Canalblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Jours tranquilles à Paris
27 juin 2020

Pour elle, le confinement n’était pas une « vie ordinaire »

Adèle Van Reeth : « Pourquoi est-ce si difficile de rester chez soi ? C’est ça que la question du confinement a soulevé. »

Francesca Mantovani, Gallimard

Qu’est-ce qu’une vie ordinaire ?

L’ordinaire, tel que je le définis, c’est un rapport au monde, qu’on passe notre temps à fuir. L’ordinaire est toujours là, une espèce d’insolence du réel qui se rappelle à nous quand on n’est pas occupé par autre chose. Ça ne veut pas dire que nous sommes des êtres médiocres, mais des êtres qui sont profondément contraints par l’ordinaire. Si on arrive à transformer les contraintes en quelque chose de créatif, à créer quelque chose d’autre à partir de soi, alors peut-être qu’on avance, on se sent moins enfermé. Ça demande beaucoup de courage et de lucidité. Et on n’en est pas forcément capable tout le temps.

Vivre ailleurs ne suffit pas pour échapper à l’ordinaire ?

C’est une illusion de croire qu’on peut tout recommencer en changeant de conjoint, de travail ou d’adresse. On se retrouve avec les mêmes problèmes. On ne change que le cadre extérieur de notre vie, ce que j’appelle le quotidien. Le quotidien, on peut le changer. Je peux déménager, changer le chemin que j’emprunte pour aller au travail. Mais ce que j’appelle l’ordinaire, c’est ce qu’on ne pourra jamais changer. Je resterai un être vivant qui devra faire des choses qui sont absolument ordinaires et inévitables : manger, me brosser les dents, dormir. Et ça, on ne le changera pas.

« Difficile de rester chez soi »

Le confinement nous a-t-il réconciliés avec l’ordinaire ?

Pourquoi est-ce si difficile de rester chez soi ? C’est ça que la question du confinement a soulevé. Ce qui est sûr, c’est que le confinement nous a mis face à des aspects de notre vie qu’on ne voyait pas vraiment jusque-là. Mais je ne suis pas sûr que c’était une expérience bénéfique pour tout le monde, parce que c’est très difficile de rester chez soi sans les filtres qui nous séparent de ce que notre vie est vraiment faite.

Pourtant, bon nombre de personnes disent avoir plutôt bien vécu cette période…

Si certains s’en sont accommodés, tant mieux. Mais cela n’a été possible que parce qu’il y avait un caractère exceptionnel. Ce n’était pas ordinaire pour nous de rester chez nous. La situation a pu paraître savoureuse parce qu’on savait que ça n’allait pas durer. Mais si on nous avait annoncé qu’on allait finir nos jours comme ça, cela aurait été insoutenable.

Pourquoi êtes-vous tellement agacée par cette question si ordinaire : comment ça va ?

Si on la prend vraiment au sérieux cette question peut être troublante. C’est comme si on avait seulement deux options : ça va, oui ou non ? Bien souvent, dans l’existence, on est entre les deux. « Oui, mais c’est compliqué. » Ou « non, mais en fait si ». Il y a un stress qui surgit qui empêche une réponse toute faite. C’est ça qui m’intéresse, quand on ne peut pas proposer de réponses toutes faites. On se rend compte que la question veut dire autre chose que ce qu’on y entend d’habitude.

Vous n’aimez pas les jeux de société. Pour quelle raison ?

Le jeu de société peut paraître anodin, mais quand on regarde de près, c’est loin d’être ordinaire. Ce qui m’agace, c’est le passage obligé, quand ça devient une contrainte. On se doit de jouer un rôle qui nous est assigné par les autres. C’est assez enfermant parce que c’est déjà difficile d’être quelqu’un dans la vie, d’essayer de trouver son propre rôle, de s’affirmer soi-même, indépendamment des autres. C’est presque une entrave à la liberté.

Vous évoquez souvent Oblomov, un personnage de roman qui a choisi de passer sa vie dans un divan. Pourquoi cette fascination pour l’homme couché ?

J’adore ce texte. Je trouve très touchant ce personnage qui renonce à se lever, à vivre, à agir. Peut-être par paresse. Lui-même semble très lucide, il le dit dans le texte : je n’ai jamais senti le feu s’allumer en moi, je suis passé à côté de la vie. Je crois que c’est un sentiment qu’on partage tous et qu’on ne nomme pas forcément. Oblomov dit quelque chose d’essentiel de nous-mêmes qui est que, parfois, on ne coïncide pas avec sa propre vie, on ne voit rien qui nous encourage à agir et, plus on nous force à agir, moins on a envie de le faire.

Vous dites souvent que la philosophie n’est d’aucun secours. Pourquoi ?

Il y a un malentendu à propos de la philosophie, car je ne crois pas qu’elle soit utile, qu’elle aide à mieux vivre. Elle n’a pas une utilité au sens où la médecine peut m’aider à guérir d’une maladie ou me permettre de rester en vie. C’est plus dans la formulation des problèmes que dans l’apport de solutions que réside pour moi l’intérêt de la philosophie. Elle nous force à voir les choses telles qu’elles sont.

« Le goût de la discussion »

Pourquoi alors tant de philosophes ont-ils été consultés pendant la crise ?

On consulte beaucoup les philosophes aujourd’hui dans l’espoir qu’ils nous délivrent des réponses à toutes nos questions. Face à une situation inédite, après avoir parlé à l’économiste ou au médecin, on interroge quelqu’un qui est supposé avoir une vision transversale. Mais les philosophes ne sont pas des experts qui ont réponse à tout, ils sont spécialistes d’un domaine. Un philosophe peut commenter l’actualité, mais son avis ne sera pas plus légitime qu’un autre.

Vous êtes sortie de votre rôle en intervenant cette année dans l’émission de Laurent Ruquier,« On n’est pas couché ». Par goût de la polémique ?

On a fait appel à moi parce qu’on savait que j’avais plus le goût de la discussion que de la polémique. J’essaie de traiter des questions qui ne sont pas polémiques, mais qui suscitent une vraie discussion. C’est très intéressant de pouvoir discuter pendant une heure avec un invité. Ça me permet de continuer cet exercice de transmission que je fais sur France Culture.

Recueilli par Thierry RICHARD.

La vie ordinaire, par Adèle Van Reeth (Gallimard), 190 pages, 16 €.

Publicité
26 juin 2020

Naomi Klein : “Ne laissons pas les géants du web prendre le contrôle de nos vies !”

geands du web

THE INTERCEPT (NEW YORK)

Enseignement à distance, 5G, télémédecine, drones, commerce en ligne généralisé… Le “New Deal numérique” que les géants de la Silicon Valley nous promettent pour faire face au risque de pandémie menace profondément nos démocraties, s’inquiète Naomi Klein dans cet article publié par le site d’investigation The Intercept. Pour elle, loin de la dystopie high-tech qui nous est proposée, il faut au contraire repenser Internet comme un service public au service des citoyens.

Le 6 mai, le temps d’un instant fugace pendant le “point coronavirus” quotidien du gouverneur de New York, Andrew Cuomo, les mines sinistres qui peuplent nos écrans depuis des semaines ont laissé place à ce qui ressemblait à un sourire. “On est prêts, on est au taquet, a-t-il proclamé. On est des New-Yorkais, on est des battants, on en veut… On se rend compte que le changement est non seulement imminent, mais qu’il peut être positif si l’on s’y prend bien.”

La source de ces ondes inhabituellement positives était une apparition par vidéo interposée de l’ancien directeur général de Google, Eric Schmidt, qui se joignait au point presse du gouverneur pour annoncer qu’il venait de recevoir pour mission de prendre la direction d’un groupe d’experts chargé d’inventer l’avenir post-Covid dans l’État de New York [l’épicentre de l’épidémie de Covid-19 aux États-Unis], en mettant l’accent sur l’intégration systématique de la technologie dans tous les domaines de la vie locale.

“La priorité, a déclaré Eric Schmidt, c’est la télémédecine, l’enseignement à distance et le très haut débit… Il faut chercher des solutions qu’on puisse proposer dès maintenant, les mettre en œuvre dans les meilleurs délais et se servir de cette technologie pour améliorer la situation.” Pour ceux qui avaient encore des doutes sur les intentions de l’ancien patron de Google, on pouvait apercevoir derrière lui deux ailes d’ange dorées dans un cadre.

La veille, Andrew Cuomo avait annoncé un partenariat de même nature avec la Fondation Bill et Melinda Gates, visant à faire émerger un “système éducatif connecté”. Andrew Cuomo expliquait que la pandémie avait ouvert “une fenêtre historique pour l’intégration et la promotion des idées [de Bill Gates], le qualifiant de “visionnaire”. “Tous ces bâtiments, toutes ces salles de classe, à quoi ça sert avec toute la technologie qu’on a à notre disposition ?” demandait-il. Une question apparemment rhétorique.

Expérimentation grandeur nature

Cela a pris un peu de temps, mais quelque chose qui ressemble à une “stratégie du choc” version pandémie commence à prendre forme [selon la “stratégie du choc” théorisée par Naomi Klein, les tenants du capitalisme profitent des grandes catastrophes pour faire passer des réformes ultralibérales]. Appelons ça le “New Deal numérique” [sur le modèle du New Deal, la politique interventionniste du président Roosevelt lancée en 1933 après la crise de 1929, et du “New Deal écologique”, défendu par une partie des démocrates américains]. Bien plus technologique que tout ce qu’on a pu voir après les catastrophes précédentes, le modèle vers lequel nous nous dirigeons au pas de charge, tandis que l’hécatombe se poursuit, considère ces quelques mois d’isolement physique non comme un mal pour un bien (sauver des vies), mais comme une expérimentation grandeur nature permettant d’envisager un avenir sans contact pérenne et très lucratif.

Anuja Sonalker, directrice générale de Steer Tech, une entreprise du Maryland qui conçoit des logiciels de stationnement automatique, résumait récemment le nouvel argumentaire revu et corrigé à la sauce Covid-19 :

“On constate un net engouement pour les technologies sans contact qui ne passent pas par l’humain. L’humain représente un risque biologique. Pas la machine.”

C’est un avenir dans lequel nos logements ne seront plus jamais des espaces totalement privés mais feront également office, grâce au tout-numérique, d’établissement scolaire, de cabinet médical, de salle de sport et, si l’État le décrète, de prison. Évidemment, pour beaucoup d’entre nous, le domicile était déjà le prolongement du bureau et notre premier lieu de divertissement avant même la pandémie, et le suivi des détenus en milieu ouvert [grâce notamment au bracelet électronique] était en voie de généralisation. Reste que, sous l’effet de la frénésie ambiante, toutes ces tendances devraient connaître une accélération fulgurante.

Il s’agit d’un avenir dans lequel, pour les privilégiés, tout ou presque est livré à domicile, soit virtuellement grâce au cloud et au streaming, soit physiquement grâce aux véhicules autonomes et aux drones, puis “partagé” par écran interposé sur un réseau social. C’est un avenir qui emploie beaucoup moins d’enseignants, de médecins et de chauffeurs. Qui ne prend ni le liquide ni la carte de crédit (sous prétexte d’éviter toute propagation des virus). Où les transports en commun et le spectacle vivant sont réduits à leur plus simple expression.

Ses best-sellers No Logo et La Stratégie du choc en avaient fait l’une des égéries du mouvement altermondialiste dans les années 2000. Mais c’est pour son activisme écologique que l’on parle désormais de Naomi Klein. Infatigable pourfendeuse du capitalisme, la journaliste et essayiste canadienne (dont tous les livres sont traduits chez Actes Sud) voit dans le combat contre le réchauffement climatique la mère de toutes les luttes. Comme elle les analyse dans son dernier ouvrage (Plan B pour la planète), la crise climatique et la crise économique ont la même racine : la croyance en la “fiction” selon laquelle la nature serait “infinie”. Leur résolution ne peut donc advenir qu’à une condition : une rupture radicale avec l’économie de marché et le primat donné à la consommation. Promesse d’un quotidien austère et ascétique ? Non, en devenant plus sobres, nous pourrions bénéficier de “villes plus vivables” et inventer des vies “plus heureuses et à maints égards plus riches”, répond Naomi Klein dans un entretien donné à l’hebdomadaire américain The Nation.

C’est un avenir qui prétend fonctionner grâce à l’“intelligence artificielle”, mais qui tient en réalité grâce aux dizaines de millions d’employés anonymes qui triment à l’abri des regards dans les entrepôts, les centres de traitement de données, les plateformes de modération de contenus, les usines d’électronique, les mines de lithium, les exploitations agricoles géantes, les entreprises de transformation de viande, et les prisons, vulnérables à la maladie et à la surexploitation. C’est un avenir dans lequel nos moindres faits et gestes, nos moindres paroles, nos moindres interactions avec les autres sont géolocalisables, traçables et analysables grâce à une collaboration sans précédent entre l’État et les géants du numérique.

Si ce tableau vous semble familier, c’est parce que ce même avenir, où tout est piloté par des applications et repose sur des emplois précaires, nous était déjà vendu avant le Covid-19 au nom de la fluidité, du confort et de la personnalisation. Mais nous étions déjà très nombreux à nous inquiéter. Au sujet des problèmes de sécurité, de qualité et d’inégalité posés par la télémédecine ou l’enseignement à distance. Au sujet de la voiture autonome, qui risquait de faucher les piétons, ou des drones, qui risquaient d’abîmer les colis (ou de blesser des gens). Au sujet de la géolocalisation et de la dématérialisation des moyens de paiement, qui allaient nous déposséder de notre vie privée et renforcer la discrimination ethnique et sexuelle. Au sujet de réseaux sociaux sans scrupule qui polluent notre écologie de l’information et la santé mentale de nos enfants. Au sujet des “villes intelligentes” truffées de capteurs qui remplacent les pouvoirs locaux. Au sujet des “bons emplois” que ces technologies allaient faire disparaître. Au sujet des “mauvais” qu’elles allaient produire à la chaîne.

Mais, surtout, nous nous inquiétions de la menace pour la démocratie que représente l’accumulation de pouvoir et de richesse par une poignée de géants du numérique qui sont les rois de la dérobade, se défaussant de leur responsabilité dans le paysage de désolation qu’ils laissent derrière eux dans les secteurs sur lesquels ils ont fait main basse, qu’il s’agisse des médias, du commerce ou des transports.

Ça, c’était dans un passé ancien : c’était en février. Aujourd’hui, la plupart de ces inquiétudes légitimes se trouvent balayées par un vent de panique [causé par la pandémie], et cette dystopie s’offre un relooking express. Aujourd’hui, sur fond d’hécatombe, on nous la vend assortie de la promesse suspecte que ces technologies seraient le seul et unique moyen de nous mettre à l’abri des pandémies, la condition sine qua non de la sécurité pour nos proches et nous-mêmes. Grâce à Andrew Cuomo et à ses divers partenariats avec des milliardaires (dont un avec l’ancien maire de New York et milliardaire Michael Bloomberg sur le dépistage et le traçage), l’État de New York se pose en vitrine de cet avenir qui fait froid dans le dos – mais les ambitions s’étendent bien au-delà des frontières de n’importe quel État américain ou pays.

Les intérêts d’Eric Schmidt

Tout tourne autour d’Eric Schmidt. Bien avant que les Américains n’ouvrent les yeux sur la menace du Covid-19, Eric Schmidt menait une campagne de lobbying et de communication agressive visant à promouvoir cette vision de la société “à la Black Mirror” qu’Andrew Cuomo vient d’autoriser à mettre en pratique. Au cœur de cette vision, il y a une association étroite entre l’État et une poignée de géants de la Silicon Valley – aux termes de laquelle les écoles publiques, les hôpitaux, les cabinets médicaux, la police et l’armée sous-traiteront (à grands frais) une bonne partie de leurs métiers de base à des sociétés technologiques privées.

C’est une vision dont Eric Schmidt fait la promotion à la présidence du Conseil de l’innovation pour la défense, qui adresse des avis au Pentagone sur l’essor de l’intelligence artificielle dans l’armée, mais aussi à la présidence de la puissante Commission nationale de sécurité sur l’intelligence artificielle, la NSCAI, qui conseille le Congrès sur “les progrès de l’intelligence artificielle, de l’apprentissage automatique et des technologies associées”, en vue de répondre “aux exigences de sécurité nationale et économique des États-Unis, notamment le risque économique”. Les deux instances comptent dans leurs rangs bon nombre de capitaines d’industrie de la Silicon Valley et de cadres supérieurs d’entreprises comme Oracle, Amazon, Microsoft, Facebook et, bien sûr, les anciens collègues d’Eric Schmidt chez Google.

En qualité de président, Eric Schmidt, qui détient toujours plus de 5,3 milliards de dollars d’actions chez Alphabet (la société mère de Google), ainsi que de substantielles participations dans d’autres entreprises du secteur, mène ce qui ressemble à une campagne d’extorsion de fonds à Washington pour le compte de la Silicon Valley. L’objectif numéro un des deux organismes [le Conseil de l’innovation pour la défense et la NSCAI] est une montée en flèche des dépenses publiques dans le domaine de l’intelligence artificielle et dans les infrastructures nécessaires au déploiement de technologies comme la 5G – des investissements qui bénéficieraient directement aux entreprises dans lesquelles Eric Schmidt et d’autres membres de ces instances ont tant de billes.

