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Jours tranquilles à Paris
5 mai 2020

Appli Covid 19

appli covid19

Appli Covid 19 : non aux discriminations sous couvert d’innovation, par Marlène Schiappa, Frédéric Potier et Jérôme Giusti

Par Marlène Schiappa, secrétaire d’État auprès du Premier ministre, chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes et de la Lutte contre les discriminations

Frédéric Potier, Délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH)

Jérôme Giusti, avocat

Depuis le début de la pandémie, les experts en technologies numériques et en algorithmes rivalisent de propositions pour lutter contre le Covid 19 et sauver des vies. Grâce à leurs dispositifs, de nombreuses avancées se produiront, et se produisent déjà. Mais ce n’est pas parce qu’une innovation est technologiquement possible qu’elle est forcément souhaitable.

En France, le débat en la matière s’est cristallisé autour de l’application Stop Covid, dont le Premier ministre a indiqué qu’il s’agissait à ce stade d’un projet non encore abouti et qui sera débattu le moment venu. Le secrétaire d’État au Numérique a assuré que cette application reposerait sur le volontariat et l’anonymat. Projet émanant du gouvernement, Stop Covid sera scruté : c’est heureux. Il sera disséqué par la presse : c’est légitime. Il devra recueillir l’adhésion des parlementaires : c’est indispensable. C’est la démocratie. La presse, la société civile, l’opposition, le Conseil constitutionnel, le Conseil d’État, la CNIL, le Défenseur des droits, la CNCDH : notre pays ne manque pas de vigies qui joueront pleinement leurs rôles. Mais au-delà du débat légitime – redisons-le – sur une application publique nouvelle, une problématique plus large émerge, celle du lien entre discriminations et essor des applications commerciales.

Ces perspectives effrayantes, dignes des meilleures séries de science-fiction, doivent nous alerter

En Pologne ou à Hong-Kong, certaines applications récolteraient déjà des séries de données personnelles, allant jusqu’à imposer une prise de selfies quotidiens pour s’assurer du respect du confinement. D’autres ambitionneraient d’accéder à votre historique de déplacements afin de vous attribuer une note, note qui chuterait après avoir croisé une personne suspecte d’infection. En fonction de la note obtenue, ces applications pourraient vous faire refuser l’entrée dans certains lieux et l’accès à certains services. Ces perspectives effrayantes, dignes des meilleures séries de science fiction, doivent nous alerter. En France, une application créée par des acteurs privés se proposerait d’attribuer un QR code de couleur aux salariés pour aider les managers à organiser le fonctionnement de leur entreprise. Après consultations des partenaires sociaux et modification du règlement intérieur de l’entreprise, ses créateurs envisagent qu’elle soit « rendue obligatoire à l’ensemble des salariés ». Il y a là un danger manifeste pour les libertés fondamentales. Si nous partageons tous l’objectif de sauver des vies, et que nous pouvons comprendre le désarroi de managers démunis face à une situation inédite, il est hors de question de cautionner des discriminations sous couvert d’innovation technologique. Si les informations ainsi récoltées servaient à l’usager uniquement, ce pourrait être, à la limite,  un apport pour les personnes qui y souscriraient, leur permettant de faire leurs propres choix en conscience. Il en va complètement autrement d’un outil de gestion de ressources humaines exploitant des critères que la loi définit pourtant clairement comme discriminants ! Rappelons que  « Constitue une discrimination toute distinction opérée entre les personnes » selon les articles 225-1 à 225-4 du Code Pénal, via 27 critères dont l’âge, le sexe, l’origine, l’état de santé, le handicap, la grossesse, la situation de famille, la vulnérabilité économique, l’apparence physique…

Le renseignement d’informations personnelles, notamment médicales, n’est jamais un acte anodin

Le renseignement d’informations personnelles, notamment médicales, n’est jamais un acte anodin. La collecte de données personnelles obéit à une législation nationale et européenne exigeante et pointue afin de protéger précisément ceux qui en ont le plus besoin. Envisageons ici quelques exemples concrets : quid du salarié atteint du VIH qui, comme il en a parfaitement le droit, n’en a jamais informé son employeur ? Serait-il obligé de mentir pour obtenir un « scoring » faible, au risque de faire naître un climat de défiance et de suspicion avec son employeur ? De même, passer du temps dans les transports en commun pourrait également entraîner un « malus » en raison d’un « risque » accru. Or, qui passe du temps dans les transports en commun ? Ceux qui habitent loin de leur lieu de travail et ne possèdent pas de voiture. Les plus pauvres et les plus précaires des travailleurs. Lors d’un entretien d’embauche, il est interdit à un employeur potentiel de poser des questions sur la grossesse, l’orientation sexuelle, les croyances religieuses et convictions philosophiques ou les origines d’un candidat : une application ne risque-t-elle pas de s’en affranchir si cela lui permet d’établir une corrélation avec la maladie. Qui peut alors assurer que la couleur d’un QR code ne servira pas demain de critère d’embauche, de promotions ?

N’entérinons pas, du fait de notre anxiété face à la crise, un recul manifeste des droits en cette période troublée

Dans son avis du 24 avril 2020 portant sur le projet d’application mobile « StopCovid », la CNIL indique « que le volontariat signifie qu’aucune conséquence négative n’est attachée à l’absence de téléchargement ou d’utilisation de l’application » . Il n’est pas admissible qu’un salarié puisse être inquiété s’il ne désire pas répondre au questionnaire de santé qui lui sera demandé dans le cadre de l’application de gestion de ressources humaines. Le Code du travail dispose qu’« aucun salarié ne peut être sanctionné, licencié ou faire l’objet d’une mesure discriminatoire pour avoir refusé de répondre à une question sur son état de santé ou son handicap ». Certains diront alors : « Je n’ai rien à cacher, cela ne me dérange pas. ». Les associations de consommateurs, de malades et de victimes, se sont battues longtemps pour obtenir ce « droit à l’oubli ». N’entérinons pas, du fait de notre anxiété face à la crise, un recul manifeste des droits en cette période troublée. Le principe même du respect de la vie privée, c’est de ne pas trier entre ceux qui ont « quelque chose à cacher » et ceux qui n’en ont pas encore.

Aujourd’hui, ces applications émergent dans le monde du travail. Qu’en sera-t-il demain ? Pour entrer  au cinéma, dans une salle de sport, ou dans un musée, faudra-t-il d’abord décliner son âge, son code postal, sa profession, sa température des huit derniers jours, la date de votre dernier examen de santé ? Ce qu’on tolère aujourd’hui pour le Covid-19, on le tolérera demain pour un autre motif.

L’innovation technologique n’est ni « bonne » ni « mauvaise » en elle-même, elle déploie une logique qui lui est propre comme l’a analysé le grand sociologue Jacques Ellul dans Le système technicien. Mais surtout, ses effets résultent d’abord de ce que les humains en font ! Leur usage appelle de notre part une responsabilité accrue et une hauteur de vue dépassant la séduction immédiate opérée par des solutions technologiques irréfléchies.

Rester fidèles à nos principes et nos valeurs dans l’action, telle est la voie étroite, mais praticable, sur laquelle nous devons cheminer.

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5 mai 2020

Enquête - La France et les épidémies : 2007-2010, l’apogée du principe de précaution

Par Gérard Davet, Fabrice Lhomme - Le Monde

Aux racines de la crise sanitaire française 2|5. Dans une série d’enquêtes, « Le Monde » revient sur la stratégie nationale en matière sanitaire depuis vingt ans. Aujourd’hui, l’épisode décisif de la grippe H1N1 en 2009.

La voix est claire, le ton incisif. Ce vendredi 3 avril, en fin de matinée, Claude Le Pen, 72 ans, considéré comme le meilleur économiste de la santé du pays, nous livre, lors d’un échange vidéo, les clés du « désarmement » sanitaire national, autrement dit la manière dont la France, dans les années passées, a baissé la garde face aux risques d’épidémie. Le 1er avril, déjà, pour Le Monde, il avait publié une tribune remarquée. Comment imaginer que, trois jours après cet entretien, le docteur en économie, rongé par un cancer, décéderait brutalement ? Emouvantes, ses confidences posthumes n’en prennent que plus de poids. « La crise de la grippe H1N1, en 2009, a joué un rôle tout à fait délétère, c’est devenu une terreur de ministre », nous avait alors expliqué Claude Le Pen, souriant et concentré.

Pour en avoir trop fait afin de contrer cette pandémie potentielle, la ministre de la santé de l’époque, Roselyne Bachelot, a été mise au ban. Et avec elle, toute la politique sanitaire… Pour bien comprendre les rouages de ce processus, il faut revenir treize ans plus tôt, au mois de mai 2007. Nicolas Sarkozy referme alors brutalement la page des années Chirac. Encouragé par son premier ministre, François Fillon, il propulse au ministère de la santé la pétulante Roselyne Bachelot. Ministre de l’écologie entre 2002 et 2004, cette docteure en pharmacie est une personnalité chaleureuse, connue pour son langage fleuri et ses tenues qui ne le sont pas moins. Plans cancer et Alzheimer, réforme de l’hôpital, sans compter la gestion du déficit abyssal de la « Sécu » (de 10 milliards d’euros en 2008, il atteindra le plafond record de 27 milliards en 2010)… Sa feuille de route est bien remplie.

