; Kamel Daoud, écrivain, Algérie ; Asli Erdogan, écrivaine, Turquie ; Raphaël Glucksmann, député européen S&D, France ; Michel Hazanavicius, réalisateur, France ; Axel Honneth, philosophe et sociologue, Allemagne ; Jesse Klaver, dirigeant de GroenLinks, Pays-Bas ; Alain Mabanckou, écrivain, France ; Paul Magnette, président du Parti socialiste belge, Belgique ; Achille Mbembe, philosophe, Cameroun ; Philip Pettit, philosophe, Irlande ; Thomas Piketty, économiste, France ; Dilnur Reyhan, présidente de l’Institut ouïgour d’Europe, France ; Pierre Rosanvallon, professeur au Collège de France, France ; Salman Rushdie, écrivain, Royaume-Uni ; Tahar Rahim, acteur, France ; Saskia Sassen, sociologue, Pays-Bas ; Roberto Saviano, écrivain, Italie ; Omar Sy, acteur, France ; Leïla Slimani, écrivaine, France ; Charles Taylor, philosophe, Canada ; Patrick Weil, historien, France ; Adrian Zenz, anthropologue, Allemagne ; Rebecca Zlotowski, réalisatrice, France ; Gabriel Zucman, économiste, France

autres signataires https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/03/10/que-vaut-l-europe-si-elle-se-fait-l-ennemie-du-droit-d-asile_6032516_3232.html)

27 septembre 2020

Un Blanc peut-il photographier un Noir ?

Par Michel Guerrin

Un artiste blanc peut-il encore photographier des Noirs ? Ou une autre communauté que la sienne ? Cette question, inimaginable il y a trois ans, se pose, surtout aux Etats-Unis, où les incidents se multiplient. Rien d’étonnant. En contact avec le réel, la photographie est au cœur du débat, pour le moins crispé, sur l’appropriation culturelle. Nous tenons un exemple passionnant à Paris, à la Fondation Cartier-Bresson, qui expose jusqu’au 18 octobre le photographe américain Gregory Halpern. Ce dernier est blanc. Il a photographié des Noirs en Guadeloupe. Ce postulat est devenu un problème. La façon dont l’exposition, excellente par ailleurs, y répond en est un autre.

Il faut partir de l’image qui ouvre l’accrochage. Dans la mer, près du bord, un homme noir tient dans les bras une femme blanche qui flotte dans la lumière. L’image est douce et dérangeante à la fois, car mystérieuse. Quelle est la relation entre eux ? Soumission ou égalité ? L’homme a-t-il sauvé la femme de la noyade ? Est-il son compagnon ? A son service ? On ne sait et c’est merveilleux.

Le texte général de présentation de l’exposition donne des pistes. Halpern, qui sait l’histoire de la Guadeloupe, « marquée par la colonisation et l’esclavage », entend évoquer les traces d’un passé douloureux, resté vivace. On nous dit que ses portraits de Guadeloupéens ne sont pas « le produit d’une appropriation, mais celui d’un échange ». Entendez : Halpern a photographié les habitants avec leur consentement. Certains ont même posé. On apprend aussi qu’il est juif et qu’il s’intéresse « à la recombinaison des cultures du monde ». Autant de précautions pour légitimer son travail et lui éviter les ennuis.

L’imaginaire devient slogan

Mais ça va plus loin. L’image du couple dans l’eau est accompagnée d’un autre texte. L’homme « pratique un massage par flottaison ». Il eût été plus direct, semble-t-il, d’écrire qu’il s’agit d’un kiné et de sa cliente, mais bon. Toujours est-il que l’on tombe sur ces derniers mots : « Cette photographie souligne la persistance de différences raciales, perpétuées par l’esclavage et le colonialisme. »

Autant dire qu’une image à lecture ouverte devient, avec ce texte, à lecture fermée. Le mystère tombe, l’imaginaire devient slogan. On dit au spectateur comment regarder, pour qu’il n’ait pas de mauvaises pensées. C’est contradictoire avec une œuvre dont la force repose sur l’ambiguïté, voire la fiction. Contradictoire avec ce que dit Halpern lui-même dans son livre Let the Sun Beheaded Be (Aperture/Fondation Hermès, 120 p., 45 €) quand, dans un entretien passionnant avec Stanley Wolukau-Wanambwa, il confie qu’il entend bousculer les certitudes du spectateur. Contradictoire enfin quand, dans le livre suscité, Clément Chéroux analyse la résonance surréaliste des images, mouvement qui repose pourtant sur l’énigme.

Mais tout cela n’est pas surprenant. Les textes ont été écrits par des Américains pour des visiteurs américains. L’exposition devait en effet débuter en juin dernier au Musée d’art moderne de San Francisco, avant que le Covid-19 n’oblige à inverser les lieux d’exposition. Il est donc rare et instructif de voir en France une exposition telle que l’Amérique la verra, en 2022, ce qui permet de prendre la mesure du fossé entre les deux pays concernant l’appropriation culturelle. Aucune exposition en France, pour l’instant, ne prendrait de telles précautions. Il faut par exemple aller voir à la galerie Nathalie Obadia (jusqu’au 14 novembre) les photographies remarquables de Luc Delahaye, réalisées au Sénégal. Avec des Sénégalais. Cette fois sans avertissement écrit ou lecture orientée dans la salle.

Une hypothèse. Les précautions qui enrobent l’exposition Halpern sont moins là pour informer le spectateur que pour protéger l’artiste. Ce dernier espère ainsi éviter l’œil du cyclone qui a frappé tant de photographes. Mais outre que ce n’est pas gagné, il est sur la défensive. Quand un artiste commence à se justifier de sa vertu, alors même qu’il n’a rien à prouver sur la question coloniale et ses effets durables, ce n’est jamais très bon.

Il est vrai qu’Halpern arrive en terrain chargé. Il arrive après des milliers de photographes blancs – ethnographes, explorateurs, reporters ou artistes –, bons ou mauvais, qui, depuis le XIXe siècle, monopolisent l’imagerie des pays du Sud. Et dans cette imagerie, il y a beaucoup de stéréotypes et caricatures – colonialistes, exotiques, touristiques, décoratifs, misérabilistes, réducteurs – qui visent surtout à alimenter le besoin en images de l’Occident, qui aime tant regarder l’autre pour se rassurer. Le film documentaire Stop Filming Us (2020), du Néerlandais Joris Postema, tout en étant très maladroit, interroge par exemple la représentation visuelle de la République démocratique du Congo par les photographes occidentaux comme congolais.

Un changement de regard passe par un développement massif du regard autochtone. Pas simple, pour de multiples raisons, économiques déjà, même s’il y a du mieux. Pour les Occidentaux, c’est plus compliqué. Un travail de collaboration avec les gens photographiés est une piste. Mais faut-il disqualifier, « effacer » par principe tout regard étranger qui évite le contact avec les gens ? Certains le demandent, ce qui a de quoi inquiéter. Il est vrai que la complexité est une valeur en baisse dans le vaste débat décolonial.

Prenons le photographe sud-africain David Goldblatt, mort en 2018 à l’âge de 87 ans. Sa position était atypique, presque un étranger dans son propre pays : un Blanc qui a documenté l’apartheid subi par les Noirs. Il a aussi photographié les blancs. Ce statut ambivalent – dedans, dehors –, dont il a beaucoup parlé, était sa force. Il lui a permis, outre son talent, et le fait d’avoir créé une école photo fréquentée par des noirs, de produire des images remarquables, pour beaucoup sans l’accord des gens. Et lui aussi commence à être dénoncé pour appropriation culturelle.

26 septembre 2020

Tribune - « Ce n’est pas assagir Rimbaud et Verlaine, ni les récupérer à des fins partisanes, que de les faire entrer au Panthéo

rimbaud

Par Collectif - Le Monde

Initiateurs d’une pétition en faveur de la panthéonisation des deux poètes, visant à honorer deux libertés mais aussi « à désinstitutionnaliser » ce lieu, l’éditeur Jean-Luc Barré et l’universitaire Frédéric Martel, soutenus par trois écrivains et par le dramaturge Olivier Py, répondent à leurs détracteurs dans une tribune au « Monde ».