Exposée dans un premier temps lors de présentations à huis clos devant des parlementaires, puis dans des articles et des interviews destinés au grand public, l’idée-force de l’argumentaire d’Eric Schmidt est que la position dominante des États-Unis dans l’économie mondiale est directement menacée par la politique de la Chine, qui dépense sans compter pour se doter d’infrastructures de surveillance high-tech – en permettant à des entreprises chinoises comme Alibaba, Baidu et Huawei d’empocher les bénéfices de leurs applications commerciales.

La guerre contre la Chine

Le Centre d’information sur l’informatique et les libertés a eu accès récemment, grâce à une requête déposée au titre de la loi sur l’accès à l’information, à une présentation donnée par la NSCAI d’Eric Schmidt en mai 2019 [disponible en ligne]. On y découvre une série d’affirmations alarmistes, notamment sur le fait que le cadre réglementaire plutôt laxiste de la Chine et son goût démesuré pour la surveillance lui permettent de devancer les États-Unis dans un certain nombre de domaines, notamment “l’intelligence artificielle au service du diagnostic médical”, les véhicules autonomes, les infrastructures numériques, les “villes intelligentes”, le covoiturage et le paiement dématérialisé.

Les raisons citées [par la NSCAI] pour expliquer cet avantage concurrentiel de la Chine sont multiples, à commencer par le nombre considérable de consommateurs qui achètent en ligne, “l’absence de système bancaire traditionnel en Chine”, qui a permis à Pékin de passer outre le liquide et les cartes de crédit pour créer “un gigantesque marché du commerce électronique et des services numériques” grâce au “paiement dématérialisé”, mais aussi une grave pénurie de médecins qui a conduit l’État à collaborer étroitement avec des sociétés comme Tencent pour utiliser l’intelligence artificielle au profit de la médecine “prédictive”.

La présentation relevait aussi que les entreprises chinoises

“ont la possibilité de franchir rapidement les barrières réglementaires, alors que les initiatives américaines s’enlisent dans les procédures de conformité à la loi HIPAA [sur la confidentialité des dossiers médicaux] et d’homologation de la Food and Drug Administration [l’agence de sécurité sanitaire et alimentaire]”.

Mais la NSCAI expliquait surtout cet avantage concurrentiel par les partenariats public-privé que la Chine ne se fait pas prier pour signer dans les domaines de la surveillance de masse et de la collecte de données. La présentation soulignait l’“implication forte de l’État chinois, par exemple dans le déploiement de la reconnaissance faciale”. Elle précisait que “la surveillance est un client tout désigné de l’intelligence artificielle”, et plus loin que “la surveillance de masse est une des applications phares du deep learning [l’apprentissage profond, sur lequel se fonde notamment la reconnaissance faciale]”.

Une des pages de la présentation, intitulée “Collecte de données : surveillance = villes intelligentes”, relevait que la Chine, grâce à Alibaba – le principal concurrent chinois de Google –, faisait la course en tête. Ce qui est intéressant, parce qu’Alphabet, la maison mère de Google, nous vend précisément la même chose à travers sa filiale [consacrée à l’innovation urbaine] Sidewalk Labs, jetant son dévolu sur le centre de Toronto pour y établir son prototype de “ville intelligente”. Seulement voilà, le projet de Toronto vient d’être abandonné après deux années de polémiques à répétition liées au volume gigantesque de données à caractère personnel qu’Alphabet recueillerait, l’absence de garde-fous protégeant la vie privée des habitants et des avantages discutables pour la ville dans son ensemble.

Cinq mois après cette présentation, en novembre 2019, la NSCAI remettait un rapport préliminaire au Congrès dans lequel elle tirait la sonnette d’alarme : les États-Unis devaient rattraper la Chine sur ces technologies controversées. “Nous nous trouvons dans une situation de concurrence stratégique”, martelait le rapport, obtenu par le Centre d’information sur l’informatique et les libertés au titre de la loi sur l’accès à l’information. “L’intelligence artificielle est un enjeu central. L’avenir de notre sécurité et de notre économie nationales en dépend.”

Pousser l’État à investir massivement

Fin février, Eric Schmidt décidait d’orienter sa campagne vers le grand public, comprenant peut-être que les investissements massifs que sa commission réclamait ne seraient pas approuvés sans une forte adhésion.

Dans une tribune publiée par le New York Times [le 27 février dernier] et intitulée “J’étais le patron de Google : la Chine pourrait passer devant la Silicon Valley”, Eric Schmidt appelait de ses vœux “des partenariats inédits entre l’État et le secteur privé” et, une fois de plus, agitait la menace du péril jaune : “L’intelligence artificielle repoussera les frontières dans tous les domaines, des biotechnologies aux services bancaires, et constitue par ailleurs une priorité pour le domaine de la défense… Si la tendance actuelle se confirme, le total des investissements de la Chine dans la recherche-développement pourrait dépasser ceux des États-Unis sous dix ans, soit à peu près au moment où son économie devrait passer devant la nôtre. À moins d’infléchir cette tendance, nous nous retrouverions dans les années 2030 en concurrence avec un pays qui possède une économie plus puissante, qui investit davantage dans la recherche-développement, qui a donc une meilleure recherche, qui déploie davantage de nouvelles technologies, et qui dispose d’une infrastructure informatique plus solide. En somme, les Chinois ont l’intention de devenir la première force d’innovation de la planète, et les États-Unis ne se donnent pas les moyens nécessaires pour les battre.”

La seule solution, pour Eric Schmidt, serait une campagne d’investissements publics massifs. Rendant grâce à la Maison-Blanche d’avoir demandé le doublement des fonds alloués à la recherche sur l’intelligence artificielle et l’informatique quantique, il écrivait : “Il conviendrait de doubler une nouvelle fois les financements accordés à ces domaines afin de renforcer les capacités institutionnelles des laboratoires et des centres de recherche… Parallèlement, le Congrès devrait satisfaire la demande du président de revoir à la hausse (dans des proportions inédites depuis soixante-dix ans) les crédits alloués à la recherche-développement dans la défense, et le ministère de la Défense devrait mettre ces ressources à profit pour se doter de capacités de pointe dans les domaines de l’intelligence artificielle, de l’informatique quantique, de l’hypersonique et d’autres domaines technologiques prioritaires.”

C’était très exactement quinze jours avant que l’épidémie de Covid-19 ne soit élevée au rang de pandémie, et Eric Schmidt ne mentionnait nulle part que ce développement tous azimuts de la high-tech avait pour objectif de protéger la santé des Américains. On nous disait seulement qu’il était nécessaire pour éviter de se faire déborder par la Chine. Mais, bien sûr, le discours allait bientôt changer.

Durant les deux mois qui ont suivi, Eric Schmidt s’est appliqué à ripoliner les demandes formulées précédemment – accroissement massif des dépenses publiques en faveur de la recherche et des infrastructures technologiques, multiplication des partenariats public-privé dans le domaine de l’intelligence artificielle, assouplissement d’un grand nombre de garde-fous servant à assurer notre sécurité et à protéger notre vie privée. Aujourd’hui, toutes ces mesures (et bien d’autres encore) nous sont vendues comme le seul espoir de nous prémunir contre un virus qui devrait continuer à sévir pendant des années.

Au nom de la lutte contre la Covid-19 ?

Les géants du numérique avec lesquels Eric Schmidt entretient des liens étroits et qui peuplent les influents conseils consultatifs qu’il préside se sont tous repositionnés pour apparaître désormais comme les anges gardiens de la santé publique et les généreux laudateurs des “héros du quotidien” sans lesquels l’économie ne tourne pas (dont beaucoup, comme les chauffeurs livreurs, perdraient leur emploi si ces entreprises parviennent à leurs fins).

Moins de quinze jours après le début du confinement dans l’État de New York, Eric Schmidt publiait [le 27 mars] une autre tribune dans le Wall Street Journal dans laquelle il annonçait ce changement de pied et relayait clairement l’intention de la Silicon Valley de tirer parti de cette crise pour introduire des changements pérennes. “Comme les autres Américains, les acteurs du secteur des nouvelles technologies s’emploient à jouer leur rôle en soutenant celles et ceux qui luttent en première ligne contre la pandémie… Mais la question que tout Américain doit se poser est la suivante : à quoi voulons-nous que ce pays ressemble une fois que la pandémie sera derrière nous ? Comment les technologies émergentes qui sont actuellement mises à profit pour faire face à la crise peuvent-elles faire émerger un avenir meilleur ? Les entreprises comme Amazon possèdent un réel savoir-faire dans l’approvisionnement et la distribution. À l’avenir, elles auront à prodiguer des services et des conseils aux responsables politiques qui ne disposent pas des systèmes informatiques ni de l’expertise nécessaires. Il conviendra également de développer l’enseignement à distance, qui n’avait encore jamais été expérimenté à une telle échelle. Internet supprime l’exigence de proximité physique, ce qui permet aux élèves de suivre les cours des meilleurs enseignants, quel que soit le secteur géographique dans lequel ils sont domiciliés. La nécessité d’une expérimentation rapide à grande échelle accélérera par ailleurs la révolution biotechnologique… Enfin, le besoin d’une infrastructure numérique digne de ce nom se fait sentir depuis longtemps dans notre pays… Si nous voulons bâtir une économie et un système éducatif fondés sur la dématérialisation, nous avons besoin d’une population entièrement connectée et d’infrastructures extrêmement performantes. À cette fin, l’État doit consentir des investissements considérables – peut-être à la faveur d’un plan de relance – afin de transformer les infrastructures numériques nationales en misant sur les plateformes dématérialisées (cloud) et de les associer au réseau 5G.”

Voilà la vision qu’Eric Schmidt n’a eu de cesse de prêcher. Quinze jours après la publication de cette tribune, il qualifiait, lors d’une visioconférence organisée par le Club des économistes de New York, d’“expérience collective d’apprentissage à distance” le programme de fortune que les enseignants et les familles du pays ont été contraints de bricoler pendant la crise sanitaire. L’objet de cette expérience, disait-il, était de “comprendre comment les enfants apprennent à distance. Ces informations devraient nous permettre de concevoir de meilleurs outils pédagogiques d’enseignement à distance qui, conjugués au travail des enseignants, aideront les enfants à mieux apprendre.”

Pendant cette même visioconférence, Eric Schmidt appelait également de ses vœux l’essor de la télémédecine, de la 5G, du commerce électronique, et des autres items de la liste qu’il avait précédemment concoctée. Tout ça au nom de la lutte contre le virus.

Son commentaire le plus éloquent était toutefois le suivant :

“Ces entreprises que l’on prend plaisir à dénigrer apportent des bienfaits notables dans les domaines de la communication, de la santé publique et de la diffusion de l’information. Imaginez ce que serait votre vie aux États-Unis sans Amazon.”

Il ajoutait que les gens devaient “faire preuve d’un peu plus de gratitude à l’égard de ces entreprises qui disposaient des capitaux nécessaires, qui ont investi, qui ont conçu les outils dont on se sert aujourd’hui, et qui ont été d’une aide précieuse”.

Un discours qui nous rappelle que, jusqu’à une date très récente, la défiance grandissait encore dans l’opinion à l’encontre de ces entreprises. Les candidats à la présidentielle débattaient ouvertement de l’idée de démanteler les géants du numérique. Amazon a été forcé d’abandonner son projet d’installer son siège à New York en raison d’une forte opposition locale. Le projet Sidewalk Labs de Google était en crise chronique, et les propres salariés de Google refusaient de cautionner des outils de surveillance ayant des applications militaires.

Autrement dit, la démocratie – c’est-à-dire la participation importune du grand public à l’organisation des grandes institutions et de l’espace public – s’avérait être le principal obstacle à la vision qu’Eric Schmidt entendait mettre en place, d’abord depuis son fauteuil de directeur de Google et d’Alphabet, puis de celui de président de deux puissantes commissions conseillant le Congrès et le ministère de la Défense.

Court-circuter le service public

Comme l’attestent les documents de la NSCAI, cet exercice du pouvoir par le grand public et par des salariés de ces grands groupes a constitué – du point de vue de personnages comme Eric Schmidt ou Jeff Bezos, le patron d’Amazon – un frein exaspérant dans la course à l’intelligence artificielle en empêchant des flottes de voitures et de camions autonomes potentiellement dangereux de sillonner les routes, en empêchant que les dossiers médicaux des particuliers ne deviennent des armes entre les mains des employeurs, en empêchant que l’espace urbain ne soit envahi de dispositifs de reconnaissance faciale, et ainsi de suite.

Aujourd’hui, en pleine hécatombe, et dans le climat de peur et d’incertitude qui l’accompagne, ces entreprises voient une occasion manifeste d’en finir avec cet engagement démocratique afin de bénéficier du même type de pouvoir que leurs concurrentes chinoises, qui ont le luxe de pouvoir agir à leur guise sans être entravées par des recours intempestifs au droit du travail ou du citoyen.

Et tout va très vite. Le gouvernement australien a signé un contrat avec Amazon l’autorisant à enregistrer les données de son application controversée de traçage du virus, et son homologue canadien a fait de même pour la livraison de matériel médical, court-circuitant, on se demande pourquoi, le service postal public.

Et, en l’espace de quelques jours seulement, début mai, Alphabet a lancé une nouvelle initiative de Sidewalk Labs afin de repenser l’infrastructure urbaine, dotée d’un capital de lancement de 400 millions de dollars [365 millions d’euros]. Josh Marcuse, l’administrateur du Conseil de l’innovation pour la défense présidé par Eric Schmidt, a annoncé qu’il quittait son poste pour travailler à temps plein chez Google à la tête de la stratégie et de l’innovation pour le secteur public mondial – en d’autres termes, il aidera Google à exploiter quelques-uns des nombreux débouchés qu’Eric Schmidt et lui-même se sont employés à créer à coups de campagnes de lobbying.

Soyons clairs : la technologie jouera très certainement un rôle de tout premier plan dans la protection de la santé publique dans les mois et les années à venir. La question est de savoir si cette technologie sera soumise au contrôle de la démocratie et des citoyens, ou si elle sera imposée à la faveur de la frénésie sanitaire ambiante, sans que soient posées les questions de fond qui détermineront la forme que prendront nos vies dans les décennies à venir.

Des questions comme celles-ci, par exemple : puisque nous faisons le constat que le numérique est indispensable en période de crise, ces réseaux – et nos données – devraient-ils rester entre les mains d’acteurs privés comme Google, Amazon ou Apple ? S’ils sont financés en bonne partie par des fonds publics, les citoyens ne devraient-ils pas en être aussi les propriétaires et les contrôler ? Si Internet tient une place aussi grande dans nos vies, comme c’est à l’évidence le cas, ne faut-il pas le considérer comme un service public à but non lucratif ?

Et s’il ne fait aucun doute que la visioconférence permet un lien vital avec l’extérieur en période de confinement, la question de savoir si investir dans l’humain n’est pas le moyen le plus durable de nous protéger mérite un vrai débat. Prenons l’éducation. Eric Schmidt a raison de dire que les classes surchargées présentent un risque sanitaire, au moins jusqu’à ce que nous trouvions un vaccin. Mais, dans ce cas, pourquoi ne pas doubler le nombre d’enseignants et réduire la taille des classes de moitié ? Pourquoi ne pas s’assurer que chaque établissement scolaire ait une infirmière ?

Cela permettrait de créer des emplois dans un contexte économique digne de la grande dépression [la plus grave crise économique du XXe], et cela donnerait un peu plus d’espace au personnel et aux usagers de l’enseignement. Et si les bâtiments sont trop petits, pourquoi ne pas fractionner la journée en tranches horaires et accorder plus de place aux activités éducatives de plein air, en s’appuyant sur les nombreuses études qui montrent que le temps passé dans la nature améliore la capacité d’apprentissage des enfants ?

Des gadjets tape-à-l’œil au détriment de l’humain

La mise en œuvre de telles mesures prendrait du temps, à l’évidence. Mais c’est loin d’être aussi risqué que de faire table rase de méthodes qui ont fait leurs preuves : des humains adultes, qualifiés, qui enseignent à de jeunes humains qu’ils ont face à eux, dans des lieux où ces derniers apprennent qui plus est à se socialiser.

En apprenant l’existence du nouveau partenariat de l’État de New York avec la Fondation Gates, Andy Pallotta, président du syndicat des enseignants de l’État, a répliqué du tac au tac :

“Si nous voulons réinventer l’éducation, commençons donc par répondre aux besoins de travailleurs sociaux, de psychologues, d’infirmières scolaires, par proposer des activités artistiques enrichissantes, des cours de perfectionnement, et par réduire la taille des classes dans toute l’académie.”

Une fédération d’associations de parents d’élèves a également tenu à faire savoir que, si les parents avaient effectivement vécu une “expérience d’apprentissage à distance” (pour reprendre la formule d’Eric Schmidt), les conclusions en ont été alarmantes : “Depuis la fermeture des établissements à la mi-mars, l’inquiétude que nous inspirent les carences manifestes de l’enseignement sur écran n’a fait que croître.”

Outre la discrimination ethnique et sociale évidente qu’il engendre à l’égard des enfants qui n’ont pas Internet ni d’ordinateur à la maison (des problèmes que les géants du numérique rêvent de résoudre à coups d’achats massifs de matériel financés par l’argent public), de sérieuses questions se posent quant à la capacité de l’enseignement à distance à répondre aux besoins des élèves handicapés, comme la loi l’exige. Et il n’existe pas de solution technologique au problème que pose l’apprentissage dans un environnement familial surpeuplé et/ou violent.