Au printemps 2009, un événement imprévu s’ajoute au programme et va changer le cours de l’histoire. En effet, le 24 avril, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) lance une alerte internationale au sujet de l’arrivée, en provenance du Mexique, d’un redoutable virus de la grippe A, baptisé H1N1. Dès le départ, Roselyne Bachelot s’empare de l’affaire avec sérieux : « On a pris toutes les initiatives nécessaires, contrôles aux frontières avec prise de température, équipement des Ehpad en masques, confinement total des malades, placés à l’isolement, ce qui d’ailleurs fait déjà ricaner certains. »

À EN CROIRE BACHELOT, « CE VIRUS SOURNOIS PRÉPARAIT INSIDIEUSEMENT LA PRÉDOMINANCE DES PRÉOCCUPATIONS D’ORDRE PUBLIC SUR LES EXIGENCES SANITAIRES… »

Très vite, la ministre de la santé essuie une contrariété dont elle mesurera l’importance bien plus tard : le processus gouvernemental alors en vigueur lui enlève de fait toute autorité ! « Il y avait, dans le plan pandémie de 2007, un virus sournois !, observe-t-elle malicieusement. En effet, il était précisé que, à partir du moment où une pandémie atteignait le niveau 4 – pour l’OMS, il y a sept niveaux dans l’échelle de gravité –, le pilotage de la crise revenait au ministère de l’intérieur. Quand, à l’annonce du niveau 4, début mai 2009, j’ai demandé qu’on laisse le leadership au ministère de la santé, il m’a été répondu que ce n’était pas ce qui était prévu dans le plan ! Et l’intérieur a donc pris les commandes. » A en croire Bachelot, « ce virus sournois préparait insidieusement la prédominance des préoccupations d’ordre public sur les exigences sanitaires… ». Qui lui intima l’ordre de s’effacer ainsi derrière Michèle Alliot-Marie, alors en fonction place Beauvau ? « C’était François Fillon, dans le Salon vert de l’Elysée, après une interministérielle autour de Nicolas Sarkozy », affirme-t-elle.

L’une des urgences prioritaires, déjà, concerne les masques. Qui fait quoi ? En début d’année, le 20 février 2009, le secrétariat général de la défense nationale (SGDN), structure interministérielle consacrée à l’anticipation des menaces et à la gestion des crises, avait prôné l’extension du port du masque FFP2, et encouragé la population à s’équiper, même avec les modèles dits « chirurgicaux », réputés moins filtrants.

1 milliard de masques chirurgicaux et 723 millions de FFP2

A l’Elysée, une cellule de crise s’active. « On est en stratégie de défense maximum », résume Bachelot. Une défense efficace nécessite un armement considérable. C’est le cas. En phase avec la politique de ses deux prédécesseurs, Philippe Douste-Blazy et Xavier Bertrand, la ministre de la santé a continué à augmenter les stocks de masques. En ce mois de mai 2009, un rapport du Sénat portant sur l’Etablissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (Eprus) conclut que le stock est de 1 milliard de masques chirurgicaux et de 723 millions de FFP2.

Pour Bachelot, après l’épisode qui l’a vue perdre la conduite opérationnelle de la crise, une seconde alerte survient le 24 juin, lorsque la commission des finances du Sénat émet de « nettes réserves » concernant l’achat de masques par l’Etat du fait d’une « mauvaise gestion des stocks ». Qu’importe, l’Elysée accorde son soutien absolu à la ministre. « Mon interlocuteur, c’est Sarkozy, parce que c’est le chef, mais il est en accord avec son premier ministre, assure aujourd’hui Mme Bachelot. Autant il y a eu une opposition véritablement dogmatique entre Nicolas Sarkozy et François Fillon sur la retraite à 62 ou 63 ans, autant là, ils étaient totalement en phase. » Même les contraintes financières, alors que la France continue de subir les violents contrecoups de la crise de 2008, ne pèsent pas, à l’en croire en tout cas : « Il n’y a eu aucune hésitation, Sarkozy m’a dit : “Il ne faut pas mégoter”, à aucun moment l’aspect budgétaire n’a joué. »

Longue circulaire

Les entreprises elles-mêmes sont mises à contribution. Le 3 juillet 2009, Jean-Denis Combrexelle, le patron de la direction générale du travail (DGT), signe une longue circulaire relative à la continuité des activités des entreprises et aux conditions de travail en cas de pandémie grippale. « Les perturbations susceptibles d’affecter les services publics et les activités économiques en cas de pandémie peuvent être limitées par des actions de préparation en amont », souligne la DGT. Parmi celles-ci, la constitution d’une réserve de masques. L’acquisition de FFP2, les plus protecteurs, est recommandée pour « les salariés en contact étroit et régulier avec le public et ceux chargés de la gestion des déchets ou des ordures ménagères ». Les entreprises sont invitées à en acquérir sur leurs propres deniers par l’intermédiaire de l’UGAP (Union des groupements d’achats publics). Quant aux masques chirurgicaux, « ils seront distribués gratuitement » par le ministère de la santé en cas de pandémie.

Dès le début de la crise H1N1, Bachelot a passé de nouvelles commandes de masques, 500 millions au total. Alors secrétaire général de l’Eprus, Patrick Rajoelina est à la manœuvre. « Nous avons fait des achats de masques auprès de l’UGAP mais également lancé un certain nombre de marchés publics pour aller au-delà de ce 1,7 milliard de masques », raconte-t-il. Ainsi, fin 2009, la réserve sera évaluée à plus de 2,2 milliards d’unités ! C’est l’abondance…

EN 2009, LA LOI HPST MODIFIE LA GOUVERNANCE DES ÉTABLISSEMENTS PUBLICS, AVEC LA CRÉATION DES AGENCES RÉGIONALES DE SANTÉ ET LA RÉORGANISATION DE LA CARTE HOSPITALIÈRE

Mais revenons à l’été. Le 30 juillet 2009, l’Institut de veille sanitaire (InVS) annonce le décès d’une adolescente de 14 ans hospitalisée au CHU de Brest. La jeune fille est la première personne en France à succomber au nouveau virus. L’inquiétude monte d’un cran, le danger se rapproche un peu plus. « Mais on a eu le temps de s’y préparer, environ trois mois », se souvient Roselyne Bachelot. Cette mauvaise nouvelle se télescope avec le vote, à la même période, de la loi Hôpital, ­patients, santé et territoires (HPST). Le texte modifie la gouvernance des établissements publics, avec la création des agences régionales de santé (ARS) et la réorganisation de la carte hospitalière.

Cette nouvelle loi, portée par Roselyne Bachelot, attise les critiques. L’ancien député (PS) du Rhône, Jean-Louis Touraine, spécialiste des questions sanitaires (il a été rapporteur de la loi santé en 2015), estime encore aujourd’hui qu’elle a eu des effets pernicieux. « Elle a malheureusement abouti à diminuer les capacités de l’hôpital, en en modifiant les conditions de fonctionnement, affirme ce professeur de médecine. C’est l’époque où les gens ont commencé à prétendre que l’hôpital, ça se gérait comme une entreprise. Nous, dans l’opposition, on hurlait, en disant : “Soigner des malades, c’est pas visser des boulons, donc ce n’est pas une entreprise et puis, l’exercice des soins prévaut sur l’exercice comptable”, etc. Il n’empêche, la loi est passée, et il y a eu le développement d’une tarification à l’activité, donc augmentation des actes réalisés dans l’hôpital pour que les hôpitaux puissent être financés, et donc on n’est plus dans la recherche de la qualité des soins. »

Jean-Louis Touraine déplore que, depuis, « la logique de l’hôpital-entreprise » se soit imposée. « Mais un hôpital organisé comme une grande entreprise, avec un patron, des sous-chefs et des exécutants, ça ne marche pas !, s’exclame-t-il. Ensuite se sont ajoutées des contraintes budgétaires, le désir de diminuer les coûts, et ça a abouti à ce que l’hôpital soit maltraité, autant d’ailleurs dans les quinquennats Sarkozy et Hollande, et on en paye le prix aujourd’hui. »

Sur le front du virus, la fin de l’été 2009 apporte des nouvelles rassurantes. L’hécatombe redoutée n’est pas au rendez-vous. De fait, au fil des semaines, la menace de la grippe A se dissipe nettement. Malgré tout, le ministère de la santé continue de multiplier les commandes de matériels de protection, notamment des masques – à la fin de l’année sera même mis à disposition de tous les Français, dans les pharmacies, un kit gratuit comprenant un traitement antiviral et une boîte de masques antiprojections.

Les vaccins. Ah, ces vaccins…

Ce n’est plus d’un équipement dont disposent les autorités sanitaires, mais d’un arsenal. Disproportionné ? « L’idée de commander au maximum, au cas où, bien sûr que Roselyne a eu raison, qu’est-ce que ça vaut un masque par rapport à la vie des gens ? », la défend l’un de ses prédécesseurs, Philippe Douste-Blazy. « On était équipés, opine Bachelot. J’avais aussi fait une politique d’achats de respirateurs, et doté les hôpitaux de matériel pour les services de réanimation. » Et puis, bien sûr, il y a les vaccins. Ah, ces vaccins… Longtemps, cette question l’a poursuivie, comme le symbole d’une politique dispendieuse, le dévoiement du principe de prudence… Bachelot, elle, était persuadée que vacciner en masse était le meilleur moyen de tuer l’épidémie dans l’œuf dans le cas où elle se développerait vraiment.

A l’origine, l’acquisition de ces vaccins n’allait pas de soi, à en croire M. Rajoelina, l’ancien patron de l’Eprus : « Ça a posé un problème budgétaire au début, parce que nos camarades de Bercy n’avaient pas tout à fait compris qu’il s’agissait d’une pandémie et ils ont fait leur œuvre rapidement ! On leur a cassé les genoux pour leur dire : “Il faut être sérieux, vous allez nous mettre à disposition un certain nombre de financements”… »

L’obstacle budgétaire levé, Bachelot a les mains libres pour obtenir ses vaccins. Avec un total de 94 millions d’unités commandées à partir de la mi-juillet et jusqu’à la fin de l’été 2009, pour un coût de plus de 600 millions d’euros, la ministre a vu grand. Trop ? Alors secrétaire général de l’Elysée, Claude Guéant ne le pense pas. « Le souvenir que j’ai de la présidence de Nicolas Sarkozy est que, sur ces questions sanitaires, la politique conduite a toujours été de prendre le maximum de précautions, pour preuve la gestion de cette épidémie de H1N1, rappelle-t-il. Puisqu’un vaccin était disponible, il n’y avait pas pour nous d’autre option que de le proposer à la totalité de la population. De fait, près de 6 millions de personnes ont été vaccinées. » Mais tout de même, 94 millions de vaccins…

« Ce n’est pas moi qui prends la décision »

« C’est plus compliqué que ça, se défend Bachelot. D’abord, il s’agit en fait de 47 millions, puisqu’il faut deux doses pour chaque personne, le vaccin nécessitant un rappel. Ensuite, avec un taux de déperdition, inévitable, évalué à 10 %, on arrive en fait à 42 millions. » Ce qui reste considérable. Au fait, comment est-elle parvenue à ce chiffre ? « On calcule le coefficient d’attrition, précise Bachelot, c’est-à-dire le pourcentage de Français qui ne se feront pas vacciner en tout état de cause, on l’a fixé à 33 %, et on arrive aux 42 millions. » « On » ? Derrière le pronom indéfini se cache Didier Houssin, l’incontournable directeur général de la santé (DGS), le puissant « numéro deux » du ministère, en poste de 2005 à 2011.