Arthur Rimbaud et Paul Verlaine sont parmi les plus grands − sinon les plus grands − poètes de notre langue. Il se trouve qu’ils étaient aussi amants. Voilà pourquoi nous avons suggéré, avec un collectif d’intellectuels et d’écrivains du monde entier, leur entrée au Panthéon. La pétition initiale, soutenue par Roselyne Bachelot et neuf anciens ministres de la culture, a déjà été signée par plus de 5 000 personnes sur le site Change.org.

Nous savions qu’une telle initiative ferait débat, comme ce fut le cas pour Albert Camus. Mais nous n’imaginions pas qu’elle nous ramènerait un siècle en arrière, lorsque le beau-frère d’Arthur, Paterne Berrichon, s’évertuait à christianiser Rimbaud et à « hétéro sexualiser » nos deux « poètes maudits ».

Une « contre-pétition » lancée, le 17 septembre, dans Le Monde par quelques soixante-huitards forcément attardés et cosignée par un petit collectif de professeurs émérites, de catholiques et d’écrivains − certains fort respectables, au demeurant −, s’oppose aujourd’hui à cette « panthéonisation ». Fort bien ! Que l’on nous permette cependant de rappeler quelques-uns des arguments qui ont justifié cette démarche à l’esprit « zutique », laquelle a été depuis lors dénaturée et falsifiée à dessein.

Deux poètes maudits au Panthéon. Lieu censé accueillir les grandes figures de notre patrimoine national, pourquoi le Panthéon ne pourrait-il pas être également celui des poètes ? D’aucuns nous dirons Voltaire, Rousseau et Hugo, certainement, mais pas la bohème ! Les amants débraillés et vagabonds interdits de Panthéon parce qu’ils « conchiaient » les institutions ?

Plus de diversité au Panthéon

Cet argument est facile à retourner : il ne s’agit pas, à nos yeux, d’institutionnaliser Rimbaud et Verlaine ; il s’agit de « désinstitutionnaliser » le Panthéon ! La vie artiste, l’esprit critique, le blasphème, c’est aussi la France et son histoire. Ce n’est pas assagir Rimbaud et Verlaine, ni les récupérer à des fins partisanes, que de les y faire entrer ; c’est vouloir que ce temple laïque et républicain soit « multiplicateur de progrès ».

Nul besoin d’être trotskiste pour savoir qu’il faut toujours investir les institutions pour les faire évoluer de l’intérieur. Et s’il était interdit que nos auteurs fussent célébrés, il faudrait débaptiser sur-le-champ les collèges Rimbaud et les lycées Verlaine.

Des formules antipatriotiques écrites à 16 ans, des armes vendues à 30 (mais ni trafic d’armes ni vente d’esclaves), un peu trop d’absinthe, et voilà les gardiens du temple qui s’agitent. L’effet inattendu de leur contre-pétition est qu’elle est, à leur corps défendant, un outil fallacieux et anachronique servant la « cancel culture », cette maladie du déboulonnage de statues.

Au lieu de défendre l’ordre établi, ne pourrait-on faire évoluer le Panthéon comme on l’a fait pour le Nobel de littérature en l’attribuant à Bob Dylan ? C’est d’ailleurs inévitable. La République doit accueillir plus de femmes, mieux représenter les différences. Ce mouvement est en marche, comme le montrent les panthéonisations récentes d’Alexandre Dumas, de Geneviève de Gaulle-Anthonioz, de Simone Veil ou d’Aimé Césaire, dont certaines se sont faites symboliquement par une poignée de terre prélevée sur la tombe et par une plaque, sans le déplacement du corps. C’est à ce type de panthéonisation que nous rêvons : elle ferait joie aux instituteurs, hussards de la République, et illuminerait la jeunesse du monde entier qui le chante, de Santiago du Chili à la bande de Gaza. Rimbaud symboliquement rendu « à son état primitif de fils du soleil ».

Charlestown

Sans vouloir attenter au tourisme municipal du maire de Charleville-Mézières, il convient quand même de rappeler l’amour singulier de Rimbaud envers sa ville de naissance, « cet atroce Charlestown » comme il la qualifiait. A son professeur, il écrit : « Vous êtes heureux, vous, de ne plus habiter Charleville ! − ma ville natale est supérieurement idiote entre les petites villes de province ».

Que Rimbaud ait été enterré à Charleville contre son gré, qui en douterait ? Qu’il y demeure dans un caveau avec son ennemi, le farfelu Paterne Berrichon, est une cruauté de l’histoire. Pour cette seule raison, tout rimbaldien sincère devrait vouloir éloigner Rimbaud de Berrichon et de sa prison perpétuelle de Charleville.

Christ a souillé ses haleines ; il a aussi souillé ses reliques. Car la bataille qui se joue depuis sa mort est celle de son prétendu catholicisme. On rend Rimbaud esclave de son baptême ! Pour les contre-pétitionnaires, enlever un corps enterré et béni par le prêtre pour le placer dans le temple de la République est en soi un scandale. Nos débats sont un nouvel épisode de la vieille querelle entre Claudel et Breton.

Il n’y a pas de famille Rimbaud

Les écrivains rimbaldiens homosexuels (Aragon, Gide, Cocteau, Green, plus tard Pasolini ou Yourcenar) se sont élevés contre la lecture strictement catholique de l’œuvre. Face à eux, François Mauriac ou Jacques Maritain, aux mœurs moins avouées, obscurcissaient la sexualité de Rimbaud et Verlaine – exactement comme nos contradicteurs d’aujourd’hui. Rien de bien nouveau : cette contre-pétition est signée par les héritiers de Paterne Berrichon !

« POUR LES CONTRE-PÉTITIONNAIRES, IL S’AGIT DE MINORER, ET PARFOIS DE NIER, LA SEXUALITÉ DE RIMBAUD ET LA RÉALITÉ DE SA RELATION AVEC VERLAINE »

Qu’une arrière-arrière-petite-nièce de Frédéric Rimbaud, le frère d’Arthur, se découvre une mission de salut familial à cette occasion est assez cocasse. C’est pourtant sans rire qu’elle se dit chagrinée de voir son lointain ancêtre taxé de mauvaises mœurs. En tout cas, si hommage il doit y avoir, elle pose une condition : que ce soit sans Verlaine ! On la comprend, un « inverti » dans la famille c’est déjà beaucoup, mais deux au Panthéon, ça pourrait bien finir par faire couple.

Le plus loufoque, ici, est que cette prétendue représentante de la « famille Rimbaud » n’a, en réalité, aucun droit moral sur l’œuvre. De famille Rimbaud, il n’y a pas ! Cette dame appartient à la lointaine lignée du frère et pas à celle d’Arthur. Or c’est sa sœur Isabelle qui a hérité du droit moral, puis à sa mort, en 1917, son mari, le trop fameux Berrichon. Depuis 1922, ses héritiers détiennent le droit moral ; s’il n’en existe plus, il revient au Centre national du livre. « Et c’est ta famille ! » comme disait Rimbaud dans Age d’or.

Drôle de ménage

Ne nous cachons pas la vérité : les arguments contre l’entrée de Rimbaud et Verlaine au Panthéon tiennent pour l’essentiel à la question homosexuelle. C’est l’obsession de la majorité des contre-pétitionnaires, dont plusieurs sont proches de l’esprit de La Manif pour tous. Il s’agit de minorer, et parfois de nier, la sexualité de Rimbaud et la réalité de sa relation avec Verlaine. Lisons-les : ils nous accusent de vouloir imposer à Rimbaud et Verlaine un « pacs morbide » − l’expression, ignoble, rappelle le « sida mental » du regretté Louis Pauwels. Comment de présumés rimbaldiens et verlainiens peuvent-ils se laisser aller à une formule relevant de la pure homophobie ?