La question n’est pas de savoir si les établissements doivent évoluer pour s’adapter à ce virus très contagieux pour lequel il n’existe ni remède ni vaccin. Comme toutes les autres structures d’accueil, ils changeront. Le problème, comme toujours dans ces périodes de traumatisme collectif, c’est l’absence de débat public sur la forme que doivent prendre ces changements et à qui ils doivent profiter. À des sociétés technologiques privées ou aux élèves ?

La même question se pose pour la santé. Éviter les cabinets médicaux et les hôpitaux pendant une pandémie relève du bon sens. Mais la télémédecine souffre de sérieuses lacunes. Il conviendrait de lancer un débat étayé sur les avantages et les inconvénients d’allouer de précieuses ressources publiques à la télémédecine – et non au recrutement d’infirmières mieux formées, munies de tout le matériel de protection nécessaire, qui peuvent se déplacer au domicile des patients pour établir un diagnostic et les soigner.

Le plus urgent étant peut-être de trouver le juste milieu entre les applications de traçage du virus, qui peuvent avoir un rôle à jouer si elles sont assorties des dispositifs de protection de la vie privée ad hoc, et les appels à la création d’un “corps sanitaire de proximité”, qui emploierait des millions d’Américains chargés non seulement de remonter la chaîne de contamination, mais aussi de s’assurer que tout le monde dispose des ressources matérielles et de l’aide nécessaires pour passer la quarantaine en toute sécurité.

Dans tous les cas, nous sommes face à un choix concret et difficile, entre, d’un côté, investir dans l’humain et, de l’autre, investir dans la technologie. Car la cruelle vérité, c’est qu’en l’état actuel des choses il est peu probable que nous investissions dans les deux. Le refus de Washington de transférer les ressources nécessaires aux États et aux villes signifie que la crise sanitaire va très vite céder la place à une austérité budgétaire fabriquée de toutes pièces. Les écoles publiques, les universités, les hôpitaux et les opérateurs de réseaux de transport se posent des questions existentielles sur leur avenir.

Si la campagne de lobbying acharnée des géants du numérique sur l’enseignement à distance, la télémédecine, la 5G et les véhicules autonomes (leur “New Deal numérique”) porte ses fruits, il n’y aura tout bonnement plus d’argent dans les caisses pour faire face aux autres urgences, notamment le “New Deal écologique”, dont notre planète a un criant besoin. Au contraire : le prix à payer pour tous ces gadgets tape-à-l’œil sera une vague de licenciements dans l’enseignement et des fermetures d’hôpitaux.

La technologie nous fournit des outils puissants, mais toutes les solutions ne sont pas technologiques. Et l’inconvénient majeur de confier à des hommes comme Bill Gates et Eric Schmidt des décisions cruciales sur la manière de “réinventer” nos villes et nos États est qu’ils ont passé leur vie à démontrer qu’il n’existait aucun problème que la technologie ne puisse résoudre.

Pour eux, et pour beaucoup d’autres dans la Silicon Valley, la pandémie est l’occasion rêvée de recevoir non seulement la gratitude, mais également la considération et le pouvoir dont ils ont l’impression d’avoir été injustement privés. En mettant l’ancien patron de Google à la tête de la commission qui déterminera les modalités du déconfinement dans l’État de New York, Andrew Cuomo lui a donné quelque chose qui ressemble fort à un blanc-seing.

Naomi Klein

Source

The Intercept

NEW YORK https://theintercept.com/

25 juin 2020

Tribune - Léonora Miano : « Ce qui dérange, c’est le profil de ceux qui demandent le déplacement des statues de Colbert »

Par Léonora Miano, Ecrivaine

Selon l’écrivaine, satisfaire la requête de citoyens « devenus français en raison d’un crime contre l’humanité », l’esclavage colonial, ne ferait pas disparaître Jean-Baptiste Colbert des livres d’histoire. Dans une tribune au « Monde », elle s’insurge contre l’opposition d’Emmanuel Macron à cette réparation symbolique.

Les statues meurent aussi. Nous le savons depuis le film de Chris Marker, Alain Resnais et Ghislain Cloquet. Diatribe anticolonialiste sur le pillage des artefacts subsahariens, Les statues meurent aussi (1953) évoque le ravage intime que constitua le fait de détourner ces œuvres de leur fonction initiale pour les inhumer dans les musées français. Le film parlait d’une profanation. Il fut interdit avant d’être présenté, onze ans après sa création, dans une version tronquée par la censure.

Que les statues meurent, la République l’avait su avant 1953. Comme souvent dans l’histoire, on s’était appliqué à soi-même les méthodes que l’on irait parfaire au loin. On avait abattu ses propres totems, vandalisé ses propres mausolées. La République naissante avait démonté nombre de statues royales en 1792, avant d’éventrer, en octobre 1793, le tombeau des monarques. Du passé, on faisait table rase. Prétendant s’enfanter soi-même, on inventait un monde par la dévastation et la puissance performative du langage. Les mois s’appelèrent messidor ou vendémiaire. Les jours d’une semaine, devenue décade car elle en comptait dix, furent nommés primidi ou tridi. On élimina jusqu’aux anciens marqueurs du quotidien.

La ville de Saint-Denis, où se trouve l’église abritant les sépultures royales, fut débaptisée pour porter, de 1793 à 1800, le nom républicain de Franciade. La République a déboulonné des statues, effacé des noms. Elle fut ce vainqueur qui saccage le souvenir de qui l’a précédé. Puis, épouvantée par son geste, elle voulut réparer.

Les statues disparues ne ressuscitèrent pas

Cependant, la basilique de Saint-Denis, où furent ramenés quelques fragments des dépouilles profanées, n’est que symboliquement la dernière demeure des rois de France. Les exhumations d’octobre 1793 figurent en tête des épisodes traumatisants de la Révolution française. Elles hantent la République, qui éleva la basilique au rang de cathédrale en 1966. Mais la mort des statues, dont certaines furent remplacées, ne fut pas toujours vécue comme un drame.

Place de la Concorde, à Paris, une statue équestre de Louis XV fut inaugurée en 1763. La place portait alors le nom de ce roi. En août 1792, la statue de Louis le Bien-Aimé fut renversée et fondue. La place Louis-XV devint place de la Révolution, et l’on y érigea une statue de la Liberté, symbole du nouveau monde. La guillotine y fut apportée, d’abord en janvier 1793 pour l’exécution de Louis XVI. Elle y fut installée en mai de la même année pour y résider jusqu’en juin 1794. Marie-Antoinette, Danton et Robespierre furent décapités place de la Révolution.

La statue de la Liberté fut retirée par le Consulat. Louis XVIII eut le projet de la remplacer par une statue de son frère, le souverain décapité. Charles X en commença les travaux, mais l’entreprise fut interrompue par la révolution de juillet 1830, qui redonna à la place de la Concorde son nom actuel. Les statues disparues de Louis XV et de la Liberté ne ressuscitèrent pas. Sur la place de la Concorde, la plus ample de la capitale, s’élève un des deux obélisques offerts par le vice-roi d’Egypte. Le monument parvint à Paris en 1833, et Louis-Philippe en choisit l’emplacement, lui conférant sa neutralité politique.

Pour qui s’est un peu intéressé à l’histoire de France, à l’épigraphie des lieux, à l’évolution de la valeur monumentale – certains édifices font l’objet d’une radiation de protection –, le propos du président de la République stupéfie. « La République ne déboulonnera pas de statue », a-t-il clamé d’un ton comminatoire. Entre les syllabes de cette sommation, il fallait entendre que l’on immortaliserait, notamment, celles de Colbert. Et pour quelle raison ? Des citoyens français exigent le retrait de ces monuments. De quelle « réécriture haineuse de l’histoire » sont accusés ceux qui souhaitent que l’auteur du Code noir cesse d’être honoré dans l’espace public ?

S’engraisser en appauvrissant l’autre

Cela ne le fera pas disparaître des livres d’histoire, et l’on est abasourdi par la violence de cette fin de non-recevoir. Les élus du peuple ont décrété les déportations transocéaniques et l’esclavage colonial, crimes contre l’humanité. Ils n’ignoraient rien de l’imprescriptibilité, des sanctions nécessaires. Dans ce cas précis, il s’agirait d’une réparation symbolique, Colbert étant depuis longtemps retourné en poussière. De cet homme, on voudrait faire un des murs porteurs de la nation française. A quel titre ? Quelle fut son action et comment les Français vécurent-ils pendant qu’elle se déployait ?

La forme française du mercantilisme qui porta le nom de colbertisme consistait à accroître la fortune de l’Etat en soutirant aux voisins la quantité dont on s’enrichissait. Selon une étude de l’historien Cornelius Jaenen, de l’université d’Ottawa, publiée en 1964 dans la Revue d’histoire de l’Amérique française, il s’agissait d’un « principe d’antagonisme qui voulait que ce que l’un gagnait, l’autre le perdit ». En un mot, s’engraisser en appauvrissant l’autre. Il n’y a là aucune noblesse, et les profits accumulés ne ruisselèrent pas sur le peuple. En ce Grand Siècle, on remplissait le Trésor royal, guère la bourse des Français. Et la richesse de l’Etat émanait surtout du domaine colonial.

« LA CONCEPTION QUE L’ON EUT AUTREFOIS DE LA GRANDEUR NATIONALE NE MÉRITE PAS D’HOMMAGE »

En 1642, Louis XIII avait autorisé l’entrée officielle de la France dans le trafic humain transatlantique, cette industrie de la destruction qui se singulariserait par la racialisation des corps et des imaginaires. Seule la langue française racialise de façon explicite la macabre entreprise. Entre 1661 et 1671, Colbert dota la France des outils qui en firent une puissance navale. Elle put ainsi prendre sa place dans la course aux produits coloniaux, s’illustrer dans la marchandisation de l’humain, dans la négation de l’humanité. Quelle fierté faut-il en tirer ? La part lumineuse de l’œuvre colbertiste échappe. La conception que l’on eut autrefois de la grandeur nationale, méprisant autant le bien-être du peuple français que celui des Subsahariens destinés à la condition la plus avilissante, ne mérite pas d’hommage.

Ce qui dérange, c’est le profil de ceux qui demandent le déplacement des statues de Colbert. Les descendants d’esclavagisés qui réclament cette mesure de réparation symbolique sont priés de se taire. Le pays affirme là son incapacité à se hisser à la hauteur des idéaux républicains. Il faut dire à présent ce qu’est la fraternité au sein de la République française, comment elle peut s’épanouir dans un pays aussi rétif à étreindre tous les siens. Les descendants des Subsahariens déportés et réduits en esclavage sont-ils des frères ou des sujets ? La justice leur est-elle due ? Le pays tarde à voir, dans les esclavagisés d’autrefois, des membres de la famille. Eux aussi sont les ancêtres de tous, le fruit de leur labeur fut consommé par tous.

Racisme double jeu

Cornel West, universitaire américain, a déclaré : « Justice is what love looks like in public. » La justice est le visage public de l’amour. Il serait bon de méditer ces mots, et de s’inspirer des principes subsahariens en matière de résolution des conflits. La première règle, la plus fondamentale, est de ne pas humilier. On ne crache pas sur des personnes issues d’un crime contre l’humanité, des citoyens français nés d’une violence ineffable. On ne les muselle pas à travers une parole pyromane, laissant entendre que le dossier est clos, qu’il n’y aura pas de débat.

C’était une bonne chose de permettre l’érection aux Tuileries d’un mémorial de l’esclavage. Refuser de déplacer les statues de celui qui, dans l’espace public, incarne les sévices infligés à tant d’êtres humains annule la portée du mémorial. On retrouve ici l’ambivalence qui caractérise la relation du pays avec ses minorités, ce racisme du double jeu auquel on s’est accoutumé, au point de ne plus le voir. La France eut une police des Noirs dans l’Hexagone : ils étaient libres en foulant son sol, mais il fallait éviter le mélange des sangs, ce métissage que l’on prétend aimer. N’est-ce pas ce procédé que l’on reconduit en donnant d’une main pour reprendre de l’autre ? Il en fut souvent ainsi.

« LA SOLUTION DE L’AMBIVALENCE, QUI FERAIT DIALOGUER LES ÉDIFICES, EST UNE STRATÉGIE D’ÉVITEMENT »

La France se passionna pour les zoos humains au moment où le premier étudiant noir était admis à Polytechnique. La France promut aux plus hautes fonctions des ressortissants de ses colonies tant qu’ils étaient des dominés. Ils se voulurent ses égaux, pas ses vassaux, et le pays ne connut plus d’homme noir occupant un ministère. La France, refuge pour les Noirs américains, pratiquait le travail forcé dans ses colonies subsahariennes. Dans ces mêmes colonies dont les villes comprenaient des quartiers réservés aux Blancs, il y eut des églises où Blancs et Noirs ne pouvaient partager les mêmes bancs. Les lois Jim Crow de la France furent baptisées Code de l’indigénat.

Il s’agit à présent de savoir si l’on désire vraiment écrire la suite de cette histoire qui débuta avec l’aventure transatlantique, ne pas nous incarcérer dans la lecture permanente des mêmes pages. L’espace public est à tous. Les ouvrages mémoriels y invitent à la célébration ou au recueillement. Il faut une sacrée dose de mauvaise foi pour imaginer qu’en y exposant l’incarnation d’un crime contre l’humanité, on permettra à tous de se sentir chez eux. La solution de l’ambivalence, qui ferait dialoguer les édifices – mémorial de l’esclavage et statue de Colbert ; plaques exposant les parts d’ombre et de lumière –, est une stratégie d’évitement. Les monuments ne disent pas en même temps l’éloge et le blâme.

Agir pour la jeunesse

La figure de Jean-Baptiste Colbert recèle peu de lumière, confrontée à la défaite de l’humanité qu’il contribua à faire advenir. La jeunesse de notre temps, qui aspire au mélange et à la fraternité, ne trouvera en lui aucune inspiration. Elle ne veut ni s’enrichir en dépouillant les autres, ni devoir son confort à leur déchéance. Or, c’est pour elle, cette jeunesse, que l’on doit agir. De sorte qu’il lui soit possible d’habiter le monde, d’en fréquenter les peuples, sans endosser les fardeaux dus à l’incapacité de ses pères à prendre leurs responsabilités.

« L’INHUMATION DES STATUES DE COLBERT DANS DES MUSÉES NE SERAIT EN RIEN COMPARABLE AUX PROFANATIONS D’OCTOBRE 1793 »

La République déplacera quelques statues pour approcher encore l’Afrique subsaharienne. A travers les descendants de Subsahariens déportés, c’est à la chair de sa chair, éparpillée aux vents furieux de l’histoire transocéanique, que l’on refuse de faire droit. Et la jeunesse subsaharienne du XXIe siècle observe cela d’un œil qui n’est plus celui de ses prédécesseurs. Elle ne comprendra pas la fétichisation de personnalités dont le legs à l’humanité est de l’avoir mutilée.

Les statues meurent aussi, la République le sait. L’inhumation de celles de Colbert dans des musées ne serait en rien comparable aux profanations d’octobre 1793. Elle n’est pas l’inutile décapitation des monarques, ne vise pas l’ensevelissement de la mémoire. Elle est la requête légitime de citoyens devenus français en raison d’un crime contre l’humanité. Ceux qui vouent à Colbert un culte iront à leur guise fleurir la sépulture des idoles où d’éminents personnages lui tiendront compagnie. L’histoire n’en sera pas abolie, et l’on aura commencé à rendre justice.

Léonora Miano est une écrivaine franco-camerounaise. Elle est l’autrice d’une quinzaine d’ouvrages, dont « La Saison de l’ombre » (Grasset, 2013, prix Femina), « Rouge impératrice » (Grasset, 2019), ou « Ce qu’il faut dire » (L’Arche, 2019).

22 juin 2020

Chronique - La pénétration est-elle indépassable ?

Par Maïa Mazaurette

Alors qu’une majorité de femmes n’y trouvent pas leur compte en termes de plaisir, nous persistons à accorder à la pénétration vaginale une place centrale dans notre répertoire sexuel, constate Maïa Mazaurette, chroniqueuse de « La Matinale ».

LE SEXE SELON MAÏA

En avril 1924, la princesse Marie Bonaparte publiait un article intitulé « Considérations sur les causes anatomiques de la frigidité chez la femme ». Pour cette disciple de Freud, l’absence d’orgasmes « vaginaux » pouvait (devait ?) se corriger en rapprochant le clitoris de l’entrée du vagin. De préférence à coups de bistouri. Elle subira trois opérations chirurgicales successives… sans jamais connaître l’orgasme vaginal dont elle rêvait.

On se gardera de psychanalyser la psychanalyste, ou de moquer ses tentatives (il fallait un sacré courage pour tester cette théorie). Mais, un siècle après Marie Bonaparte, et depuis déjà des décennies, nous savons que les deux tiers des femmes n’atteignent pas l’orgasme par la seule grâce de la pénétration vaginale. Nous savons aussi que leur corps n’est pas dysfonctionnel : si le vagin était aussi sensible que le clitoris, l’accouchement serait encore plus douloureux. Les femmes refuseraient les grossesses, l’humanité disparaîtrait.