« J’ai souvent été à des réunions avec Sarkozy et Fillon pour les décisions importantes, parce que ce n’est pas moi qui décide, rapporte ce dernier. Et j’ai proposé d’acheter 94 millions de doses. J’ai dit pourquoi il en fallait 94 millions, mais ce n’est pas moi qui prends la décision. En tout cas, ils étaient convaincus qu’il fallait faire le maximum pour protéger la santé de la population. Sachant qu’on parle de sommes qui sont relativement modestes, par rapport aux avions de combat Rafale par exemple. Avec les systèmes d’armement, on ne joue pas dans la même cour ! » Le coût politique, lui, va être exorbitant pour Roselyne Bachelot.

La suite est connue : ces gymnases et écoles réquisitionnés à partir du 20 octobre 2009, ces Français qui boudent la campagne de vaccination, ces médecins vexés d’être contournés, ces vaccins hors de prix… Les critiques pleuvent sur le thème de la gabegie de l’Etat. « Des vents contraires se sont mis en œuvre, constate Roselyne Bachelot. La décision d’acheter des vaccins est prise très très vite et les commandes sont passées pour être servis rapidement, mais on est dans des difficultés considérables car il y a une concurrence terrible pour les achats de vaccins, en particulier de la part des Etats-Unis. » Surtout, dès la fin de l’année 2009, il s’avère que l’épidémie est finalement beaucoup moins grave qu’anticipé – elle fera « seulement » quelques centaines de victimes dans le pays.

La controverse prend un tour très politique

« On a été servis par la chance, elle s’est arrêtée d’un coup en janvier 2010 », glisse Claude Guéant. Néanmoins, dix ans plus tard, il continue de penser que la stratégie de vaccination à tout-va imaginée par Roselyne Bachelot était la bonne. « Nul doute que cette mesure a contribué à limiter le nombre de décès, témoigne-t-il. J’ai le souvenir très clair de plusieurs réunions autour du président qu’il a conclues en prenant la décision de la précaution maximale. Et n’oublions pas que cette épidémie était dangereuse, contrairement à l’idée dominante d’aujourd’hui. On a mal vécu les critiques qui ont suivi, elles étaient injustes. »

La controverse prend un tour très politique, l’opposition voyant là l’occasion de s’en prendre au pouvoir sarkozyste. A la tête de l’entreprise Bacou-Dalloz-Plaintel, principal fabricant de masques (il en produit des millions chaque jour à l’époque), Roland Fangeat se souvient qu’« il y a eu une campagne de dénigrement contre Bachelot venant du camp politique adverse et des médias sur le thème du gaspillage de l’argent public… Mais les masques, c’est comme une assurance, quand vous n’en avez pas besoin, ça coûte cher, mais quand vous en avez besoin… ». Roselyne Bachelot, depuis, a confié à quel point cette période avait été éprouvante. « Je me suis trouvée bien seule, je n’ai pas souvenir d’un seul soutien, mais le ventilateur à merde était tellement puissant, c’était tellement violent… », confie celle dont l’action a été – tardivement – réhabilitée, à la faveur de la crise due au Covid-19.

POUR L’ÉCONOMISTE CLAUDE LE PEN, « L’IDÉE D’AVOIR FAIT GAGNER DE L’ARGENT AUX LABOS, EN PLEINE CRISE DU MEDIATOR, C’EST TERRIFIANT POUR UN MINISTRE VIS-À-VIS DE L’OPINION PUBLIQUE »

Au début de l’année 2010, la pandémie s’éloigne, la France se retrouve avec des millions de vaccins sur les bras. Dans l’urgence, le ministère de la santé tente de revendre à l’étranger une partie du stock, afin de limiter les pertes financières. Bachelot est tancée par l’opposition, épinglée par la presse, raillée par les humoristes… Le vent tourne, il est de bon ton de stigmatiser les excès du principe de précaution. La révélation, à la même époque, du scandale du Mediator, du nom de ce médicament des laboratoires Servier qui a tout du poison, n’arrange rien. Pour Claude Le Pen, « l’idée d’avoir fait gagner de l’argent aux labos, en pleine crise du Mediator, c’est terrifiant pour un ministre vis-à-vis de l’opinion publique. Et 2009, c’est aussi les subprimes, le déficit abyssal de la Sécurité sociale… Les priorités ont “shifté”, la crise sanitaire passe au second plan ».

Le 24 février, l’Assemblée nationale donne son feu vert à la création d’une commission d’enquête parlementaire sur la campagne de vaccination. Elle a été réclamée par le groupe Nouveau Centre, ancêtre de l’UDI, au grand dépit de l’UMP, qui y voit un geste « inamical » de la part de son allié.

Futur conseiller « santé » du président Hollande, le professeur Olivier Lyon-Caen, qui avait défendu Bachelot à l’époque, porte toutefois un jugement nuancé sur son action : « Il n’y avait aucun reproche à lui faire sur les stocks, j’avais dit qu’il était toujours délicat sur ce genre d’épidémies d’avoir des projections à terme, d’anticiper. Un ministre de la santé n’en fait jamais trop, son rôle est de prévoir le pire, c’est juste la mise en place de la réponse qui n’était pas adaptée. Ce qui m’avait interpellé, ce sont les modalités de la campagne de vaccination, la création d’un système parallèle, avec la réquisition des gymnases, etc., à celui, traditionnel, des médecins, des infirmiers. Cela avait déstabilisé tout le système de santé. »

Commandes en Chine privilégiées

Alors député socialiste, Gérard Bapt avait lui aussi focalisé ses critiques sur les vaccins. « Je n’avais pas mis en cause le fait qu’il y ait beaucoup de masques, car les masques, ça se conserve, pas comme les vaccins, qu’on avait commandés outre mesure et sans aucune garantie d’arrêter la commande si des fois les besoins se tarissaient, raconte ce cardiologue de formation. C’était une folie de Bachelot, mais, en fait, j’ai découvert que c’était le directeur de son cabinet qui avait signé les commandes de vaccins, ce qui est contestable… » Surtout, l’ex-député de Haute-Garonne (1997-2017) a découvert récemment que l’entreprise Paul Boyé Technologies, un fabricant de masques basé dans sa circonscription, « avait arrêté d’en fabriquer pendant le mandat de Sarkozy », l’exécutif ayant alors privilégié, selon lui, des commandes en Chine. L’entreprise Boyé a remis en route sa chaîne de production en urgence ces dernières semaines, à l’occasion de la crise due au Covid-19…

Autre ancien député socialiste parfaitement au fait des questions de santé publique, Jean-Marie Le Guen avait, lui aussi, eu la dent dure pour Roselyne Bachelot. « Mais je n’ai jamais critiqué la quantité de moyens », corrige-t-il aujourd’hui. Non, pour l’ancien secrétaire d’Etat de François Hollande, le souci n’est pas là. De son point de vue, cet épisode a surtout agi comme un révélateur, celui d’un tournant décisif : il aurait entériné la « prise de pouvoir » du secrétariat général de la défense nationale (SGDN) sur la politique sanitaire française en temps de crise. Signe de sa montée en puissance, cet organisme interministériel rattaché à Matignon est d’ailleurs devenu, en 2009, le SGDSN (secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale). Son patron de l’époque, Francis Delon, comme son successeur (en 2014), Louis Gautier – membre du conseil de surveillance du Monde –, n’ont pas souhaité s’exprimer.

« Ce n’est pas Bachelot qui a géré la crise »

« Le problème, argumente donc Le Guen, c’est que ce n’est pas Bachelot qui a géré la crise épidémique, elle a été mise en avant parce que ministre de la santé, mais la décision qui a été prise par Sarkozy a été de faire le choix du SGDSN, c’est-à-dire de l’Etat préfectoral, donc une culture de l’autorité, plutôt qu’une approche de santé publique. Ce n’était d’ailleurs pas trop un problème pour Bachelot dont le directeur de cabinet était un préfet. » Selon Le Guen, l’approche du SGDSN se distinguerait par « une vision de protection de l’Etat, une psychologie qui s’inspire de la problématique bioterroriste et non pas pandémique. Et c’est toute la classe politique qui n’a pas compris alors ce qui se passait, d’ailleurs Bachelot a raison de dire que la gauche l’a critiquée sur la débauche de moyens, alors que ce n’était pas le sujet. Le sujet, c’est “l’Etat-profond”… ».

Le « sujet » dont parle Jean-Marie Le Guen, il commence en fait à agiter les spécialistes à l’époque, mais dans le plus grand secret, pour ne pas dire la plus totale opacité. Il est même au cœur d’un rapport du 6 avril 2010, estampillé « confidentiel », dont Le Monde a pu prendre connaissance. Jamais dévoilé jusqu’alors, ce document consacré à « la gestion territoriale des crises » a été remis au président Nicolas Sarkozy par l’ancien sénateur (UMP) de l’Aisne, Paul Girod. Il lui avait été commandé par le chef de l’Etat un an plus tôt.