Alain Borer assure, péremptoire, dans le journal La Croix le 15 septembre : « Il n’est pas un chercheur honnête qui affirme que Rimbaud fût homosexuel. Les faits s’y opposent ». Et Olivier Bivort, « spécialiste » de Verlaine, de certifier de son côté à la RTBF : « On ne trouve rien dans leur œuvre qui soit une exaltation de la différence sexuelle (…). Ni Rimbaud ni Verlaine n’ont été dénoncés pour leurs préférences sexuelles ». Pierre Brunel, autre signataire, reste célèbre pour cette formule indépassable, que l’on trouve dans sa préface des Poésies complètes (Le Livre de Poche, 1998) : « L’homosexualité [de Rimbaud], trop complaisamment invoquée par la critique, n’explique rien, ou pas grand-chose ».

L’homosexualité de Rimbaud serait donc anecdotique, accidentelle, littéraire. Un égarement d’adolescent. Que nous révèlent les textes ? Toute son œuvre, depuis Un cœur sous une soutane jusqu’à « Vagabonds », en passant par « Le Cœur volé », « Bottom », « Fairy », « H », « Parade », « Antique » et, bien sûr, Une Saison en enfer, en particulier « Vierge folle » − le texte le plus important sur l’amour entre hommes de notre littérature −, est marquée par des références ou des préoccupations de cet ordre.

D’Yves Bonnefoy à Pierre Michon, de Robert Goffin à Steve Murphy ou Max Kramer, les rimbaldiens d’une autre « chapelle » universitaire l’assurent. La formule célèbre : « Je n’aime pas les femmes. L’amour est à réinventer, on le sait » ne dit pas autre chose. Qui relit l’Album zutique, par exemple le « Sonnet du trou du cul », « Jeune Goinfre », « Les Remembrances du vieillard idiot » ou « Les Stupra », sera édifié une fois pour toutes.

Le « concert d’enfers » de Verlaine avec Rimbaud est également un véritable « contrat d’alliance » sur ce sujet. Leur liaison est établie par d’innombrables témoignages et documents, dont le poème « Le bon disciple ». Dans les lettres « Reviens », de juillet 1873, Rimbaud écrit deux fois « Je t’aime » à Verlaine − une grande première entre deux écrivains dans l’histoire des lettres françaises.

« En même temps », mais pas « en couple »

Après leur relation, Rimbaud fut l’amant de Germain Nouveau ; Verlaine, qui fut marié, a connu une longue passion pour le tendre Lucien Létinois. Rimbaud aurait eu une « femme » en Abyssinie ? Il s’agit plutôt d’une domestique dont il écrit : « J’ai renvoyé cette femme sans rémission (…) J’ai eu assez longtemps cette mascarade devant moi ».

La magistrale biographie de Jean-Jacques Lefrère, Arthur Rimbaud, (Fayard, 2001), nous apporte bien des clés : l’homosexualité de Rimbaud est attestée ; son hétérosexualité non. Verlaine, encore : « Le roman de vivre à deux hommes/Mieux que non pas d’époux modèles (…) Scandaleux sans savoir pourquoi/(Peut-être que c’était trop beau)/Mais notre couple restait coi/Comme deux bons porte-drapeaux ». En réalité, le dossier est clair pour qui sait lire. Avant la lettre, Rimbaud et Verlaine ont chanté l’« amour encore mal défini ».

Rappelons enfin qu’il n’a jamais été question pour nous de faire entrer Rimbaud et Verlaine au Panthéon « en couple ». S’il s’est agi, comme nous le pensons, d’un amour fou et durable, il reste vrai que les amants se sont blessés et perdus de vue. Rimbaud s’est éloigné de son « Loyola ». Voilà pourquoi nous avons suggéré leur arrivée au Panthéon « en même temps », mais non pas « en couple ». Chacun aurait sa stèle ou sa plaque. Ce sont deux libertés en mouvement que nous voulons honorer.

Par-delà notre pétition, qui aura au moins permis de révéler au grand jour ce camp du déni et de l’ordre moral, une page blanche s’ouvre pour les études rimbaldiennes et verlainiennes. A nous maintenant, et à de nouvelles générations de chercheurs, de produire sans préjugés les recherches nouvelles que, « ô future vigueur », nos deux plus grands poètes méritent.

Jean-Luc Barré, écrivain et éditeur ; Michel Braudeau, écrivain, membre du jury du prix Médicis ; Frédéric Martel, écrivain et universitaire ; Angelo Rinaldi, écrivain, membre de l’Académie française ; Olivier Py, metteur en scène, directeur du Festival d’Avignon ; Edmund White, écrivain américain.

21 septembre 2020

"Pour combattre la rhétorique de l’extrême droite, il faut admettre que l’immigration des ex-colonisés est une réalité"

Par Philippe Bernard - Le Monde

Le lien entre décolonisation et immigration a longtemps été tabou, un regard historique sur la guerre d’Algérie doit permettre de sortir de ce refoulement, estime dans sa chronique Philippe Bernard, éditorialiste au « Monde ».

Troublant télescopage : alors que les séquelles du colonialisme sont de plus en plus couramment invoquées pour expliquer différents dysfonctionnements sociaux – racisme, discriminations, bavures policières –, la guerre d’Algérie, paroxysme de la violence coloniale française, n’apparaît plus comme le premier ferment de préjugés racistes. Un Français d’origine algérienne peinerait aujourd’hui à se référer aux exactions de l’armée française dans les djebels pour expliquer les préjugés qui le visent. Marine Le Pen peste contre l’idée de repentance à l’égard d’Alger, mais prétend tourner le dos aux racines « Algérie française » de son organisation et au passé de son père, accusé d’avoir pratiqué la torture (ce qu’il a toujours nié). Cet effacement progressif traduit le mécanisme de normalisation historique d’un événement qui a si longtemps instillé son poison dans la société française.

On l’a oublié, mais les années 1970, temps de paix et de prospérité économique, ont été une époque d’explosion de violence anti-arabe, et particulièrement anti-algérienne, marquée par des dizaines d’assassinats. « Une violence inimaginable aujourd’hui », insiste l’historien Yvan Gastaut, maître d’œuvre de la passionnante plongée que propose la revue Hommes & migrations dans l’année 1973, « l’une des (…) plus violentes de l’histoire de la Ve République en matière de racisme ». Onze ans après l’indépendance de l’Algérie, la guerre se poursuivait sur le sol français.

Cette année-là, Paris Match pouvait titrer « Les “bicots” sont-ils dangereux ? » et l’éditorialiste du quotidien marseillais Le Méridional proclamer, après le meurtre d’un chauffeur de tram par un déséquilibré algérien : « Nous en avons assez. Assez des voleurs algériens, (…) assez des syphilitiques algériens, (…) assez des fous algériens, assez des tueurs algériens. » Ce meurtre déclencha à Marseille une série de « ratonnades », entraînant la mort d’une vingtaine d’Algériens sans qu’aucun auteur ne soit identifié.

Expéditions punitives

Eclipsée par Mai 68, la guerre d’Algérie opérait alors un retour en force en France sous la forme d’attentats perpétrés par des groupes d’extrême droite, nostalgiques de l’Algérie française, mais aussi de violences directement inspirées par l’identification des immigrés maghrébins aux fellagas, ces nationalistes algériens que 1,5 million de jeunes Français appelés avaient combattus quelques années plus tôt. « Trente-quatre mois d’Algérie, ça ne vous dit rien ? Moi, j’ai servi sous Bigeard. Alors vous pensez, les Arabes, je les connais », témoignait dans L’Express un participant aux expéditions punitives qui embrasaient le sud de la France à l’été 1973.

