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Jours tranquilles à Paris
8 septembre 2020

«L’anti-esclavagisme est à la racine de la pensée féministe»

Par Cécile Daumas — Libération

Avec «Ne nous libérez pas, on s’en charge», Bibia Pavard, Florence Rochefort et Michelle Zancarini-Fournel signent une histoire inédite des féminismes de 1789 à nos jours. Un récit salutaire qui montre la connexion des luttes contre toutes les dominations et fait ressurgir des figures oubliées de la lutte pour l’égalité entre les sexes. Entretien.

Il y a eu Olympe de Gouges et Simone de Beauvoir, le MLF et l’engagement de Simone Veil pour l’avortement. Mais derrière ces figures tutélaires entrées dans la postérité, se cache un autre récit tout aussi somptueux que déterminant du mouvement pour l’égalité entre les sexes. Dans une histoire des féminismes de 1789 à nos jours, trois historiennes (Bibia Pavard, Florence Rochefort et Michelle Zancarini-Fournel) rétablissent la généalogie dans sa continuité, redonnent place aux figure féministes qui, engagées au cours de ces siècles, sont parfois tombées dans l’oubli. La flamboyante citoyenne révolutionnaire Claire Lacombe, qui aimait à se vêtir en amazone, ouvre cette grande fresque. Telle Adèle Haenel qui se lève et se casse en 2020, cette comédienne, à Marseille en 1789, monte à la capitale en 1792, s’illustre durant la prise des Tuileries le 10 août, interprète la déesse de la Liberté dans les défilés et les fêtes publiques. Puis les archives perdent sa trace… étoile filante de l’histoire.

De la période révolutionnaire au confinement printanier, Ne nous libérez pas, on s’en charge est donc un tour de force historiographique : l’ouvrage décrit avec précision une histoire qui est tout sauf linéaire, faites d’avancées majeures (nouvelle émancipation à la Belle Epoque, droit de vote, droit à disposer de son corps…) et de reculs (l’antiféminisme de 1848, répression des «pétroleuses» après la Commune en 1871). Un mouvement dont la puissance transformatrice fait trembler les pouvoirs et crée de profondes oppositions. «Faire bouger les lignes des rôles attribués à chaque sexe revient à bouleverser l’ordre social et interroger les inégalités de classe et de race», analysent les trois autrices.

Cette nouvelle sociohistoire, qui se place délibérément en regard des questionnements contemporains, déjoue les idées reçues et comble les ignorances. Non, il n’y a pas eu d’abord un mouvement politique pour les droits civiques puis une mobilisation autour de la sexualité. La notion de vagues émancipatrices qui se succéderaient ne correspond pas à la réalité. «On aurait tort de croire que les féministes du XIXe siècle ne s’intéressaient qu’au droit. La critique des normes de genre et des préjugés misogynes est tout aussi centrale que la revendication de l’égalité juridique», affirment les trois historiennes. Costume d’homme, cheveux courts, Madeleine Pelletier défend à la Belle Epoque l’amour libre et le désir féminin. Elle bataille pour faire médecine et préconise de défaire les petites filles de leur socialisation féminine. Une pionnière du genre, une féministe radicale du XXe siècle naissant, jugent les trois historiennes.

L’autre axe majeur du livre est de montrer l’imbrication des luttes contre les dominations, normes de genre, sociales et raciales. Une lecture intersectionnelle revendiquée et étayée par de nombreux exemples de féministes qui lient leur combat à celui contre l’esclavage, pour la décolonisation et aujourd’hui en faveur des minorités racisées. Une approche contemporaine qui répond aux attentes de la nouvelle génération militante née avec #MeToo, avide de connaître une histoire des féminismes peu connue, peu enseignée, qui «généralement n’a pas réussi à se transmettre», remarque Bibia Pavard.

C’est justement en songeant à leurs étudiant·es, qui assistaient à leur cours sur l’histoire des féminismes au master «études sur le genre» de l’Ecole des hautes études en sciences sociales à Paris (EHESS), que les trois historiennes ont eu l’idée de l’ouvrage. Trop de questions restaient en suspens : l’origine du féminisme, son lien avec la bourgeoisie, le mouvement anticolonial, la place des féministes noires…

La richesse du livre tient aussi à la personnalité même des autrices et à leur complémentarité. Connue pour son travail sur Mai 68, Michelle Zancarini-Fournel, la plus âgée des trois, se reconnaît dans une histoire sociale qui prend en compte l’expérience des femmes. Florence Rochefort est l’une des premières historiennes du féminisme en France. Toutes deux ont contribué à construire le champ des études sur les femmes, les féminismes et le genre dont la plus jeune, Bibia Pavard, a pu bénéficier sur les bancs de l’université. Spécialiste des enjeux contemporains, c’est elle qui décrit l’explosion la plus récente, le nouvel engagement né sur Internet et les réseaux sociaux ces dernières années.

Entretien avec trois générations d’historiennes, trois générations de féministes qui répondent à Libération d’une seule voix.

Pourquoi l’histoire des féminismes est-elle si peu connue ?

Ce n’est pas faute d’historiennes et d’historiens qui ont travaillé sur le sujet des féminismes que cette histoire est peu connue. C’est plutôt la réception qui a fait défaut : elle n’a pas inscrit ces combats dans la culture historique générale. L’histoire des féminismes n’est pas enseignée dans le secondaire et encore relativement peu dans le supérieur. Cela malgré les médias ou les nombreux objets culturels qui constituent épisodiquement des chambres d’écho. Le résultat est que très peu de figures féministes ont été retenues dans le panthéon national. Il y a aussi que dans l’idéologie individualiste néolibérale les mobilisations politiques et sociales semblent dépassées, inutiles ; mais quand leur urgence et leur pertinence s’imposent, comme aujourd’hui, l’envie d’histoire resurgit.

Justement comment qualifier historiquement le mouvement #MeToo que nous vivons actuellement ?

Doit-on qualifier le moment #MeToo de «révolution» ? Dans un sens oui parce qu’il marque une prise de conscience massive d’inégalités ancestrales et de mobilisations collectives pour traduire cette révolte qui fait événement. Le vocable de «révolution» peut insister aussi sur la radicalité des expressions de ce mouvement créé par une exaspération intense face aux blocages, à l’immobilisme, à la répétition continuelle des agressions et à l’impunité des agresseurs… comme si c’était un moment d’utopie de non-retour, de changement radical pour en finir avec les violences. C’est en tout cas clairement une nouvelle séquence des féminismes. La révolte actuelle des femmes (et des hommes qui les soutiennent), d’étendue planétaire, est assez exceptionnelle.

Quand commence le féminisme ? Il y a débat sur la question. Fin XIXe ? A la Révolution française ? Vous ouvrez votre histoire par les citoyennes de 1789. Pourquoi ?

Le mot féminisme n’apparaît qu’en 1872 et n’est repris par les militantes qu’en 1882. Dans les années 1980, les premières études sur les féminismes rechignent à l’utiliser avant la fin du XIXe siècle car cela semble être un anachronisme qui pouvait effacer les particularités des contextes historiques. Mais désormais, il existe des études sur l’ancien régime qui interrogent des formes de féminisme en précisant bien ce que l’on définit ainsi. Nous avons commencé notre récit à la Révolution française par cohérence politique : l’émergence des combats pour l’égalité des sexes et les droits des femmes y est notable, mais spécifique et plurielle.

Dès la rédaction des cahiers de doléances au printemps 1789 quelques femmes ont revendiqué le droit de prendre la parole parce qu’elles «forment la moitié de l’espèce humaine qui habite le territoire de la France». Elles se sont regroupées dans des clubs, des organisations, des mouvements de femmes parfois non mixtes. Elles ont aussi joué un rôle important dans l’espace public en pesant sur le cours de la Révolution. Après la marche des femmes sur Versailles des 5 et 6 octobre 1789, le roi et sa famille ont été obligés de revenir à Paris sous la surveillance du peuple parisien.

C’est autant Olympe de Gouges et Condorcet que les femmes du peuple qui agissent pour la Révolution. Elles veulent aussi des droits : celui déjà d’être reconnues et intégrées à part entière dans la lutte révolutionnaire en tant que citoyennes.

L’autre point de vue fort de votre histoire des féminismes est d’adopter une lecture intersectionnelle, c’est-à-dire cette capacité à interroger en même temps les dominations sociales, sexuelles, raciales. Vous montrez ainsi que l’anti-esclavagisme est à la racine de la pensée et de l’action féministe…

L’anti-esclavagisme s’est développé au XVIIIe siècle sur la réflexion philosophique de ce qu’était un être humain et en quoi la mise en servitude contrevenait à l’unité de l’humanité. L’abbé Raynal et Diderot réfutent qu’une femme puisse être «la propriété de son mari» de même qu’un «nègre la propriété d’un colon». Cela explique que les réflexions contre la traite et l’esclavage se retrouvent sous la plume de personnes qui ont écrit aussi pour revendiquer l’égalité des femmes, le philosophe Jean Le Rond d’Alembert, Olympe de Gouges ou le marquis de Condorcet. Les mots de servitude et d’entraves sont employés d’abord pour la cause des Noirs puis pour la cause des femmes. Dans l’histoire de la pensée féministe, l’anti-esclavagisme apparaît déterminant comme source d’inspiration, un modèle pour dénoncer l’exclusion de l’humain et penser l’égalité des sexes, même si parler de femmes esclaves est aussi une métaphore qui ne fait pas toujours le lien avec l’anti-esclavagisme. Cela nous a conduites à mettre l’accent sur l’imbrication des pensées et des actions anti-esclavagistes, féministes, socialistes. Par exemple, l’inspiration des analyses de l’aliénation raciale pour Simone de Beauvoir.

Dans l’émergence des féministes des années 60, il y a l’influence du mouvement pour les droits civiques aux Etats-Unis et des luttes anticoloniales. Et aujourd’hui en France, l’analyse des discriminations est fortement influencée par les féminismes noirs, postcoloniaux ou décoloniaux.

Aux Antilles et dans les anciennes colonies, des femmes se sont aussi mobilisées. A partir de quand ?

Une des volontés pour le livre a été d’intégrer l’apport historiographique de ces dernières années sur l’histoire des femmes et des féminismes des femmes noires et des femmes aux Antilles. Leurs premières organisations ont pris la forme de sociétés de secours mutuel féminines à la fin du XIXe siècle. Les rédactrices du journal féministe l’Echo de Pointe-à-Pitre (1918-1921) étaient en relation avec des féministes métropolitaines. Des féministes noires comme les sœurs Nardal se sont manifestées à Paris dans les années 30 dans des cercles de poètes, d’écrivains et d’artistes avec une circulation transnationale des idées et des textes de part et d’autre de l’Atlantique. Mais des divergences sont apparues chez les féministes en contexte colonial entre les partisanes d’une «mission civilisatrice» et d’autres qui prenaient en compte les positionnements des femmes colonisées.

On pense à Simone de Beauvoir ou Gisèle Halimi…

Des femmes comme elles se sont effectivement engagées dans le combat contre la colonisation pendant la guerre d’Algérie. Au moment de la lutte pour la contraception et l’avortement, les féministes hexagonales des années 70 ont souligné les conditions spécifiques de la limitation des naissances à la Réunion et aux Antilles, mais sans en faire un axe central de leurs mobilisations. Aujourd’hui, des groupes féministes de femmes héritières de cette histoire contribuent à faire prendre conscience du poids du passé esclavagiste et colonial comme de la nécessité d’en mesurer l’impact dans le présent.

L’histoire des féminismes est ponctuée d’avancées et de reculs, de divisions et de recompositions. Sur près de trois siècles, quels en sont les moments clés ?

En 1830, les femmes partisanes de l’utopie religieuse saint-simonienne, qui préfigure dans bien des aspects le socialisme, sont une des belles illustrations du surtitre du livre «Ne nous libérez pas on s’en charge». Elles prennent en effet leur indépendance par rapport à leurs maîtres à penser sans les renier, mais en fondant leur propre journal et en développant leur propre idée de leur émancipation. Elles incitent les femmes à parler de leur oppression et de leurs blessures intimes pour changer radicalement les rapports de genre. Ce n’est pas seulement le mariage bourgeois que les saint-simoniens dénoncent comme une prostitution, ce sont aussi les rapports entre hommes et femmes libres qu’elles veulent construire différemment ; mais le prix à payer est souvent fort lourd. Face à l’ampleur des difficultés y compris au sein du saint-simonisme, elles renoncent à leur utopie sexuelle et sont des militantes convaincues de la révolution de 1848 pour réclamer l’égalité des sexes, le droit au travail et le droit de vote.

Au tournant des XIXe et XXe siècles, les féminismes de la Belle Epoque réussissent à forger un mouvement social inventif qui ne se limite pas à la revendication primordiale des droits mais explore aussi des modèles alternatifs de femmes nouvelles qui tentent de s’emparer de la liberté d’écrire, de bouger, de créer. Le quotidien dreyfusard la Fronde, fondé par la journaliste Marguerite Durand en décembre 1897, écrit, composé et diffusé par des femmes, incarne un temps cette dynamique. A la veille de la Première Guerre mondiale, c’est la lutte pour le droit de vote qui joue un rôle fédérateur et illustre une diffusion plus large des idées féministes dans la société française à laquelle la Grande Guerre met un frein. Dans l’entre-deux-guerres, les opposants au suffrage des femmes l’emportent malgré un mouvement féministe très actif. On ne le rappelle guère dans les livres d’histoire, mais l’ordonnance du 21 avril 1944 qui accorde aux Françaises leurs droits politiques doit beaucoup à ces mobilisations.