« Un audit des dispositifs de gestion de crise »

Dans sa lettre de mission, datée du 16 avril 2009, soit une semaine avant l’alerte de l’OMS sur la menace H1N1, le président priait celui dont il soulignait l’« expertise reconnue en matière de gestion des crises sanitaires, climatiques ou terroristes » de réaliser « un audit des dispositifs de gestion de crise ». Pour aboutir à ce document de 256 pages, Paul Girod s’était entouré de deux rapporteurs issus de l’inspection générale de l’administration (IGA) : Philippe Sauzey, déjà auteur d’un rapport sur le même thème cinq ans plus tôt, et un certain… Florian Philippot, qui n’avait pas encore investi le champ politique à la droite de la droite.

S’il se révèle extrêmement technique, le rapport Girod se distingue toutefois par sa longue introduction : une sorte de réquisitoire contre la technostructure, le fameux « Etat profond » dénoncé aujourd’hui par Jean-Marie Le Guen. « L’ensemble du dispositif étudié souffre de plusieurs défauts majeurs », préviennent ainsi les rapporteurs, évoquant notamment « une excessive confiance en soi de nos administrations centrales et, au premier de celles-ci, du corps préfectoral », leur tendance « à vouloir tout faire elles-mêmes, dans une atmosphère de méfiance mutuelle et de guerre budgétaire et/ou de pouvoir ».

LE RAPPORT GIROD, COMMANDÉ EN 2009, PRÉVENAIT QUE LA FRANCE N’ÉTAIT PAS PRÊTE

À AFFRONTER UN PÉRIL TEL QU’UNE PANDÉMIE DE GRANDE AMPLEUR

D’ailleurs, Paul Girod observe que sa mission « a été marquée par des difficultés, qui sont autant d’enseignements ». « Je ne peux passer sous silence le manque d’implication du ministère de l’intérieur », déplore-t-il par exemple. L’ancien sénateur dresse enfin « le constat d’une faible prise de conscience de ce que seraient les effets induits et cumulatifs (économiques, écologiques, sanitaires, sociaux et bien entendu financiers) d’une véritable crise de grande ampleur ». En clair, ce rapport, auquel nulle suite ne semble avoir été donnée, prévenait, il y a plus de dix ans, que la France n’était pas prête à affronter un péril tel qu’une pandémie de grande ampleur, dont la haute administration serait désormais chargée de la gestion…

Conclusion attristée de Roselyne Bachelot : « Mon affaire a amené un désarmement général, cela a décrédibilisé la parole politique. Les gens se sont dit : “On en fait trop.” Et pour nous, politiques, le risque d’en faire trop est devenu plus grand que de ne pas en faire assez. » En écho, Damien Abad, président du groupe LR à l’Assemblée nationale, confie : « Bien sûr, l’effet Bachelot, avec l’épilogue des vaccins notamment, fait que du coup il y a eu une réaction inverse, on est quasiment passés d’un extrême à l’autre. » Après s’être massivement armée, la France va, subrepticement, commencer à baisser sa garde, le principe de circonspection se substituant à la doctrine de précaution. Le « virus sournois » va bientôt produire ses premiers effets.

5 mai 2020

«Le risque de l’Etat d’urgence est de voir des mesures entrer dans le droit commun»

Par Emmanuel Fansten

Redoutant les effets d’un Etat d’urgence sanitaire prolongé, le président de la Commission des droits de l’homme, Jean-Marie Burguburu, réclame une reprise en urgence du fonctionnement de la justice.

Le président de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) s’inquiète des conséquences de l’état d’urgence sanitaire sur le traitement judiciaire des affaires et alerte sur la situation dans les prisons.

Que vous inspire la prolongation de deux mois de l’Etat d’urgence sanitaire, qui doit être examinée par le Parlement à partir de lundi ?

Je suis d’abord frappé par le phénomène d’accoutumance qui accompagne ces états d’exception. Qui aurait imaginé il y a encore quelques mois que les Français accepteraient si facilement de rester confinés chez eux ? Lorsque les villes chinoises ont commencé à se fermer, combien considéraient qu’une telle situation n’était possible qu’en raison de la dictature communiste, et que ça ne marcherait jamais chez nous ? Pourtant, ça a marché. On reçoit des injonctions et on les exécute car notre santé est en jeu. A cette accoutumance des citoyens, il faut ajouter une facilité pour les gouvernements : après la loi instaurant l’état d’urgence antiterroriste en 2015, on a vu certaines mesures de contrôle des citoyens perdurer, en matière pénale notamment. La population a accepté ces mesures d’autant plus facilement qu’elles ne frappaient pas tout le monde. Avec la crise sanitaire, il est d’autant plus simple de prolonger l’état d’urgence que c’est pour le bien des gens. Mais le risque est à nouveau de voir certaines mesures entrer dans le droit commun, d’où la nécessité d’être vigilants face aux évolutions du droit. De ce point de vue, la CNCDH veut être une sorte de lanceur d’alertes institutionnel.

Vous venez d’émettre un avis appelant à un rétablissement urgent du fonctionnement normal de la justice. Quelles sont les conséquences de cette latence prolongée ?

L’urgence sanitaire et la situation matérielle de nombreux Français font passer la justice au second plan. Dans sa longue intervention, le Premier ministre n’en a pas parlé une seule fois. La situation est pourtant très préoccupante. Déjà affectés par les mouvements de grève des magistrats, des greffiers et des avocats, les tribunaux vont accumuler de nouveaux retards dans les affaires à juger. Actuellement, seules les affaires urgentes sont traitées, mais c’est insuffisant. On pourrait comparer le fonctionnement de la justice avec celui, tout aussi ralenti, de la médecine de ville. Depuis quelques jours, on entend les syndicats de médecins généralistes s’inquiéter du fait que les personnes souffrant de maladies chroniques plus ou moins graves ne consultent plus. Les gens sont donc encouragés à retourner voir leur médecin. C’est pareil pour la justice. Ses dysfonctionnements conjoncturels ne doivent pas masquer les graves problèmes qui demeurent.

Vous pointez en particulier les risques en termes de droits de la défense, et notamment la prolongation automatique des détentions provisoires…

Par nature, la détention provisoire doit être provisoire. Il est possible d’y recourir pour différentes raisons (absence de garanties de représentation, risques de troubles à l’ordre public ou de collusions avec d’autres complices…), mais la loi exige qu’en cas de renouvellement, on doive passer devant un juge des libertés et de la détention. Cette mesure étant exceptionnelle, la loi a prévu une libération automatique lorsque les délais légaux ne sont pas respectés. Pour éviter que ces libérations soient trop nombreuses, faute de juges pour renouveler les détentions provisoires durant l’épidémie, la chancellerie a jugé plus simple de les prolonger automatiquement. De deux mois si la peine encourue est inférieure à cinq ans, et jusqu’à six mois en matière criminelle si cette peine est supérieure à cinq ans. Tout cela pose des questions fondamentales dans un Etat de droit.

Vous dénoncez aussi la situation catastrophique dans les prisons et la disparition des parloirs depuis le début de l’épidémie…

La crise sanitaire fait peser un risque considérable sur les détenus. La chancellerie a fait un effort en ouvrant largement les portes des prisons et en accordant des libérations anticipées en fonction des critères habituels (bonne conduite, absence de crime de sang, etc.). Plusieurs milliers de libérations ont ainsi permis de désengorger les maisons d’arrêt. Mais les prisons restent peuplées de personnes condamnées pour lesquelles l’arsenal des peines alternatives n’a pas toujours été mis en œuvre. Ces détenus sont confinés dans les conditions sanitaires les plus déplorables. S’il est déjà très difficile de faire occuper un siège sur deux dans les voitures de la SNCF et dans les salles de classe, il est encore plus compliqué d’assurer la sécurité de détenus entassés à trois ou quatre dans des cellules qui font souvent moins de 9 m². Dans ces circonstances, la suspension des parloirs est tout aussi dramatique. Pour les détenus, la visite d’un proche, d’un conjoint, d’un enfant quand c’est possible sont des éléments essentiels à la réinsertion. La France s’est émue de l’absence de visites dans les Ehpad pour nos anciens, beaucoup moins de la fermeture des parloirs dans les prisons.

Quelle est la portée des avis de la CNCDH ?

Nous rendons des avis consultatifs qui ne sont pas contraignants, mais je vais faire en sorte qu’ils soient largement diffusés auprès des pouvoirs publics, et notamment du ministère de la Justice. Dès mon entrée en fonctions, j’ai souhaité faire mieux connaître la CNCDH, afin que ses avis soient davantage pris en considération. Souvent mésestimés, les droits de l’homme sont une matière sensible et méconnue. Pourtant, ces droits fondamentaux pour la République, les Français les pratiquent tous les jours comme M. Jourdain faisait de la prose. Ce sont les droits du citoyen de vivre librement en société, le droit d’aller et venir, de se réunir à cinq, 10 ou 50, le droit de manifester librement sans causer de dommages, le droit de se réunir en association, le droit d’exprimer son opinion et de la diffuser. On s’aperçoit qu’ils manquent lorsqu’ils sont molestés et qu’on leur porte atteinte. Ces préoccupations devraient inspirer nos gouvernants autant que les préoccupations humanitaires.

30 avril 2020

McDo et le monde d’après

Par Gilles Vervisch, professeur de philosophie 

 

mac do file attente

File d'attente devant le drive du McDo de Mill Valley, en Californie, le 22 avril. (AFP)

Pourquoi faire des heures de queue pour un Big Mac ? Ce n’est pas pour le Big Mac, évidemment. C’est pour retrouver la vie d’avant, faire comme si tout était normal.

Tribune. Des bouchons monstres pour acheter un Big Mac au drive, ce sont les images que l’on a pu voir lundi dernier, relayées par la télé ou les sites d’information. Après plus d’un mois de fermeture, le clown américain a rouvert une trentaine de restaurants pour la vente à emporter en France. La première réaction face à ces scènes d’exode, c’est, au moins de s’étonner, au pire de se moquer : l’adepte du steak de soja accompagné de quinoa et arrosé d’un sirop à la violette se demande pourquoi tous ces gens font la queue pour arracher une bouchée de pain, ou plutôt deux morceaux de pain autour d’un steak 100 % malbouffe. Il y a forcément un jugement de classe sociale, là-dedans : Bourdieu, etc.