Plus explicite encore, la revendication par un « Club Charles Martel » de l’attentat à la bombe contre le consulat d’Algérie à Marseille – quatre morts en décembre – appelait à la vengeance : « Notre pays jadis colonisateur est maintenant colonisé (…). Français, imitez les Algériens qui nous ont expulsés par la violence ! » Pour ces anciens activistes de l’Algérie française, explique Yvan Gastaut, il s’agissait de « faire payer aux immigrés arabes le prix de cette perte ».

Il a fallu du temps pour le comprendre : « La guerre d’Algérie a ouvert une crise durable du nationalisme français, explique l’historien Benjamin Stora. Accepter l’amputation d’une partie du territoire n’était pas simple. » Le passé algérien de la France est « passé » d’autant plus douloureusement que le mot « guerre » lui-même n’a été officialisé qu’en 1999. Benjamin Stora, subtile analyste de ce « transfert de mémoire » entre l’Algérie coloniale et la France de l’immigration et de l’islam, compare la guerre d’Algérie à la guerre de Sécession et le racisme antimaghrébin à un « sudisme » à la française. « L’Algérie était à la France ce que le Sud était aux Etats-unis : un territoire où se pratiquait la ségrégation, inclus dans un pays proclamant l’égalité des citoyens, analyse-t-il. Avec la perte de l’Algérie, on a transféré sur le sol français un comportement sudiste qui va traverser toute la société française. »

Une réalité planétaire

De l’Algérien, on est passé à l’immigré, puis au musulman. Avec le temps, avec la guerre civile algérienne des années 1990, puis les ravages planétaires du terrorisme islamiste, la guerre d’Algérie n’est plus qu’une référence lointaine, mais de cette boîte de Pandore sont sortis les débats sur l’histoire de la colonisation et de l’esclavage. Relégué au second plan des obsessions publiques, le conflit de 1954-1962 fait en revanche l’objet d’une impressionnante libération de la parole privée par les anciens appelés, « habités par les traces de cette guerre », comme en témoigne l’enquête de l’historienne Raphaëlle Branche, sur la fin d’un silence qui a duré des décennies (Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? La Découverte, 512 p., 25 €).

Eclipsée mais jamais effacée, l’ombre portée de la guerre d’Algérie sur la société française illustre la nécessité d’analyser les liens complexes entre décolonisation et immigration, et d’en débattre. Alors que les Pakistanais et les Indiens sont perçus depuis longtemps comme des « immigrés postcoloniaux » au Royaume-Uni, cette dimension est longtemps restée taboue en France. L’entrée dans l’histoire de la guerre d’Algérie aide à sortir de ce refoulement.

Pour combattre la rhétorique d’extrême droite de la « colonisation à l’envers », pour éviter de faire de l’immigration l’éternel exutoire de nos querelles historiques, pour déjouer aussi le piège qui consiste à voir du « postcolonial » derrière toutes les formes de domination, encore faut-il admettre que l’émigration des ex-colonisés vers les anciennes puissances impériales est une réalité planétaire. Et que ce phénomène parfaitement explicable suppose, comme entre la France et l’Allemagne, d’assumer une histoire partagée souvent tragique, afin de la dépasser pour vivre ensemble.

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20 septembre 2020

Vu des États-Unis - L’inéluctable transformation de Paris après l’épidemie

THE ATLANTIC (WASHINGTON)

La crise provoquée par le Covid-19 pousse plus que jamais la capitale française à se réinventer, écrit ce magazine américain. Pour enfin remédier aux inégalités criantes et devenir la ville du XXIe siècle qu’elle aspire à être.

La pandémie a durement touché Paris. Et plus encore ses banlieues. La capitale avait déjà misé son avenir sur le regroupement avec un ensemble de communes limitrophes pour former la métropole du Grand Paris, la ville durable du XXIe siècle. Mais le coronavirus a montré à quel point cette transformation était urgente.

En 2019, Paris a reçu plus de 38 millions de visiteurs. Cet été, les restrictions des déplacements internationaux ont fait chuter de 86 % le taux d’occupation des hôtels. Pendant la pandémie, l’activité économique du Grand Paris a baissé de 37 % par rapport à l’année précédente. En Île-de-France, 100 000 emplois ont été détruits depuis la mi-mars.

Le strict confinement mis en place de la mi-mars à la mi-mai à l’échelle nationale a eu pour effet de réduire le nombre de contaminations, d’hospitalisations et de morts. Mais, après son assouplissement, le virus a recommencé à circuler. Bien que le taux d’hospitalisation demeure gérable et la mortalité relativement basse, le nombre de nouveaux cas a enregistré une hausse préoccupante ces dernières semaines, en particulier dans la métropole parisienne.

Comme aux États-Unis, l’impact de l’épidémie n’est pas le même partout. Prenons par exemple le cas de la Seine-Saint-Denis, le département le plus pauvre de France, qui abrite la deuxième communauté de migrants. Dans ce département, qui constitue le plus gros réservoir de “travailleurs essentiels” d’Île-de-France, de nombreux habitants ont continué, pendant les deux mois de confinement, à prendre les transports en commun pour se rendre au travail. Et comme la Seine-Saint-Denis souffre par ailleurs d’un manque de médecins, du 1er mars au 1er avril dernier elle a enregistré une surmortalité de 134 % par rapport à l’année précédente – contre seulement 99 % à Paris.

Pas tous égaux devant le virus

Les habitants des banlieues sont parfaitement conscients qu’ils ont beaucoup plus souffert du confinement que leurs riches voisins de la capitale et qu’ils ont été bien plus maltraités par la police quand ils s’aventuraient dans la sphère publique que, par exemple, les Parisiens qui faisaient leur jogging près de l’Arc de Triomphe. Et ils en ont conçu de la frustration et de la colère. En juin, malgré l’interdiction des grands rassemblements, la mort de George Floyd aux États-Unis a fait descendre dans la rue des milliers de Français adhérant au mouvement Black Lives Matter et souhaitant dénoncer les violences et le racisme de la police française.

Malgré ces effets délétères de l’épidémie, nul n’évoque la disparition de Paris comme certains ont pu le faire pour New York. Au cours de ses deux mille ans d’histoire, la ville a survécu à d’innombrables fléaux. Rien que ces dernières années, elle a été victime d’attentats, d’inondations, de manifestations violentes et d’un incendie qui a failli détruire Notre-Dame. Conformément à sa devise – Fluctuat nec mergitur (“Il est battu par les flots, mais ne sombre pas”) –, Paris, capitale financière, culturelle et politique d’un pays très centralisé, est une ville éternelle.

Pourtant – et cela peut paraître surprenant pour les Américains –, les autorités françaises considèrent qu’elles doivent tirer parti de la pandémie. Elles sont prêtes à agir. Après le confinement, quand les Parisiens sont sortis de leur appartement ou sont rentrés de leur résidence secondaire, ils ont découvert 50 kilomètres de pistes cyclables temporaires, les “coronapistes”, délimitées en jaune vif et aménagées au-dessus des lignes surchargées du métro. Et les cafés et restaurants ont installé des tables dans des rues fermées aux automobiles, occupant d’anciennes places de parking pour pouvoir rouvrir avec un risque de contamination minimum.

Tirer parti de la pandémie

La maire de Paris, Anne Hidalgo, s’est engagée depuis un certain temps à débarrasser la ville de ses véhicules et à réduire la pollution atmosphérique, qui chaque année tue 6 600 habitants, la majorité dans les banlieues. En juin, elle a été réélue haut la main sur un programme visant à accélérer la transition écologique de la ville. Elle a notamment promis de pérenniser certaines des mesures prises pendant le confinement et de reverdir Paris en créant des forêts urbaines. Tous les véhicules diesel seront interdits d’ici à 2024. Il est également prévu de transformer le périphérique en un boulevard végétalisé sur lequel la circulation sera réduite et des voies réservées aux véhicules propres, pour permettre aux cyclistes et aux piétons de le traverser. L’idée n’est pas seulement d’éliminer une voie rapide disgracieuse et source de pollution de la métropole postcarbone de demain, mais aussi de faire tomber une importante barrière matérielle et psychologique au regroupement de la capitale et de ses banlieues au sein de la métropole du Grand Paris. Une barrière qui doit disparaître le plus tôt possible.