En 1949, la publication par Simone de Beauvoir du Deuxième Sexe sert jusqu’à nos jours de socle théorique en déconstruisant de façon systématique l’idée de nature féminine. Il précède la lutte pour la contraception et l’avortement libres à partir des années 50 et plus tard le combat pour la libre disposition par les femmes de leur corps dans les années 70. Ce livre qui fait scandale à sa sortie joue un rôle majeur dans la prise de conscience féministe de milliers de femmes. Certaines militantes actives dans les années 60 et 70 racontent le déclic provoqué par l’ouvrage qui ouvre les possibles en rendant visibles les rouages sociaux de l’aliénation des femmes.

Depuis 2017, le moment #MeToo, qui n’est pas achevé, voit la mondialisation des luttes féministes contre les violences sexistes et sexuelles tout comme la dénonciation du scandale des féminicides et peut laisser présager un tournant historique. Ce combat qui s’inscrit dans une histoire longue de cinquante ans a été renouvelé par l’arrivée de jeunes voire très jeunes militantes. Les manifestations massives dans les rues autant que la circulation des idées féministes dans les médias et sur les réseaux sociaux font bouger les lignes tant sur le plan des représentations que des comportements et des politiques publiques.

L’engagement féministe porte en lui un potentiel transformateur, voire révolutionnaire bousculant les hiérarchies sociales et les pouvoirs. Cet engagement, depuis son éclosion, n’a cessé d’être critiqué, accusé d’être «extrémiste», «hystérique», comme l’a montré encore cet été l’affaire autour de la démission de Christophe Girard. Une constante dans l’histoire des féminismes ?

La force de l’antiféminisme est à rappeler constamment. Il est déterminant pour comprendre les stratégies effectives de lutte contre l’égalité des sexes, contre la liberté des femmes et des sexualités. Il est essentiel pour comprendre le contexte d’hostilité dans lequel s’expriment les femmes en lutte et les risques qu’elles prennent, en butte aux injures, à l’attaque personnelle, aux procès d’intention (comme celui d’imposer le pouvoir castrateur des femmes). C’est en effet une constante mais la signification et l’impact des injures varient selon les moments, et les moyens aussi. Avec le cyberharcèlement, les attaques sont devenues plus privées. L’injure n’a jamais été réservée qu’aux féministes qui manient la transgression, la provocation ou les actions d’éclat : plus visibles, elles cherchent à faire bouger les lignes en choquant. D’autres courants plus légalistes et qui voulaient jouer la conviction, le bon sens, la moralité en rassurant les adversaires ont été aussi la cible des antiféministes les plus coriaces : la misogynie, voire la détestation des femmes n’est jamais très loin, ni l’homophobie et le racisme.

Vous représentez trois générations de féminisme. Quelles sont vos figures féministes préférées ?

Michelle Zancarini-Fournel : Simone de Beauvoir dont la lecture a accompagné dans mon adolescence la formation de ma conscience féministe et que j’ai retrouvée dans les combats politiques de l’après-68. Il y a aussi l’ouvrière Jeanne Bouvier (1865-1953), devenue militante syndicale, dont la vie et la personnalité démentent l’affirmation récurrente selon laquelle les féministes seraient toutes des bourgeoises. Enfin, à la suite de la découverte du rôle des féministes noires dans la conceptualisation de la négritude, j’ai un faible pour la Martiniquaise Suzanne Roussi-Césaire ; sa formation intellectuelle à la Sorbonne est identique à celle de son époux Aimé Césaire : elle a élevé leurs six enfants tout en enseignant au lycée Schoelcher de Fort-de-France et en témoignant d’une œuvre poétique et militante à travers la revue Tropiques, revue de résistance culturelle au gouvernement de Vichy.

Florence Rochefort : Outre les saint-simoniennes telles Claire Démar, Suzanne Voilquin ou Désirée Gay évoquées ci-dessus, je suis très intéressée par la figure de Madeleine Pelletier (1874-1939) première femme médecin aliéniste, socialiste, puis anarchiste et féministe. Elle n’est pas toujours facile à suivre dans sa misanthropie quand elle accuse les femmes d’être complices de leur aliénation. Pour elle, tout est à rejeter dans les normes de la féminité et la seule solution est de viriliser les petites filles. Elle porte elle-même le costume masculin. Il n’est pas simple alors de convaincre les femmes des années 1900 de la suivre. Mais la hardiesse de sa pensée sur le genre et l’espoir révolutionnaire d’une complète égalité des sexes sont très exceptionnels et passionnants à restituer.

Bibia Pavard : J’ai été très marquée par les féministes des années 70 que j’ai découvertes en commençant mes recherches. La conviction des textes qui dénoncent l’aliénation spécifique des femmes, l’humour omniprésent, la créativité, la volonté de tout révolutionner et d’agir par tous les moyens. On redécouvre parfois aujourd’hui des personnalités comme Monique Wittig, Christine Delphy, Awa Thiam ou Gisèle Halimi. Mais il y a aussi toutes les autres qui partout en France ont participé à un formidable élan collectif dans lequel les figures individuelles s’estompent.

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6 septembre 2020

Entretien - Aurélia Michel : « L’histoire de l’esclavage irrigue encore une large part de l’organisation de notre société »

Par Claire Legros - Le Monde

Pour l’historienne, la fiction raciste de « Valeurs actuelles » et le débat sur le titre « Les Dix Petits Nègres » montrent que l’ordre établi depuis plusieurs siècles ne tient plus tout seul : il faut l’alimenter d’arguments, de dessins, de fantasmes, analyse-t-elle dans un entretien au « Monde ».

Que dit la fiction raciste de Valeurs actuelles de notre société ? Comment analyser les débats sur la suppression du mot « nègres » dans le titre du célèbre roman d’Agatha Christie ? Aurélia Michel est historienne et autrice d’un essai où elle décrypte la façon dont l’esclavage et la colonisation ont contribué à construire un « ordre racial » qui structure encore aujourd’hui le monde contemporain (Un monde en nègre et blanc. Enquête historique sur l’ordre racial, Points, « Essais », inédit, 400 p., 10 euros).

Pour la chercheuse au Centre d’études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques (Cessma) et maîtresse de conférences en histoire des Amériques noires à l’université Paris-Diderot, on assiste à « une remise en cause croissante de cette organisation sociale fondée sur la race ».

Quelle analyse faites-vous de la publication par « Valeurs actuelles » du récit mettant en scène Danièle Obono, députée de Paris (La France insoumise), en esclave africaine ?

Cet épisode met en scène de façon extrêmement choquante, mais malheureusement sans surprise, des ressorts classiques du racisme depuis le XIXe siècle. On y trouve bien sûr la négation de l’implication de l’Europe dans la traite, dont la responsabilité est renvoyée aux Africains, alors que le XVIIIe siècle, période choisie par les auteurs, est précisément le moment où la traite africaine est entièrement commanditée par l’économie européenne.

Un autre procédé raciste bien identifié est l’ensauvagement – terme utilisé récemment dans un autre contexte –, qui consiste à mettre en scène le caractère prétendument primitif des conditions de vie des Africains, pour le tourner en ridicule, alors même que les conditions de vie des paysans français à la même époque n’étaient sans doute pas plus confortables selon ces critères.

La mise en avant de fantasmes sur l’esclavage sexuel constitue un autre procédé raciste, là encore sans aucun fondement historique. Les seuls personnages blancs – et français –, dans cette histoire, sont un prêtre et des religieuses, ce qui montre bien l’image tronquée de la France que ses auteurs cherchent à restaurer, d’autant plus absurde que l’Eglise catholique n’était alors pas engagée contre l’esclavage.

Vous montrez dans votre essai que l’histoire de l’esclavage reste très présente dans l’organisation de notre société. Cette séquence s’inscrit-elle dans cet héritage ?

Elle en fait pleinement partie. L’histoire de l’esclavage et de la colonisation irrigue encore une large part de notre organisation économique, sociale et politique. Au moment de l’abolition de l’esclavage, la notion de race s’est construite sur un argumentaire pseudo-biologique qui, comme l’esclavage, met en place une altérité radicale, une exclusion fondamentale du groupe : les catégories raciales déterminent les corps susceptibles d’être exploités par une position prétendument naturelle dans le monde du vivant.

« QUAND ON A BESOIN DE FAIRE UN “ROMAN D’ÉTÉ” SUR CE SUJET, C’EST QUE QUELQUE CHOSE VACILLE »

Cet axiome a accompagné toute la réflexion scientifique et politique occidentale du XIXe siècle, mais aussi la progression capitaliste de l’Europe et la construction de l’ordre social qui structure encore notre société et notre inconscient.

Les catégories, non pas biologiques mais sociales, faisant référence à la race, qui ont été produites pendant cette période, sont encore bien présentes dans notre société, et se manifestent dans toute une série de violences de plus en plus médiatisées, mais aussi dans les mécanismes silencieux de l’orientation scolaire ou de l’accès aux soins.

Mais ces catégories sont aussi de plus en plus contestées. Le déchaînement raciste désinhibé de Valeurs actuelles intervient dans une période de remise en cause croissante de cette organisation sociale fondée sur la race. D’une certaine manière, l’ordre établi depuis plusieurs siècles ne tient plus tout seul, il faut l’alimenter d’arguments, de dessins, de fantasmes. Quand on a besoin de faire un « roman d’été » sur ce sujet, c’est que quelque chose vacille.

La condamnation unanime par la classe politique est-elle le signe de cette évolution ?

C’est peut-être le seul élément positif de la séquence. S’il est abject et terrifiant que l’on puisse déverser dans l’espace public ce genre d’agression, au moins cela oblige-t-il chacun à prendre position.

En revanche, la condamnation ne se fait pas partout avec la même indignation. Ainsi, Damien Abad [député du Gard, Les Républicains] regrette la publication mais ne voit pas son caractère « raciste ». Eric Dupond-Moretti [le ministre de la justice] a condamné le « roman nauséabond » tout en notant que sa publication n’est pas illégale et relève de la liberté d’expression. Le garde des sceaux ne voit pas ou ne veut pas voir qu’il y a là un délit tout à fait identifiable de révisionnisme, de négationnisme et de racisme.

Que traduit pour vous le débat suscité par le changement du titre du roman d’Agatha Christie ?

Le fait de dire que le titre Les Dix Petits Nègres n’est plus une évidence est là aussi le signe de l’amorce d’une transformation sociale. Petit à petit, des réalités qu’on normalisait – un titre choquant, des insultes racistes proférées par la police, des contrôles liées à la couleur de la peau… – suscitent le questionnement. Les personnes qui en sont les victimes directes le signalent bien sûr depuis longtemps. Mais ce qui est nouveau, à la faveur du poids de nouvelles générations qui ne l’acceptent pas, c’est que l’indignation se généralise dans l’opinion publique. C’est sans doute d’ailleurs parce qu’ils sont privés du mot « nègre » que les auteurs de Valeurs actuelles ont produit les huit pages qui en sont la bavarde paraphrase.

« LES FEMMES COMME LES NOIRS ET DES MINORITÉS SOCIALES RÉCLAMENT D’EXERCER ET DE SE VOIR RECONNAÎTRE UNE SUBJECTIVITÉ TOTALE ET ÉGALE, CELLE DU CITOYEN »

Si la modification du titre d’Agatha Christie suscite en France des réactions – alors qu’elle est intervenue il y a longtemps pour le titre anglophone –, c’est bien parce que ce changement touche à quelque chose de profond. Ce sont les mêmes qui appellent à ne pas toucher à l’image de Colbert ou à ne pas déboulonner les statues, comme s’il s’agissait d’un patrimoine à défendre et que notre civilisation en dépendait.

On entend dire que « c’est un classique de la littérature », que le titre « fait partie de notre culture ». Mais de quelle culture parle-t-on ? Aux XVIIe et XVIIIe siècles, le mot « nègre » désigne l’« esclave africain ». C’est avec la violence inouïe de la société esclavagiste atlantique qu’il prend sa dimension péjorative et déshumanisante, et s’étend peu à peu à l’ensemble des Africains. Il charrie la somme de violences proférées en trois siècles de colonialisme. Vouloir le maintenir dans notre quotidien comme s’il était anodin, c’est renouveler ce procédé.

Comment l’héritage raciste que vous décrivez a-t-il pu perdurer en démocratie ?

Cette contradiction majeure existe depuis le début de la démocratie, y compris à Athènes, dans la Grèce antique. N’oublions pas que nos Etats démocratiques ont été conçus dans le contexte de l’esclavage. L’idée même de citoyenneté est née en référence directe avec l’esclavage. Le citoyen est un anti-esclave.

Au XXe siècle, la fin de la seconde guerre mondiale, la Shoah et la naissance de l’ONU ont marqué un tournant et amorcé un nouvel ordre mondial. Il est devenu très compliqué d’assumer à la fois l’organisation sociale héritée de l’époque esclavagiste et l’exigence d’une société démocratique et de l’idéal républicain. C’est devenu tellement compliqué qu’on n’est pas allé au bout de cette contradiction, on a préféré la cacher.