La pénétration vaginale est parfaite pour la reproduction. Elle n’est pas parfaite pour le plaisir des femmes. On pourrait se dire : « Intégrons d’autres pratiques dans notre répertoire, tout le monde sera content, cette diversité réglera notre problème de routine, on gagne sur tous les tableaux. »

Malheureusement, notre culture sexuelle est bonapartiste : elle s’acharne. Et elle produit en continu des stratégies permettant de contourner la réalité anatomique de la majorité des femmes… pour continuer à privilégier la pénétration. Petit tour d’horizon de notre créativité collective en la matière.

– La technique d’alignement coïtal (aussi appelée « broyage de maïs », ça ne s’invente pas). Dans sa version simple, il s’agit de modifier vos positions du Kama-sutra pour faire en sorte que la face dorsale du pénis frotte contre le clitoris… au détriment du confort des participants (personnellement, je n’ai aucune envie qu’on me broie quoi que ce soit, surtout à cet endroit). Dans sa version compliquée, cette technique nécessite un rapporteur, un compas et du papier millimétré, pour adopter des angles spécifiques. Cerise sur le gâteau coïtal : personne ne semble vraiment d’accord sur la manière de procéder, on peut donc trouver des schémas opposés les uns aux autres. Bon courage pour « broyer votre maïs » avec des manuels aussi confus.

– Les positions « magiques ». Si elles fonctionnaient, 100 % des hétérosexuelles auraient des orgasmes pendant la pénétration, et je serais occupée à boire une Margarita au lieu d’écrire cette chronique.

– Les cockrings vibrants. Non seulement la vibration a autant de chances d’engourdir le clitoris que de le faire décoller, mais, par nature, la pénétration consiste en des va-et-vient, ce qui signifie que le clitoris perd constamment le contact avec le sextoy. (Imaginez une masturbation qui s’interrompt chaque seconde.) L’idée, géniale sur le papier, est par ailleurs perturbée par des considérations bassement matérielles : l’objet doit rester de taille très raisonnable pour le confort de l’homme, mais, dans ce cas, premièrement, les moteurs manquent de puissance pour les femmes, deuxièmement, l’anneau en silicone a tendance à se casser. Les alternatives hors cockrings (papillons clitoridiens, bagues) se heurtent au même souci : soit c’est discret, soit c’est efficace.

– L’utilisation de sextoys clitoridiens. Cette option fonctionne, mais elle n’est pas toujours très pratique : les « bons » vibrateurs ou pulsateurs prennent de la place, et, plus les corps des amants sont proches, plus les vibrations sont « écrasées ». Il faut alors se concentrer sur quelques positions favorables, comme les petites cuillers, le missionnaire au bord du lit (plus confortable que la table de la cuisine) ou l’Andromaque inversée (mais ça fait mal aux cuisses). Si vous arrivez à tenir en levrette sur un seul bras, vous avez tout mon respect et je retourne illico faire des pompes.

– Les autres pénétrations. Bizarrement, certains individus ont tendance à confondre « expansion du répertoire sexuel » avec « sodomie & fellation » – des pratiques toujours pénétratives… mais encore moins susceptibles de donner des orgasmes aux femmes.

– La méthode Coué. Oups, pardon, je voulais écrire : le mythe de la fusion sexuelle. Cette idée voulant que la pénétration permette aux participants de ne « faire plus qu’un » est d’autant plus séduisante qu’elle joue sur notre fibre romantique autant que sur notre soif de justice (moi aussi, j’aimerais bien que le plaisir soit égalitaire).

Alors d’accord, certaines personnes ressentent cette fusion sexuelle… mais de manière exceptionnelle. Notre culture nous fait pourtant considérer l’explosion des limites physiques comme une norme, dont l’aboutissement s’incarne dans le sacro-saint orgasme simultané. En réalité, cet idéal se retourne contre les amants : si les femmes et les hommes sont censés ressentir la même chose au même moment, et que la pénétration vaginale favorise le plaisir masculin, alors les femmes vont avoir tendance à mentir à leur partenaire. Et, parfois, à se mentir à elles-mêmes.

Cet arsenal (de techniques, d’idées) est révélateur : l’idée que le pénis cesse d’être au centre du jeu sexuel, même pendant quelques minutes, produit des résistances considérables.

Si nous investissions cette même énergie, cette même créativité, dans l’élaboration de rapports sexuels différents, dans la stimulation de la libido et du clitoris des femmes, on n’aurait plus d’embêtements sexuels depuis longtemps. Seulement, comme l’écrit Martin Page dans son ouvrage Au-delà de la pénétration (éditions Monstrograf, janvier 2020, 160 pages, 12 euros) : « La pénétration vaginale est une pratique symptomatique du génie humain : ça marche mal, ce n’est pas la meilleure manière d’avoir du plaisir, et pourtant c’est la norme. »

Pourquoi un tel acharnement ? Déjà, parce que notre imaginaire de la sexualité « légitime » tourne encore aujourd’hui autour de la reproduction. Ensuite, parce qu’il est difficile de changer les normes quand elles sont anciennes, intériorisées… et que le sujet est tabou.

Enfin, parce que si certains hommes sont clairement égoïstes, alors certaines femmes acceptent cet égoïsme. Socialisées dans l’art de négocier, biberonnées au sacrifice amoureux, elles privilégient la solution qui favorise leur conjoint. (Quitte à ce qu’il en paie le prix plus tard, quand elles auront perdu tout intérêt pour le sexe.)

Notre problème, ce n’est pas que les stratégies pro-pénétration existent (certaines produisent des résultats intéressants), mais qu’elles prennent la place d’une redéfinition du rapport sexuel. Tant que la pénétration vaginale sera synonyme de « vrai sexe », notre répertoire restera limité et relativement inefficace. C’est aux pratiques de s’adapter à nos corps. Pas l’inverse. D’ici à la mise en œuvre de ce renversement, nous resterons les princesses Bonaparte des temps modernes.

22 juin 2020

Tribune - « Colbert n’est pas l’auteur principal du Code noir, ni le maître-penseur de l’esclavage français »

Par Jacob Soll, Historien pour Le Monde

Jean-Baptiste Colbert, ministre de Louis XIV et bâtisseur de l’Etat centralisé, n’a ni créé la traite française, ni les plantations rappelle, dans une tribune au « Monde », l’historien américain Jacob Soll, un de ses plus grands spécialistes.

Au moment où les statues de commerçants d’esclaves tombent à Bristol (Royaume-Uni), il est difficile de ne pas ressentir des frissons d’émotion devant une justice en retard de presque trois cents ans.

Comment se fait-il que l’on ait pu vivre à l’ombre de ces monuments de l’horreur de l’esclavage parmi nous sans agir, sans réaction populaire depuis tant de siècles ?

Dans la foulée, pour les mêmes raisons, certains appellent maintenant au démantèlement des statues du grand ministre de Louis XIV, Jean-Baptiste Colbert (1619-1683).

Colbert, synonyme du Grand Siècle de la science, de l’art, et de l’érudition, maître policier et espion, père de la marine française et du ministère des affaires étrangères, créateur de Versailles, ennemi d’une noblesse libre, fondateur des Compagnies du Sénégal, des Indes et du Nord, et donc oui, l’homme qui a fait l’expansion du système colonial français et de sa mécanique mortelle, violente : l’esclavage.

Comment faire avec ce géant de l’histoire française, si clairement, responsable du marché transatlantique de la traite d’hommes ? Colbert suit la politique coloniale et esclavagiste commencée par Henri IV et par le cardinal de Richelieu. En 1626, Richelieu crée la Compagnie de Saint-Christophe et des îles adjacentes.

Soutenir l’industrie

C’est le rival de Colbert, Nicolas Fouquet, qui fonde en 1660 à la Martinique la plantation des Trois-Rivières (toujours grande productrice de rhum sous l’égide de Campari, et avec un hôtel de luxe !). Arrivant au pouvoir en 1661, Colbert n’a créé ni la traite française, ni les plantations. Il veut faire de la France un pays de commerce, riche de manufactures et d’or pour concurrencer les Hollandais et les Anglais qui ont un avantage sur les Français.

Dans une tradition classique romaine et machiavélienne, reprise par Jean Bodin (1529-1596), dans ses Six Livres de la République (1576), la survie de l’Etat et l’expansion de sa richesse passent par des colonies. Et dans le droit romain, l’esclavage est légal.

Du temps de Colbert, la brutalité est interne à la société féodale. Les esclaves, comme les paysans et les forçats, sont, dans la cosmologie catholique et aristotélicienne du temps, tous des êtres humains, avec des droits restreints.

Colbert est un homme dur et même cruel. Mais ni sa cruauté ni son attention ne sont portées vers les esclaves. L’idée des colonies c’est de prendre la richesse des pays concurrents et d’enrichir la France, ses villes et surtout son industrie.

Colbert donne le statut d’être humain aux esclaves

Colbert commence le Code noir en 1682 sous l’instruction de Louis XIV, avec l’aide des intendants et des gouverneurs des îles. Il est le premier des grands faiseurs de lois modernes en France. Il fait des ordonnances sur le commerce, la marine, les forêts, les poids et mesures, les chemins, les canaux, la police, les impôts, le droit et même des ordonnances sur les ordonnances ! Tout doit être codifié, aussi bien en France, qu’aux colonies.

Le Code noir, promulgué en 1685, est plutôt tardif dans cet important corpus légal. La France n’ayant pas d’ordonnances sur l’esclavage, Louis XIV et Colbert voulaient mettre les pratiques locales, souvent considérées comme trop brutales, sous le contrôle du gouvernement.

Suivant la lignée romaine et scolastique, Colbert donne le statut d’être humain aux esclaves mais leur donne peu de droits, à part ceux de se marier sans force, de pouvoir être affranchis et de ne pas être tués par leurs maîtres. Le pouvoir royal n’a pas ajouté de la cruauté, ni de nouvelles pratiques à l’esclavage. Colbert voulait des règles claires. Ces règles sont d’ailleurs plus douces que les pratiques en vigueur dans les îles anglaises et hollandaises.

Le Code noir n’est en fait qu’une continuation de la centralisation de l’administration sous Louis XIV. Comme les Espagnols, les Français ont essayé de mettre un minimum de contrôle juridique dans la traite, là où les Anglais n’avaient que des usages et pas de loi.

La rédaction du Code noir ne se termine que deux ans après la mort de Colbert en 1683. C’est son fils, le marquis de Seignelay (1651-1690), qui est chargé par le roi de finir et même de refaire le Code. Louis XIV voulait alors briser le pouvoir de la famille Colbert, en le partageant avec celle des Le Tellier dont la figure centrale est le marquis de Louvois (1641-1691). Le Code noir fut donc clairement modifié sous le contrôle de Louis XIV, notamment en ce qui concerne les pratiques de police. La même année, en 1685, le roi oblige aussi Seignelay à rédiger la révocation de l’édit de Nantes qui bannit les protestants de France.

Trente-neuf ans plus tard, en 1724, alors que la guerre commerciale faisait rage entre la France et l’Angleterre, un nouveau Code noir apparaît en Louisiane, bien plus dur et cruel que le code de Colbert et inspiré, comme en Angleterre, par les pratiques locales. Il permettait des punitions telles que le fouet et le démembrement, le marquage au fer et des contrôles stricts sur tous les aspects de la vie des esclaves.

Créateur de l’Etat moderne et centralisé

Mettre à bas les statues de Colbert n’a donc pas de sens. Il n’est pas l’auteur principal du Code noir, ni le maître-penseur de l’esclavage français. Il est plutôt créateur de l’Etat moderne et centralisé.

En tant que tel, il représente souvent l’antithèse du néolibéralisme économique. Et s’il faut se demander pourquoi il y a une salle Colbert à l’Assemblée nationale, l’idée est peut-être que mettre Colbert dans le palais des représentants du peuple, c’est signifier que ce sont eux et non plus le roi ou l’empereur qui ont la main sur le gouvernement.

Retirer Colbert de l’Assemblée serait donc en finir avec le symbole que l’Etat moderne doit se soumettre à la démocratie. Ce serait donner satisfaction à Bonaparte qui avec tant de force avait repris le gouvernement des mains du peuple et de la République. S’il y a une figure qui sans équivoque soutint l’esclavage et fit abattre les droits des anciens esclaves français, ce fut Bonaparte.

Jacob Soll est professeur de philosophie, d’histoire et comptabilité à l’université de Californie du Sud (Los Angeles), ancien élève de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), auteur notamment de « The Information Master : Jean-Baptiste Colbert’s Secret State Intelligence System » (The University of Michigan Press, 2009).

Publicité
19 juin 2020

Maladies - Comment les épidémies ont bouleversé l’histoire des hommes

epidemeies hommes

THE NEW YORKER (NEW YORK)

Quand cette pandémie de Covid-19 s’achèvera-t-elle ? L’histoire ne nous apporte pas d’indices, mais elle nous apprend que, par le passé, bactéries et virus ont décimé les populationset entraîné des tournants politiques, sanitaires et sociaux majeurs. Cet article est à retrouver chez votre marchand de journaux.

La première pandémie de l’histoire aurait commencé à Péluse, non loin de la ville actuelle de Port-Saïd dans le nord-est de l’Égypte. C’était en 541. Selon Procope de Césarée, contemporain de cette époque, la “pestilence” s’est propagée vers Alexandrie à l’ouest et vers la Palestine à l’est. Puis elle a poursuivi son chemin. L’historien byzantin y voyait une progression quasi délibérée : “Elle s’étendit jusqu’aux nations les plus éloignées, et il n’y eut point de coin, pour reculé qu’il pût être, où elle ne portât la corruption” [dans l’Histoire de la guerre contre les Perses].

Le premier symptôme de la peste était la fièvre. Souvent, d’après Procope, elle était si légère qu’elle “n’annonçait par le pouls aucun danger” [cité dans le Dictionnaire raisonné des sciences]. Mais quelques jours plus tard, les victimes présentaient les signes classiques de la peste bubonique – des grosseurs, dits “bubons”, à l’aine et aux aisselles.

Les souffrances étaient alors terribles : certains sombraient dans le coma, d’autres étaient pris de violentes hallucinations. Beaucoup vomissaient du sang. Ceux qui prenaient soin des malades “vivaient dans un état perpétuel d’épuisement”, note Procope. “Pour cette raison, tout le monde avait pitié d’eux tout autant que des souffrants.” Personne n’était capable de prédire qui périrait et qui guérirait.

L’empereur Justinien face à la peste

Au début de l’an 542, la peste frappe Constantinople. C’est à l’époque la capitale de l’Empire romain d’Orient, gouverné par l’empereur Justinien, récemment qualifié de “l’un des plus grands hommes d’État de l’histoire”.

Selon un autre historien, la première partie de son règne – qui a duré près de quarante ans – se distingue par “une frénésie de réformes sans précédent dans l’histoire romaine” [tiré de Comment l’Empire romain s’est effondré, Kyle Harper, éd. La Découverte]. Durant les quinze années précédant l’arrivée de la peste dans la capitale, Justinien codifie le droit romain, fait la paix avec les Perses, réforme l’administration fiscale de l’empire et bâtit Sainte-Sophie.

Face aux ravages de la peste, Justinien fait “son possible pour arrêter le cours de ce mal”, écrit Procope. L’empereur prend en charge l’inhumation des personnes abandonnées ou indigentes. Quand bien même, il est impossible de suivre en raison du nombre de morts trop élevé. (Procope l’a estimé à plus de 10 000 par jour, quoique personne ne soit en mesure de le confirmer.)

Jean d’Éphèse, également contemporain de Justinien, écrit que “personne ne s’aventurait à l’extérieur sans avoir écrit son nom sur une étiquette accrochée au cou ou au bras” [cité par K. Harper], dans l’éventualité où il serait soudainement frappé. À terme, les cadavres sont entassés aux abords de la ville, formant des fortifications.

La peste touche les misérables comme les puissants. Justinien lui-même contracte la maladie, mais fait partie des chanceux qui y survivent. Son règne, en revanche, ne s’en remet jamais. Les années précédant 542, les généraux de Justinien avaient repris aux Goths, aux Vandales et à d’autres Barbares une grande partie occidentale de l’Empire romain. Après 542, l’empereur peine à recruter des soldats et à les rémunérer. Les territoires que ses généraux avaient assujettis se révoltent. La peste arrive à Rome en 543, puis en Grande-Bretagne vers 544. Une nouvelle vague émerge à Constantinople en 558, une troisième en 573 et une de plus en 586.

La peste justinienne ne s’essouffle pas avant 750. À cette date, un nouvel ordre mondial prévaut. Une nouvelle religion puissante, l’islam, est née, et ses fidèles règnent sur un territoire correspondant pour une grande partie à l’ancien empire de Justinien, outre la péninsule arabe.

La variole a tué plus d’1 milliard de personnes

Parallèlement, l’essentiel de l’Europe occidentale est désormais sous le contrôle des Francs. Rome ne compte plus que 30 000 habitants. La peste est-elle partiellement responsable de ce déclin ? Si tel est le cas, l’histoire est écrite non seulement par les hommes, mais aussi par les microbes.

Tout comme les microbes infectent le corps de nombreuses façons, les épidémies affectent le corps politique de nombreuses façons. Les épidémies sont brèves ou prolongées, ou, comme la peste de Justinien, récurrentes. Souvent concomitantes des guerres, elles s’allient à l’agresseur ou à l’agressé. Les maladies épidémiques deviennent parfois endémiques, c’est-à-dire qu’elles sont constamment présentes au sein de la population. Elles ne reprennent la forme d’une épidémie que lorsqu’elles sont introduites dans une nouvelle région ou quand les circonstances évoluent.