Le concept de métropole est né des violentes émeutes qui ont éclaté en 2005, après l’électrocution accidentelle de deux jeunes issus des minorités qui fuyaient la police dans leur banlieue de Clichy-sous-Bois. En 2009, Nicolas Sarkozy, alors président, a chargé des équipes d’architectes de concevoir un projet de “Grand Paris” pour améliorer la qualité de la vie dans les banlieues, mettre la métropole en conformité avec les exigences du protocole de Kyoto en matière d’émissions de CO2 et faire de la capitale française une ville de classe mondiale. Le projet de la métropole du Grand Paris a été officiellement signé en janvier 2016, quelques mois après les attentats de 2015. Le nouveau réseau de transports en commun de la métropole, le Grand Paris Express, dont l’entrée en service est prévue pour 2030, est en cours de construction. Ce sera le plus grand réseau d’Europe, avec 200 kilomètres de lignes automatiques où les trains se succéderont toutes les 2 ou 3 minutes pour relier 68 gares conçues par des cabinets d’architecture. Ces gares seront décorées d’œuvres commandées à de grands artistes contemporains et entourées de nouveaux ensembles immobiliers, d’espaces verts, de campus universitaires et de complexes de bureaux et de loisirs. En 2017, le président Emmanuel Macron a déclaré que l’absence d’accès aux transports publics “assign[ait] à résidence” les habitants des banlieues. Le Grand Paris Express est supposé les libérer.

Un autre projet visant à améliorer la vie dans les banlieues est celui des Jeux olympiques de 2024. La plupart des infrastructures sportives seront construites à Saint-Denis. Lorsque j’ai visité le futur site olympique au mois d’août, l’échelle des changements à venir était manifeste, mais la manière dont ces changements allaient profiter aux habitants dont les logements et les commerces étaient sur le point d’être rasés l’était beaucoup moins. La municipalité de Paris a assuré que les Jeux apporteraient des logements, des emplois et une gare flambant neuve sur le Grand Paris Express. Un grand nombre d’habitants, qui n’ont pas eu leur mot à dire sur ce projet et dont les problèmes ont été ignorés pendant des décennies, sont sceptiques.

Paris mythique

Le Paris mythique que l’on connaît est le fruit d’une métamorphose radicale de la capitale après l’épidémie de choléra qui l’a frappé en 1832 et a tué 19 000 habitants en six mois. À l’époque comme aujourd’hui, les Parisiens les plus riches s’étaient réfugiés dans leurs résidences secondaires. Les pauvres, eux, mouraient dans les rues souillées par les eaux usées. La rumeur a circulé que la maladie était un complot contre le peuple, qui, comme Victor Hugo l’a immortalisé dans Les Misérables, s’est révolté en dressant des barricades pour empêcher les soldats d’accéder aux quartiers insurgés. Napoléon III a réagi en chargeant le baron Haussmann de faire de Paris une capitale moderne, à l’abri des épidémies et des rébellions. Les quartiers pauvres, souvent embouteillés, ont été démolis pour aménager de larges avenues par lesquelles l’air et les soldats pourraient circuler librement à travers la ville. Un réseau d’égouts souterrain a été créé et les pauvres ont été refoulés à la périphérie de la ville. Près de cent soixante-dix ans après l’expulsion de ces derniers, la métropole du Grand Paris est censé les ramener dans son giron.

En tant qu’Américain vivant dans cette métropole du Grand Paris – à Pantin, plus exactement –, j’ai du mal à comprendre le chaos qui règne aujourd’hui aux États-Unis. La France est loin d’être un pays parfait et égalitaire, mais je me sens chanceux d’habiter un endroit où les autorités politiques et les citoyens auxquels ils doivent rendre des comptes profitent de la terrible pandémie en cours pour mettre en place les changements radicaux qui seront nécessaires pour faire face aux bouleversements à venir.

Mira Kamdar

Source

The Atlantic

WASHINGTON http://www.theatlantic.com

19 septembre 2020

Rimbaud et Verlaine, trop sauvages pour le Panthéon

rimbaud verlaine

Par Denis Saint-Amand, chercheur qualifié du FNRS, université de Namur — Libération

La volonté de panthéoniser ces deux poètes témoigne d’une représentation approximative de leurs œuvres. Ce sont précisément leur refus des conventions et des convenances qui les ont fait entrer dans l’histoire littéraire.

Tribune. Depuis quelques semaines, une pétition circule pour faire entrer les poètes Arthur Rimbaud et Paul Verlaine au Panthéon. Initiée par d’anciens ministres de la Culture, soutenue par la ministre actuelle et par plusieurs acteurs des milieux culturel et universitaire, elle procède sans doute en partie d’une bonne intention, mais témoigne surtout d’une représentation très approximative des deux écrivains et de leurs œuvres respectives. Pour le dire clairement, ce projet de panthéonisation n’est pas une bonne idée. Intitulée «Ce qu’on dit aux poètes à propos du Panthéon», la pétition souligne que les deux écrivains «ont enrichi par leur génie notre patrimoine», sont «deux symboles de la diversité» qui «durent endurer "l’homophobie" implacable de leur époque». Elle justifie ce projet en invoquant «quatre raisons principales» : «littéraire», «politique», «morale» et «judiciaire».

Le titre de l’appel fait écho à celui du poème Ce qu’on dit au poète à propos de fleurs adressé à Théodore de Banville par Rimbaud (qui signe du pseudonyme «Alcide Bava»), le 14 juillet 1871. Il s’agit d’un texte fantaisiste et provocateur, ironisant sur les clichés véhiculés par une poésie bucolique que le jeune homme tenait pour mièvre. En décalquant le titre de ce poème, les auteurs de la pétition donnent, sans en prendre conscience, une dimension parodique à leur démarche. Le fait est que cette maladresse se révèle malgré elle plutôt heureuse puisqu’elle correspond bien à la façon dont Rimbaud et Verlaine, bohèmes et réfractaires, se représentaient l’institution littéraire, ses codes et ses mécanismes de consécration.

Pour rappel, Rimbaud abandonne l’écriture en 1875, à 20 ans, après avoir décidé que le milieu littéraire ne correspondait pas à ce qu’il avait espéré (et en comprenant qu’il ne bénéficiait plus des soutiens nécessaires pour s’y faire une place). Quand, dans les années 1880, des poètes de la jeune génération se mettent à sa recherche pour lui dire qu’il compte à leurs yeux et pour tenter de dégoter un inédit ou l’autre, il leur indique qu’il considère son œuvre poétique comme une erreur de jeunesse et exige qu’on cesse de le déranger à ce sujet. Verlaine, qui préférait la sociabilité des cafés et des hôpitaux, est allé jusqu’à se moquer de la panthéonisation. Ses Mémoires d’un veuf comprennent une notule intitulée «Panthéonades», dans laquelle il déplore le sort réservé à Victor Hugo : «Ils l’ont fourré dans cette cave où il n’y a pas de vin !»

Les œuvres respectives des deux auteurs sont sans doute plus vues que lues, et le texte de la pétition en témoigne en les évacuant. Faut-il vraiment passer par l’emploi des deux premiers vers de Chanson d’automne par Radio Londres, quarante-huit ans après la mort du poète, pour évoquer la portée politique des poèmes de Verlaine ? Celle-ci se mesure plutôt dans les Vaincus, ce texte de 1869 amendé en 1872 pour dire l’écrasement de la Commune et l’espoir d’une revanche. Dans la pétition, l’engagement politique de Rimbaud est pour sa part réduit au slogan Changer la vie : le cliché date des surréalistes (Breton oubliait que, dans la prosopopée énoncée par la «Vierge folle» d’Une saison en enfer, la formulation était «Il a peut-être des secrets pour changer la vie ? Non, il ne fait qu’en chercher» - chimère déçue), et il passe au bleu le fait que c’est toute l’œuvre du poète qui est portée par la révolte des exclus, l’énergie communarde et le mépris des petits rois : il suffit de relire l’Orgie parisienne ou Paris se repeuple, les Mains de Jeanne-Marie, les pièces zutiques ou Ouvriers pour comprendre que, à notre époque, Arthur Rimbaud aurait porté un gilet jaune.