Ce non-dit émerge depuis quelques années dans le débat public, avec une accélération de la prise de conscience durant les derniers mois. Là où certains osent l’explorer avec une exigence d’égalité, d’autres refusent d’admettre que cette contradiction existe et d’assumer une histoire désormais bien documentée.

Au nom de l’universalisme républicain, des intellectuels critiquent la « racialisation » du débat public. Qu’en pensez-vous ?

Danièle Obono note justement que, depuis qu’elle fait de la politique, elle défend les idées de son groupe, dont la lutte contre le racisme. Mais parce qu’elle est Noire et d’origine africaine, elle est en permanence soupçonnée d’en faire une lutte essentialiste. On fait souvent ce faux procès à ceux qu’on appelle « identitaires », « racialistes », « indigénistes », alors qu’à y regarder de près leurs revendications n’expriment pas autre chose que la pleine réalisation de l’universalisme.

La promesse révolutionnaire et républicaine d’égalité reste encore à mener pour une partie de la population. Encore faut-il l’admettre et concentrer les efforts et les aspirations vers cet objectif. Tant que des personnes disent « je ne me sens pas traité comme un égal », « je subis telle violence », c’est avant tout cette parole qu’il faut écouter.

Vous établissez un lien historique entre la construction du racisme et celle du sexisme. De quelle façon ?

Les deux problématiques se font écho à bien des égards. Historiquement, le procédé raciste qui consiste à justifier l’esclavage par le biologique, au début du XIXe, est contemporain des lois sur l’état civil qui conditionnent la domination sexiste. De la même manière que les Noirs sont devenus naturellement nègres à cette époque, les femmes sont devenues biologiquement femmes par l’inscription du sexe social à la naissance, la mise en place des règles de la filiation, de la paternité et du mariage. C’est à cette époque aussi, par l’intermédiaire de la médecine, que l’on contrôle leur sexualité, qu’on leur attribue des maladies particulières comme l’hystérie ou la nymphomanie.

Ce n’est pas un hasard si ces procédés sont questionnés de façon concomitante aujourd’hui. Les femmes comme les Noirs et des minorités sociales réclament d’exercer et de se voir reconnaître une subjectivité totale et égale, celle du citoyen. Encore aujourd’hui, la subjectivité dominante, que chacun doit intérioriser mais que tout le monde ne peut pas faire sienne, est celle d’un homme blanc.

29 août 2020

Nudité et Pornographie

nudite

26 août 2020

Oradour-sur-Glane : qui est le négationniste dont le nom a été tagué ?

Par Pierre Plottu et Maxime Macé — Libération

L’indignation est générale après la découverte d’un acte de vandalisme perpétré vendredi à l’entrée des ruines du village martyr d’Oradour-sur-Glane. Pour la première fois depuis le massacre de 642 personnes, le 10 juin 1944, par des éléments de la Panzerdivision SS Das Reich, des tags négationnistes ont été inscrits à l’entrée du mémorial.

Dénonçant un «acte inqualifiable», Emmanuel Macron a assuré samedi que «tout sera fait pour que les auteurs de cet acte soient traduits en justice». L’inscription «Village martyr» a été rayée d’un coup de peinture et remplacée par «menteur», avec les phrases suivantes ajoutées à la bombe blanche : «A quand la vérité ?» et «Reynouard a raison». Au-dessus du mémorial profané plane l’ombre sinistre de Vincent Reynouard. «En dehors du petit milieu négationniste, personne ne le connaît. Ce n’est pas la même chose d’écrire "Reynouard a raison" qu’écrire "Hitler a raison", précise à Libération Jean-Yves Camus, spécialiste de l’extrême droite. C’est un tout petit milieu, assez facile à circonscrire. Quand le Président, le Premier ministre et le ministre de l’Intérieur prennent la parole pour dire "il faut qu’on retrouve les auteurs et que l’on les condamne", si jamais ce n’est pas suivi d’effets ce sera extrêmement ennuyeux pour la crédibilité de l’action publique.»

On aurait pu croire que le décès de Robert Faurisson en 2018 allait mettre un coup d’arrêt au cancer du négationnisme français. C’était sans compter les métastases que sont Jérôme Bourbon de Rivarol, Hervé Ryssen, Alain Soral, Yvan Benedetti et Vincent Reynouard qui entretiennent ce mouvement qu’ils nomment «révisionnisme» et qui n’est que la négation systématique des crimes du IIIe Reich et la réhabilitation de ce régime meurtrier. Car Reynouard ne ressent aucune honte à se revendiquer «national-socialiste». «Vous me traitez de néo-nazi. Et moi, je vous dis : "Pourquoi néo ?" Point final. C’est tout. Il n’y a rien d’autre à dire», avait-il lancé en 2011 au banquet du journal antisémite Rivarol dont il était l’invité d’honneur. On ne compte plus les photos de l’individu tendant le bras droit ou posant tout sourire devant un gâteau d’anniversaire dont les bougies ont été placées en croix gammée… Cet ancien professeur de mathématiques - révoqué de l’Education nationale en 1997 suite à ses prises de position - est l’auteur d’ouvrages contestant les crimes nazis, dont certains sont consacrés au massacre d’Oradour. Il y reprend la thèse émise après la guerre par Otto Weidinger, ancien officier de la Das Reich mais non présent à Oradour le jour du massacre, imputant la mort des martyrs à la Résistance locale.

L’hyperactivisme haineux de l’individu l’a même conduit derrière les barreaux, cas extrêmement rare dans des affaires de contestations de crimes contre l’humanité : il cumule plusieurs condamnations depuis 1992 dont une pour laquelle il a purgé neuf mois de prison en 2010 après un an de clandestinité en Belgique.

A cette occasion, l’essayiste négationniste Paul-Eric Blanrue avait lancé une pétition contre la loi Gayssot, à laquelle il avait joint comme revendication la libération de Reynouard. Cette dernière avait été signée par de nombreuses personnalités d’extrême droite comme Alain Soral, Dieudonné, Robert Ménard ou encore Jean Bricmont, Jean-Yves le Gallou et Robert Faurisson. Exilé au Royaume-Uni pour échapper à d’autres condamnations, Reynouard continue à abreuver un public, réduit mais militant et radical, de vidéos et articles négationnistes sur un blog confidentiel. Ses vidéos sont toutefois relayées par des sites à l’audience nettement plus importante comme celui de Soral.

19 août 2020

Décryptages - D’une forêt de Bavière aux romans de Dan Brown : comment les Illuminati ont conquis la culture populaire

Par Elisa Thévenet - Le Monde

Ephémère fraternité universitaire fondée en 1776, l’ordre des Illuminati est devenu le trait d’union entre la Révolution française et Prodigy, antisémites et ufologues.

Le 7 mai 2017, Emmanuel Macron traverse la place du Carrousel, à Paris. Celui qui vient de remporter l’élection présidentielle a choisi la pyramide du Louvre comme décor pour son premier discours aux Français. Pour la sphère complotiste, le nouveau chef de l’Etat adopte, ce soir-là, l’emblème des Illuminati. Cette société secrète fantasmée, devenue l’une des théories du complot les plus répandues, est associée par le grand public à l’œil de la Providence, un symbole chrétien représentant un œil dans un triangle.

Depuis, les Illuminati ont envahi les salles de classe tout autant que les dîners de famille. Fin 2018, 27 % des personnes interrogées par l’institut IFOP dans le cadre d’une enquête de la Fondation Jean-Jaurès et de Conspiracy Watch adhéraient ou souscrivaient à l’affirmation : « Les Illuminati sont une organisation secrète qui cherche à manipuler la population. » « Ils sont devenus l’élément d’un folklore international, une figure mythologique contemporaine. Ils incarnent le principe du mal », résume le politiste Rudy Reichstadt, fondateur du site Conspiracy Watch.

« Les Illuminati ont créé le modèle, le gabarit de toutes les théories du complot » contemporaines, confirme l’écrivaine britannique Lindsay Porter, autrice d’un ouvrage historique sur le sujet (Who Are The Illuminati, Ed. Collins & Brown, 2005, non traduit).

Un imaginaire tentaculaire

Evoquer les Illuminati, c’est éveiller un imaginaire tentaculaire : celui d’un projet de domination planétaire prétendument ourdi par des puissances de l’ombre. Si le mythe des Illuminati s’enracine dans les projets subversifs de l’éphémère ordre des Illuminés de Bavière – une fraternité rationaliste de la fin du XVIIIe siècle –, la légende a progressivement conquis la culture collective.

Le 1er mai 1776, une fraternité universitaire aux ambitions humanistes est fondée dans la forêt d’Ingolstadt : le futur ordre des Illuminés de Bavière. A sa tête, Adam Weishaupt, un professeur de droit canonique, obsédé par Voltaire et Rousseau, et dont les aspirations sont taxées d’hérésie par le duché de Bavière. Après avoir étudié l’ordre rival des francs-maçons, Weishaupt décide de créer sa société secrète pour « propager l’esprit humaniste et social ». Un temps nommés les Perfectibilistes, ses membres envisagent de se baptiser la Société des Abeilles avant de sceller leur trajectoire en optant pour les « Illuminaten ».

Les Illuminés comptent progressivement 2 500 membres en Europe. Parmi eux, l’écrivain allemand Johann Wolfgang von Goethe. Mais un édit du comte palatin Charles-Théodore interdisant en 1784 les sociétés secrètes interrompt prématurément leur existence. L’ordre survivra pourtant à sa dissolution, dans les colonnes des journaux qui fantasment ce cercle disparu.

Après l’exécution de Louis XVI, en 1793, alors que les monarchies européennes assistent, impuissantes, à la Révolution française, les Illuminés font figure de parfaits coupables. En 1797, l’abbé Augustin Barruel les accuse, dans ses Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme, d’avoir fomenté la révolte du peuple français et d’essaimer la pensée « anarchiste » et athée des Lumières.

Une thèse fantasque que l’on retrouve aussi sous la plume du physicien écossais John Robison dans Proofs of a Conspiracy Against All the Religions and Governments of Europe, Carried on in the Secret Meetings of Freemasons, Illuminati and Reading Societies (1797, non traduit). Best-seller outre-Atlantique, il contribue à enraciner un réflexe paranoïaque et une certaine fascination pour les sociétés secrètes dans l’histoire et l’imaginaire des Etats-Unis.

Le fantôme de l’ordre bavarois se drape, un siècle plus tard, d’un halo satanique avec le journaliste français Léo Taxil. Exploitant l’intérêt grandissant des Européens pour l’occultisme, ce grand mystificateur du XIXe siècle invente, pendant plus de dix ans, une myriade de témoignages liant le diable, les francs-maçons et les Illuminati.

Iconographie démoniaque

La revue de Léo Taxil, Le Diable au XIXe siècle (1892-1894), vendue à des dizaines de milliers d’exemplaires, imagine les séances de spiritisme, invoquant Voltaire et Satan, auxquelles s’adonnent les membres de ces sociétés secrètes. En 1897, le journaliste dévoile sa supercherie par des aveux publics. Trop tard : l’iconographie démoniaque s’est enracinée dans le mythe.

PENDANT L’ENTRE-DEUX-GUERRES, L’ESSAYISTE BRITANNIQUE NESTA WEBSTER LIE LES ILLUMINATI AUX « PROTOCOLES DES SAGES DE SION », UN CÉLÈBRE FAUX ANTISÉMITE DU XIXE SIÈCLE

Pendant l’entre-deux-guerres, alors que l’antisémitisme se répand en Europe, les Illuminati réapparaissent sous la plume de Nesta Webster. Connue pour ses sympathies fascistes, l’essayiste britannique se passionne pour l’œuvre de l’abbé Augustin Barruel. En s’appuyant sur la lettre qu’un capitaine de l’armée piémontaise, Jean-Baptiste Simonini, lui aurait envoyée en 1806 (l’authenticité du courrier est sujette à caution), elle établit un lien entre les Illuminati et les juifs, qu’elle tient pour responsables de la Révolution française, de la première guerre mondiale et des révolutions bolcheviques.

Dans The French Revolution : a Study in Democracy (1919, non traduit), Nesta Webster lie ainsi les Illuminati aux Protocoles des sages de Sion, un célèbre faux antisémite du XIXe siècle. Une thèse qui hante toujours les franges conspirationnistes de l’ultradroite.

Après avoir été instrumentalisé dans les années 1950 par la John Birch Society, un puissant groupe ultraconservateur et anticommuniste, le mythe rencontre le grand public américain dans les années 1960 grâce au concours de deux rédacteurs du magazine Playboy : Robert Anton Wilson et Robert Shea.

Devant la recrudescence des courriers des lecteurs aux relents complotistes et ufologues (la décennie est marquée par l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy et la conquête spatiale), les deux hommes, anarchistes, adeptes du discordianisme – « une religion déguisée en canular » qui prône la désobéissance –, décident, entre deux trips sous LSD, de monter en épingle une histoire de société secrète dans les pages du magazine. L’objectif : amener les lecteurs à prendre conscience de leur crédulité.

En 1975, Robert Anton Wilson et Robert Shea prolongent le canular en publiant la trilogie Illuminatus !. Inspirée des romans de Philip K. Dick et Kurt Vonnegut, elle raconte avec ironie la bataille entre les Illuminés de Bavière et les Discordians. Satire postmoderne, la saga démocratise, dans son sillage, l’idée de mégacomplot. « Nous avons accusé tout le monde d’être membre des Illuminati – Nixon, Johnson, William Buckley Jr., nous-mêmes, les envahisseurs martiens, tous les mordus des complots… », s’amusait Robert Anton Wilson. Forts de leur succès, les romans sont adaptés en 1976 au théâtre, à Liverpool puis à Londres. La trilogie a aussi inspiré les séries télévisées X-Files (1993-2018) et Watchmen (2019).