Alors, on peut toujours rigoler : c’est un fait, en cette période de confinement où le rationnement des «attestations de déplacement dérogatoires» nous invite à faire la part entre «l’essentiel» et le superflu, entre les commerces «de première nécessité» et le reste, il semble assez ridicule d’aller s’enfermer des heures dans sa voiture pour récupérer un menu Big Mac qui sera sûrement froid, sinon en arrivant à la caisse, du moins, en rentrant à la maison. On peut rire aussi en se disant qu’il vaut mieux se faire des hamburgers «maison» si on aime vraiment ça : ils seront sans doute meilleurs, on perdra moins de temps, et à l’inverse, on s’occupera. Comment n’y ont-ils seulement pas pensé ?

Mais c’est un fait, alors, au lieu de rire, on peut vraiment s’étonner, en se demandant sérieusement : pourquoi autant de gens sont-ils prêts à faire des heures de queue pour un Big Mac ? Une affaire de goût, peut-être ? Dans son discours du 16 mars, le président de la République avait prévenu : le confinement sera l’occasion de «se recentrer sur l’essentiel». Mais l’essentiel ne se décrète pas. Il se révèle et s’impose de lui-même à travers le comportement des uns et des autres. Le Président a aussi parlé de «guerre» pour décrire la crise sanitaire. Or, dans ses Principes de la philosophie du droit, le philosophe allemand Hegel (1770-1831) avait lui-même défini «l’élément moral de la guerre, qui ne doit pas être considéré comme un mal absolu» : la guerre, qui nous place dans une situation où l’on découvre pour quoi on est prêt à vivre, et pour quoi on est prêt à mourir, est par définition, un moment de crise ; du grec krinô, «séparer, distinguer», ce qui est essentiel et ce qui ne l’est pas.

Hegel définit ainsi «la guerre comme état dans lequel on prend au sérieux la vanité des biens et des choses temporelles». Une expérience qu’ont connue tous ceux qui sont passés près de la mort : on relativise. On découvre ce qui compte vraiment dans la vie, à commencer par la vie elle-même. Et tout ce qui pouvait sembler important dans la vie normale se révèle superflu ; et tout ce à quoi on ne faisait pas attention s’avère indispensable.

Et là, le principe de réalité s’impose. «Les murs s’écroulent», comme dirait l’autre - Albert Camus, dans le Mythe de Sisyphe. Le modèle de société qui croyait devoir s’imposer révèle sa futilité, et les vraies valeurs se révèlent. Il en est ainsi des «métiers» : les éboueurs et les soignants, payés au lance-pierre, se montrent indispensables, pendant que d’autres métiers, comme clown, apparaissent absolument inutiles et sans intérêt. L’industrie du luxe, qui fait la fortune de l’homme le plus riche du monde, ne sert à rien, sinon pour se lancer des défis sur Facebook, pour savoir lequel sera le mieux habillé pour sortir ses poubelles. Les premiers commerces qui rouvriront seront les coiffeurs, qui l’eût cru ? Après des mois de confinement, l’apparence n’est pas si superflue. La coupe de cheveux s’avère indispensable à l’estime qu’on a de soi. Les magasins de bricolage sont pris d’assaut : le temps du confinement est le moment idéal pour aménager son intérieur. L’éducation, l’école, la culture, les bars et les restaurants, lieux essentiels de sociabilité, manquent à tout le monde.

Alors pourquoi faire des heures de queue pour un Big Mac ? Ce n’est pas pour le Big Mac, évidemment, qui n’est pas meilleur qu’ailleurs. C’est pour retrouver la vie d’avant. Faire comme si tout était normal. Le Big Mac a le bon goût des bonnes habitudes. C’est la madeleine de Proust des confinés. C’est très métaphysique. Il n’y a pas d’autre explication. Les gens ne font pas des heures de queue pour manger un mauvais hamburger. Ils font des heures de queue pour revenir à la vie. La seule chose qu’on peut regretter, c’est que ce soit ce modèle de consommation qui s’impose aussi naturellement. Ce qui rappelle assez le personnage du traître, Cypher, dans le film Matrix : il trahit tous ses amis pour le seul plaisir de manger un bon steak accompagné d’un verre de vin. Il se trompe sûrement, sur la hiérarchie des valeurs. Ces queues au McDo ont révélé l’essentiel, finalement : il n’est pas certain que ce confinement change quoi que ce soit dans le monde d’après, et tout le monde se précipite, à nouveau, vers la société de consommation.

30 avril 2020

L'après confinement selon Boris Cyrulnik : "on aura le choix entre vivre mieux ou subir une dictature"

par France Inter publié le 27 avril 2020 à 18h41

Invité du "Téléphone Sonne", Boris Cyrulnik a donné sa vision sur l'après-confinement. Retrouvez ici les réponses du neuropsychiatre données au micro de Claire Servajean.

Boris Cyrulnik

Le neuropsychiatre Boris Cyrulnik © AFP / Ludovic Marin

Le Covid-19 laissera-t-il un traumatisme ?

Boris Cyrulnik : "Peut-être pas un traumatisme, mais un problème à résoudre.

On a cru pendant 70 ans que les épidémies appartenaient au passé. On découvre que cette épidémie a probablement été provoquée par l'hyper technologie : celle de l'élevage qui concentre les animaux, et accroît l'effet de serre, mais aussi celle du transport des aliments, de l'aviation (le virus ne se déplace pas, c'est nous qui le transportons).

On a oublié qu'on appartenait au monde vivant : on partage la planète avec les animaux. Si on enferme les animaux, si on fait de la surpopulation dans les élevages, on crée les conditions de fabrication de virus. Ensuite les avions et les autres moyens de transport font le reste. Bref, si on massacre le monde vivant, on partira avec lui.

C'est la leçon dont les scientifiques et les politiciens devront tenir compte. C'est une banalité, mais on l'avait oubliée.

On pensait qu'on était au-dessus des lois de la nature. Eh bien non, on n’est pas au-dessus, on est dans la nature. Et si on ne change pas l'an prochain, il y aura une autre épidémie de virus."

Quel est le risque après la catastrophe ?

BC : "Après les situations de catastrophes ou de chaos, le danger arrive souvent de quelqu'un qui dit : « J'ai la solution, votez pour moi » Et ce sont des dictateurs que les gens sont prêts à croire... Mais généralement, c'est une escroquerie politique.

La bonne solution serait d’attacher de l'importance à « l'être ensemble » et au groupe pour lequel on fait des efforts et on renonce à certaines choses. La solidarité est un précieux facteur de résilience, mais c’est aussi un sacré défi."

On entend beaucoup parler du monde d'après qui serait différent. Mais à vous écouter, il va falloir faire très attention à ce qu’il peut être.

BC : "C'est un enjeu énorme :

on aura le choix entre vivre mieux ou subir une dictature  - qu’elle soit politique, religieuse, financière ou liée à l'hyper-consommation.

L’après catastrophe peut être bénéfique. Au Moyen-Âge, des commerçants ont apporté le bacille de la peste. En deux ans, il a tué un Européen sur deux. Avant 1348, les aristocrates qui possédaient des terres vendaient ou achetaient des serfs.  Après l’épidémie, en raison de la pénurie de main d’œuvre, ils ont dû mieux traiter les paysans et le servage a disparu en deux ans.

Mais l’après catastrophe peut aussi avoir des effets maléfiques. Parce que l'Allemagne avait été humiliée en 1918 par le traité de Versailles, les Allemands ne pouvaient pas se reconstruire. Est arrivé un pseudo sauveur... Et en 1933, il a été élu, ce qui a provoqué une catastrophe mondiale.

Là, on aura le choix de vivre solidairement, d'une autre manière : en redonnant la parole à beaucoup de ceux que l’on redécouvre maintenant, les aides-soignantes, les infirmières, les facteurs, les éboueurs.

Si on ne le fait pas, il y aura des candidats dictateurs.

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29 avril 2020

Covid-19 : la réa jusqu’à quel âge ?

Par Véronique Fournier , médecin, fondatrice du Centre d’éthique clinique et de l’association Vieux et chez soi

Deux bioéthiciens américains de renom, âgés de 75 ans, s’interrogent : en période de tension, ne faut-il pas faire preuve de sobriété médicale et limiter l’accès à la ventilation au-dessus d’un certain âge ? Un devoir éthique des plus âgés au nom de la solidarité intergénérationnelle ? Le débat est ouvert.