 Dessin de Lauzan, Chili.Dessin de Lauzan, Chili.

La variole, parfois surnommée le “monstre tacheté”, appartient à cette dernière catégorie. Elle aurait tué plus d’un milliard de personnes avant d’être éradiquée au milieu du XXe siècle. Personne ne sait exactement d’où elle est venue : le virus – appartenant au genre qui comprend la variole des vaches, des camélidés et des singes – aurait contaminé des humains à l’époque où ils ont commencé à domestiquer des animaux.

On retrouve des traces de la variole chez des momies égyptiennes, y compris celle de Ramsès V, qui est mort en 1157 avant J.-C. Les Romains semblent avoir attrapé la variole près de l’emplacement actuel de Bagdad, lorsqu’ils sont allés y combattre l’un de leurs nombreux ennemis, les Parthes, en 162.

Le médecin Claude Galien [129-201] a signalé que ceux qui souffraient de la nouvelle maladie présentaient une éruption cutanée qui était “ulcérée dans la plupart des cas et complètement sèche” (l’épidémie est parfois surnommée la “peste galénique”). Marc Aurèle, le dernier des supposés “cinq bons empereurs”, est mort en 180 – peut-être de la variole.

Au XVe siècle, comme l’écrit Joshua S. Loomis dans Epidemics : The Impact of Germs and Their Power Over Humanity [“Épidémies : incidence des microbes et leur pouvoir sur l’humanité”, inédit en français], la variole est endémique en Europe et en Asie, c’est-à-dire que la majorité de la population y est vraisemblablement exposée au cours de sa vie. En moyenne, le taux de mortalité atteint le seuil terrifiant de 30 %, mais il est beaucoup plus élevé chez les jeunes enfants – plus de 90 % dans certaines régions.

Quand les Européens importaient les maladies

Joshua Loomis, professeur de biologie à l’East Stroudsburg University, écrit qu’en raison de la gravité du danger il n’était “pas rare que les parents ne donnent pas de nom à leurs enfants tant qu’ils n’avaient pas survécu à la variole”. Quiconque ne succombait pas était ensuite immunisé à vie (même si beaucoup finissaient aveugles ou balafrés d’affreuses cicatrices).

En raison de cette dynamique, il fallait compter une grande épidémie environ une fois tous les vingt ans, à mesure qu’augmentait le nombre de personnes n’ayant pas été contaminées dans l’enfance. Comme l’observe Joshua Loomis de manière plutôt cavalière, les Européens ont ainsi eu un avantage notable à l’époque où ils ont “commencé à explorer des terres lointaines, où ils sont entrés en contact avec les populations locales”.

Alfred W. Crosby, l’historien à l’origine de l’expression “l’échange colombien” [qui désigne les nombreux échanges qui ont eu lieu après la découverte de l’Amérique : échanges de biens, de bétail, mais aussi de micro-organismes], a aussi imaginé l’expression “épidémie en terre vierge”, celle qui d’après lui se produit quand “les populations à risque n’ont eu aucun contact antérieur avec les maladies qui les frappent et se trouvent quasi impuissantes sur le plan immunologique”.

La première “épidémie en terre vierge” des Amériques – ou, pour reprendre une autre expression d’Alfred Crosby, la “première pandémie du Nouveau Monde” – commence à la fin de 1518. Cette année-là, quelqu’un – probablement venu d’Espagne – importe la variole à Hispaniola [l’île où se trouvent actuellement Haïti et la République dominicaine]. Christophe Colomb avait débarqué sur l’île vingt-cinq ans plus tôt, et les Taïnos autochtones avaient déjà beaucoup souffert. La petite vérole fait alors des ravages parmi ceux qui sont encore là.

Deux frères jésuites racontent, dans un courrier adressé au roi d’Espagne, Charles Ier, début 1519, qu’un tiers des insulaires sont frappés : “Il sied à Notre Seigneur d’impartir une épidémie de variole chez lesdits Indiens, et elle ne cesse pas.” De Hispaniola, la maladie se propage jusqu’à Porto Rico. En deux ans, les premiers cas se déclarent à la capitale aztèque de Tenochtitlán, à l’emplacement actuel de la ville de Mexico : c’est en partie ce qui permet à Hernán Cortés de conquérir la capitale en 1521. “En de nombreux endroits, écrit un prêtre espagnol,

il arrivait que tous les membres d’un foyer meurent, et, comme il était impossible d’inhumer le très grand nombre de défunts, on démolissait la maison sur leurs dépouilles.”

La variole serait parvenue dans l’Empire inca avant les Espagnols. Les contaminations fusent d’un village à l’autre plus rapidement que les conquistadors ne se déplacent.

Il est impossible de déterminer combien de personnes succombent à la première pandémie du Nouveau Monde, parce que les archives sont fragmentées et que les Européens ont apporté avec eux de nombreuses autres maladies, notamment la rougeole, le typhus et la diphtérie. Au total, les microbes importés ont sans doute tué des dizaines de millions de personnes.

“La découverte de l’Amérique a été suivie de ce qui pourrait être le plus grand désastre démographique de l’histoire de l’humanité”,

a écrit William M. Denevan, professeur émérite à l’université de Wisconsin-Madison. Ce désastre bouscule le cours de l’histoire, non seulement en Europe et dans les Amériques, mais aussi en Afrique : confrontés à une pénurie de main-d’œuvre, les Espagnols se tournent progressivement vers le trafic d’esclaves.

La naissance de la période de quarantaine

Le mot “quarantaine” est issu de l’italien quaranta. Comme l’explique Frank M. Snowden dans Epidemics and Society : From the Black Death to the Present [“Épidémies et société : de la peste noire à nos jours”, inédit en français], cette forme d’isolement s’est développée bien avant que les gens ne sachent exactement ce qu’ils essayaient d’endiguer. La période de quarante jours a été choisie non pour des raisons médicales, mais théologiques, “car l’Ancien et le Nouveau Testaments multiplient les références au nombre 40 dans le contexte de la purification : les quarante jours et quarante nuits du déluge dans la Genèse, les quarante ans d’errance dans le désert pour les Israélites, […] et les quarante jours du Carême”.

Les premières quarantaines officielles sont organisées pour lutter contre la peste noire, qui, entre 1347 et 1351, tue environ un tiers des Européens et déclenche ce qui a ensuite été nommé la “deuxième pandémie de peste”. Comme la première, cette nouvelle vague fait des ravages par intermittence. La peste se propage, puis régresse, mais ne tarde jamais à flamber de nouveau.

C’est lors d’un de ces pics, au XVe siècle, que les Vénitiens construisent des lazarets – établissements d’isolement – sur les îles périphériques, où les navires sont contraints d’amarrer. Les Vénitiens étaient convaincus qu’en aérant les embarcations, ils éventaient les vapeurs responsables de la peste. Si cette théorie était erronée, les résultats étaient néanmoins bénéfiques : la période de quarante jours était suffisante pour tuer les rats et les marins contaminés. Frank Snowden, professeur émérite à Yale, assimile ce type de mesures à l’avènement d’une “politique de santé publique” et avance qu’elles ont participé à légitimer “l’accumulation de pouvoir” par l’État moderne.

Expliquer ce qui a enfin permis d’enrayer la deuxième pandémie suscite de nombreux débats ; l’une des dernières grandes épidémies en Europe a eu lieu à Marseille en 1720. Que les dispositifs de lutte contre la maladie aient été efficaces ou non, ils ont souvent provoqué, selon les termes de Frank Snowden, “des esquives, des résistances et des émeutes”. Les mesures de santé publique se heurtent à la religion et aux traditions, comme c’est encore le cas aujourd’hui. La crainte d’être séparé de ses proches pousse de nombreuses familles à dissimuler les cas. Et, souvent, ceux qui sont chargés de faire appliquer les règles se soucient peu de protéger le grand public.

Prenons l’exemple du choléra. Sur l’échelle des maladies terrifiantes, le choléra arrive sans doute en troisième position, derrière la peste et la variole. Le choléra est provoqué par une bactérie en forme de virgule, Vibrio cholerae, et durant l’essentiel de l’histoire humaine elle n’est pas sortie du delta du Gange. Puis, au XIXe siècle, les navires à vapeur et le colonialisme font voyager le microbe. La première pandémie cholérique démarre en 1817 près de Calcutta. Elle se déplace par voie terrestre jusqu’à la Thaïlande actuelle et par voie maritime jusqu’à Oman, d’où elle poursuit son itinéraire jusqu’à Zanzibar. La deuxième pandémie de choléra commence en 1829, également en Inde. Elle se propage progressivement en Russie jusqu’en Europe, pour ensuite rejoindre les États-Unis.

La suspicion suscitée par les médecins

Contrairement à la peste et à la variole, qui touchent sans distinction toutes les classes sociales, le choléra – qui circule dans la nourriture ou l’eau contaminées – est principalement une maladie qui frappe les habitats urbains insalubres. Quand la deuxième pandémie arrive en Russie, le tsar Nicolas Ier met en place des quarantaines strictes. Elles ralentissent peut-être la propagation, mais elles n’aident aucunement ceux qui sont déjà contaminés. La situation, selon Joshua Loomis, est exacerbée par des responsables sanitaires qui rassemblent au même endroit les malades du choléra et ceux souffrant d’autres maux. La rumeur veut que des médecins cherchent délibérément à tuer les patients.

Au printemps 1831, des émeutes éclatent à Saint-Pétersbourg. Un manifestant sorti d’échauffourées raconte qu’un médecin a été ciblé “par quelques cailloux ; il n’est pas près de nous oublier”. Le printemps suivant, des émeutes liées au choléra se déclarent à Liverpool. Là encore, les docteurs sont les principales cibles : ils sont accusés d’empoisonner les victimes du choléra et de bleuir leur teint. (Le choléra est surnommé la “peur bleue”, car les victimes sont parfois déshydratées au point de prendre une couleur rappelant l’ardoise). Des manifestations comparables éclatent à Aberdeen, Glasgow et Dublin.

En 1883, pendant la cinquième pandémie cholérique, le médecin allemand Robert Koch détermine l’origine de la maladie en isolant la bactérie Vibrio cholerae. L’année suivante, Naples est frappée. La ville envoie des inspecteurs pour confisquer les produits frais suspects. Des équipes de nettoyage sont aussi déployées : elles débarquent arme au poing dans les quartiers insalubres de la ville.

À juste titre, les Napolitains accueillent les inspecteurs et les nettoyeurs avec scepticisme. Et ils réagissent avec un grand sens de l’humour, faute de tomber juste sur le plan épidémiologique. Frank Snowden écrit qu’ils entreprennent de “consommer les fruits défendus en quantités démesurées, tandis que des spectateurs applaudissent et parient sur le plus gros mangeur”.

Émeutes cholériques

Huit ans plus tard, toujours durant la cinquième pandémie, l’une des plus violentes émeutes cholériques éclate dans la ville qui est aujourd’hui Donetsk, en Ukraine. Des dizaines de commerces sont pillés, et des habitations et entreprises sont incendiées. Les autorités de Saint-Pétersbourg ripostent par une répression contre les travailleurs, qu’ils accusent de promouvoir l’“anarchie”. Selon Joshua Loomis, cette répression entraîne de nouvelles manifestations, lesquelles dopent la répression : ce cercle vicieux déclenché par le choléra contribue ainsi à “préparer le terrain” de la révolution russe.

La septième pandémie de choléra commence en 1961, sur l’île indonésienne de Sulawesi. Les dix années suivantes, la maladie se propage en Inde, en Union soviétique et dans plusieurs pays d’Afrique. Après vingt-cinq ans sans épidémie de grande ampleur, le Pérou est frappé en 1991, faisant 3 500 victimes. Une autre épidémie, sur le territoire actuel de la République démocratique du Congo, fait 12 000 morts en 1994.

Selon de nombreuses analyses, la septième pandémie se poursuit à ce jour. En octobre 2010, le choléra se déclare dans les campagnes haïtiennes, avant de se répandre rapidement à Port-au-Prince et dans d’autres grandes villes. C’est neuf mois après qu’un séisme de magnitude 7 a anéanti le pays. Des rumeurs commencent à circuler selon lesquelles l’épidémie vient d’une base où sont logés des soldats originaires du Népal, chargés du maintien de la paix pour les Nations unies.

Des émeutes éclatent à Cap-Haïtien ; au moins deux personnes y meurent et les vols devant acheminer du ravitaillement sont suspendus. Pendant des années, les Nations unies nient que ses troupes ont importé le choléra en Haïti, mais l’organisation finit par admettre que les rumeurs disaient vrai. Depuis 2010, 800 000 Haïtiens ont été touchés et près de 10 000 sont morts.

epidemies h

Le cas des Juifs de Strasbourg

Les épidémies sont, par définition, source de divisions. Le voisin vers qui on se tourne en temps normal devient une éventuelle source de contamination. Les gestes du quotidien deviennent des risques de transmission. Les autorités qui appliquent la quarantaine deviennent des agents d’oppression. Tout au long de l’histoire, les populations ont reproché les épidémies à ceux qui venaient de l’extérieur (parfois, comme dans le cas des casques bleus en Haïti, elles ont eu raison).

Frank Snowden donne l’exemple des Juifs de Strasbourg pendant la peste noire : des notables locaux avaient décidé que les Juifs étaient à l’origine du fléau – faisant valoir qu’ils avaient empoisonné les puits – et ils leur ont fait une proposition : convertissez-vous ou périssez. La moitié de la communauté fait le choix de la conversion. Le 14 février 1349,

Les autres sont “rassemblés, emmenés au cimetière juif et brûlés vifs”.

Le pape Clément VI émet des bulles apostoliques où il signale que les Juifs meurent aussi de la peste et qu’ils n’ont aucun motif de s’empoisonner eux-mêmes, mais cet avis ne semble pas avoir beaucoup pesé. En 1349, les communautés juives de Francfort, Mayence et Cologne sont exterminées. Pour fuir les violences, les Juifs émigrent en masse vers la Pologne et la Russie, transformant à jamais la démographie européenne.

À chaque tragédie, telle que celle qui se déroule aujourd’hui, il est tentant de se tourner vers le passé pour déterminer ce qu’il faut faire ou ne pas faire. Près de 1 500 ans ont passé depuis la peste justinienne et, avec la peste, la variole, le choléra, la grippe, la poliomyélite, la rougeole, le paludisme et le typhus, il reste un nombre épidémique d’épidémies méritant réflexion.

Différences majeures

Malheureusement, en dépit de tous les points communs que l’on identifie, il y a au moins autant de différences déconcertantes. Pendant les émeutes dues au choléra, les populations n’ont pas accusé les étrangers mais les initiés, puisque les médecins et les fonctionnaires de l’État étaient ciblés.

La variole a aidé les Espagnols à conquérir les Empires aztèque et inca, mais d’autres maladies ont fait tomber des puissances coloniales. Pendant la révolution haïtienne, par exemple, Napoléon a voulu reprendre cette colonie française en 1802 avec environ 50 000 hommes. Mais comme ses soldats meurent en grand nombre de la fièvre jaune, au bout d’un an il renonce et décide par ailleurs de vendre la Louisiane aux États-Unis.

Même les données mathématiques varient énormément d’une épidémie à l’autre. C’est ce que note Adam Kucharski, professeur à l’École d’hygiène et de médecine tropicale de Londres, et auteur du livre Rules of Contagion [“Règles de la contagion”, inédit en français] : selon lui, les variations dépendent de facteurs tels que le mode de transmission, la durée de la contagion et les structures sociales qu’exploite chaque maladie. “Dans mon milieu, on dit que ‘celui qui a vécu une pandémie a vécu… une pandémie’”, écrit-il. On ne peut hasarder que très peu de prédictions sur le Covid-19, mais une chose est sûre, cette maladie sera à son tour le sujet de nombreuses histoires.

Elizabeth Kolbert

18 juin 2020

Entretien - Julian Jackson : « De Gaulle pensait toujours en termes de nation, jamais en termes d’idéologie »

Par Michel Lefebvre

A la veille de l’anniversaire de l’appel du 18 juin 1940, l’historien Julian Jackson présente une biographie qui renouvelle la vision autour du général, le dégageant de certains mythes.

L’année 2020 est celle de Charles de Gaulle avec trois anniversaires : les 130 ans de sa naissance, les 80 ans de l’appel du 18 juin et les 50 ans de sa disparition.

L’historien britannique Julian Jackson, professeur à Queen Mary, University of London, dressera son portrait le 4 novembre 2020 au Mémorial de la France combattante-Mont-Valérien, lors d’une cérémonie organisée par l’ordre de la Libération.

Un hommage inspiré de l’imposante biographie qu’il lui a consacrée, parue en 2019 (Seuil) et intitulée De Gaulle. Une certaine idée de la France. Ce nouveau livre, couronné du Duff Cooper Prize, a été reçu plutôt favorablement dans l’Hexagone comme renouvelant la vision autour du général, le dégageant des mythes pour en donner une vision historique plus distanciée que celles de certains de ses biographes.

Pour comprendre le parcours du Général, il est nécessaire de revenir à sa période de formation et en particulier à ses écrits d’avant-guerre. Dans votre livre, vous traitez du de Gaulle théoricien militaire à travers ses livres « Le Fil de l’épée » (1932) ou « Vers l’armée de métier » (1934). Trouvez-vous que ce travail a été sous-estimé ou surestimé ?