L’engagement rimbaldien est celui de la jeunesse et des dépossédés : il serait infâme qu’il fasse l’objet d’une récupération officielle alors que l’Etat français a, au cours des derniers mois, déployé une violence inouïe pour tenter d’écraser un mouvement social qui a parfois revendiqué un héritage communard, et continue d’ignorer aujourd’hui les dénonciations de cette violence. Le problème se pose d’autant plus que la pétition mobilise un motif judiciaire en indiquant que l’emprisonnement de Verlaine à Mons procéda de son orientation sexuelle et de son passé communard bien plus que de la blessure par balle infligée à Rimbaud, le 10 juillet 1873 à Bruxelles. Ceci est tout à fait exact, mais il paraît étrange qu’un tel argument occupe une telle place : d’abord parce qu’il n’est pas certain que la réparation symbolique d’une erreur judiciaire passe par le déplacement du cadavre d’un individu floué en un lieu qu’il raillait de son vivant ; ensuite parce que cette forme de compensation apparaît bien insidieuse au sein d’un Etat dont les représentants se sont distingués, ces derniers temps, par leur obstination à nier toute forme de violences policières malgré les énucléations, amputations et décès qu’elles ont causés, par leur propension à mépriser la «foule haineuse» et «ceux qui ne sont rien», par leur tendance à invisibiliser les violences sexuelles et de genre commises au sein d’institutions étatiques, et par leur entêtement à pérorer contre l’«ensauvagement» de la République - or, s’il y a une épithète qui correspond aux deux poètes, c’est bien celle de sauvages : ce sont précisément leur liberté, leur refus des conventions et des convenances et leur insolence qui les ont fait entrer dans l’histoire littéraire.

La France honorerait davantage ses poètes en laissant leurs dépouilles reposer là où elles sont (fût-ce au côté de Paterne Berrichon dont la proximité ne doit pas perturber outre mesure le sommeil de Rimbaud) plutôt que de les exhumer à grands frais dans une opération à laquelle ils n’ont rien à gagner et qui ne sert que les intérêts de l’Etat. Si on souhaitait rendre hommage à Rimbaud et à Verlaine, on pourrait commencer par relire sérieusement leurs œuvres pour mesurer leur lassitude à l’égard du monde petit-bourgeois, leur puissance satirique, leur intérêt pour les formes de solidarité et les révoltes logiques, leur capacité, aussi, à esquisser des mondes possibles. Et si le ministère de la Culture éprouve le besoin de marquer le coup, d’utiliser le nom des poètes pour une juste cause, de labelliser une innovation ou que sais-je, il serait inspiré de créer, par exemple, un fonds Rimbaud et Verlaine qui soutiendrait les acteurs du monde culturel touchés par la situation que nous vivons - et peut-être, en particulier, aux intermittents, ces auteurs de décors et toiles de saltimbanques, régleurs de rythmes naïfs et projecteurs d’illuminations, qui demeurent les éternels laissés-pour-compte.

18 septembre 2020

La panthéonisation de Rimbaud et Verlaine relève d’une idéologie bien-pensante et communautariste

rimbaud verlaine

Arthur Rimbaud (à gauche) et Paul Verlaine.

D’artistes, Écrivains, Poètes Et Rimbaldiens,

Un collectif d’artistes, écrivains, poètes et rimbaldiens, parmi lesquels Florence Delay et Erri de Luca, demandent au président de la République de refuser cette « démarche sociétale, et non mémoriale »

Permettez à quelques écrivains, poètes, rimbaldiens, artistes et intellectuels, permettez à tout passant de vous exhorter, Monsieur le président de la République, à ne pas faire entrer au Panthéon les cendres d’Arthur Rimbaud [1854-1891] et de Paul Verlaine [1844-1896], comme vous le suggèrent, en une pétition récemment diffusée, quelques signatures illustres – qui n’ont pas, il est vrai, forcément, toujours clarté de tout. Pour notre part, également « fous du poète », comme disait Verlaine à propos d’Arthur Rimbaud, et dans une égale ouverture d’esprit aux questions sociétales, nous tenons à vous aviser de l’erreur que constituerait, à notre avis, l’entrée forcée au Panthéon d’Arthur Rimbaud (si jamais ces termes ne sonnaient pas immédiatement comme un oxymoron) et de Paul Verlaine, pour peu que vous voudrez bien examiner ces cinq raisons de bon sens.

Rimbaud le « patrouillote » Faut-il rappeler quelles provocations retentissantes de l’adolescent rebelle s’entendraient au fronton de « la patrie reconnaissante » ? « Ma patrie se lève ! Moi, j’aime mieux la voir assise ; ne remuez pas les bottes, c’est mon principe. » Pourquoi ne pas respecter les vociférations grandioses d’Une saison en enfer, refuser d’entendre à quel point elles ne se destinent pas aux cryptes de notre Panthéon : « Je suis de race inférieure », « Je ne suis pas de ce peuple-ci… »

Telles sont quelques-unes des citations que rappelaient déjà, en 1927, André Breton et Louis Aragon, dans le tract intitulé « Permettez ! », qu’ils distribuèrent à Charleville (Ardennes) lors de l’inauguration d’un buste de Rimbaud, avec les signatures de Robert Desnos, Paul Eluard, Max Ernst, Michel Leiris, Jacques Prévert, Raymond Queneau, beaucoup d’autres encore, tous indignés par cette ridicule tentative de récupération bien-pensante, celle-là même qui prendrait aujourd’hui une dimension nationale et irréversible !

Comment expliquer à la nation que le Panthéon abriterait, aux côtés de Pierre Brossolette et de René Cassin, un jeune Rimbaud sarcastique qui, pendant l’occupation prussienne [de 1870 à 1873], ironisait : « Je souhaite fort que l’Ardenne soit occupée et pressurée de plus en plus immodérément » ? Son « patrouillotisme » serait-il dans la manière de Jean Moulin ? N’entre pas au Panthéon qui veut. Mais quand on ne veut pas ?

Faites entrer à reculons, s’il vous plaît, le cercueil de Paul Verlaine, qui demandait à ses amis communards de retourner leurs canons contre le Panthéon.

Comment réprimerez-vous les inscriptions « sauvages » qui ne manqueront pas de dégrader régulièrement les murs du Panthéon, quand celui qui serait honoré à l’intérieur parmi les grandes figures aux actes édifiants écrivait jadis « merde à Dieu » sur les bancs des promenades ? Comment expliquerez-vous que Rimbaud, à son corps ou à ses cendres défendant, soit admis à cet honneur qu’il aurait détesté et dont ne sont toujours pas jugés dignes, par exemple, Charles Péguy, bouleversant écrivain et patriote mort au champ d’honneur ? Ou Guillaume Apollinaire, blessé dans les tranchées, et qui terminait ses soupers avec le Douanier Rousseau en chantant La Marseillaise ? Ou encore Missak Manouchian, poète, immigré arménien mort pour la France ? Les premiers signataires ci-dessous réagissent comme les intellectuels et artistes de 1927, mais en considérant que la situation est infiniment plus grave parce qu’il s’agit de la France tout entière, notre pays, qui présenterait, dans la confusion des valeurs, une significative image d’elle-même.

Hugo et les autres Un seul poète, immense, repose au Panthéon, jusqu’à présent, sur 78 personnalités… Si l’Etat songe enfin à réparer cet oubli, il importerait de faire entrer préalablement et d’urgence aux côtés de Victor Hugo, Baudelaire, Racine, Molière, La Fontaine, Marceline Desbordes-Valmore, Léopold Sédar Senghor, Saint-John Perse, tant d’autres poètes et écrivains ! Et n’oubliez pas Poussin ! Debussy !