Immixtion dans le hip-hop

En 2019, la société de production Hivemind, qui a produit les séries The Expanse et The Witcher, a annoncé l’adaptation prochaine d’Illuminatus !. « S’il existe une série pensée pour la télévision du XXIe siècle, c’est Illuminatus, confirme Hunter Gorinson, chargé des contenus de Hivemind. Elle explore et se complaît dans les profondeurs les plus captivantes de l’imaginaire conspirationniste américain, mais elle nous donne aussi les outils et connaissances pour l’appréhender. »

Dans les années 1990, les Illuminati se sont aussi immiscés dans le hip-hop, avec le rappeur new-yorkais Prodigy, membre du duo Mobb Deep, mort en 2017. A l’époque, les thèses ésotériques des Five-Percenters, une branche dissidente du mouvement politique et religieux Nation of Islam – qui défend un nationalisme noir –, imprègnent Harlem, le Bronx et le Queens.

LA « SOCIÉTÉ SECRÈTE » EST DEVENUE UNE FIGURE, UTILISÉE PAR DE NOMBREUX RAPPEURS, POUR AMORCER EN CREUX UN DIALOGUE SUR LES INÉGALITÉS RACIALES

Sous l’impulsion de Louis Farrakhan, ces militants rejoignent parfois certaines thèses antisémites et les rapprochent des idées complotistes de l’extrême droite américaine. Une combinaison d’influences qui marque profondément Prodigy. A 17 ans, l’artiste découvre les Illuminati en lisant Behold ! a Pale Horse, l’œuvre ufologue du conspirationniste Milton William Cooper (1991, non traduit).

Alors, quand Prodigy rappe, en 1995 : « Illuminati want my mind, soul and my body » (« Les Illuminati veulent mon esprit, mon âme et mon corps ») sur un morceau de LL Cool J, il ouvre la boîte de Pandore. En 1996, Jay-Z sort son premier album, Reasonable Doubt, dans lequel il sample les paroles de Prodigy. En février 2008, ce dernier griffonne, depuis sa cellule de prison – où il purge une peine pour détention illégale d’arme à feu –, une lettre incendiaire dans laquelle il accuse le rappeur d’avoir pactisé avec les Illuminati.

Cette génération de rappeurs reproche notamment aux programmes d’histoire des Etats-Unis de taire la stérilisation forcée de plus de 20 000 Afro-Américains en Californie au début du XXe siècle ou « l’expérience de Tuskegee », qui a vu 200 Noirs américains d’Alabama volontairement privés de traitement contre la syphilis pendant quarante ans, entre 1932 et 1972. La « société secrète » devient alors une figure, utilisée par de nombreux rappeurs depuis, pour amorcer en creux un dialogue sur les inégalités raciales.

Chasse aux pyramides

Des milliers d’internautes dissèquent alors la passion de Jay-Z pour les triangles, dans laquelle ils voient une référence à l’œil de la Providence, symbole associé à tort aux historiques Illuminés de Bavière. L’accusation s’étend progressivement à Beyoncé, Rihanna, Madonna et Katy Perry. Sur YouTube, les vidéos qui décryptent leurs clips pullulent : la chasse aux pyramides est lancée. En 2018, un collectif de religieux sénégalais milite pour interdire la venue de la chanteuse Rihanna à Dakar, à l’occasion d’une conférence sur l’éducation. Le motif invoqué : elle appartiendrait aux Illuminati.

Au XXIe siècle, le mythe mue en mégacomplot : les Illuminati deviennent l’incarnation d’une intentionnalité, certes malveillante, mais qui met en ordre le monde. Avec leurs 200 millions de lecteurs, les thrillers ésotériques de l’Américain Dan Brown, publiés dans les années 2000 et adaptés au cinéma, contribuent à la propagation de cette ambiance conspirationniste. Dans Anges et démons, le romancier fantasme des Illuminati persécutés par le Vatican – et exploite le filon creusé par Umberto Eco avec Le Pendule de Foucault (Grasset, 1988). En France, le duo Giacometti et Ravenne a pris le relais avec Le Règne des Illuminati (Fleuve, 2014).

Le mythe se popularise auprès d’un public jeune. Les Illuminati apparaissent sur grand écran avec les aventures de Lara Croft dans Tomb Raider en 2000 et celles de Benjamin Gates en 2004 ; ils sont aussi dans certains comics Marvel ou, plus récemment, dans le manga Blue Exorcist.

« A travers le mythe des Illuminati s’exprime toute une idéologie antisystème, anticapitaliste et antisémite », avertit Jean-Marie Seca, professeur de sociologie à l’université de Lorraine. Débarrassé de ses instrumentalisations politiques et xénophobes par les géants du divertissement, les Illuminati continuent d’instiller un réflexe complotiste dont le sous-texte est limpide : on ne nous dit pas tout. A la fin du XVIIIe siècle, Adam Weishaupt, fondateur des éphémères Illuminés de Bavière, s’interrogeait : « O créature mortelle, n’y a-t-il rien qu’on ne puisse te faire croire ? » Sa question sonne aujourd’hui comme un avertissement.

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15 août 2020

Réflexions - Notre corps pense aussi

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NEW SCIENTIST (LONDRES)

Les signaux électriques de notre corps – émis par nos organes et pas seulement notre cerveau – influencent notre perception du monde, nos décisions et même la conscience que nous avons de nous-même.

Certaines parties d’Ann Arbor [une ville du Michigan, aux États-Unis] rappellent The Truman Show avec leurs maisons de bois et leurs clôtures blanches. Site de l’université du Michigan, la ville respire la prospérité et la sécurité bourgeoises. Sarah Garfinkel a donc été stupéfaite, quand elle y faisait des recherches il y a dix ans, de constater que les jeunes soldats qui avaient combattu en Irak et en Afghanistan étaient terrifiés. “Ça me fendait le cœur”, confie-t-elle. Et cela a changé le cours de sa carrière.

Sarah Garfinkel étudiait alors les circuits cérébraux impliqués dans la peur persistante. En travaillant avec ces anciens combattants traumatisés, elle a découvert deux choses. Premièrement, un environnement sûr ne les aidait pas à avoir moins peur. Deuxièmement, leur peur était autant physique que mentale : leur cœur battait toujours à toute vitesse, ils avaient les pupilles dilatées, les mains moites. “J’ai eu le sentiment que ce que faisait leur corps avait un sens mais je ne faisais qu’observer leur cerveau”, raconte-t-elle. Elle s’est donc penchée sur le lien entre le corps et l’esprit.

Sarah Garfinkel, qui enseigne désormais à l’université du Sussex, au Royaume-Uni, a découvert que le corps a plus d’influence sur l’esprit qu’on pourrait le croire. “Nos pensées, nos sentiments et nos comportements sont en partie définis par les signaux internes qui viennent de notre corps”, explique-t-elle. Cela va toutefois plus loin et débouche, selon elle et ses collègues, sur une conclusion surprenante : le corps contribue à la perception qu’on a de soi-même et constitue un élément essentiel de la conscience. Cela présente des implications pratiques quand il s’agit d’évaluer des personnes qui ne manifestent que peu de signes de conscience. Et peut nous obliger à reconsidérer la limite entre la vie et la mort et nous donner de nouvelles informations sur l’évolution de la conscience.

On sait depuis longtemps que nos organes internes possèdent une vie propre. Ils génèrent une activité électrique qui est transmise au cerveau par les neurones. Les signaux émis par le battement de votre cœur, votre respiration, la pulsation lente et régulière de votre estomac et l’état de vos muscles se retrouvent dans l’activité électrique de votre cerveau, lequel régule ces fonctions. En d’autres termes, il existe une boucle neuronale dans laquelle les cellules nerveuses transmettent au cerveau les informations communiquées par les organes et les ordres du cerveau aux organes.

Au XXe siècle, les chercheurs en neurosciences ne tenaient en général pas compte du corps. Ils associaient la vie mentale exclusivement au cerveau. L’expérience de pensée du “cerveau dans une cuve” illustrait cette approche : on imagine qu’un cerveau est détaché du corps et placé dans une cuve [où il reçoit des stimulus envoyés par un ordinateur] – il continue à avoir normalement conscience de ce qui se passe.

“Le corps, un acteur essentiel de l’esprit”

Les choses ont commencé à changer au tournant de ce siècle, quand Antonio Damasio, chercheur en neurosciences de l’université de Californie du Sud, a lancé le domaine de l’embodiment ou “cognition incarnée”. “Je défends l’idée que le corps est un acteur essentiel dans tout ce qui a trait à l’esprit”, explique-t-il. Après avoir été minoritaire pendant des années, il a été rejoint par quelques chercheurs, parmi lesquels Sarah Garfinkel, dans sa quête de l’origine corporelle de notre perception de nous-mêmes.

Leur point de départ, c’est l’intéroception, une espèce de sixième sens de ce qui se passe dans notre corps. L’un des moyens de la mesurer, c’est par exemple de demander à quelqu’un de compter les battements de son cœur pendant un temps déterminé et de comparer le résultat avec celui d’un électrocardiogramme (ECG). Cette capacité varie beaucoup d’une personne à une autre. Celles qui perçoivent le battement de leur cœur avec le plus d’exactitude tendent à prendre de meilleures décisions intuitives et perçoivent mieux les émotions des autres [selon une étude parue en 2016 et une autre en 2017].

Que se passe-t-il exactement ? Pour le savoir, les chercheurs avaient besoin de mesurer l’intéroception dans le cerveau. Ils en ont trouvé le moyen avec le potentiel évoqué par les battements du cœur (HEP), c’est-à-dire la réaction du cerveau aux battements du cœur. Il existe beaucoup d’études sur la question car le HEP est relativement facile à mesurer : le rythme cardiaque n’étant pas complètement régulier, il est possible d’isoler le HEP du reste de l’activité du cerveau : il suffit de faire un ECG à un sujet tout en lui faisant passer un scanner cérébral. Le cerveau présente une activité dans le “réseau du mode par défaut”, ces zones qui sont actives même si le sujet ne fait rien consciemment.

En 2016, une équipe de l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) dirigée par Hyeongdong Park a mesuré le HEP de personnes au cours d’une full-body illusion [une illusion impliquant le corps entier]. Chaque sujet, volontaire, était coiffé d’un casque de réalité virtuelle et regardait une simulation de lui-même se faisant caresser le dos pendant que celui-ci était vraiment caressé. Au bout d’un moment, le sujet déclarait se sentir physiquement proche de l’endroit où se trouvait son soi virtuel et non de l’endroit où il était vraiment assis. Plus le HEP était prononcé, plus l’illusion était forte.

C’était selon les chercheurs la première preuve neurophysiologique de l’existence d’un lien entre l’intéroception et la perception de soi qu’a le cerveau. “Le HEP reflète les changements dans la conscience corporelle de soi, par exemple les changements dans l’identification avec le corps virtuel et le déplacement vers le corps virtuel”, précise Olaf Blanke, qui dirige le laboratoire de neurosciences cognitives de l’EPFL.

Le libre arbitre, otage de nos états corporels ?

Les chercheurs de l’EPFL ont ensuite montré que notre soi corporel est tout sauf passif : il intervient dans toutes les décisions que nous prenons. L’équipe d’Olaf Blanke est partie des travaux du physiologiste américain Benjamin Libet, qui a en 1983 détecté un signal qui se déclenche dans le cerveau juste avant qu’une personne prenne conscience de son intention d’agir. Pour Libet, cela signifiait que le libre arbitre n’existe pas.

Les chercheurs de l’EPFL ont découvert que ce même signal est également lié à une action corporelle particulière : la respiration. Nous sommes plus susceptibles d’effectuer un acte volontaire quand nous expirons. C’est pour Olaf Blanke une indication claire que “les actes de libre arbitre sont les otages de toute une série d’états corporels intérieur”.

Ces expériences ont conduit Park et Blanke à poser que le cerveau se représente le soi corporel à partir des signaux envoyés par les organes comme des signaux envoyés par le monde extérieur. Cette représentation inclut l’auto-identification et l’autolocalisation, comme dans la full-body illusion. Ils pensent également que le caractère rythmique des signaux envoyés par les organes contribue à créer la continuité du soi dans le temps. “Les battements du cœur ont un caractère cyclique et prévisible, assure Olaf Blanke. Cet élément temporel pourrait jouer un grand rôle dans cette continuité du soi.”

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Dessin paru dans New Scientist, Londres. De Patrick George Dessin paru dans New Scientist, Londres. De Patrick George

Catherine Tallon-Baudry, chercheuse en neurosciences de l’École normale supérieure de Paris, a une autre conception de la contribution du corps à la conscience de soi. Le cerveau est constamment bombardé de signaux émanant de l’intérieur et de l’extérieur du corps et résultant de ses processus cognitifs. Les signaux sont traités par des circuits cérébraux différents.

Pour Catherine Tallon-Baudry, les signaux rythmiques émis par les organes imposent au cerveau un cadre de référence unifié, qui nous permet de percevoir toutes ces informations entrantes du point de vue d’un seul “je” subjectif. “Je pense que la conscience est une propriété que le cerveau génère une fois qu’il a intégré les informations émanant de tout l’organisme”, explique-t-elle. Et une série d’expériences étayent son point de vue.