Dans mon livre, je parle beaucoup des quatre livres que Charles de Gaulle a écrits dans l’entre-deux-guerres. Il m’intéresse moins comme théoricien de la guerre que comme analyste de ce qu’on appelle en anglais le leadership, l’idée du chef, les relations entre la politique et le militaire, et cela me semble très important de comprendre la réflexion qu’il développe dès les années 1920 et 1930. Il est un intellectuel. Sa réflexion est beaucoup plus profonde et plus intéressante que celle d’un théoricien militaire.

Ce qui est fascinant, par exemple dans son premier livre intitulé La Discorde chez l’ennemi (1924), écrit juste après la première guerre mondiale, c’est son analyse des raisons de la défaite de l’Allemagne : c’est un livre de réflexion sur la relation entre le politique et le militaire. Selon lui, une des raisons de la défaite, c’est le déséquilibre entre le pouvoir civil et le pouvoir militaire et le fait que, en Allemagne, les militaires avaient essayé sans succès de tout contrôler. Il réfléchit également sur l’importance des circonstances – de la contingence (il est très bergsonien) dans la vie politique et sur la nécessité de savoir s’adapter.

Que peut-on dire sur le positionnement de Charles de Gaulle dans l’échiquier politique des années 1930 ?

C’est une question importante. Je voulais éviter ce que l’on pourrait appeler une vision téléologique, c’est-à-dire de voir déjà le de Gaulle de 1940, le de Gaulle de 1945 ou le de Gaulle de la Ve République, dans celui des années 1930. Pour moi, sa trajectoire n’était pas écrite d’avance.

Dans les années 1930, on ne peut pas décrire Charles de Gaulle comme un homme de gauche, c’est un homme de droite, un conservateur, c’est pour cela que je reproche à la très grande biographie de Jean Lacouture de surestimer le côté « républicain » de De Gaulle dans les années 1930. Par exemple, quand Jean Lacouture écrit que déjà, dans les années 1930, il défendait la liberté contre le totalitarisme.

Je pense que, idéologiquement, il aurait pu basculer dans un sens ou dans un autre. Il y a un côté très autoritaire dans ses écrits des années 1920 et 1930, l’obsession du rôle du chef, une espèce de défiance, partagée par beaucoup de Français, à l’égard de la vie parlementaire et d’une République qui ne fonctionne pas.

Il ne va pas vers la gauche, mais il s’écarte de la droite, sa famille normale, parce qu’elle a adopté une position d’apaisement à l’égard de l’Allemagne par obsession de l’anticommunisme et, pour Charles de Gaulle, le danger de l’Allemagne était plus grand que le danger du communisme. En fait, il pensait toujours en termes de nation et jamais en termes d’idéologie.

« IL NE VA PAS VERS LA GAUCHE MAIS IL S’ÉCARTE DE LA DROITE, SA FAMILLE NORMALE, PARCE QU’ELLE A ADOPTÉ UNE POSITION D’APAISEMENT À L’ÉGARD DE L’ALLEMAGNE »

Alors que beaucoup d’hommes de droite basculaient dans l’idée « plutôt Hitler que Blum », cela aurait été impossible pour De Gaulle parce que, pour lui, la nécessité d’une alliance avec l’Union soviétique – la Russie, comme il disait toujours – était nécessaire contre l’Allemagne. Pour lui, le combat est contre le germanisme éternel, y compris dans sa variante nazie.

Quand il écrit son dernier livre avant la guerre, La France et son armée (1938), il juge les régimes politiques depuis les débuts de la France jusqu’au présent. Il ne les juge pas selon la couleur politique, que ce soit l’Empire, l’Ancien Régime, la monarchie ou la République : pour lui, ce qui compte, c’est l’efficacité du régime pour défendre les intérêts nationaux.

Il admire Léon Gambetta, Sadi Carnot, mais il admire aussi Turenne, Louis XIV, etc. Il est toujours pour la défense de l’Etat, la défense des intérêts de la France, et il est plutôt indifférent à l’aspect politique : si la République défend les intérêts de la France, on défend la République, si la monarchie défend les intérêts de la France, on défend la monarchie.

Donc ce n’est absolument pas un maurrassien ?

Parmi ses grands biographes, Eric Roussel aurait tendance à le tirer un peu plus vers le côté maurrassien, Jean Lacouture dans l’autre sens. Pour moi, Charles de Gaulle est, comme tout homme intelligent de cette époque, influencé par Charles Maurras, mais ce qu’il en a retenu, c’est l’importance de l’Etat : qu’il faut un Etat fort pour défendre les intérêts de la France. Une autre chose qu’il a prise de Maurras, je crois, c’est l’idée que la vie des nations est un combat, il y a toujours des ennemis, il faut toujours se battre.

« IL FAUT INSISTER SUR LE FAIT QUE DE GAULLE N’A MONTRÉ PRESQUE AUCUNE TRACE D’ANTISÉMITISME, CE QUI EST ASSEZ REMARQUABLE POUR QUELQU’UN DE SA GÉNÉRATION ET DE SON MILIEU »

On peut dire que Maurras a cessé d’être maurrassien quand il a viré vers la collaboration avec l’Allemagne – lui qui avait toujours été germanophobe devient obsédé par l’ennemi intérieur.

Et il faut insister sur le fait que De Gaulle n’a montré presque aucune trace d’antisémitisme, ce qui est assez remarquable pour quelqu’un de sa génération et de son milieu. Il est indifférent aux origines ethniques, religieuses, politiques des gens, s’ils servent la France. Et c’est une grande différence avec Maurras qui était obsédé par les ennemis intérieurs, les juifs, les protestants, les francs-maçons…

Charles de Gaulle a un mentor en la personne de Philippe Pétain, il travaille pour lui et, en même temps, il défend son autonomie politique, intellectuelle, littéraire, par rapport à son chef. Est-ce une relation père-fils ?

Avant la première guerre mondiale, Philippe Pétain a été son premier colonel et Charles de Gaulle a eu beaucoup d’admiration pour le grand soldat de la Grande Guerre. On peut même dire que le portrait qu’il trace du chef est en grande partie celui de Pétain. Dans un sens, dans les années 1920, Pétain est son patron. De Gaulle répète souvent cette phrase un peu étonnante : « Pétain est mort en 1925. »

C’est un peu paradoxal, car c’est en 1925 que De Gaulle a commencé à travailler dans son cabinet. Dans la seconde partie des années 1920, je crois qu’il a senti que Philippe Pétain était un peu figé intellectuellement, qu’il était devenu prisonnier de son propre mythe ; et donc De Gaulle s’éloigne intellectuellement vers la fin des années 1920, parce que, en vivant dans une proximité relative avec Pétain, il a commencé à voir les faiblesses du personnage.

« QUAND GEORGES POMPIDOU, UN DE SES PROCHES DE L’ÉPOQUE, LUI ANNONCE LA MORT DE PHILIPPE PÉTAIN EN 1951 EN LUI DISANT “PÉTAIN EST MORT”, DE GAULLE CORRIGE : “LE MARÉCHAL EST MORT” »

Et il y a toute l’histoire de la querelle autour du livre La France et son armée, ouvrage pour lequel Charles de Gaulle a tout d’abord travaillé pour le maréchal, et finalement s’est posé la question de le publier sous son propre nom.

A partir de 1934, il s’émancipe intellectuellement de Pétain et trouve un nouveau patron dans la personne de Paul Reynaud, qui a contribué à l’ancrer dans la République, parce que De Gaulle voyait que c’était possible de faire passer ses idées à travers un homme politique de grande intelligence à l’intérieur du système.

Donc pour revenir à Philippe Pétain, quand on prend toutes les personnes qui témoignent à son procès en 1945 – Léon Blum, Edouard Daladier, Paul Reynaud, Albert Lebrun, etc. –, toutes croyaient au mythe, croyaient que Pétain était un bon républicain. Charles de Gaulle, lui, s’était déjà libéré de cette idée avant la défaite.

Je pense tout de même qu’il a toujours gardé une certaine admiration pour le Pétain de la première guerre mondiale, et il y a à ce sujet une anecdote assez significative. Quand Georges Pompidou, un de ses proches de l’époque, lui annonce la mort de Philippe Pétain en 1951 en lui disant « Pétain est mort », de Gaulle corrige : « Le maréchal est mort. »

On en arrive aux jours sombres de juin 1940, ces journées incroyables où Charles de Gaulle va partir à Londres pour chercher un destin. Comment fait-il ce choix de partir ?

Ce sont des jours d’une densité incroyable. Sous-secrétaire d’Etat à la défense nationale dans le gouvernement de Paul Reynaud, il est opposé à l’armistice et partisan du repli du gouvernement en Afrique du Nord. Au moment où Paul Reynaud démissionne de la présidence du Conseil, il est remplacé par Philippe Pétain, le 16 juin, et il est clair que le nouveau gouvernement va signer l’armistice. Pour Charles de Gaulle, cette option n’est pas envisageable, et il prend la décision d’aller à Londres, de rompre, de devenir un rebelle.

Pour revenir à ses écrits d’avant-guerre, il y a un propos assez fascinant, quand il décrit les qualités d’un grand chef, il évoque l’amiral britannique John Jellicoe pendant la première guerre mondiale en expliquant qu’il avait toutes les qualités d’un Nelson sauf une : il ne savait pas désobéir. Pour De Gaulle, il faut savoir rompre et désobéir pour protéger les intérêts supérieurs de l’Etat.

Donc, il arrive à Londres le 17 juin. Les premiers jours sont très compliqués. Il espère que les grands chefs coloniaux, par exemple le général Noguès en Afrique du Nord, qui était hostile à l’armistice au début, allaient se rallier à lui. Il envoie des messages : « Je suis prêt à vous servir si vous êtes prêts à vous opposer à l’armistice. »

Mais en fin de compte, tous ces gens vont se rallier à Philippe Pétain. Si Charles Noguès ou le général Maxime Weygand par exemple avaient décidé de rompre avec le maréchal, De Gaulle aurait-il accepté de servir sous leurs ordres ? En théorie oui. Mais finalement, il se retrouve seul, et il se dit, puisque Reynaud n’est pas venu à Londres, c’est moi qui dois assumer la France. Il voit vraiment depuis le début ce qu’il veut être.

« CHURCHILL EST COMME UN FRANKENSTEIN QUI A CRÉÉ UN MONSTRE QUI LUI ÉCHAPPE. CE MONSTRE, C’EST DE GAULLE, ET FRANKENSTEIN VA LUI DONNER L’ARME DE LA BBC »

Il y a un dialogue très connu avec le juriste et diplomate René Cassin. Celui-ci, qui rédige le texte des accords entre De Gaulle et le gouvernement britannique, lui demande : « Qui sommes-nous ? Est-ce que nous sommes la légion étrangère ? » Et De Gaulle répond : « Nous sommes la France. » Cela semble un peu fou. Mais, pour lui, un Etat qui signe un armistice et qui accepte l’occupation de son territoire n’est pas un Etat indépendant, il n’y a plus de France en France, et donc « Je suis la France », ce n’est pas un signe de mégalomanie, c’est une décision rationnelle. Sa position au début est très compliquée, hybride ; il n’est pas reconnu comme un chef de gouvernement, il est seulement le dirigeant des Français libres.

Toute la complexité de ses relations avec le premier ministre britannique, Winston Churchill, vient de cette méprise, parce que Churchill n’a jamais accepté ou compris l’intention de De Gaulle. Il ne voulait pas simplement être le chef des Français libres, il se voyait comme un chef politique représentant les intérêts supérieurs de la nation et défenseur de ses intérêts autant contre ses alliés que contre ses ennemis !

L’attitude de Winston Churchill face à Charles de Gaulle est aussi assez fascinante, il l’aide, mais il ne veut pas non plus en faire un chef d’Etat comme vous le dites. Pourtant, le 28 juin, il va le reconnaître, ce qui est un geste politique assez étonnant…

Ce geste n’est pas approuvé par l’establishment britannique, le Foreign Office (« bureau des affaires étrangères ») est très sceptique. Il ne faut pas oublier que Vichy était un gouvernement reconnu par énormément d’Etats, il avait une flotte, il contrôlait l’Afrique du Nord… Des membres du Foreign Office pensaient pouvoir trouver un modus vivendi avec Vichy.

Donc, le geste de Winston Churchill est assez remarquable, mais je crois qu’il n’en a pas compris les conséquences. Churchill est comme un Frankenstein qui a créé un monstre qui lui échappe. Ce monstre, c’est De Gaulle, et Frankenstein va lui donner l’arme de la BBC. De Gaulle est un des premiers hommes politiques dans l’histoire du monde à avoir été fabriqué par la radio. Et, avec cette arme, il va s’émanciper.

Il y a un chassé-croisé entre l’attitude du Foreign Office et celle de Churchill. A partir de la mi-1942, début 1943, le Foreign Office commence à admettre que De Gaulle est incontournable. Et au moment où il bascule, par pragmatisme, Churchill vire dans l’autre sens, parce qu’il commence à trouver son poulain insupportable. Mais c’est trop tard, le monstre est sorti de sa cage. Churchill était un romantique, il y avait beaucoup de générosité dans sa personnalité, alors que De Gaulle n’en avait pas beaucoup, il était nettement plus froid.

Churchill avait du mal à comprendre pourquoi De Gaulle ne remerciait jamais. Pourtant, ce dernier se montrait très explicite : « Moi, je n’ai rien, vous, vous avez un empire, vous avez une armée, vous avez un peuple. Moi, je n’ai qu’une chose, c’est mon intransigeance. » Pour prouver que la France avait des dents, De Gaulle mordait la main qui le nourrissait, celle de Churchill.

C’était encore plus compliqué avec Franklin D. Roosevelt, le président américain, qui considérait Charles de Gaulle comme une espèce de fasciste sans aucune légitimité…

Au début, pour Franklin Roosevelt, le régime de Vichy existe. Si on peut le faire basculer dans le camp des Alliés, cela pourrait économiser des vies de soldats américains. C’est une politique assez logique et cohérente jusqu’en novembre 1942, quand les Alliés débarquent en Afrique du Nord et sont initialement combattus par les forces de Vichy.

A partir de cette époque, c’est absurde de miser sur Vichy, et donc l’attitude de Roosevelt par rapport à Charles de Gaulle devient à mon sens plutôt irrationnelle. Je l’expliquerais peut-être par l’influence de quelques exilés français aux Etats-Unis, comme l’écrivain et diplomate Alexis Saint-Leger, alias Saint-John Perse, ou le banquier et économiste Jean Monnet, de bons républicains, très méfiants envers De Gaulle.

« DE GAULLE NE SAVAIT PAS CE QU’IL VOULAIT COMME RÉGIME EN 1940. A LA MI-1942, QUAND L’IDÉOLOGIE DE LA RÉSISTANCE DEVIENT RÉPUBLICAINE, IL S’Y ADAPTE »

Quand Roosevelt rencontre Charles de Gaulle pour la première fois en janvier 1943, il le trouve très étrange, mystique. Et il pense aussi qu’il est la marionnette des Britanniques ; cela semble pour nous un peu paradoxal, mais beaucoup d’Américains le pensaient. Il y a donc beaucoup de choses qui influencent l’attitude de Roosevelt en 1943.

Même en 1944, même juste avant le Débarquement, il dit que Charles de Gaulle est un fasciste ou un communiste, au choix, et il cherche n’importe quelle raison pour s’opposer à lui. Cela devient frustrant finalement pour ses propres conseillers, et pour le général Eisenhower, chef des forces alliées en Europe, qui, à la veille du jour J, aurait aimé trouver un accord avec le général de Gaulle malgré Roosevelt.

Parmi ceux qui s’opposent à l’occupation allemande en France ou à Londres, il y a une grande diversité idéologique et pas mal de défiance à l’égard du caractère républicain de De Gaulle…

Charles de Gaulle ne savait pas ce qu’il voulait comme régime en 1940, ça n’était pas la question pour lui, il n’était ni républicain ni antirépublicain, il était plutôt a-républicain pendant cette période.

En novembre 1941, dans un discours à l’Albert Hall, à Londres, il prononce pour la première fois la phrase « Liberté, égalité, fraternité » et commence à parler de la République. Avant cette période, les émissions de la France libre étaient introduites par « Honneur et patrie ».

J’insiste encore sur le fait que De Gaulle est toujours quelqu’un qui n’a pas d’idées figées sur les régimes, donc il n’est jamais un républicain comme les républicains de la IIIe République. Beaucoup de résistants, beaucoup de Français libres, étaient des hommes de droite, il y avait des antisémites également, mais la Résistance a fini par trouver une idéologie républicaine, progressiste et de gauche en réaction à Vichy. Et, à partir de la mi-1942 à peu près, quand l’idéologie de la Résistance devient républicaine, De Gaulle s’y adapte.

Jean Moulin, quand il arrive à Londres, se pose lui-même la question « De Gaulle est-il républicain ? »…

La réponse de Jean Moulin est : « Il faut travailler pour lui et après on verra. » Il voit en lui la personne qui défend les intérêts de l’Etat. Il ne faut pas oublier que Jean Moulin est un préfet, un homme d’Etat et un grand républicain. Donc, il voit que l’important à ce moment-là c’est l’intérêt de l’Etat, de la France dans le monde.