Fonction du Panthéon Dans l’histoire prestigieuse du Panthéon survient une nouveauté remarquable, qui tient au projet de faire entrer non pas exactement un « poète », mais, tacitement, un couple « homosexuel ». Une internaute le comprend bien : « Leur panthéonisation, c’est pour leur œuvre ou bien pour leur relation ? » Associer les deux noms de Rimbaud et Verlaine – ce qui est une simplification biographique et une erreur littéraire, car ils ne sont pas de la même taille – et forcer publiquement, en une sorte de pacs morbide, des retrouvailles, auxquelles d’ailleurs Rimbaud se refusait absolument, une telle opération constitue en effet une démarche sociétale, et non mémoriale, qui n’est pas dans la vocation du Panthéon. Il ne s’agit que de faire passer pour une transgression (admettre un rebelle) ce qui est fondamentalement une démarche politiquement correcte.

En cela nous voyons un acte supplémentaire de l’américanisation, par ce communautarisme (qui peut mener loin dans les admissions au Panthéon), qui envahit la culture française et qui la compromet chaque jour jusque dans notre langue française. Et l’on passe ainsi de la culture (lire la poésie, qui nous interroge, nous éclaire) au culturel, du livre au spectacle, de l’œuvre à l’instrumentalisation du poète en un acte de communication.

« Drôle de ménage » Un tel changement de registre intellectuel oblige à faire le point sur les aspects intimes de la relation de ces deux poètes : en l’état actuel de la recherche rimbaldienne, il est impossible d’affirmer que Rimbaud fut homosexuel toute sa vie ; tout porte à croire que sa relation amoureuse avec Verlaine (« des amours de tigre », « un mauvais rêve », dira Verlaine) participe de la provocation antibourgeoise, si l’on veut bien se placer dans le contexte moral de son époque, et de ce qu’il nomme « l’encrapulement » nécessaire à son entreprise poétique. Plusieurs jeunes femmes sont attestées dans sa vie et ses poèmes à cette même époque ; Rimbaud vécut six mois avec une femme abyssine à Aden(dans l’actuel Yémen )en 1884 ; il envisage, en 1890, d’épouser une femme qui consentirait à le suivre dans ses errances (laquelle restait introuvable, et il en allait de même pour ses compagnons d’infortune). Le couple Verlaine et la jeune Mathilde, de son côté, fut l’un des premiers à bénéficier de la nouvelle loi favorisant le divorce, après s’être séparé en 1873 ; et le poète de Sagesse, qui vécut avec deux femmes à la fin de sa vie, est l’auteur de deux recueils, sommets de la poésie érotique française, symboliquement intitulés Femmes et Hombres…

Un dépassement de la séparation Une toute petite coterie est en fait à l’origine de la pétition militante qui demande la panthéonisation de Rimbaud et Verlaine ; elle relève d’une idéologie bien-pensante et communautariste ; elle promeut une biographie de Rimbaud, en vente à cette occasion, très documentée, mais dont la particularité consiste à ne développer que l’infinie platitude des faits, c’est-à-dire à se débarrasser enfin de la poésie et des remises en question qu’elle porte depuis cent cinquante ans. Or ce qui caractérise les problématiques de l’amour chez Rimbaud ne se comprend que par la poésie – dans sa recherche désespérée, au-delà même des qualifications sexuelles, d’un nouveau corps amoureux.

Monsieur le président de la République, vous qui êtes attentif aux symboles, ne commettez pas cette erreur, pire : cette gaffe ! N’arrachez pas Rimbaud à sa terre natale ! Laissez Rimbaud reposer parmi les siens, comme le réclament le maire de Charleville et tous les Ardennais, avec nous et tant d’autres amoureux des poètes ! Respectons Césaire dans son île, Chateaubriand en son Grand Bé, solitaires face à l’océan ! Laissons libres les poètes, tels qu’ils ont vécu et, par-dessus tout, respectez Arthur Rimbaud qui, pour avoir abandonné la poésie, n’a jamais cessé d’adorer ce qu’il appelait la « liberté libre ! »

Poètes, écrivains, artistes :

Adonis, Muriel Barbery, Stéphane Barsacq, Tahar Ben Jelloun, Claudine Bertrand, Zéno Bianu, Jean-Marie Blas de Roblès, Alain Blottière, Alain Borer, Denise Boucher, Frédéric Boyer, Bernard Cerquiglini, Jean Clair, Francis Combes, Antoine Compagnon, Michel Deguy, Florence Delay, Guy Goffette, Anouk Grinberg, Stéphanie Hochet, Mark Irwin, Pierre Jourde, François Jullien, Abdellatif Laâbi, Jean-Marie Laclavetine, Michel LeBris, Erri de Luca, François L’Yvonnet, Gérard Macé, Eric Marty, Gérard Mordillat, Sophie Nauleau, Nimrod, Bernard Noël, Xavier North, Valère Novarina, Gabriel Okoundji, Christian Olivier, Jean-Baptiste Para, Jean-Noël Pancrazi, Serge Pey, Ernest Pignon-Ernest, Denis Podalydès, Bernard Pozier, Jacques Réda, Robin Renucci, Olivier Rolin, Jean Rouaud, Jacques Roubaud, Rodney Saint-Eloi, David St. John, Christian Schiaretti, Gilles Sebhan, Jean-Pierre Siméon, Sylvain Tesson, André Velter, Marci Vogel. Rimbaldiens : Jacques Bienvenu, Olivier Bivort, Pierre Brunel, André Guyaux, Yanny Hureaux, Boris Ravignon, Henri Scepi, Jean-Luc Steinmetz, Jacqueline Teissier Rimbaud, Alain Tourneux, et les 119 adhérents des Amis de Rimbaud-Association internationale.

15 septembre 2020

La liberté d'expression...

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8 septembre 2020

Lionel Jospin dresse l’inventaire des trois premières années du macronisme

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Par Solenn de Royer - Le Monde

Avec une sagesse teintée de mélancolie, l’ancien premier ministre socialiste analyse dans un livre, « Un temps troublé » (Seuil), la présidence d’Emmanuel Macron et les raisons de sa victoire en 2017.

Livre. C’est une voix qui vient de loin. Près de vingt ans après avoir quitté la vie politique, Lionel Jospin – qui a retrouvé sa liberté de parole après avoir passé quatre années au Conseil constitutionnel – s’invite dans le débat public avec un livre, Un temps troublé (Seuil, 256 pages, 19 euros), publié le 3 septembre.

L’ancien premier ministre socialiste (1997-2002), qui a été sèchement battu dès le premier tour de l’élection présidentielle de 2002 – ouvrant la voie à un second tour inédit et saisissant entre Jacques Chirac et Jean-Marie Le Pen – a voulu comprendre ce qui s’était passé en 2017 avec l’avènement surprise d’Emmanuel Macron, dans un paysage politique totalement bouleversé.

Dans ce livre court, net, précis, à l’écriture impeccable et fluide, celui qui a gardé une réserve quasi constante pendant dix-huit ans, refusant de se transformer en commentateur galvaudé de la vie politique, commence par dresser un inventaire implacable des vingt-cinq dernières années : depuis la trahison de Jacques Chirac, en 1995, qui a renoncé à réduire la fracture sociale comme il s’y était engagé, jusqu’aux désillusions de l’électorat socialiste pendant le quinquennat de François Hollande, en passant par les erreurs et les excès du sarkozysme.

Aux déceptions suscitées par trois présidents successifs se sont ajoutés le référendum perdu sur l’Europe en 2005 (suivi du déni de celui-ci) ainsi que la crise financière de 2008, ces deux événements ayant eu des conséquences économiques, sociales et politiques « rudes pour les peuples », observe l’auteur, contribuant à alimenter le scepticisme et les frustrations des Français.