La vision augmentée par les battements du cœur

En 2014, Catherine Tallon-Baudry et Hyeongdong Park, qui travaillait dans son labo avant de rejoindre celui de Blanke, se sont mis à étudier l’influence du HEP sur notre conscience des choses. Ils ont demandé à des personnes de fixer leur regard sur un point puis de dire si elles voyaient un léger cercle autour. Plus le sujet avait un HEP fort avant qu’on lui montre le cercle, plus il était susceptible de percevoir celui-ci. “Les battements du cœur se comportent comme un élément supplémentaire d’information visuelle”, analyse Catherine Tallon-Baudry. Ils apportent également la “mienneté” intrinsèque du vécu conscient. “Dans la réponse de la personne – ‘J’ai vu quelque chose’ –, il y a cet élément de ‘je’. Il ne faut pas négliger cette part de ‘je’ dans la perception.

Pour Olaf Blanke, cette étude est une magnifique démonstration du seuil de la conscience mais elle ne permet pas nécessairement de conclure que le soi est impliqué. Catherine Tallon-Baudry et son équipe ont donc mis au point une autre expérience pour étudier cette question. Cette fois, ils se sont concentrés sur la distinction entre “je” et “moi.” “’Je’, c’est l’aspect le plus basique du soi – celui qui vient avant la pensée, c’est l’entité unifiée qui pense, explique la chercheuse. Il est fondamentalement différent de la réflexion sur le ‘moi’, qui implique de surveiller différentes fonctions corporelles sans ce sentiment d’unité.”

Pour voir si le cerveau traite lui aussi ces deux concepts différemment, l’équipe a demandé à des personnes qui passaient un scanner cérébral de fixer un point et de laisser leur esprit vagabonder. De temps en temps, on leur demandait si elles pensaient au “moi” ou au “je”, qu’on les avait entraînées à reconnaître, à ce moment précis. Le HEP se produisait dans une région différente du cerveau selon la réponse : près de l’avant quand le sujet pensait au “moi”, plus en arrière quand il pensait au “je”. Ce qui montrait pour la première fois que le cerveau fait effectivement la différence entre ces deux concepts.

Quand le cerveau écoute le cœur

Dans des travaux non encore publiés, l’équipe de Catherine Tallon-Baudry a également montré que le corps contribue parfois à nos préférences personnelles, qui nous définissent à plus d’un égard aux yeux des autres. Des sujets volontaires ont regardé 200 affiches de films célèbres et noté ceux qu’ils avaient vus. Le lendemain, on leur a montré des paires d’affiches des films qu’ils avaient notés et demandé d’indiquer celui qu’ils avaient préférés pendant qu’on mesurait leur HEP.

Comme d’habitude dans ce genre d’expérience, les réponses n’étaient pas complètement cohérentes. Cependant, les personnes ayant le HEP le plus élevé au moment du choix ont donné des réponses qui étaient plus en phase avec la note qu’elles avaient donnée au début. Le choix du sujet était plus fidèle à lui-même quand son cerveau écoutait davantage son cœur.

Le soi corporel d’Olaf Blanke et la conscience corporelle de Catherine Tallon-Baudry ne sont peut-être pas si éloignés. Les deux chercheurs peuvent espérer trouver un modèle primordial du “soi incarné” qui concilie leurs conclusions. Mais où s’inscrivent les recherches de Sarah Garfinkel là-dedans ?

Celle-ci explore deux idées liées : les signaux corporels influent sur nos émotions et les émotions définissent notre perception du soi par la mémoire et l’apprentissage. Après avoir travaillé avec des personnes souffrant de troubles autistiques, elle a conclu que leur difficulté à communiquer avec les autres vient de ce que leur cerveau est dépassé par les informations viscérales associées à leurs émotions et à celles des autres. Prenant pour piste une hyperactivité de l’axe corps-cerveau, elle planche maintenant sur ce qui hantait ces anciens combattants traumatisés : la peur.

Pour son étude la plus récente, Sarah Garfinkel a adapté un paradigme classique de la psychologie appelé “conditionnement à la peur”. Les sujets, volontaires, ont appris à associer des stimulus neutres à des conséquences négatives, puis la chercheuse a mesuré leur rythme cardiaque et la conductivité électrique de leur peau, qui augmente quand on a peur. Les sujets se sont montrés plus effrayés quand on leur présentait les stimulus pendant que leur cœur se contractait que pendant qu’il se détendait. La phase du rythme cardiaque affectait également la facilité avec laquelle ces réactions de peur étaient provoquées par la suite. “Ces signaux du cœur peuvent vraiment provoquer et annuler les réactions de peur conditionnée”, insiste-t-elle.

La conscience, “un concept fumeux”

Sarah Garfinkel n’aime pas parler de conscience parce qu’elle pense que c’est un concept fumeux – “La conscience agit à tellement de niveaux” –, mais elle pense vraiment travailler sur les mêmes énigmes que Blanke et Tallon-Baudry. Pour Damasio, ces trois approches sont conciliables si on envisage les choses du point de vue de l’évolution.

Il y a quatre milliards d’années, les premiers organismes primitifs surveillaient les changements survenant dans leur corps – l’équivalent de la faim, la soif, la douleur, etc. – et disposaient de mécanismes de retour de l’information pour maintenir l’équilibre. Notre système nerveux autonome, qui contrôle les fonctions automatiques de l’organisme, par exemple les battements du cœur et la digestion, sans que nous en ayons conscience ou presque, est un vestige de ces mécanismes primitifs.

Puis, il y a environ cinq cents millions d’années, le système nerveux central, avec un cerveau, est apparu. “La nature l’a ajouté après coup”, remarque Antonio Damasio. Il est cependant devenu une “ancre” alors que l’esprit était plus distribué auparavant. Les changements survenant dans l’organisme étaient projetés sur le cerveau et vécus comme des émotions ou des pulsions – l’émotion de la peur, par exemple, ou la pulsion de manger. La subjectivité est arrivée encore plus tard, poursuit Damasio, avec l’apparition du système musculo-squelettique, qui devait être le cadre physique du système nerveux central et fournir ainsi un cadre de référence stable : le “je” unifié du vécu conscient.

Si Antonio Damasio réfléchit à une synthèse, les autres chercheurs songent aux applications de leurs travaux. Sarah Garfinkel compte tester son idée d’hyperactivité de l’axe corps-cerveau sur des personnes traumatisées. Ses résultats accréditent déjà l’hypothèse qu’on puisse traiter le syndrome de stress post-traumatique avec des substances agissant sur le système cardiovasculaire. Des médicaments de ce type sont d’ailleurs en cours d’essais cliniques.

Blanke et Park ont déposé un brevet relatif à la prévision du comportement par le rythme respiratoire. Cela pourrait entre autres permettre de rendre les interfaces cerveau-ordinateur plus sensibles aux choix des personnes en situation de handicap.

Faut-il revoir notre conception de la mort ?

Catherine Tallon-Baudry travaille avec le neurologue Steven Laureys à l’université de Liège, en Belgique, sur des personnes souffrant de troubles de la conscience, par exemple le coma. Ils ont formé une intelligence artificielle à reconnaître le lien entre le HEP et certains signes cliniques mesurables, à vérifier si le HEP peut à lui seul constituer un outil de diagnostic pour les patients présentant des signes cliniques ambigus – en particulier ceux qui se trouvent dans la zone grise appelée état de conscience minimale.

Ces découvertes présentent également des implications philosophiques. Si la conscience est “incarnée” [intrinsèquement liée au corps], notre conception de la mort, actuellement définie par l’Organisation mondiale de la santé comme la perte irrémédiable des fonctions cérébrales (mais pas corporelles), s’en trouvera peut-être affectée. Ces recherches ont également des conséquences pour la conscience des autres animaux et le traitement que nous leur réservons. Et si la conscience est incarnée, cela signifie qu’une machine ou un robot ne sera jamais vraiment consciente puisqu’elle ne peut pas intégrer de signaux émis par son corps. “Quand on commence à passer en revue les implications du soi incarné, déclare Catherine Tallon-Baudry, elles sont vraiment très profondes.”

Laura Spinney

10 août 2020

« Pour combattre la fragmentation de la société, il faut revenir à une technologie que nous connaissons bien : nous-mêmes »

Par Marc-Olivier Bherer

La psychologue Sherry Turkle, spécialiste du Web, estime, dans un entretien au « Monde », que la pandémie, malgré de nombreuses initiatives numériques désintéressées, n’a pas fait disparaître le risque que nous soyons manipulés par des technologies qui cherchent à capter notre attention.

Psychologue et anthropologue, Sherry Turkle occupe la chaire Abby Rockefeller Mauzé d’études sociales des sciences et de la technologie au Massachusetts Institute of Technology (Etats-Unis). Formée à la psychanalyse en France, elle s’est intéressée, dès l’essor de l’ordinateur personnel dans les années 1980, aux relations que nous nouons avec les machines et les robots. Elle est notamment l’autrice de Les Yeux dans les yeux. Le pouvoir de la conversation à l’heure du numérique (Actes Sud, 560 p., 28 €) et de Seuls ensemble. De plus en plus de technologies, de moins en moins de relations humaines (L’Echappée, 2015)

Avec la pandémie, le télétravail s’est largement répandu. Si jongler entre vie professionnelle et vie de famille n’est pas toujours facile, ne faut-il pas se réjouir d’être enfin libéré de l’emprise du bureau ?

Votre question soulève plusieurs enjeux. A propos du travail multitâche, il faut rappeler que, malheureusement, nous ne savons pas faire plusieurs choses à la fois. Nous avons l’illusion d’y arriver, particulièrement lorsque nous travaillons à la maison. Mais notre cerveau ne peut faire qu’une tâche à la fois. La recherche est très claire sur un point : à chaque chose que nous ajoutons, notre capacité de concentration diminue, alors que nous avons l’impression d’être de plus en plus efficaces. C’est un tour que nous joue notre cerveau. Pour faire face, la solution la plus simple est de se montrer bienveillant envers soi-même, lorsque les choses à faire s’accumulent, il faut mieux diviser notre temps entre le travail, les enfants, les amis, etc.

Second enjeu, décrire le fait de travailler de la maison comme une libération revient à présenter le bureau comme un endroit qui n’a que des désavantages. Les choses ne sont pas si simples. Travailler à la maison apporte un supplément de flexibilité pour concilier vie professionnelle et vie familiale. Les parents peuvent optimiser leur temps, sachant qu’ils pourront profiter du sommeil des enfants pour se consacrer à leur travail. Sans avoir à se déplacer, on récupère aussi de précieuses minutes que l’on peut employer à des fins personnelles. Mais on risque aussi de voir s’affaiblir notre réseau professionnel, les décisions perdent aussi de leur collégialité et nous sommes moins créatifs. Et n’oublions pas que ce sont les femmes qui, plus que les hommes, paient le prix du travail à distance. Tirons néanmoins profit de cette expérience pour rendre les entreprises plus flexibles et mieux utiliser les technologies, les mettre davantage à notre service plutôt que l’inverse.

Internet a été un outil incontournable pour continuer à vivre comme d’habitude tout en respectant la distanciation physique. Que pensez-vous de cette transition accélérée vers le numérique ?

Pendant cette période sans précédent, le Web a joué un rôle bénéfique, c’est indéniable. Mais il ne faut pas pour autant se bercer d’illusions. Internet n’est pas le meilleur médium en toute occasion et pour tout le monde. Le recours constant à Zoom pour converser est peut-être pratique, mais génère une certaine lassitude, car il est impossible d’établir un véritable contact visuel.

Néanmoins, il faut reconnaître qu’Internet a permis des choses extraordinaires : nous étions ensemble bien que seuls, plutôt que seuls ensemble, pour reprendre le titre de l’un de mes livres, dans lequel je mettais en garde contre notre tendance à se replier sur nos appareils numériques. Comme nous tous, j’ai donc été, pendant le confinement, seule chez moi, mais avec les autres grâce au numérique : j’ai pu participer à des cours de yoga, à des réunions de promo, prendre part à des « cocktail parties », à des visites guidées sur le thème de l’architecture et participer à des réunions professionnelles. J’ai même célébré la soirée du Seder de Pâques sur Zoom. Mais, comme la plupart d’entre nous, j’ai souffert de l’absence des autres, ils me manquaient. Le confinement nous a appris à mieux apprécier tout ce qui fait notre humanité commune. Cette distance renforce notre besoin de se retrouver ensemble dans le monde physique.

Diriez-vous que cette crise a révélé les réelles possibilités sociales du Web ?

Si Internet s’est montré sous un meilleur jour pendant cette crise, ce n’est toutefois pas grâce à la technologie elle-même, mais aux personnes créatives qui ont choisi d’employer autrement ces technologies. D’autres types de communautés ont été créées et célébrées. J’ai beaucoup apprécié le concert quotidien offert par le violoncelliste Yo-Yo Ma. Mais on a aussi vu des entrepreneurs jouer les mentors en ligne pour aider ceux qui envisagent de créer leur société. Un tout autre modèle a été imaginé et popularisé pendant le confinement, bien différent de celui qui prévaut généralement où chacun cherche à polir son image sur les réseaux sociaux ou s’évade dans un jeu vidéo. La générosité et l’empathie ont existé à une tout autre échelle, plusieurs personnes se sont demandé ce qu’elles pouvaient offrir aux autres. Si nous pouvons poursuivre sur cette lancée, le Covid-19 aura contribué à nous faire avancer.