Un autre geste politique important de De Gaulle est l’unification des mouvements de résistance sous la direction de Jean Moulin. Là encore, un mélange de pragmatisme et d’habileté…

Je crois que c’est un choix pragmatique. Dans mon livre, j’insiste sur la souplesse, le pragmatisme de De Gaulle. Pour lui tout est en mouvement, il ne faut jamais être figé sur une position. La seule chose importante, c’est la France. Pour tout le reste, on s’adapte.

Les relations entre la France libre et la Résistance étaient incroyablement compliquées. En témoigne par exemple le grand livre Alias Caracalla, au cœur de la Résistance (Gallimard, 2009), de Daniel Cordier, ancien secrétaire de Jean Moulin, qui est pour moi un livre féroce sur la Résistance écrit par un Français libre. La stratégie d’unification de la Résistance est d’une habileté remarquable, elle a été suggérée par Jean Moulin, et Daniel Cordier décrit le cheminement de cette idée avec beaucoup de finesse.

Mais en fait l’objectif était très simple : le général de Gaulle voulait montrer aux Alliés qu’il était incontournable parce qu’il était soutenu par les Français, or, pour beaucoup, pour Roosevelt notamment, les anciens chefs politiques, les Blum, les Reynaud, les Jeanneney, comptaient beaucoup plus que charles de Gaulle ou des chefs résistants sortis de nulle part. De la part de De Gaulle, c’était d’une grande habileté politique. Il avait une capacité, une finesse pour sentir les situations, qui est un peu à contre-courant des idées classiques sur un De Gaulle très raide. Il n’est pas raide, il est très souple.

Pour revenir à Philippe Pétain et à cette théorie du régime de Vichy fonctionnant comme un bouclier face à l’occupation allemande, est-elle toujours présente ?

Récemment, il y a eu cette petite polémique quand Emmanuel Macron a essayé de séparer le Pétain de Verdun et le Pétain de la seconde guerre mondiale. Cela n’a pas marché, et l’actuel président, qui est très pragmatique, a rapidement changé son fusil d’épaule.

Mais cela a ressuscité parmi certains journalistes cette idée de Vichy comme bouclier face à l’occupation allemande. Une idée qui avait été autrefois très présente quand des partisans de Pétain fustigeaient ces méchants Anglo-Saxons menés par le diable d’historien américain Robert Paxton, qui essayait alors de discréditer la France.

Mais je pense que, depuis le discours du président Jacques Chirac en 1995, la grande majorité des Français voit dans le gouvernement de Vichy un régime coupable qui a livré des juifs aux Allemands. Et c’est d’autant plus intéressant que Jacques Chirac a dans un sens implicitement attaqué l’idée gaulliste que la vraie France était à Londres. Donc je ne suis pas convaincu que la thèse du bouclier a beaucoup de prégnance actuellement.

L’appel du 18 juin fonctionne comme un mythe, quelle est l’importance de ce discours pour vous ?

Le dernier grand discours du général de Gaulle, le 2 février 1969 à Quimper. | AFP

Ce n’est pas un mythe. Il y a un discours, un discours qu’il a prononcé à la BBC. C’est vrai qu’il n’y a pas beaucoup de gens qui l’ont écouté, mais ça n’a aucune importance. L’important c’est qu’il l’a fait et qu’il l’a fait le 18 juin.

Le texte du discours prononcé et celui publié sont un peu différents, il y a eu quelques petites modifications pour satisfaire les Britanniques, mais ça n’a aucune importance, parce que finalement le texte du discours est plus ou moins celui que l’on peut lire. Dans les Discours et messages, de Charles de Gaulle, le deuxième discours qu’il prononce est celui du 19 juin. En fait, il n’existe pas le 19 juin 1940. Celui publié a dû être rédigé par la suite, puisqu’il parle d’événements qui sont postérieurs au 19 juin. Ce discours-là est un mythe.

« LE DISCOURS DU 18 JUIN RESTERA COMME UN MÉLANGE D’INTELLIGENCE ANALYTIQUE ET DE PROPHÉTISME VISIONNAIRE. DE GAULLE EST CLASSIQUE ET ROMANTIQUE »

Celui du 18 juin restera comme un mélange fascinant d’intelligence analytique et de prophétisme visionnaire. De Gaulle est à la fois classique et romantique, il est habité par la « raison » et par le « sentiment ». Il est à la fois Giuseppe Mazzini et Camillo Cavour ! – deux des pères de la République italienne.

Le sentiment, c’est le geste moral, le courage, la volonté, l’appel à la résistance. La raison, ce sont les arguments qu’il donne : c’est une guerre mondiale, il y a l’Empire britannique, il y a les colonies… C’est un discours réfléchi, pensé.

Donc, pour moi, le 18 juin, c’est d’un côté, courage, morale, volonté, sentiment, romantisme si vous voulez, et de l’autre, des arguments précis et raisonnés. Le génie du général de Gaulle en tant qu’acteur politique se résume dans ces deux aspects de sa personnalité.

Cet entretien est paru dans Le Monde Hors-Série « 1940. De Gaulle, la résistance. Pétain, la collaboration » (juin-août 2020).

18 juin 2020

Rennes - « Le Covid va renforcer l’envie des gens de quitter les métropoles »

« Aujourd’hui, on revient à des formules de villes compactes, où l’on rapproche les fonctions, avec de la mixité sociale », décrypte Guy Baudelle, géographe, enseignant à l’Université Rennes 2. Photo P. C.

Article de Philippe Créhange

Nées dans les années 1980 dans certaines villes, les « politiques temporelles » visent à peser sur les rythmes des habitants afin d’éviter, entre autres, la congestion dans les transports. Le géographe rennais Guy Baudelle (*) montre comment la crise sanitaire rebat les cartes en termes d’aménagement du territoire.

Pour une ville, qu’entend-on par « politique temporelle », mouvement né dans les années 1980, en Italie ?La concentration des rythmes aux heures de pointe a été observée par Jean-Paul Lacaze, président du Conseil général des Ponts et Chaussées. En raison de la désindustrialisation, l’économie est devenue plus tertiaire, avec des gens qui vivent à la même heure. Ils commencent tous leur travail à 9 h alors qu’avant, on avait beaucoup plus d’ouvriers qui démarraient à 8 h. Résultat, la congestion est aujourd’hui beaucoup plus forte, même à population égale, car les rythmes se sont homogénéisés. D’où cette idée de les dissocier.

La réponse à la congestion était jusqu’alors d’augmenter les capacités de transport. Pourquoi est-ce une mauvaise idée ?

Parce qu’agir sur le rythme des gens, c’est plus difficile que d’agir sur les infrastructures. On a créé des rocades, des transports en commun mais ce n’est pas une bonne solution car plus vous agrandissez les infrastructures, plus les gens l’empruntent. C’est une fuite en avant. On peut citer cet exemple, au Texas, de la construction d’une route à seize voies qui a coûté plusieurs milliards de dollars ! Elle a été congestionnée aussi vite. Cela s’est vu aussi pour le métro de Rennes. Le trafic a explosé dès le début.

Raison pour laquelle Rennes s’est dotée, dès 2002, d’un « bureau des temps ».

Oui, pour mieux caler les rythmes des services aux besoins des populations. Cela s’est par exemple traduit par des négociations avec Rennes 2 pour démarrer les cours plus tard car les personnels de l’hôpital, à côté, commençaient à la même heure et le métro était bondé. Ce n’était pas idéal pour l’université car certains cours finissent parfois après 20 h, mais ça a marché. Ça a permis des économies considérables. La collectivité n’a pas eu à acheter de rames supplémentaires.

En quoi une politique des temps a une incidence sur l’urbanisme ?

L’urbanisme est un tout. Aux Pays-Bas, s’ils ont développé autant le vélo, c’est qu’ils ont aussi réfléchi à l’urbanisme commercial. Les hypermarchés de périphérie, comme en France, n’existent pas. Il n’y a que des supermarchés. À La Haye, ils ont aussi relocalisé tous les ministères autour de la gare, ce qui implique que les fonctionnaires viennent travailler en train. Il y a aussi la notion de ville de courte distance, ou de « citta slow » - ville lente, qui préconise de rapprocher l’ensemble des fonctions qu’on avait éclatées avec l’urbanisme fonctionnaliste moderne de type Le Corbusier.

Ce modèle est-il aujourd’hui dépassé ?

Le Corbusier était le théoricien, avec la Charte d’Athènes, de la séparation des fonctions. C’est une théorie hygiéniste qui nous ramène au Covid - la promiscuité fait que les épidémies se propagent - préconisant de séparer industries, jardins, habitat, ZUP, zones commerciales… C’est un modèle de ville qui dépend de la voiture. Aujourd’hui, on revient à des formules de villes compactes, où l’on rapproche les fonctions, avec de la mixité sociale.

Mais cette densification est pourtant rejetée par une partie de la population.

Les tours renvoient à l’urbanisme fonctionnaliste et sont associées, en France, à l’habitat social. Mais comme dans d’autres pays, on peut développer un habitat dense sans qu’il soit vertical, afin de conserver un habitat individuel.

En quoi le Covid peut-il peser sur notre rapport au travail ?

Avec des collègues, nous menons des travaux de recherche dans plusieurs pays sur les espaces de coworking à la campagne. On pense que le Covid va renforcer l’envie des gens de quitter les métropoles. Si ça se confirme, ça les soulagera et viendra redynamiser les villes moyennes et les bourgs.

Âgé de 59 ans et originaire de Lille (Nord), Guy Baudelle est géographe de formation. Il enseigne l’aménagement de l’espace et l’urbanisme à l’Université Rennes 2. Il est installé en Bretagne depuis 1985.

2 juin 2020

Portrait - François Sureau : « Ma France est une France traversée par l’étranger »

Par Franck Johannès

L’écrivain, avocat aux conseils, est fervent catholique et admire l’armée – mais il partage nombre de valeurs avec la gauche. Ses contradictions miroitent dans « L’Or du temps », où il explore la Seine en érudit.

Il est là, dans les jardins de Gallimard, le sourcil charbonneux, la pipe au bec, sanglé dans une veste épaisse, une écharpe nouée à la parisienne en dépit de la chaleur, comme ces soldats du désert qui en ont vu d’autres. La pipe de François Sureau finira par être aussi fameuse que celle de Magritte. Gamin, il voulait devenir écrivain, et est bientôt tombé sur une photo de Rimbaud avec une pipe en terre. Il a couru s’en acheter une. « Je n’avais rien vécu, je n’avais rien connu, rien à dire qui vaille, sourit le vieux jeune homme. Je voulais la panoplie de l’écrivain, et dans cette panoplie, il y avait la pipe. » C’était pour lui une manière d’entrer dans le film, comme dans La Rose pourpre du Caire, de Woody Allen (1985).

Il y est, désormais, avec L’Or du temps, son nouveau livre, où tous les hommes qu’il cite fument la pipe. Apollinaire, Breton, Simenon, Brunhoff (le père de Babar), Sherlock Holmes, Sartre. « C’est aussi un instrument de réglage, par rapport au monde. Ça m’aide à le tenir à distance, pour conserver mon équilibre. »

L’équilibre est toujours un peu instable. Profondément croyant, il va à la messe chaque dimanche, vénère Charles de Foucauld (1858-1916) et appelle simplement Loyola « Ignace » – il leur a consacré deux livres émouvants. Dans L’Or du temps, François Sureau n’a pourtant pas de mots assez durs pour les évêques, ces « vichystes à crosse », parce que, « en France, l’évêque moyen ressemble à un curé monté en grade, bouche de la loi et de la doctrine, inquiet de Rome et bizarrement accoutré, une sorte de préfet clérical ».

Il a dévoré Lawrence d’Arabie, et la foi est assurément l’un de ses piliers. « Je suis extrêmement attaché à la religion catholique, dit-il. Elle nous donne comme maître quelqu’un qui a échoué sur la Terre, qui n’a pas voulu exercer le pouvoir, qui s’est trouvé environné de filles perdues, de soldats paumés, de percepteurs, et qui a choisi pour lui succéder un imbécile qui ne brillait pas par le courage, saint Pierre. Il n’y a rien au monde de plus encourageant. » Il enrage chaque fois qu’il voit l’Eglise basculer du côté de ­l’ordre social et « de ceux dont le Christ était venu nous délivrer : “Si tu as raté ta vie, eh bien, c’est peut-être que là est le chemin” ».

Que vaut un homme ?

L’autre solide pilier de François Sureau, c’est l’armée, à laquelle il revient sans cesse dans L’Or du temps. Dans le restaurant de son épouse, près de la place de la République, une affiche de la Légion étrangère voisine avec la « une » de Libération pour la mort de Sartre. Le service militaire, à Sedan, a été pour lui une révélation : « La révélation de ce que Pascal montre très bien, la distinction entre les grandeurs naturelles et les grandeurs d’établissement. J’ai réalisé que des gens qui n’avaient bénéficié ni de mon environnement familial ni de mon niveau de fortune étaient meilleurs que moi. Par le cœur, par l’intelligence. Et par la course à pied. »

Plus profondément, l’armée répond pour lui à la question essentielle : que vaut un homme ? « Au fond, on ne le sait jamais, assure Sureau. On se demande tous : qu’est-ce qu’on aurait fait pendant la guerre ? L’armée, surtout en opération, offre une réponse simple, souvent dou­loureuse, mais elle existe. On sait qu’un homme est compatissant, prêt à se ­sacrifier pour ses camarades, courageux, ­intelligent, bon en topographie. On sait ce qu’il est. A l’armée, l’énorme imposture du monde social disparaît. »

La Légion étrangère en est pour lui l’archétype. « Les gens y viennent parce que leur vie était invivable ailleurs, ils deviennent légionnaires comme on demande le statut de réfugié. La Légion est une terre d’asile. » Colonel de réserve, il lui a donné cent jours par an pendant plus de seize ans, et parle bien de « la manière assez humble qu’ont les soldats d’exécuter les tâches que le politique a décidées en se foutant radicalement d’eux. Il y a une grandeur terrible du soldat à accepter ça, et je suis révolté par la légèreté avec laquelle des gens qui n’entendront jamais siffler une balle les envoient se faire trouer la peau ».

Un sens certain des formules assassines

Le sabre et le goupillon, c’est assez pour faire glisser l’écrivain vers la droite, voire la droite de la droite. Il s’y refuse et, ­avocat, bataille sans faiblesse pour les ­libertés fondamentales avec un sens certain des formules assassines, bien qu’il ait été l’avocat de François Fillon et parle encore à l’oreille d’Emmanuel Macron. Trois de ses plaidoiries au Conseil constitutionnel ont secoué la poussière de ­l’honorable institution et donné lieu à un livre enthousiaste, Pour la liberté (Tallandier, 2017) ; il ferraille aussi pour les réfugiés dans l’Association Pierre Claver, fondée par son épouse, et a une passion inaltérable pour la figure de l’étranger.

« J’ai toujours aimé la France comme un étranger peut l’aimer, comme quelqu’un qui aurait décidé d’y vivre mais n’y serait pas né, dit rêveusement l’écrivain. Avec ce mélange de choses qu’on admire et de choses qui vous révoltent absolument. C’est pour ça qu’il y a une prééminence, dans L’Or du temps, de gens qui sont nés à l’étranger. Ma France est une France ­ traversée par l’étranger. C’est peu dire que c’est une France ouverte, qui m’est parti­culière, et dans laquelle énormément de choses apparemment contradictoires se mélangent pour former ce qui est pour moi un pays absolument magique. »

Apollinaire, né Kostrowitzky, en Pologne, dans l’Empire russe, d’une mère ­lituanienne et d’un père peut-être italien, est chez Sureau une figure centrale, et il se sent souvent son contemporain. « J’ai hiverné dans mon passé, récite ­Sureau, revienne le soleil de Pâques… » (La Chanson du Mal-aimé). Surréaliste, blessé au front en 1916, puis mort de la grippe, Apollinaire explique à lui seul la passion de l’écrivain pour la première guerre mondiale.

Il y a une autre raison, plus intime. Dans son livre, François ­Sureau évoque souvent la silhouette du professeur M. – pour avouer, page 574, que c’était son grand-père, Maurice. Il ne l’a pas connu. « C’était un type absolument étonnant, professeur de médecine, l’un des inventeurs de la transfusion sanguine, et qui a été l’un des ­officiers subalternes les plus décorés de 14-18. »

A l’aise dans ses mille ­contra­dictions

En 1940, le professeur a voulu s’engager. Mais il avait été gazé à Ypres et n’était plus très bon pour le service. Il a alors rallié un réseau de la Résistance et sortait à Paris « toutes les nuits pendant quatre ans, avec un interne, pour accoucher et mettre à l’abri les juives étrangères », dit son petit-fils. Le professeur M. n’en a jamais parlé. Le père de François Sureau, médecin lui aussi, l’a découvert lors d’un congrès en Israël, lorsqu’une vingtaine de personnes sont venues lui demander s’il était le fils de Maurice. « C’était à la fois un homme de la droite traditionnelle et un ami de Robert Desnos, résume François Sureau. C’est cette figure, à la fois héroïque et mystérieuse, qui est vraiment pour moi le symbole de la génération de 14. »

Sureau a le sentiment d’être aujour­d’hui à l’aise dans ses mille ­contra­dictions. Admirer à la fois, par exemple, Charles de Foucauld et les surréalistes, « de redoutables athées ». Mais les athées ont pour lui « une supériorité énorme sur la plupart des croyants : ils ne prétendent pas parler à la place de Dieu ». Ou encore vénérer Apollinaire, parfois mystique, parfois pornographe, « un anarchiste qui défendait Clemenceau et le cubisme », et l’a aidé à se réconcilier avec lui-même. Il y a chez Arthur Koestler une formule sur laquelle François Sureau ­revient à plusieurs reprises dans L’Or du temps, « le sentiment océanique du monde ». « Parce qu’il y a de tout, dans l’océan. Et ce ­mélange est une chose que j’ai fini par ­accepter de moi. »

Parcours

1957 François Sureau naît à Paris.

1979 ENA, promotion « Droits de l’homme ».

1981 Maître de requête au Conseil d’Etat.

1983 Premier livre : Terre inconnue, récit de voyage (Editions Saint-Germain-des-Prés).

1991 L’Infortune (Gallimard), Grand Prix du roman de l’Académie française.

1995 Avocat à la cour.

2013 Le Chemin des morts (Gallimard).

2014 Avocat aux conseils.

Critique

En suivant les courbes de la Seine

« L’Or du temps », de François Sureau, Gallimard, 848 p., 27,50 €, numérique 20 €.