Pour Lionel Jospin, âgé de 83 ans, l’avènement d’un quasi-inconnu de 40 ans est ainsi bien davantage le fruit des faillites du passé – et de circonstances particulières ayant entouré l’élection présidentielle de 2017 – que d’une véritable adhésion au projet de ce dernier. Faute de l’avoir compris, Emmanuel Macron et sa majorité feraient preuve, selon lui, d’une « confiance excessive », les conduisant à l’imprudence. « Le succès entraîne souvent une griserie et celle que procure la croyance d’avoir gagné seul est trompeuse », écrit M. Jospin.

« Le macronisme : le plus efficace des dégagismes »

L’ancien premier ministre n’hésite pas à se montrer sévère avec ce jeune président « énergique et talentueux », mais « sans attaches » ni expérience politique. Si Macron a prôné la « révolution », la rupture avec le passé et les forces politiques antérieures, c’était d’abord et avant tout par opportunisme, pour conquérir plus efficacement le pouvoir, relève Jospin. « Le macronisme est devenu le plus efficace des dégagismes », analyse-t-il.

Dans une partie du livre intitulée « La désillusion », l’ancien premier ministre dresse le bilan décevant des trois premières années du quinquennat, évoquant des mesures ayant largement profité aux plus riches, des performances économiques « contrastées et modestes », de « fortes tensions sociales » et des promesses d’exemplarité politique réduites à néant. Il juge aussi sévèrement la méthode et la gouvernance choisies par Emmanuel Macron, cette verticalité érigée en dogme, laquelle aurait mécaniquement entraîné une violente réplique horizontale venue du peuple, incarnée par les « gilets jaunes ».

« La promesse chimérique d’un “nouveau monde” est restée lettre morte, résume Lionel Jospin. Notre pays est loin d’adhérer à ce qu’on lui propose aujourd’hui : un néolibéralisme orné de progressisme. »

« NOTRE PAYS EST LOIN D’ADHÉRER À CE QU’ON LUI PROPOSE AUJOURD’HUI : UN NÉOLIBÉRALISME ORNÉ DE PROGRESSISME », SELON LIONEL JOSPIN

Pour le socialiste, le logiciel libéral de Macron et « l’idéologie de la réforme à tout prix » sont datés et anachroniques, alors que la dérégulation et la financiarisation de l’économie ont entraîné, au cours des dernières années, des crises et des désordres majeurs, « en même temps qu’elles creusaient profondément les inégalités ».

L’ex-animateur de la gauche plurielle pourfend également le « progressisme » porté haut par les macronistes. Ce concept ne serait qu’un paravent masquant les orientations néolibérales de la politique menée et une « facilité de langage destinée à construire une opposition politique commode » – et dangereuse – face au Rassemblement national (RN).

L’ancien premier secrétaire (1981-1988 ; 1995-1997) du Parti socialiste (PS) voit, en outre, le mouvement présidentiel, La République en marche (LRM), comme une coquille vide dans laquelle « ceux qui y adhèrent – par un clic ! – n’ont pas d’obligations et pas non plus de droits ».

Il souligne aussi le paradoxe existant entre la promesse de rénovation de la vie politique, d’un côté, et le manque de démocratie interne, de l’autre, avec des méthodes « relevant du centralisme démocratique jadis en usage dans les partis communistes ». Fuyant les débats de fond, LRM se bornerait à « gérer son capital électoral », poursuit-il.

Une victoire du RN à l’élection de 2022 non exclue

A l’égard de François Hollande, à qui il a confié le PS en 1997, Lionel Jospin n’est pas plus tendre. A son actif, il met la gestion des attentats, l’obtention de certains résultats économiques et l’accord de Paris de 2015 sur le climat. Mais il reproche au président socialiste un « défaut d’autorité » ainsi que son « surprenant changement de cap » en 2014 (le tournant de la politique de l’offre), ces deux caractéristiques ayant ouvert la voie aux frondeurs et accéléré la « désagrégation de l’identité politique » du PS.

L’ancien premier ministre observe aussi que le renoncement de François Hollande à se représenter en 2017 et le faible score obtenu par Benoît Hamon ont mécaniquement abouti à l’élection d’Emmanuel Macron. « Il est déconcertant de mesurer le peu qu’il est resté, au terme du quinquennat, de cette impressionnante réunion de forces », résume l’auteur d’Un temps troublé, en rappelant qu’en 2012 le PS détenait tous les leviers de pouvoir, exécutifs, législatifs et territoriaux.

Pour la présidentielle à venir, « incertaine », Lionel Jospin n’exclut rien, y compris une victoire du RN. En vieux sage, il livre ses conseils à une gauche fragile et éclatée, qui s’est perdue en laissant le socialisme se dissoudre dans le libéralisme. Une gauche écologique aurait une chance de l’emporter en 2022, si elle parvenait à s’unir, estime-t-il toutefois, plaidant pour la mise en œuvre d’un « mouvement économique, social et écologique » à la hauteur des enjeux.

Adoptant une position en surplomb, Lionel Jospin se permet même de distiller quelques conseils à la droite, qu’il appelle à « retrouver une identité cohérente », afin de stabiliser l’échiquier politique.

Des partis « irremplaçables » dans la vie démocratique

Dans ses adieux, en 2002, l’ancien premier ministre avait « assumé pleinement la responsabilité de [son] échec » à la présidentielle. Il ne se livre pourtant ici à aucune autocritique sur son propre bilan, évitant d’évoquer ce qui lui avait été alors reproché par une partie des Français, notamment une certaine rigidité et un aveuglément supposé sur l’insécurité. Ce qui, dans un contexte de profonde division de la gauche, avait contribué à sa brutale éviction du jeu présidentiel.

Dans son livre, il préfère rappeler les « performances plus qu’honorables » de sa « dream team » ministérielle : deux millions d’emplois créés en cinq ans, baisse du chômage, stabilité de l’emploi industriel et réduction du déficit budgétaire, sans compter des « avancées sociales », comme les 35 heures. A plusieurs reprises, il rend hommage à François Mitterrand, en dépit des relations délicates qu’il entretenait avec l’ancien président.

Plus largement, Lionel Jospin s’emploie à défendre les partis, qui sont pour lui « irremplaçables » dans la vie démocratique, tout comme le quinquennat et l’inversion du calendrier électoral, qui ont profondément changé la nature du régime, accentuant pour certains le malaise démocratique français.

Dans une quatrième partie consacrée aux désordres du monde, l’auteur d’Un temps troublé examine enfin « trois confrontations décisives » entre « démocratie et despotisme », « migrations et nations », « expansion de l’homme et sauvegarde de la vie sur Terre ».

Postface sur la pandémie de Covid-19

Il clôt son essai par une longue postface sur la pandémie de Covid-19. Loin des polémiques, loin aussi de toute amertume, Lionel Jospin adopte ici un ton calme et modéré, apaisé. Celui d’un « homme face aux incertitudes que ressentent aujourd’hui beaucoup de nos concitoyens et qui veut partager sa vision du temps qui vient, en disant ce qu’il voit, ce qu’il craint et ce qu’il souhaite ». Dans un long entretien accordé le 3 septembre à L’Obs, il le dit d’ailleurs lui-même, assurant qu’il n’a pas voulu écrire en « combattant ». Comme s’il livrait finalement ici une sorte de testament.

Certains, au PS, croient voir dans ce livre la promesse d’un retour. Mais alors que Lionel Jospin sera âgé de 85 ans à la prochaine présidentielle, il est permis d’en douter.

Bien au contraire affleure dans ces pages sobres et rigoureuses une certaine sagesse teintée de la mélancolie – douce mais poignante – de celui qui sait que son temps est passé. L’intéressé ne dit pas autre chose à la fin de son entretien à L’Obs : l’histoire qui reste à écrire le sera par d’autres que lui.

SEUIL - « Un temps troublé », de Lionel Jospin, Seuil, 256 pages, 19 €.

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