Très souvent, en ligne, nous prétendons nous présenter tels que nous sommes véritablement, alors que nous pratiquons en réalité un étroit contrôle de notre apparence. Le Web n’est pas le meilleur endroit pour révéler qui nous sommes, nous exposer aux autres, pratiquer l’ouverture. Pendant les premiers mois de la pandémie, la sincérité a trouvé une plus grande place en ligne, et je m’en réjouis.

Vous êtes généralement très critique à l’égard du Web et de ses possibilités dites « sociales ». Pourquoi ?

Les différents modes de communication que nous employons sur nos téléphones, nos ordinateurs – textos, courriels, échanges sur des forums – font tous la même promesse : tout se passera sans difficulté, sans heurt ni « friction ». Ce discours, d’abord employé pour parler d’applications servant au transfert de fonds, est désormais utilisé pour des applications dites sociales. Nous nous sommes donc habitués à choisir la photo la plus flatteuse, à écrire plutôt que de téléphoner, à maîtriser beaucoup mieux notre expression que lors d’un échange fait de vive voix.

Mais échapper – en amour, dans notre vie de famille, en amitié – à toute « friction », est-ce vraiment possible ou désirable ? C’est pourtant la vie que l’on nous a vendue en ligne, contredisant notre expérience dans le monde physique. Sur le plan politique, on a donc cru que la démocratie pouvait se contenter de ce monde numérique aseptisé. Nous vivons pourtant un moment d’intenses frictions, comme le mouvement Black Lives Matter ou la répression à Hongkong le démontrent. Si Internet doit être sans friction, alors cette technologie est en profond décalage avec l’époque.

Comment le Web a-t-il appauvri la vie démocratique ?

Les moyens traditionnels d’action politique, comme le porte-à-porte, converser avec nos voisins, les meetings politiques, sont dévalués. Aux Etats-Unis, on s’en remet de plus en plus à des courriels et aux sondages. Les partis politiques embauchent des volontaires sans vraiment les connaître, on leur demande simplement de remplir un formulaire et d’envoyer un chèque.

Des campagnes lancées en ligne par des associations restent sans lendemain, car même si le matériel diffusé touche les internautes, ils ne prennent pas part aux mobilisations le jour venu. En ligne, on peut croire que les liens d’amitiés virtuels et les messages partagés feront plier ceux qui sont au pouvoir. Mais ce n’est qu’au prix d’actions à plus long terme, fondées sur des relations solides entre concitoyens, que l’on peut obtenir des avancées durables. Pour cela, nous devons chercher à développer ces aptitudes émotionnelles et notre capacité à prendre part au débat public. Il faut accepter de s’exposer aux autres.

Se réfugier en ligne, c’est aussi accepter d’être trompé. Sur Facebook, nous exprimons des préférences, lisons des articles, mais les données collectées sur nous sont ensuite revendues lors d’enchères. Des acteurs malintentionnés récupèrent ainsi notre profil et nous adressent des éléments de désinformation qui peuvent d’autant plus facilement nous séduire qu’ils correspondent à nos préoccupations.

Que pensez-vous du boycott de Facebook par des publicitaires qui estiment que le réseau social n’en fait pas assez pour lutter contre la haine en ligne ?

C’est une bonne chose. Mark Zuckerberg [le PDG de Facebook] a dû en prendre note. Mais il sait que ces campagnes sont généralement de courte durée. Il faut donc que cette mobilisation se poursuive jusqu’à ce qu’il prenne des mesures réelles. Pour le moment, il se contente de faire le minimum, sans reconnaître la responsabilité de son entreprise. La plupart des gens s’informent sur Facebook, ce qui correspond à l’ambition de ce réseau social qui cherche à retenir leur attention le plus longtemps possible. Pour cela, il s’en remet au sensationnalisme et flatte les convictions politiques de ses usagers.

Le combat promet d’être long. Ce premier pas est important. Espérons qu’il y en ait un second. Nous devons veiller à ce que les acteurs économiques qui sont en position d’exercer une forme de contrôle sur Facebook s’engagent fermement.

Vous n’abandonnez donc pas vos critiques du Web. Quel bilan tirez-vous alors de la récente période de confinement ?

Il est temps de développer de nouvelles valeurs pour le Web, de ne plus lui demander de simplifier les choses. Il doit au contraire nous permettre de mieux appréhender la complexité du monde, son exigence et les défis qu’il nous pose. Nous nous sommes habitués à Internet tel qu’il existe aujourd’hui, mais cela ne veut pas dire qu’il doit nécessairement prendre cette forme, nous pouvons le réinventer. Surtout, nous devons apprendre à le voir comme un acteur politique : il n’y a pas de solutions technologiques à tout et surtout pas aux problèmes créés par la technologie, notamment la division semée par les réseaux sociaux.

Nous n’avons pas besoin d’une nouvelle ou d’une meilleure application. Pour combattre la solitude, l’isolement, la fragmentation de la société, l’intolérance propagée par le président Trump, il faut revenir à une technologie que nous connaissons bien : nous-mêmes. Pour l’empathie, l’être humain vaut mieux que toutes les applications.

17 juillet 2020

Tribune - Jean-Loup Amselle

Tribune - Jean-Loup Amselle : « Il ne suffit pas de déboulonner les statues des colonisateurs pour se débarrasser de leur empreinte intellectuelle »

Par Jean-Loup Amselle, Anthropologue et africaniste

Une décolonisation achevée passe par un processus d’anamnèse mettant au jour ce qui a été refoulé dans notre conscience et refait périodiquement surface lors de conflits de tous ordres, analyse dans une tribune au « Monde » l’anthropologue et africaniste Jean-Loup Amselle.

Détruire les symboles de l’esclavage et de la colonisation, disent-ils. Mais suffit-il de déboulonner les statues des esclavagistes, des conquérants et des colonisateurs pour venir à bout de l’idée esclavagiste et coloniale qui perdure inconsciemment et consciemment tant dans l’esprit des descendants de colonisés que dans celui des descendants de colonisateurs ? Peut-on se contenter de jeter à bas les statues de Bugeaud, de Faidherbe, de Gallieni ou de Binger pour échapper à la prégnance de leurs principes de gestion des populations conquises.

On ne se débarrassera pas d’un revers de main de schèmes de pensée qui continuent d’imprimer, qu’on le veuille ou non, les structures mentales des Africains et des Occidentaux. En ce sens, il est indéniable que nous vivons tous dans un monde postcolonial qui fait qu’une décolonisation achevée passe par un processus d’anamnèse mettant au jour ce qui a été refoulé dans notre conscience et refait périodiquement surface lors des conflits de tous ordres qui affectent aussi bien les anciennes métropoles que les anciennes colonies.

Ce n’est donc que par une vaste psychanalyse collective que pourra être éliminée cette sorte de « malaise dans la civilisation », qui aliène gravement la conscience des uns et des autres et les maintient tous dans un état de sidération raciste.

Le racisme moderne est le fils du XIXe siècle et de son attirail d’anthropologie physique mis en œuvre sur le banc d’essai africain.

Une matrice commune

La mesure des os et des crânes a permis de ranger avec certitude les différents groupes humains dans des cases « jaune », « noire », « blanche » ou « rouge » et de différencier les races « autochtones » des races « conquérantes ». Un seul racisme donc pour un seul monde, ce qui incite à voir dans les conflits ethniques africains actuels le retour d’un refoulé colonial.

La victoire de la modernité, si l’on peut dire, c’est que l’Afrique s’est réappropriée les procédures d’exclusion mises au point par des Européens à destination tant des Africains que de certaines fractions de populations qui, bien que se considérant comme européennes, n’étaient pas perçues comme telles par ceux qui mettaient en œuvre ces procédures d’élimination.

Racisme européen et racisme africain ont donc une matrice commune, ce qui implique d’évaluer la responsabilité de l’Europe dans les conflits ethniques et les génocides africains.

Ainsi le savoir colonial produit par des explorateurs, des conquérants et des colonisateurs comme Faidherbe, Gallieni ou Binger, et notamment la « politique des races », a permis à la France d’assujettir les populations d’Afrique, de Madagascar et de l’ex-Indochine en les ethnicisant, en dressant les unes contre les autres les « races conquérantes » et les « races conquises ».

Des catégories coloniales inventées

Dans bien des cas, en outre, il a fait que ces catégories coloniales ont été elles-mêmes réappropriées ultérieurement par les acteurs sociaux locaux.

Un seul exemple choisi au Mali permettra de s’en assurer. Dans ce pays d’Afrique de l’Ouest soumis depuis plusieurs années à des insurrections djihadistes et à des conflits qualifiés d’« intercommunautaires », ces antagonismes sont censés mettre aux prises des ethnies immémoriales comme les Touareg, les Peuls, les Dogon et les Mandingues.

Or, un travail historique élémentaire permet de montrer que ces catégories présentées comme éternelles et ancrées dans des cultures et des langues irréductibles les unes aux autres sont en réalité des catégories coloniales inventées par les trois personnages mentionnés plus hauts. Non que ces catégories n’aient pas existé avant la colonisation française et qu’elles aient été purement et simplement imposées d’une façon arbitraire aux populations de ces régions.

Ces catégories ethniques existaient bel et bien auparavant, quoique dans une polysémie large. Mais le propre du savoir colonial a été de les réduire à une acception unique. Le terme « Malinké », dont Gallieni remarque d’ailleurs qu’il désigne la classe des guerriers dans l’empire du Mali, est devenu ainsi, par la magie coloniale, une catégorie ethnique désignant une population à cheval sur le Mali, la Guinée et la Côte d’Ivoire.

Déconstruire les procédures intellectuelles

Il y a donc du meilleur et du pire dans le savoir colonial, de la déconstruction et de la fétichisation des catégories, même si c’est ce dernier aspect qui l’a emporté et si c’est celui-là qu’il convient de combattre.

En effet, ces catégories, qui possédaient une certaine labilité durant la période précoloniale, n’ont pas seulement servi à « diviser pour régner » sur les populations de l’ex-empire colonial français, elles ont été également rapatriées au sein de la métropole où elles ont repris du service dans le cadre des « recensements ethniques ».

Il en va ainsi de la catégorie « Mandé » (équivalent de Malinké), qui a été utilisée par exemple de façon non critique dans le cadre de l’enquête de l’Ined et de l’Insee « Mobilité géographique et insertion sociale » (1992-1993) portant sur les immigrés d’un certain nombre de pays d’Europe, d’Asie, du Maghreb et d’Afrique subsaharienne, enquête confusionniste qui mêle de façon inconsidérée des pays, des « ethnies » et des langues selon l’« origine » des personnes concernées.

Dès lors, comment défendre la légitimité des statistiques ethniques si l’on oublie que les enquêtes qui les produisent supposent toutes l’utilisation de catégories mises au point dans le laboratoire colonial de l’ex-empire français ?

Il ne suffit donc pas de déboulonner les statues des colonisateurs pour se débarrasser de leur empreinte intellectuelle, même si en soi cet iconoclasme est louable. De fait, ce déboulonnage a plutôt pour effet d’obscurcir voire d’empêcher une prise de conscience de l’impact que peuvent avoir ces schèmes de pensée coloniaux à la fois sur les Africains et sur les Français. Il ne suffit donc pas de détruire ces monuments, il faut aussi déconstruire les procédures intellectuelles qui ont présidé à leur érection.

2 juillet 2020

LA CITÉ DES LIVRES - Alain Minc à l’Elysée

Par Laurent Joffrin — Libération

De Georges Pompidou à Emmanuel Macron en passant par François Mitterrand, Jacques Chirac et François Hollande, l’homme d’influence dresse une série de portraits nourris d’anecdotes et de conversations directes avec ceux qu’il a tour à tour conseillés et critiqués.

Un homme d’influence juge les hommes de pouvoir. Depuis quelques décennies, Alain Minc murmure à l’oreille des puissants. Un murmure très public, puisqu’il dispense aussi ses conseils dans une kyrielle d’essais publiés au fil des ans. Mais un murmure qui l’a mis en relation plus ou moins intime avec une bonne moitié des présidents de la Ve République, ce qui en fait un discret témoin de l’époque. Souriant idéologue d’un libéralisme de droite ou de gauche selon les saisons, il dresse ainsi le portrait subjectif de «ses» présidents et met au service de cette histoire immédiate ses indiscutables qualités d’analyste bien introduit. Il en sort une galerie de tableaux souvent inattendus par leur angle d’attaque, nourris d’anecdotes et de conversations directes avec ceux qu’il a tour à tour conseillés et critiqués.

Le livre commence par une amende honorable : Minc fut anti-gaulliste et se reproche cette hostilité. Anti-gaulliste par ses parents, militants communistes historiques, qui vouent le Général aux gémonies, anti-gaulliste par adhésion aux idées de Pierre Mendès France, qui fut le vecteur d’une prudente rupture avec la tradition familiale. Chez ce géant tout d’une pièce, il relève surtout des contradictions, entre son amour de la France et son peu d’estime pour les Français, entre sa prescience des constantes de l’Histoire - Hitler perdra sa guerre comme Napoléon les siennes, la Grande-Bretagne préférera toujours le grand large, la Russie boira le communisme comme le buvard boit l’encre, etc. - et sa capacité d’imagination et de rupture contre toutes les apparences, entre sa vista des situations et ses erreurs grossières, sur la grève des mineurs ou sur Mai 68. Ces contradictions furent fécondes, dit-il, et la ductilité politique du Général lui a permis d’épouser son temps en le modelant. Il cite ce mot éclairant toute la sarcastique lucidité du Général : «Après ma mort, on construira une grande croix de Lorraine près de Colombey (un temps…). Elle appellera les lapins à la résistance.» Avec ce jugement final d’un Minc repentant : «Comment ai-je pu ne pas être gaulliste ? Ce manque de lucidité me hante rétrospectivement.»