C’était écrit sur le faire-part de décès d’André ­Breton, c’est aussi gravé sur sa tombe : « Je cherche l’or du temps. » François Sureau a trouvé le sien, en descendant la Seine de sa source au Havre, au fil du fleuve et du temps. Avec en poche le petit ouvrage d’un peintre, Agram Bagramko, son double bienveillant, ami des surréalistes, à l’origine obscure et à l’existence douteuse, en dépit des indices dont est malicieusement ­parsemé le livre.

Ce premier et robuste tome (qui en annonce un autre) est un incessant mouvement entre la vie de Sureau et celles des auteurs qu’il a aimés. « Mon existence, c’est ça, quelqu’un dont la vie est dans cet entre-deux en permanence, indique l’auteur. Proust a dit quelque part que chacun doit faire sa recherche du temps perdu. » La sienne, et la France qu’il a aimée, suit les courbes de la Seine, à travers maints personnages, pour la plupart parfaitement inconnus, du haut Moyen Age ­jusqu’aux demi-mondaines du XIXe siècle. Quand Sureau parle du duc de Richelieu, ce n’est pas le premier ministre de Louis XIII, c’est celui de Louis XVIII. Il avoue que le livre est « un peu digressif », c’est peu dire : de sa culture, il a puisé mille ­anecdotes, mille portraits piquants, plaisants ou ­assassins. L’éru­dition, chez François Sureau, c’est quand Wikipédia ne ­connaît pas.

Mais il suffit de se laisser bercer, et de découvrir, au hasard des ­rives du fleuve, que Nostradamus a écrit un monumental Traité des confitures en 1555. Sureau rêverait que L’Or du temps soit son grand œuvre. « Mais Rousseau croyait qu’il resterait pour son opéra Le Devin du village. C’est dire si on gagne à se montrer prudent. »

1 juin 2020

Douglas Kennedy : « Tous les scénarios hypothétiques ne font qu’alimenter l’incertitude du moment »

Tribune

Par Douglas Kennedy, Ecrivain

Comment écrire sur quelque chose dont on ignore encore les répercussions à long terme ? s’interroge le romancier américain. Dans ce grand inconnu, le sentiment de perte prédomine, estime-t-il dans une tribune au « Monde ».

C’est le début de la dixième semaine de confinement… et j’écris ces lignes à précisément 4 h 46 du matin. Mes insomnies s’aggravent. En période pré-Covid, j’avais en général une ou deux mauvaises nuits par semaine. Désormais, après soixante-trois jours de ce marathon confiné, je me réveille presque toutes les nuits au bout de trois ou quatre heures d’un sommeil agité, incapable de sombrer à nouveau dans ses profondeurs inconscientes. Alors, je me lève, je me fais une tisane, et je monte dans mon bureau pour écrire quelques heures. Ce matin, une idée m’a frappé : je suis en train de devenir un témoin expert de ce moment où la nuit s’ébroue et où une nouvelle aube s’étend sur ce coin de la Nouvelle-Angleterre que je considère comme chez moi.

Les écrivains sont bien sûr de notoires insomniaques. Charles Dickens arpentait la suie ténébreuse des nuits du Londres victorien avec une régularité quotidienne. Franz Kafka passait fréquemment plusieurs jours d’affilée sans dormir. Francis Scott Fitzgerald a écrit un essai (publié après sa mort) dans lequel il décrit la souffrance que lui procurait chaque jour la crainte que son esprit ne succombe pas au sommeil. Parmi mes camarades romanciers, le « syndrome de la nuit blanche » est presque un titre de fierté. Comme l’a dit ce barde de la mélancolie moderne, Leonard Cohen, « le dernier refuge de l’insomniaque est son sentiment de supériorité sur le monde endormi ».

Mais en ce moment, à peu près tous les gens que je connais ont des problèmes de sommeil. Des amis avocats. Des amis médecins. Des amis professeurs d’université. Des amis anciens golden boys à Wall Street. La femme qui m’a coupé les cheveux l’autre jour, ici, dans le Maine (où les coiffeurs ont été déclarés « services essentiels » et ont pu rouvrir… avec masques obligatoires pour tout le monde). Tous m’ont parlé de leurs insomnies. Même Rob, le fumeur de joints du dispensaire d’Etat local où j’achète légalement de la marijuana (et qui possède vraiment tous les outils à base de plantes pour assommer sa clientèle la nuit), m’a confié : « Mec, rien de ce que je fume n’arrive à mettre mon cerveau en veille très longtemps ces jours-ci. C’est comme si, avec ce virus, on était tous surcaféinés. »

Peur et dépression

J’ai approuvé la métaphore, et l’ai même répétée à une amie australienne à l’autre bout du monde tard ce soir-là durant notre coup de fil hebdomadaire. Comme nous sommes tous largement isolés les uns des autres en ce moment (et empêchés de nous déplacer à part sur de courtes distances), le téléphone ou les appels sur Skype sont devenus les canaux indispensables du lien humain. Je passe une bonne partie de l’année en voyage. Ou, du moins, c’est ainsi que je vivais jusque-là. A présent, les frontières étant fermées, je suis au téléphone une heure par jour avec un ami dans un endroit de la planète qui n’était autrefois qu’à un saut de puce en avion, mais qui est devenu une contrée reculée.

Ma copine australienne – une cinéaste avec qui je suis ami depuis plus de trente ans – est parmi les gens les plus robustes psychologiquement que je connaisse. Pourtant, même elle confie devoir lutter contre des moments d’abattement croissants. Quant aux gens autour de moi qui sont dans des relations de couple bancales ou dans des familles à problèmes, le confinement s’apparente pour eux à cette vision de l’intimité quotidienne digne d’August Strindberg [le dramaturge suédois, 1849-1912] : un supplice en forme d’impasse sans issue possible… car il n’y a en effet nulle part d’autre où trouver refuge.

Dans cette intelligente revue culturelle et politique en ligne qu’est The Daily Beast, j’ai lu un article sur les raisons pour lesquelles les gens souffrant d’anxiété ou d’attaques de panique s’en sortaient souvent mieux sur le plan psychologique pendant cette pandémie. Un psychologue interviewé pour l’occasion expliquait : « Une grande partie de l’anxiété tient à l’appréhension de l’inconnu, l’inquiétude qu’une chose grave se produira inévitablement. » Mais depuis le Covid-19, « beaucoup de gens disent : “Cette chose terrible est arrivée”, donc, à bien des égards, vous n’êtes plus dans un état d’appréhension. »

La « chose terrible » est en fait en train de se produire en ce moment. Pas étonnant (comme le faisait remarquer un autre psychologue cité dans le même article) que ceux qui ont passé une bonne partie de leur vie à négocier ce sombre labyrinthe qu’on appelle la dépression se disent : maintenant, tous les gens du monde non déprimé ont un aperçu de ce à quoi ressemble mon monde intérieur.

L’anxiété est, bien sûr, un des attributs de la condition humaine. De même que la peur ; la crainte que nous avons tous d’un effondrement individuel et collectif, telle que l’exprima magnifiquement le poète irlandais William Butler Yeats [1865-1939] dans un de ces plus célèbres poèmes, The Second Coming [Traduction d’Yves Bonnefoy] :

Tout se disloque. Le centre ne peut tenir.

L’anarchie se déchaîne sur le monde

Comme une mer noircie de sang : partout

On noie les saints élans de l’innocence.

Un moment révélateur

Une crise est toujours, d’une manière ou d’une autre, un moment révélateur. Tout drame, depuis la Grèce antique, est d’une certaine façon ancré dans la notion aristotélicienne de « catharsis ». Comme l’écrivait le philosophe : « La fonction de la tragédie est de provoquer une clarification (ou illumination) par une catharsis de la pitié et de la peur. » La catharsis est aussi devenue une composante essentielle de la psychanalyse freudienne : l’idée d’une révélation émergeant de toutes les choses refoulées ou escamotées dans nos psychés individuelles. Mais cette pandémie est un événement mondial, qui soulève donc une question romanesque intéressante : que devient la catharsis que nous associons d’ordinaire avec le récit de fiction quand nous traversons une période d’incertitude aussi absolue ?

L’ambiguïté est le terrain de jeu favori des écrivains. Quand, par exemple, je construis un personnage et/ou un dilemme moral dans un de mes romans, j’essaie toujours d’éviter les certitudes. Car en littérature (comme dans la vraie vie) on ne peut pas adopter la mentalité d’un western de série B : les méchants en chapeaux noirs, les gentils en chapeaux blancs. Aussi tous les écrivains naviguent-ils dans cette zone grise opaque entre ces extrémités manichéennes, et ils perçoivent donc les nuances subtiles et les ressorts psychologiques complexes derrière chaque interaction humaine.

Et si, au bout du compte, le plus grand mystère de la vie est soi-même, alors toute la dynamique de la catharsis dans n’importe quel récit de fiction est liée à l’idée d’une sorte de prise de conscience issue d’un dénouement aux effets purificateurs ou révélateurs. Othello se trouve confronté à sa monstrueuse jalousie meurtrière – et à sa manipulation par Iago – avant de mourir. La dépression finale d’Emma Bovary s’exprime dans une folle frénésie d’achats, et cette accumulation de dettes, ajoutée à une nouvelle déception amoureuse, l’informe en sous-texte qu’elle ne pourra que continuer à vivre sa petite vie étriquée dans son petit village étriqué, aux côtés de son barbant médecin de mari. C’est cette catharsis qui la pousse à se procurer de l’arsenic…

Etrange nouvelle réalité

Or, malgré quelques timides signes de déconfinement, la vérité est que nous sommes tous encore aux prises avec le grand inconnu. L’économie mondiale a été totalement déstabilisée. Cette dépression laissera dans son sillage d’immenses dégâts personnels, notamment dans les pays (comme les Etats-Unis) où il n’existe pas de vrai filet de sécurité social. La montagne de dettes pour les particuliers sera colossale.

Ce qui pose des questions à nombre d’entre nous : vais-je perdre ma maison ? A cause du carnage économique et commercial, vais-je perdre ma source de revenus ? Pourrons-nous jamais revoyager tranquillement ? Retrouverons-nous un jour le mode de vie que nous prenions tous autrefois pour notre normalité quotidienne ? Comme l’écrivait le romancier anglais L. P. Hartley [1895-1972] au début de son chef-d’œuvre Le Messager (adapté à l’écran par Joseph Losey) : « Le passé est un pays étranger : on y fait les choses autrement qu’ici. » Le monde dans lequel nous existions jusqu’à la semaine du 9 mars 2020 – quand la planète a commencé à se mettre à l’arrêt – est-il désormais ce pays étranger ?

Je ne suis ni grand clerc, ni savant, ni futurologue. Et l’un des grands truismes de cette épidémie est que nous entendons tous les jours des voix disparates nous brosser différents portraits de la vie après le Covid-19… ou du moins de la vie avec le Covid-19, si, par hasard, il ne s’évaporait pas de lui-même dans la nature. Tous ces scénarios hypothétiques ne font qu’alimenter l’incertitude du moment.

De même que les nombreuses consignes divergentes sur les choses à faire ou ne pas faire quand, par exemple, on se ravitaille au supermarché. J’ai des amis qui laissent une nuit entière dans leur garage toutes les denrées qu’ils ont achetées avant de leur faire franchir le seuil de la cuisine afin d’éliminer toute toxicité potentielle. Un de mes amis, photographe de jazz à New York, n’est pas sorti de son petit appartement depuis le 12 mars car il est germophobe. On m’a dit que le port du masque était une précaution indispensable. On m’a aussi dit que les masques n’étaient pas d’une grande utilité contre le virus. Et la dernière fois que j’ai serré la main de quelqu’un… ?

« EN ATTENDANT, NOUS SOMMES PLONGÉS DANS UN CURIEUX ÉTAT DE CHUTE LIBRE »

La vérité est que nous n’avons pas la moindre idée de la façon dont va évoluer cette étrange nouvelle réalité que nous partageons tous. En attendant, nous sommes plongés dans un curieux état de chute libre. Plusieurs lecteurs m’ont demandé si je songeais à écrire un roman sur ce moment de confinement. Ma réponse : comment quiconque pourrait écrire sur quelque chose dont il ignore encore les répercussions à long terme ?

Kierkegaard avait raison en disant : « La vie doit être vécue en regardant vers l’avenir, mais elle ne peut être comprise qu’en se retournant vers le passé. » Sauf que cette compréhension ne peut advenir qu’avec un certain recul par rapport aux événements eux-mêmes. Par conséquent, nous ne saurons pas avant un bon bout de temps de quelle manière tout ça nous aura changés.

Peurs intimes

Et pendant ce temps, c’est un sentiment de perte qui prédomine. Nous ruminons tous sur les choses qui, jusqu’à très récemment, nous procuraient un centre d’intérêt, du plaisir et un sentiment d’appartenance. Je suis un fana de jazz et de musique classique. J’ai entendu des rumeurs disant que nombre de mes clubs de jazz new-yorkais préférés ne survivraient pas financièrement à l’épidémie. Manhattan sans le Village Vanguard (peut-être le meilleur club de jazz au monde) ? Impensable. Pourtant, ça pourrait arriver. J’espère que les salles de jazz que je fréquente quand je suis à Paris – le Sunset-Sunside, le Duc des Lombards, le Baiser salé, le New Morning – rouvriront bientôt leurs portes. On verra bien…

Je me demande aussi quand je pourrai de nouveau écouter un concert au Théâtre des Champs-Elysées ou à la Philharmonie [à Paris]. Ou un récital de musique de chambre Salle Gaveau. Mes chers cinémas d’art et d’essai de la rue Champollion vont-ils tous s’en sortir ? Et même si beaucoup de mes lieux culturels favoris rouvrent, le paysage social de la vie quotidienne aura-t-il changé au point de dissuader les gens de passer une soirée au cinéma ? Ou de s’asseoir avec 1 500 autres spectateurs dans une salle de concert ou de théâtre ?

Encore une fois, je n’ai pas de réponse à ces inquiétudes. Je sais aussi qu’elles sont très personnelles, enracinées dans les passions intimes qui m’aident à contrebalancer les aspects plus durs de la vie. J’ai un ami qui est un fervent supporteur du Liverpool Football Club et qui avait des trémolos dans la voix en se demandant tout haut s’il reverrait jamais un match dans un stade bondé… ou si son club remporterait la Premier League, qu’il était clairement sur le point de rafler pour la première fois depuis trois décennies quand le championnat a été suspendu. N’avons-nous pas tous peur de perdre ces plaisirs qui contribuaient à donner du sens à nos vies particulières ?

« SI UNE PETITE PART DE NOTRE CONDITION HUMAINE APPRÉCIE LE FRISSON DE L’INSTABILITÉ, LA GRANDE MAJORITÉ D’ENTRE NOUS A BESOIN D’UNE CERTAINE ASSURANCE POUR AVANCER JOUR APRÈS JOUR »

Pendant ce temps, on sent bien que la catharsis post-Covid n’est pas pour demain ; que nous traversons tous une terra incognita dans laquelle le dénouement demeure incertain. Lors de brefs moments d’optimisme, je me dis que, dans le monde de l’après-pandémie, les villes redeviendront plus abordables, qu’il y aura une fantastique explosion de créativité et que l’intense capitalisme monoculturel qui a tant asséché la vie ces dernières décennies vacillera. Mais, dans des moments de pessimisme avant l’aube, je me demande aussi si nous ne fonçons pas tout droit vers le totalitarisme.

Le romancier en moi pourrait imaginer bien des troisièmes actes possibles en conclusion du drame que nous partageons tous. Mais ce serait un exercice de pure spéculation. Et même si une petite part de notre condition humaine apprécie le frisson de l’instabilité, la grande majorité d’entre nous a besoin d’une certaine assurance pour avancer jour après jour. Or, pour l’instant, c’est l’incertitude qui définit l’horizon immédiat. Pas étonnant que l’insomnie – la mienne, la vôtre – gagne du terrain.

(Traduction de Julie Sibony.)

Douglas Kennedy est écrivain. Son nouveau roman, Isabelle, l’après-midi (312 pages, 22,90 euros), paraîtra aux éditions Belfond le 4 juin.

Publicité
<< < 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 20 30 40 50 60 70 80 90 > >>
Publicité