Tribune. Le Hastings Center est un haut lieu de la réflexion éthique et philosophique outre-Atlantique. Il y a quelques semaines, un forum de discussion Covid-19 a été ouvert sur son site internet. On y trouve des contributions fort intéressantes. Deux ont particulièrement attiré mon attention parce que légitimant la raison d’âge pour limiter l’accès aux soins en situation de pénurie, position qui reste fortement contestée dans notre pays. L’une d’elles est signée par Larry R. Churchill, bioéthicien réputé, attaché à l’université de Vanderbilt. Elle est parue le 13 avril sous le titre «Etre vieux en situation de pandémie». L’auteur, 75 ans, se pose la question de savoir si les personnes de son âge, non atteintes, ont des obligations éthiques spécifiques vis-à-vis de la société du fait de l’épidémie. Oui, répond-il, et la première d’entre elles consiste à faire en sorte d’utiliser de la façon la plus parcimonieuse possible les ressources sanitaires disponibles, puisqu’il y a risque de rareté. Il adhère, écrit-il, aux préconisations de Miller - autre bioéthicien remarquable, ayant commis une contribution dans le même forum, pour défendre l’idée qu’il était au plan éthique légitime en cas de tension, de limiter l’accès à la ventilation artificielle des personnes au-dessus d’un certain âge. Mais Churchill va plus loin. Il estime que, dans son cas, se comporter «éthiquement» consiste à faire acte de sobriété à tous les étages de la consommation médicale courante, compte tenu de ces circonstances épidémiques exceptionnelles. Il fonde sa position sur une conception de l’éthique qui se doit, selon lui, d’être évolutive et repensée différemment aux différents âges de la vie. A 75 ans révolus, après une vie bien remplie, riche en opportunités et occasions d’épanouissement personnel, «j’estime, dit-il, que mes obligations sont les suivantes : ne pas être un poids pour le système et respecter pour cela, encore plus que les plus jeunes les précautions et le confinement préconisés ; consommer le moins possible de médecine : ne pas aller me faire tester si les tests sont rares, même si j’ai des connexions pour y accéder plus facilement que d’autres ; si l’hôpital est surchargé, éviter d’y aller si ce n’est pas indispensable ; si je dois y aller tout de même, et qu’il y a pénurie ou risque de pénurie de ventilateurs, en refuser l’accès ; et si un vaccin devient disponible, ne pas me précipiter, m’inscrire en dernier sur la liste, pour le cas où il n’y en aurait pas suffisamment pour tous. Ce n’est pas une question de "sacrifice", conclut-il, ni même de "générosité", il s’agit de "justice intergénérationnelle" : contribuer à ce que le plus possible de vies jeunes puissent être sauvées alors que pour ma part, j’ai déjà largement vécu la mienne».

Les recommandations de Miller sur l’accès à la ventilation artificielle en situation de tension suivent la même logique. Il les justifie non seulement du fait que plus on avance en âge, moins on supporte une réanimation agressive et longue, d’autant plus si on a un organisme fatigué par des comorbidités, mais aussi, comme Churchill, en ayant recours à des arguments de justice intergénération-nelle : «Les jeunes ont plus à perdre que les moins jeunes à ne pas pouvoir accéder à la réanimation, en termes d’années de vie gagnées», dit-il.

Pour conclure, les deux auteurs soulignent, avec insistance, l’un comme l’autre, que «s’il peut être admis que le droit de tous les patients de recevoir les traitements les plus indiqués selon la science, ainsi que le devoir des médecins de les leur fournir soient limités en situation exceptionnelle de pandémie, fournir à tous des soins palliatifs adéquats, y compris à domicile, devient en contrepartie un impératif moral incontournable».

Comme c’est étrange d’entendre ainsi des Américains prôner des arguments de solidarité collective à l’heure où chez nous les «vieux» s’offusquent de se sentir discriminés et revendiquent d’être considérés comme ayant exactement les mêmes droits d’accès aux soins que les plus jeunes ! C’est le monde à l’envers ! Deviendrions-nous plus individualistes qu’eux ? N’y a-t-il pas un certain bon sens dans leurs réflexions ? Au fond, il s’agit probablement d’une autre façon de concevoir l’égalité. Là où nous sommes férocement attachés à l’égalité de tous en toutes choses, sans considération ni d’âge ni de tout autre critère social ou démographique, eux estiment inégalitaire de ne pas tenir compte des arguments de justice intergénérationnelle qu’ils avancent. Selon eux, c’est un argument éthique fort - si ce n’est politique - qui prend tout son poids avec l’âge, quand d’autres pèsent au contraire moins lourds avec les années, comme par exemple l’argument d’autonomie, car ce qui fait sens au plan éthique à 20 ans ne pèse pas le même poids à 70 ans et réciproquement.

Qui a raison ? Au moins, pourrions-nous en débattre, sans clouer si vite au pilori ceux qui osent chez nous ouvrir la question ! Combien parmi ceux dont d’aucuns ont pensé qu’il serait sage de les inciter à continuer de se confiner au-delà du 11 mai seraient prêts à souscrire aux obligations éthiques proposées par Churchill ? Peut-être beaucoup plus que l’on imagine ? Et que pensent les jeunes générations de cet argument de justice intergénérationnelle, car enfin pour se déterminer de façon démocratique sur la question, leur avis est au moins aussi important que celui des âgés. Quel drôle de pays qui se fait prier pour développer les soins palliatifs ou les ressources humaines en Ehpad, mais rechigne à lésiner sur l’argent dépensé en réanimation pour les mêmes personnes âgées !

28 avril 2020

"L'ÊTRE, L'AVOIR ET LE POUVOIR DANS LA CRISE"

"Grand retour" de DSK : ambition politique 1, ambition économique 0

Dominique Strauss-Kahn a récemment publié un long texte, "L'être, l'avoir et le pouvoir dans la crise". Jean-Yves Archer décrypte la vision de DSK face à l'impact économique désastreux de cette crise sanitaire du coronavirus.

Avec Jean-Yves Archer

Dominique Strauss-Kahn a récemment fait diffuser un texte de 17 pages intitulé " L'être, l'avoir et le pouvoir dans la crise ".

https://www.slideshare.net/DominiqueStraussKahn/ltre-lavoir-et-le-pouvoir-dans-la-crise

Le propos semble large et ambitieux et effectivement DSK aborde de multiples sujets. Il démarre fort logiquement par la crise sanitaire et reprend des propos déjà connus et véhiculés par des éditorialistes dignes d'Yves Thréard ou autres. Il conclut ainsi cette partie en indiquant : " Cette agilité, il semblerait bien qu'elle nous ait fait défaut ". Effectivement, le citoyen français dans sa quête désespérée de masques ou de tests ne peut qu'approuver. La France du président Macron n'a pas su être réactive mais suradministrée. DSK, en prudent politique, n'aborde pas cet aspect crucial et ne livre donc qu'un constat de Cyclope loin de la rectitude du Professeur Éric Caumes ( La Pitié-Salpêtrière ) et de sa précision au scalpel.

Recourant à un style parfois légèrement surprenant ( voir : " En cela, la crise sanitaire porte atteinte au confort douillet dans lequel les pays économiquement développés se sont progressivement lovés ". ) qui reflète son éloignement du chômeur de la rue de Belleville ou de l'ouvrier de Poitiers, DSK entame sa réflexion économique.

Il consacre exactement 10 lignes au choc sur l'offre et ne mentionne pas la sino-dépendance de l'Occident. Il se focalise sur un point corrélé mais variable de conséquence : " Avec une partie de la force de travail confinée pour une durée indéfinie, il est inévitable que la production chute ". L'Histoire retiendra que l'éclatement des chaînes de valeurs transnationales est intervenu en amont du confinement. Les exemples de l'industrie automobile ou aéronautique sont éclairants à cet égard et altère la pertinence de l'énoncé de DSK.

Sur le choc de demande, il aurait pu être opportun de souligner l'inflexion des comportements des Français qui se rallient à une épargne de précaution convaincus qu'ils sont, que les lendemains seront rudes.

Parvenu en page 3, DSK énonce une idée importante et rarement citée : " Plus qu'une destruction de capital, c'est une évaporation des savoirs, notamment ceux nichés dans les entreprises qui feront nécessairement faillite, qui est à redouter ". Avec près de 9,5 millions de personnes sous le régime du chômage partiel, il est à craindre que 2 à 3 millions d'entre eux ne rejoignent les 3,2 millions de chômeurs de catégorie " A ". La remarque de DSK est donc d'autant plus fondée et vise la richesse que représente le know-how de centaines de milliers d'hommes et de femmes répartis dans tous les secteurs d'activité.

L'auteur aborde ensuite le bien-fondé des mesures de soutien massif prodiguées par la BCE et par l'arme budgétaire. " Bien entendu, une partie de ce soutien finira en hausse de prix ". Je partage cette conviction mais j'aurais aimé que DSK, fort de sa légitimité, en tire des conséquences sur le pouvoir d'achat et sur le niveau des taux d'intérêt qui seront prochainement appliqués aux dettes publiques, ledit niveau finissant de torpiller les dérives laxistes de la pensée d'Olivier Blanchard.

" La mondialisation des échanges s'est évidemment accompagnée d'une nouvelle division internationale du travail ". Là DSK surprend et choque. En effet, depuis Adam Smith et David Ricardo, il est admis et clairement reconnu que c'est la division internationale du travail qui génère des échanges de plus en plus mondialisés, pas l'inverse.

Relâchement d'auteur en mal de détente, le bas de la page 7 est lui aussi marqué par le sceau de l'erreur manifeste d'appréciation. " Le progrès technique dégage peu de nouveaux produits, les innovations entraînent surtout des économies de capital ".

Cette affirmation est démentie par la réalité. Ainsi la dernière génération de scanners à l'hôpital Cochin permet désormais de détecter des tumeurs affectant des organes dits profonds. L'automobile est en pleine révolution et fonce vers l'électricité tout autant que vers la conduite autonome. Bref, nous savons bien que des centaines de nouveaux produits utiles naissent chaque année. Quant aux innovations, elles vont souvent de pair avec une robotisation ce qui revient à dire que les " économies " portent sur le facteur travail. Je crains que cette récession d'ampleur inédite ne vienne accroître l'intensité de cette déshumanisation des productions et dès lors, j'invite le lecteur à la plus grande prudence au regard de l'affirmation de DSK.

Sur ce point précis, DSK répond aux questions qu'il se pose mais pas du tout à celles que la situation impose. Ce n'est plus un travail d'économiste hanté par le légitime devoir de conviction, c'est un soliloque tout comme la dernière partie de son texte dominée par la géopolitique.

Il y cite Hubert Védrine dont le Professeur Strauss-Kahn restera l'élève voire le greffier tant certains paragraphes sont des séquences de portes ouvertes loin de la problématique cruciale du rythme de la reprise économique. Plus nous avançons, plus le " V " est exclu et plus le " W " ( incluant des saccades ) s'impose. La reprise dite en mode dégradé du fait de la perte de capacités de production découlant des protections sanitaires est un fait qui va s'imposer tant à l'automobile qu'aux brasseries et autres cafés restaurants. Quand on divise par deux le nombre de tables, il est rare d'augmenter sa recette par couvert servi.