Vient ensuite l’étonnante réhabilitation d’un homme qui a pâti de la gloire de son prédécesseur, Georges Pompidou, qu’on a parfois décrit en Sancho Pança prenant la place de Don Quichotte. Erreur totale, dit Minc. Georges Pompidou avait certes fait une guerre plutôt pépère, enseignant sceptique à l’heure où les gaullistes historiques choisissaient le combat. Mais il s’est imposé auprès du Général par ses insignes qualités, intelligence supérieure, culture éclectique et vaste, indépendance relative à l’égard de son mentor qui le tenait en haute estime. Georges Pompidou, en fait, n’a rien d’un dauphin prosaïque remplaçant un roi héroïque. Comme second du Général dans sa lutte pour revenir au pouvoir, comme Premier ministre pendant sept ans, puis comme président pendant presque cinq ans, il a dominé la politique intérieure française jusqu’en 1974, emporté par une précoce maladie, personnage clé des Trente Glorieuses et de l’établissement de la Ve République qui nous gouverne encore aujourd’hui.

A l’inverse de tant de commentateurs en mal de clichés, Minc ne voit pas Mitterrand en Machiavel. Non qu’il l’absolve de son cynisme ou qu’il néglige sa redoutable habileté. Mais il loue sa sensibilité de romantique calculateur, qu’on décèle dans ses fidélités inattendues, dans sa passion pour la littérature ou encore dans sa correspondance émouvante avec Anne Pingeot et, surtout, dans la constance de certaines convictions, en matière européenne ou dans sa politique étrangère. François Mitterrand inaugure l’alternance, qui fait entrer dans le jeu une moitié de la France jusque-là tenue hors les murs. Mais il légitime et installe aussi une Constitution taillée pour le Général et qui a fait preuve de son étonnante souplesse. Il mène une politique imprudente - aux yeux de Minc - mais choisit avec constance et courage la construction européenne contre l’aventure solitaire et ratifie la posture gaullienne vis-à-vis du monde : solidarité avec le camp des démocraties, mais indépendance envers les Etats-Unis.

Le portrait le plus étonnant est celui de Jacques Chirac, qui détestait Alain Minc («je vous le laisse !» avait-il laissé tomber en réponse à Jospin qui citait devant lui ce soutien de Balladur). Lui écrivant une lettre sur l’incident de Jérusalem, quand Chirac avait houspillé le service d’ordre israélien, pour le féliciter, il est surpris de la longue missive qu’il reçoit en retour, qui l’impressionne par «sa profondeur historique, et sa dilection à l’égard du judaïsme». Un Chirac secret, donc, tout d’activisme infatigable et de «nihilisme psychologique». Chirac, homme de l’instant, voyait l’Histoire par millénaires, sûr de la vanité des choses et des êtres. «Il était du côté de ceux qui pensent qu’à la fin des fins, rien ne vaut rien et que, donc, seule la mort triomphe.»

Dernier coup de projecteur insolite, celui braqué sur François Hollande, qu’il tient pour «un journaliste en politique», cuirassé derrière un humour de tous les instants, empathique et manœuvrier, malheureux dans sa politique intérieure, mais aussitôt gratifié d’un brevet d’homme d’Etat dans ses décisions de politique extérieure et solide dans l’épreuve terroriste. Avec ce jugement final : son bilan est «bien meilleur dans la réalité que l’impression qu’il a lui-même donnée», et dont il ne «mérite pas le discrédit».

Reste Emmanuel Macron, dont il a mesuré avant tous l’ambition. Recevant ce jeune inspecteur des finances à son début, il lui pose la rituelle question : «Que serez-vous dans trente ans ? - Président de la République», répond l’autre, ce qui était aller droit au but. Macroniste revendiqué, Minc lui glisse un ultime conseil, imprimé celui-là : garder sa base européiste et centriste, et regagner sur sa gauche. Conseil suivi ? Les mois qui viennent permettront de mesurer l’aura réelle de l’homme d’influence.

Alain Minc «Mes» présidents Grasset, 208 pp., 18 €.

29 juin 2020

Enquête - « Racisé », « racisme d’Etat », « décolonial », « privilège blanc » : les mots neufs de l’antiracisme

Par Marc-Olivier Bherer, Anne Chemin, Séverine Kodjo-Grandvaux, Julia Pascual

Les notions de référence des collectifs politiques apparus dans les années 2000 et luttant contre les discriminations raciales ne sont plus celles des années 1990. Ces mouvements ­insistent sur le poids de l’héritage ­colonial et sur le caractère « systémique » des discriminations.

Depuis une vingtaine d’années, un nouveau lexique s’est imposé dans le monde de l’antiracisme. « Privilège blanc », « personne racisée », « pensée décoloniale », « racisme d’Etat » : ces termes couramment employés par les collectifs militants de l’antiracisme « politique » nés dans les quartiers populaires à partir des années 2000 ne cessent d’engendrer d’ardentes controverses. Au nom de l’universalisme républicain, nombre d’intellectuels dénoncent cette « racialisation » et cette « essentialisation » du débat public.

Le vocabulaire politique de ces nouveaux militants renvoie à une évolution de la conception du racisme. Les mouvements antiracistes « traditionnels », qu’il s’agisse de la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (Licra) ou de SOS Racisme, défendent une « conception individuelle et morale du racisme », rappellent les chercheurs Fabrice Dhume, Xavier Dunezat, Camille Gourdeau et Aude Rabaud dans Du racisme d’Etat en France ? (Le Bord de l’eau, 200 p., 20 euros) : il serait le fait d’« acteurs déviants, isolés, adhérant à la doctrine raciste et/ou portés par une idéologie violente ». Pour les combattre, il faudrait donc sanctionner leurs débordements et changer leurs mentalités.

Tout autre est la vision des collectifs de l’antiracisme « politique » apparus il y a une vingtaine d’années. Pour le comité La Vérité pour Adama, comme pour nombre de mouvements nés en banlieue dans le sillage des émeutes de 2005, l’héritage colonial irrigue profondément, aujourd’hui encore, la société française et ses institutions.

Plutôt que de dénoncer les dérives individuelles de quelques militants nourris d’idéologie raciste, ces associations accusent l’Etat, sa police, son administration et son école de distribuer inégalement les places et les richesses – sans que ses agents affichent pour autant des convictions ouvertement « racistes ».

Cet antiracisme « politique » renoue avec la pensée de Frantz Fanon (1925-1961), qui récusait, en 1956, « l’habitude de considérer le racisme comme une disposition de l’esprit, comme une tare psychologique » : il s’agit plutôt, écrivait-il, d’« une disposition inscrite dans un système déterminé ». C’est ce que proclament, soixante ans plus tard, les collectifs de jeunes « racisés » : ils affirment subir, à l’école comme dans leurs relations avec la police, un racisme « systémique » diffus, souvent discret, dont les personnes « blanches » n’ont pas toujours conscience – c’est pour cette raison qu’ils plaident parfois pour des réunions « non mixtes ».

Quelle est l’histoire de ces termes contestés utilisés par ces nouveaux mouvements antiracistes ? Viennent-ils vraiment des Etats-Unis, comme l’affirment leurs adversaires ? Ont-ils les mêmes significations et les mêmes résonances dans le monde militant, le monde politique et le monde académique ? Parce que le vocabulaire de la sociologie du racisme est « complexe et non stabilisé », selon l’expression de Fabrice Dhume, Xavier Dunezat, Camille Gourdeau et Aude Rabaud, il n’est pas toujours aisé de répondre à ces questions. Il n’est cependant pas interdit de tenter.

Le mot « racisé » n’a pas encore fait son entrée dans le dictionnaire, mais il est courant de l’entendre dans les débats actuels sur le racisme. Certains s’en réclament, d’autres le conspuent. « Il n’y a pas de race dans la police, pas plus que de racisés ou d’oppresseurs racistes », écrivait ainsi le préfet de police de Paris, Didier Lallement, dans un mail de soutien adressé le 2 juin aux 27 500 fonctionnaires de police de l’agglomération alors que les rassemblements contre les violences policières se multipliaient.

Avant d’être un objet de controverse politique, le terme racisé a été un outil au service des sciences sociales. Sa première occurrence apparaît, en France, sous la plume de la sociologue Colette Guillaumin : en 1972, dans L’Idéologie raciste. Genèse et langage actuel (Mouton, réédition Gallimard, « Folio essai », 2002), elle emploie le mot « racisation » pour désigner une assignation qui entraîne des discriminations, des préjugés et des inégalités. « Colette Guillaumin essayait de repérer des effets de domination au-delà des effets de classe », souligne Magali Bessone, professeure de philosophie politique à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne.

Contrairement au terme race, qui renvoie à des données prétendument naturelles et immuables, le terme « racisé » évoque une construction sociale et politique.

« Colette Guillaumin parle de racisation pour saisir le phénomène de production de groupes sociaux spécifiques, contextuels, relatifs les uns aux autres, hiérarchisés, poursuit Magali Bessone. Ces groupes sont repérés par deux caractéristiques : une apparence physique réelle ou fantasmée et une filiation ou une généalogie réelle ou fantasmée. » « Colette Guillaumin montre que, même si les races ont disparu, elles peuvent continuer à exister dans la tête des gens, appuie la politiste Nonna Mayer. Raciser, c’est réduire l’autre à ses traits, sa religion ou sa couleur de peau… »

D’abord outil du champ universitaire, le terme a été repris, au cours des vingt dernières années, par les milieux militants. « On a vu apparaître des mouvements antiracistes qui s’emparaient de leur assignation, explique la philosophe Magali Bessone. Dire qu’on est racisé, c’est dire qu’il y a un problème de discrimination et d’inégalité dans l’accès à certaines ressources comme le logement, l’université ou l’emploi. C’est dire aussi qu’il y a un problème de stigmatisation. Les militants antiracistes qui revendiquent leur appartenance à des groupes racisés revendiquent un positionnement social. »

Ce vocabulaire est repris en 2005 lors de la création de deux organisations : le Conseil représentatif des associations noires (CRAN) et le Parti des indigènes de la République.

« Au moment de la révolte des banlieues, en 2005, la question raciale se cristallise, relate Eric Fassin, sociologue à l’université Paris-VIII (Vincennes - Saint-Denis). Ensuite, dans les années 2010, le mot “racisé” rencontre un succès social lié au durcissement de cette racialisation en France. Il permet la revendication d’une identité politique fondée sur une expérience partagée de la discrimination qui n’implique pas forcément une communauté d’origine, de culture ni même de couleur. »

Ce mouvement conteste l’antiracisme historique de la Licra ou de SOS Racisme qui « apparaît éloigné de l’expérience des jeunes victimes de racisme, parce qu’il est généralement porté par des militants blancs, plutôt vieillissants et assez rarement issus des classes populaires », observe Eric Fassin. Mais certains voient dans cette dynamique un renoncement à l’universalisme, voire une tentation « communautariste » ou « différentialiste ».

Dans l’Express du 18 juin, la philosophe Elisabeth Badinter fustige ainsi ce « crachat à la figure des hommes des Lumières ». « La race partout ! Je pense que c’est la naissance d’un nouveau racisme », affirme-t-elle.

De virulentes polémiques ont ainsi visé, en 2016, les groupes de réflexion en « non-mixité racisée » de Paris-VIII, ou le camp d’été « décolonial » réservé « aux personnes subissant le racisme » près de Reims (Marne). L’année suivante, les ateliers « en non-mixité raciale » du syndicat d’enseignants SUD-Education 93 ont provoqué l’ire du ministre de l’éducation nationale Jean-Michel Blanquer, de la Licra et de SOS-Racisme. « Ces nouveaux mouvements antiracistes n’ont pourtant pas renoncé à l’universalisme, croit au contraire Magali Bessone. Ils disent justement que l’universel est un idéal qui n’existe toujours pas et qui demeure à réaliser. »

Brandie par nombre de manifestants indignés par la mort d’Adama Traoré et de Georges Floyd, l’expression « racisme d’Etat » a connu son heure de gloire en 2017. Cette année-là, Jean-Michel Blanquer monte à la tribune de l’Assemblée nationale pour fustiger l’un des termes « les plus épouvantables du vocabulaire politique » : il est utilisé « au nom d’un prétendu antiracisme alors qu’il véhicule évidemment un racisme », affirme le ministre. Invoquant l’universalisme républicain, il vilipende SUD Education 93, qui propose à ses adhérents des stages consacrés au « racisme d’Etat » dans l’éducation nationale.

Citée en 1976 par Michel Foucault au Collège de France, l’expression « racisme d’Etat » s’impose dans le débat public, à la fin des années 2000, dans le sillage de l’antiracisme « politique ». L’heure est au développement des études postcoloniales et à la naissance d’un militantisme très critique envers les associations traditionnelles – ces « clubs d’intellos blancs, déconnectés du terrain et des quartiers populaires », selon le mot de Rokhaya Diallo. Le racisme d’Etat désigne, selon la sociologue Nacira Guénif, un racisme qui s’est installé « à tous les niveaux » de l’Etat – un racisme « puissant, structurel et systémique », ajoute le philosophe Pierre Tevanian.