Les passages où DSK traite d'écologie sont d'aimables propos sans vista : l'auteur n'est pas concentré à la hauteur de l'enjeu.

Sur l'Europe, DSK persiste et signe avec l'idée franco-française de mutualisation des dettes que bien des pays repoussent depuis la crise grecque intervenue lors du quinquennat Hollande ( qui a semblé avoir la durée d'un septennat…). Il va plus loin en envisageant de revenir sur l'indépendance de la BCE, idée que le banquier Matthieu Pigasse répand comme de l'essence dans une pinède d'été. Nos partenaires, en leur majorité, n'en veulent pas et comme chacun sait la répétition à l'infini d'une impasse ne sera jamais l'ossature d'une solution collective.

Il est incompréhensible qu'un esprit aussi avisé que celui dont est doté DSK véhicule un tel contresens historique.

Sur sa lancée, DSK se mue en politologue et nous explique la crise de la démocratie représentative (!) sans pour autant saisir la possible vigueur de la crise sociale qui va peut-être s'inscrire dans notre proche avenir de "gaulois réfractaires" fort lassés par un Exécutif qui vole en zigzag, telle une bécasse.

DSK va jusqu'à écrire : " A tel point que l'on peut légitimement se demander si la notion de programme politique a encore un sens ". Décidément quand l'économiste DSK sort de son couloir d'athlétisme, il a sûrement une arrière-pensée d'ordre politicien que ce document a pour mission de porter bien davantage que pour mission d'être lumineux.

26 avril 2020

Le tracking, un danger pour nos libertés

Claire Gerardin

Pour la consultante en communication, il y a un risque que le contrôle des citoyens mis en place à l’occasion de la crise sanitaire devienne pérenne

En période de crise sanitaire, le gouvernement bénéficie de pouvoirs extraordinaires qui lui permettent de restreindre nos libertés personnelles. En ce moment, c’est le cas pour notre droit d’aller et venir. Et pour vérifier la bonne mise en application de ces restrictions, le gouvernement se dote, entre autres, d’instruments numériques de surveillance : le « backtracking » (le traçage, en français).

Le backtracking est la collecte, par les opérateurs télécoms, de nos données de géolocalisation issues de nos smartphones. A la demande de la Commission européenne, huit opérateurs européens (dont Orange, Deutsche Telekom, Vodafone et Telefonica) ont communiqué ces données aux gouvernements de l’Union afin de lutter contre la pandémie de Covid-19, en cartographiant en temps réel les déplacements des populations, ce qui permet d’identifier les lieux où elles se concentrent et l’intensité des interactions entre les personnes. Le but est, à ce jour, de prédire les zones où le virus se déploiera le plus afin d’adapter le système de soins. Ces informations sont anonymisées, et il n’est pour le moment pas autorisé de remonter à un individu et de l’identifier. Cette collecte de données sans le consentement des individus est permise par le règlement général de la protection des données (RGPD), en cas de nécessité liée à l’intérêt public. Dans le cas de la pandémie actuelle, elle est utilisée pour des motifs de santé publique et de protection des intérêts vitaux.

Le backtracking va aussi permettre de développer, dans ce même cadre réglementaire, l’application StopCovid. Celle-ci vise à identifier les personnes qui ont été en contact avec des malades afin de juguler la circulation du virus. Au-delà du fait que la technologie au cœur de cette application (le Bluetooth) n’est pas très performante pour le résultat visé, et que la condition d’atteindre 60 % d’utilisateurs pour qu’elle soit effective est quasi irréalisable, ce projet relève d’un choix politique qui ne fait pas l’unanimité.

Trois niveaux d’information

Le risque d’une telle mesure est en effet sa pérennisation, alors qu’elle ne doit concerner que des situations extraordinaires, comme celle que nous vivons actuellement. Certains Etats pourraient décider de conserver ce dispositif en invoquant, par exemple, l’incertitude sur la fin de l’épidémie puisque les médecins affirment qu’elle pourrait ressurgir. Ils le feraient pour instaurer des systèmes de surveillance et de contrôle des populations, en vue de leur sécurité, mais aux dépens de leurs libertés. Plus on s’accoutume à ces systèmes de surveillance, plus on les considère comme anodins, et plus ils sont intégrés à notre quotidien. Par exemple, après les attentats de 2015, plusieurs mesures exceptionnelles instaurées durant le régime temporaire de l’état d’urgence ont été transposées dans le droit commun (à titre expérimental jusqu’au 31 décembre 2020). Parmi celles-ci : les perquisitions administratives, la fermeture de lieux de culte, ou encore la création de périmètres de sécurité lors d’événements publics.

En temps « normal », voici ce qui se passe derrière la collecte de nos données. Ceux qui la font (opérateurs et entreprises) possèdent trois niveaux d’information sur nous. Le premier, qui est sous notre contrôle, recense les informations que nous postons sur les réseaux sociaux et applications mobiles (informations de profil, publications, messages privés, inscription à des événements, sites Web visités, etc.).

Le deuxième analyse nos comportements. Il est composé de métadonnées, c’est-à-dire des informations qui fournissent, sans que nous en soyons conscients, un contexte à nos profils. Il s’agit, via des informations de géolocalisation, de cartographie de nos relations intimes et sociales et de nos comportements (récurrence et durée des lieux visités, des contenus consultés, de la nature des achats en ligne, et même de la vitesse à laquelle on tape sur le clavier et du mouvement de nos doigts sur les écrans), de construire le canevas de nos habitudes de vie.

Mine d’or

Le troisième niveau interprète les deux premiers, grâce à des algorithmes qui nous comparent avec d’autres profils afin d’opérer des corrélations statistiques. Il ne s’agit plus de savoir ce que nous faisons, mais qui nous sommes.

Dans le secteur privé, cette collecte d’informations est une mine d’or pour le développement de l’intelligence artificielle. Car avec elle vient la promesse d’automatiser, sur la base de nos profils créés par les algorithmes, les décisions des banques, des assureurs, des recruteurs ou encore des administrations publiques.

Dans le cadre d’une politique de surveillance de la mise en application de mesures exceptionnelles, la collecte de données par les gouvernements (ou la demande de leur mise à disposition par les collecteurs) pourrait être élargie à tout moment. A ce jour, elle est partielle – elle ne concerne « que » nos déplacements et le fait d’avoir été ou non en contact avec une personne infectée – et anonymisée. Mais la réglementation européenne permet aux Etats, s’ils en font la demande et pour des raisons d’intérêt général, de légiférer afin de désanonymiser ces données ou d’en collecter d’autres (de niveau un, deux ou trois). On pourra alors identifier les individus auteurs de comportements considérés comme transgressifs et les pénaliser. C’est déjà le cas de la Pologne, qui a lancé une application exigeant des personnes malades de prouver quotidiennement qu’elles restent chez elles, sous peine d’intervention policière.

Il ne faudrait pas que, en en forçant l’acceptation sociale pour cause d’urgence, ces méthodes se muent par la suite en mesures ordinaires. Ce choix d’utilisation des outils technologiques pourrait alors donner lieu à la mise en place d’un mode de gouvernement fondé sur la surveillance sécuritaire, ce qui n’est un idéal pour aucun régime démocratique…

Claire Gerardin est consultante en communication, spécialiste des nouvelles technologies

22 avril 2020

Stéphane Audoin-Rouzeau: «Nous ne reverrons jamais le monde que nous avons quitté il y a un mois»

PAR JOSEPH CONFAVREUX

Stéphane Audoin-Rouzeau, historien de la guerre de 1914-1918, juge que nous sommes entrés dans un « temps de guerre » et un moment de rupture anthropologique.

Stéphane Audoin-Rouzeau est directeur d’études à l’EHESS et président du Centre international de recherche de l’Historial de la Grande Guerre de Péronne. Il a publié de nombreux ouvrages consacrés à la Première Guerre mondiale et à l’anthropologie historique du combat et de la violence de guerre. Nous l’avions reçu pour son dernier livre, Une initiation - Rwanda (1994-2016), publié aux Éditions du Seuil.

Quel regard porte l’historien de la Grande Guerre que vous êtes sur la situation présente ?

Stéphane Audoin-Rouzeau : J’ai le sentiment de me trouver plongé, soudainement et concrètement, dans mes objets d’étude ; de vivre, sur un mode évidemment très mineur, quelque chose de ce qu’a été la Grande Guerre – pour les civils naturellement, pas pour les combattants –, cette référence si présente aujourd’hui. La phrase la plus frappante d’Emmanuel Macron, lors de son second discours à Mulhouse, a été celle qui a été la moins relevée : « Ils ont des droits sur nous », pour parler des soignants. C’est le verbatim d’une phrase de Clemenceau pour parler des combattants français à la sortie de la guerre. La référence à la Grande Guerre est explicite, d’autant plus quand on sait que l’ancien directeur de la mission du Centenaire, Joseph Zimet, a rejoint l’équipe de communication de l’Élysée. De même, pour le « nous tiendrons ». « Tenir », c’est un mot de la Grande Guerre, il fallait que les civils « tiennent », que le front « tienne », il fallait « tenir » un quart d’heure de plus que l’adversaire…

Ce référent 14-18 est pour moi fascinant. Comme historien, je ne peux pas approuver cette rhétorique parce que pour qu’il y ait guerre, il faut qu’il y ait combat et morts violentes, à moins de diluer totalement la notion. Mais ce qui me frappe comme historien de la guerre, c’est qu’on est en effet dans un temps de guerre. D’habitude, on ne fait guère attention au temps, alors que c’est une variable extrêmement importante de nos expériences sociales. Le week-end d’avant le confinement, avec la perception croissante de la gravité de la situation, le temps s’est comme épaissi et on ne s’est plus focalisé que sur un seul sujet, qui a balayé tous les autres. De même, entre le 31 juillet et le 1er août 1914, le temps a changé. Ce qui était inconcevable la veille est devenu possible le lendemain.