Les tenants de ce concept n’en concluent pas pour autant que les régimes démocratiques occidentaux sont semblables aux Etats qui ont, au cours de l’histoire, inscrit la hiérarchie des races dans leurs textes fondateurs. Si la France ou les Etats-Unis sont accusés de tolérer, voire de diffuser un « racisme d’Etat », ils ne sont pas assimilés aux « Etats racistes » qu’étaient l’Afrique du Sud de l’apartheid ou l’Allemagne nazie. « Les formes de racisme qui impliquent aujourd’hui l’Etat français ne sont pas du même ordre que les lois de Vichy, le Code noir esclavagiste ou le code de l’indigénat », précise Pierre Tevanian, en 2017, dans L’Obs.

Qu’est-ce alors que le « racisme d’Etat » ? « Les usages politiques, médiatiques et académiques de cette notion sont très divers, constate la socioanthropologue Camille Gourdeau, coauteure, avec Fabrice Dhume, Xavier Dunezat et Aude Rabaud, de Du racisme d’Etat en France ? Une chose, cependant, est sûre : ce concept permet de souligner la responsabilité de l’Etat dans les pratiques racistes. Il ne s’agit plus seulement de dénoncer des actes individuels accomplis volontairement par des individus affichant des convictions xénophobes mais de souligner que le racisme imprègne et structure en profondeur les institutions. »

Le « racisme d’Etat » se lirait ainsi dans les pratiques répétitives, routinières et surtout discriminatoires de la police. Comme l’a montré le chercheur Fabien Jobard, un Maghrébin a 9,9 fois plus de « chances » de se faire contrôler par la police qu’un Blanc, un Noir 5,2. A ces « contrôles au faciès » s’ajoutent le tutoiement, voire les insultes adressées par la police aux jeunes « racisés ». L’institution scolaire ne serait pas à l’abri de ce « racisme d’Etat. « Des enquêtes ont montré que les enseignants ont souvent une représentation hiérarchisée de la qualité “scolaire” des publics » en fonction de leur statut racial, constatent Fabrice Dhume, Xavier Dunezat, Camille Gourdeau et Aude Rabaud.

En insistant sur les pratiques massives et discrètes des institutions, le « racisme d’Etat » bouleverse la définition même du racisme. « Il permet de nommer des mécanismes qui échappent à notre regard quand on se focalise sur les actes intentionnels de quelques brebis galeuses, précise le sociologue Xavier Dunezat. L’approche individuelle et psychologisante finit par dédouaner les institutions, alors que la notion de racisme d’Etat insiste, au contraire, sur les logiques institutionnelles, le plus souvent involontaires et légales, qui défavorisent ou excluent systématiquement certaines populations – parfois à l’insu même des agents de l’Etat. »

Ce concept est critiqué par certains intellectuels. « Le “racisme d’Etat” suppose que les institutions de l’Etat soient au service d’une politique raciste, ce qui n’est évidemment pas le cas en France, souligne l’historien Pap Ndiaye. L’Etat a ainsi été condamné par la justice à propos des contrôles au faciès et cette condamnation a été saluée par le Défenseur des droits, ce qui serait inconcevable s’il y avait un racisme d’Etat. En revanche, il existe bien un racisme structurel par lequel des institutions comme la police peuvent avoir des pratiques racistes. Il y a du racisme dans l’Etat, il n’y a pas de racisme d’Etat. »

Pour contourner cette ambiguïté, certains chercheurs préfèrent utiliser le terme de racisme « institutionnel ». Forgé dans les années 1960 par Stokely Carmichael et Charles Hamilton, deux militants des droits civiques américains, ce mot, note la philosophe Magali Bessone sur La Vie des idées, le site du Collège de France, désigne non pas des « occurrences de racisme individuel manifesté par des insultes ou des crimes racistes intentionnellement commis » mais des processus subtils « qui émanent du fonctionnement routinier des institutions sociales, sans intention discriminatoire des agents ». Cette expression permet d’insister sur le caractère systémique du racisme sans pour autant contenir la tonalité polémique et militante des termes « racisme d’Etat ».

Dans une tribune publiée le 4 juin sur le site de France Inter, l’écrivaine Virginie Despentes s’adresse à ses « amis blancs qui ne voient pas le problème » du racisme et rappelle ce qu’elle tient pour une évidence : le « privilège » que représente aujourd’hui en France le fait d’avoir la peau blanche. En employant ce terme, la romancière ne fait nullement référence aux droits féodaux de l’Ancien Régime que la Révolution a abolis la nuit du 4 août 1789, mais à tout autre chose : le traitement de faveur accordé aux personnes blanches par les sociétés occidentales.

Issue des sciences sociales américaines, la notion de privilège blanc est née aux Etats-Unis, au XIXe siècle. L’historien W.E.B. Du Bois (1868-1963) en jette les premières bases dans son livre Black Reconstruction in America, consacré au combat pour l’émancipation du peuple noir dans la période qui suit l’abolition de l’esclavage. Cette figure incontournable du combat pour les droits civiques explique que les travailleurs blancs, même s’ils vivent dans la pauvreté, perçoivent un « salaire psychologique » dont les Noirs sont exclus car la société a pour eux de la considération alors qu’elle méprise les descendants d’esclaves.

Dans les années 1960, l’historien marxiste Theodore Allen (1919-2005) s’inspire de cette idée pour analyser l’essor du racisme américain. L’avantage immérité accordé aux Blancs apparaît, selon lui, au début du XVIIIe siècle dans les colonies britanniques d’Amérique du Nord. Après une révolte qui réunit travailleurs blancs et esclaves noirs, la Virginie décide d’adopter des lois qui soumettent pleinement les esclaves noirs à leurs maîtres. La claire séparation chromatique instaurée alors vise à empêcher l’essor de toute solidarité de classe.

Sous cette acception, le terme de « privilège blanc » se répand sur les campus universitaires et figure dans le vocabulaire employé par les militants de la nouvelle gauche des années 1960. L’expression s’invite même dans les colonnes du New York Times, en 1969, dans un article rendant compte de la volonté de l’une des principales organisations étudiantes de livrer « une lutte acharnée contre le privilège lié à la peau blanche ». Cette notion tombe malgré tout dans l’oubli au cours des années qui suivent.

Dans les années 1980, la notion de privilège blanc est réinventée par la sociologue féministe Peggy McIntosh, qui, sans faire référence aux recherches de Theodore Allen, remarque que les hommes ne se rendent généralement pas compte qu’ils ont droit à un traitement préférentiel par rapport aux femmes – comme les Blancs par rapport aux Noirs.

« En tant que personne blanche, j’ai pris conscience que l’on m’avait présenté le racisme comme quelque chose qui place les autres dans une situation désavantagée, mais que l’on ne m’avait jamais parlé de l’un des ses corollaires, le privilège blanc, qui me place, moi, dans une situation plus avantagée ».

Peggy McIntosh compare le privilège blanc au « sac à dos invisible » que toute personne blanche emmènerait partout avec elle, généralement de façon inconsciente. La sociologue fait l’inventaire des situations où elle estime profiter d’une forme d’inviolabilité. « Quand on me parle de notre patrimoine national ou de la “civilisation”, on me montre que ce sont des gens de ma couleur qui en ont fait ce qu’elle est » ; « on ne me demande jamais de parler pour l’ensemble des gens de mon groupe racial » ; « si un policier m’arrête ou si je suis visée par un contrôle fiscal, je sais que ce n’est pas à cause de ma race ». Après la publication de cet article, le privilège blanc s’installe comme un terme incontournable des études sur la « blanchité » consacrées à la condition blanche, à son histoire et à sa sociologie.

En France, ce champ de recherche émerge avec la publication, en 2013, de deux ouvrages : Dans le blanc des yeux (Amsterdam, 2013), du sociologue Maxime Cervulle, et De quelle couleur sont les Blancs ? (La Découverte, 2013), un livre collectif dirigé par l’historienne Sylvie Laurent et le journaliste Thierry Leclère. Ces travaux participent à la diffusion de la notion de « privilège blanc », qui est en outre popularisée par les militants de l’antiracisme politique comme Rokhaya Diallo. La controverse s’est dernièrement emparée de ce terme : dans une récente tribune (Le Monde, 9 juin), Corinne Narassiguin, secrétaire nationale à la coordination du Parti socialiste, rejette ce terme qui fait, selon elle, le jeu d’un essentialisme réduisant chacun à sa couleur de peau.

« Décolonisons la police ! » : le slogan qui a émaillé les manifestations contre les violences policières à l’appel du comité La vérité pour Adama Traoré témoigne de la prégnance du mouvement décolonial dans la lutte politique contre le racisme.

La pensée décoloniale est née, à la fin des années 1990, au sein du groupe latino-américain « Modernité/colonialité », constitué par des chercheurs latino-américains issus du marxisme et de la théologie de la libération – le sociologue péruvien Anibal Quijano, son collègue portoricain Ramon Grosfoguel, le sémioticien argentin Walter D. Mignolo et le philosophe argentin Enrique Dussel.

Selon eux, la « colonialité » est le type de pouvoir issu, à partir de 1492, des conquêtes. Cette manière d’être au monde et de penser le monde qu’Anibal Quijano appelle la « colonialité du pouvoir, de l’être et du savoir » est constitutive de la modernité et du capitalisme, ce système-monde né avec le commerce triangulaire et l’esclavage. Selon ces penseurs, elle a survécu à la colonisation à travers la mondialisation et les institutions comme le Fonds monétaire international ou la Banque mondiale. La colonialité et le racisme qu’elle forge constituent, ajoutent-ils, la face obscure de la modernité. Critiques acerbes de l’universalisme des Lumières, ils n’abandonnent pas l’idée d’universel mais ils le conçoivent autrement – comme un « pluriversel » riche de tous les pluriels.

La proposition n’est pas nouvelle – elle était déjà présente chez Maurice Merleau-Ponty en 1953 –, mais depuis les années 2010, elle circule de Johannesburg à Dakar en passant par New York, Paris ou Berlin. Reprise par des intellectuels et des artistes africains ou afro-descendants qui font le lien entre les travaux des Africains et ceux des Latino-Américains, l’idée de « décolonisation épistémique » resitue dans leur contexte les savoirs occidentaux et appelle à revaloriser les pensées des mondes subalternisés.

En France, où cette pensée a été introduite au milieu des années 2000, le mot décolonial circule « moins dans les cercles universitaires que dans la société civile, et plus précisément dans des organisations et groupes militants liés à l’antiracisme politique » comme le Parti des Indigènes de la République, la Brigade antinégrophobie, les féministes du rassemblement Mwasi ou le collectif Décoloniser les arts, constate le philosophe Norman Ajari, dans La Dignité ou la mort. Ethique et politique de la race (La Découverte, 2019). Dans ces milieux militants, l’enjeu central du discours décolonial est l’élaboration d’un « sujet politique non blanc ».

A Paris, l’espace de Kader Attia La Colonie a permis de faire la jonction entre les militants et les universitaires en invitant la politiste Françoise Vergès, la commissaire d’exposition Pascale Obolo ou les philosophes Nadia Yala Kisukidi, Seloua Luste Boulbina et Norman Ajari. On y a vu également l’économiste sénégalais Felwine Sarr, auteur d’Afrotopia (Philippe Rey, 2016), un essai appelant l’Afrique à chercher ses propres solutions et à ne plus suivre le modèle occidental.

Dans un pays comme la France, où la remise en cause de l’universalisme est mal acceptée, la pensée décoloniale engendre de virulents débats, comme l’a montré le dialogue entre l’anthropologue français Jean-Loup Amselle et le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne (En quête d’Afrique(s). Universalisme et pensée décoloniale, Albin Michel, 2018).

Les figures de la pensée décoloniale française veulent travailler à la décolonisation économique, culturelle, épistémologique de l’Afrique, mais aussi de l’Hexagone qui reste, selon eux, dans ses institutions et son imaginaire, largement colonial. Tous les secteurs de la société doivent, selon eux, être questionnés. Dans Un féminisme décolonial (La Fabrique, 2019), Françoise Vergès reproche ainsi au féminisme occidental de n’avoir pas pris en considération le rôle du racisme dans l’oppression des femmes : ce « féminisme civilisationnel » a, selon elle, cherché à imposer aux femmes du Sud un mode de vie occidental.

Selon Capucine Boidin, directrice de l’Institut des hautes études d’Amérique latine, l’un des premiers centres de recherche à avoir introduit ces idées en France, les études décoloniales ont été reçues, à tort, comme une variante des études postcoloniales. Leur approche est pourtant « radicalement différente » : né, dans les années 1980-1990, au sein des départements de littérature des pays anglophones de l’ex-Empire britannique, le postcolonialisme, qui s’intéresse à la manière dont l’héritage culturel de la colonisation façonne les imaginaires, suppose que, même si ses répercussions sont encore largement actives, la colonisation, depuis les indépendances, est derrière nous – d’où l’utilisation du préfixe « post ». Une conviction qui n’est pas partagée par les décoloniaux, pour qui la colonialité est un système de domination géopolitique qui perdure.

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