Le propre du temps de guerre est aussi que ce temps devient infini. On ne sait pas quand cela va se terminer. On espère simplement – c’est vrai aujourd’hui comme pendant la Grande Guerre ou l’Occupation – que ce sera fini « bientôt ». Pour Noël 1914, après l’offensive de printemps de 1917, etc. C’est par une addition de courts termes qu’on entre en fait dans le long terme de la guerre. Si on nous avait dit, au début du confinement, que ce serait pour deux mois ou davantage, cela n’aurait pas été accepté de la même façon. Mais on nous a dit, comme pour la guerre, que c’était seulement un mauvais moment à passer. Pour la Grande Guerre, il me paraît évident que si l’on avait annoncé dès le départ aux acteurs sociaux que cela durerait quatre ans et demi et qu’il y aurait 1,4 million de morts, ils n’auraient pas agi de la même façon. Après la contraction du temps initiale, on est entré dans ce temps indéfini qui nous a fait passer dans une temporalité « autre », sans savoir quand elle trouvera son terme.

On parle déjà de déconfinement, est-ce une illusion comparable à ce qu’a été l’idée que la guerre serait bientôt terminée ?

Je suis fasciné par l’imaginaire de la « sortie » tel qu’il se manifeste aujourd’hui dans le cas du déconfinement, sur le même mode de déploiement déjà pendant la Grande Guerre. Face à une crise immense, ses contemporains ne semblent pas imaginer autre chose qu’une fermeture de la parenthèse temporelle. Cette fois, on imagine un retour aux normes et au « temps d’avant ». Alors, je sais bien que la valeur prédictive des sciences sociales est équivalente à zéro, mais l’histoire nous apprend quand même qu’après les grandes crises, il n’y a jamais de fermeture de la parenthèse. Il y aura un « jour d’après », certes, mais il ne ressemblera pas au jour d’avant. Je peux et je souhaite me tromper, mais je pense que nous ne reverrons jamais le monde que nous avons quitté il y a un mois.

Pourquoi concevoir une telle rupture alors que, précisément, on n’est pas dans un moment de brutalisation et de violence comparable à ce qu’a été la Grande Guerre ?

Je le dis en tant qu’historien et avec une franchise qui peut paraître brutale : l’ampleur du choc économique et social, mais aussi politique et moral, me paraît nous mener vers une période tout autre. Sur le plan politique, le conservateur que je suis se sent un peu comme un pacifiste à la fin du mois de juillet 1914, qui croit encore aux progrès de l’humanité, à l’entente entre les peuples, à la bonne volonté du gouvernement. Qui pense que les diverses internationales (catholique, protestante, ouvrière…) empêcheront la guerre, perçue comme une absurdité anachronique.

Aujourd’hui, peut-on croire comme avant à l’Union européenne, à la libre circulation des individus, des idées ou des biens, au recul continu des souverainetés nationales ? En une semaine, sont réapparus les Nations et leurs États, avec le sentiment que plus l’État-nation est puissant, mieux il s’en sort. C’est aussi l’heure des chefs : on écoutait de moins en moins les chefs d’État, me semble-t-il, et là, nous voici suspendus à leurs lèvres. Les germes d’une crise politique grave étaient déjà présents avant le Covid-19, mais je crains que demain, la crise politique soit terrible, avec une reddition des comptes potentiellement meurtrière pour la classe politique.

51edm9hkyblMais à cela, il faut ajouter, d’un point de vue plus anthropologique, les risques d’une crise morale comparable à celle qui s’est produite après chacune des deux guerres mondiales. La Première a été un choc pour l’idée de progrès, qui était consubstantielle à la République. La fameuse phrase de Paul Valéry, « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles », dit quelque chose de très profond sur l’effondrement de la croyance en un monde meilleur : un effondrement sans lequel on ne peut pas comprendre le développement des totalitarismes au cours de l’entre-deux-guerres. La Seconde Guerre mondiale a constitué un second choc anthropologique, non pas tellement par la prise de conscience de l’extermination des juifs d’Europe, bien plus tardive, mais avec l’explosion de la bombe atomique qui ouvrait la possibilité d’une autodestruction des sociétés humaines.

À mes yeux, nos sociétés subissent aujourd’hui un choc anthropologique de tout premier ordre. Elles ont tout fait pour bannir la mort de leurs horizons d’attente, elles se fondaient de manière croissante sur la puissance du numérique et les promesses de l’intelligence artificielle. Mais nous sommes rappelés à notre animalité fondamentale, au « socle biologique de notre humanité » comme l’appelait l’anthropologue Françoise Héritier. Nous restons des homo sapiens appartenant au monde animal, attaquables par des maladies contre lesquelles les moyens de lutte demeurent rustiques en regard de notre puissance technologique supposée : rester chez soi, sans médicament, sans vaccin… Est-ce très différent de ce qui se passait à Marseille pendant la peste de 1720 ?

Ce rappel incroyable de notre substrat biologique se double d’un autre rappel, celui de l’importance de la chaîne d’approvisionnement, déficiente pour les médicaments, les masques ou les tests, mais qui fonctionne pour l’alimentation, sans quoi ce serait très vite la dislocation sociale et la mort de masse. C’est une leçon d’humilité dont sortiront peut-être, à terme, de bonnes choses, mais auparavant, il va falloir faire face à nos dénis.

De même qu’on avait prévu la Grande Guerre, on avait prévu la possibilité d’une grande pandémie. Par exemple, le Livre blanc de la Défense de 2008 inscrivait déjà les pandémies comme une des menaces à envisager. Mais, comme pour la guerre, il existe toujours une dissonance cognitive entre l’événement imaginé et l’événement qui survient. Ce dernier ne correspond jamais à ce que l’on avait prévu. Ceci nous a rendu incapables de profiter des capacités d’anticipation dont nous pensions disposer.

Même si, comme chercheur, je trouve que ce confinement généralisé et interminable constitue une expérience sociale du plus haut intérêt, je crains donc que nous devions nous préparer à une sortie de temps de guerre très difficile.

De quoi dépendra que l’après soit plus difficile ou porteur d’espoir ?

Cela dépendra sans doute des modalités de la « victoire ». Je pense qu’il y aura victoire, car le virus a vocation à s’éteindre, comme s’est éteint celui de la grippe espagnole en 1918-1919. Mais le virus disparaîtra-t-il « naturellement » ou sera-t-il vaincu par nos capacités techniques et organisationnelles ? Et quel sera le prix de la victoire ? Si le bilan est très lourd, je crains alors que l’après-coup ne soit terrible. À cela s’ajoute le fait que certaines régions du monde pourront avoir le sentiment d’avoir vaincu la maladie, tandis que d’autres seront défaites, je pense notamment aux pays les plus pauvres.

Pendant la Première Guerre mondiale en France, on n’imaginait pas vraiment le monde de l’après-guerre. Il fallait gagner, refermer la parenthèse, et puis « l’Allemagne paierait ». Pendant la Seconde Guerre mondiale, les choses ont été différentes puisque la construction de la société d’après-guerre a commencé bien avant que les combats ne se terminent.

Cette fois, on a le plus grand mal à penser « l’après », même si on s’y essaie, parce qu’on sait qu’on ne sera pas débarrassés de ce type de pandémie, même une fois la vague passée. On redoutera la suivante. Or, rappelons que le Covid-19 a jusqu’ici une létalité faible par rapport au Sras ou à Ebola. Mais imaginons qu’au lieu de frapper particulièrement les plus âgés, il ait atteint en priorité les enfants ?… Nos sociétés se trouveraient déjà en situation de dislocation sociale majeure.

Je suis, au fond, frappé par la prégnance de la dimension tragique de la vie sociale telle qu’elle nous rattrape aujourd’hui, comme jamais elle ne nous avait rattrapés jusqu’ici en Europe depuis 1945. Cette confrontation à la part d’ombre, on ne peut savoir comment les sociétés et leurs acteurs vont y répondre. Ils peuvent s’y adapter tant bien que mal, mieux qu’on ne le pense en tout cas, ou bien l’inverse.

Je reste sidéré, d’un point de vue anthropologique, par l’acceptation, sans beaucoup de protestations me semble-t-il, des modalités d’accompagnement des mourants du Covid-19 dans les Ehpad. L’obligation d’accompagnement des mourants, puis des morts, constitue en effet une caractéristique fondamentale de toutes les sociétés humaines. Or, il a été décidé que des personnes mourraient sans l’assistance de leurs proches, et que ce non-accompagnement se poursuivrait pour partie lors des enterrements, réduits au minimum. Pour moi, c’est une transgression anthropologique majeure qui s’est produite quasiment « toute seule ». Alors que si on nous avait proposé cela il y a deux mois, on se serait récriés en désignant de telles pratiques comme inhumaines et inacceptables. Je ne m’insurge pas davantage que les autres. Je dis simplement que devant le péril, en très peu de temps, les seuils de tolérance se sont modifiés à une vitesse très impressionnante, au rythme de ce qu’on a connu pendant les guerres. Cela semble indiquer que quelque chose de très profond se joue en ce moment dans le corps social.

L’ouvrage que vous aviez dirigé avec Christophe Prochasson en 2008, intitulé Sortir de la Grande Guerre (Tallandier), montrait notamment que la sortie de guerre n’avait pas le même sens dans chaque pays. Pensez-vous que dans un monde confronté au coronavirus, la sortie du confinement sera très différente selon les pays ?

Nous ne sommes pas dans le même type d’événement. En 1918, il y avait des vainqueurs et des vaincus, des nations humiliées et d’autres triomphantes. Mais la gestion différentielle de la crise peut entraîner une dissociation qu’on voit déjà se profiler en pointillé. Entre les États qui s’en seront relativement bien sortis, comme peut-être l’Allemagne, et ceux qui auront été touchés de plein fouet, à l’instar de l’Italie. Entre les États qui se seront organisés en supprimant les libertés publiques, comme la Hongrie, et ceux qui auront essayé de les maintenir au moins en partie.

Peut-on aussi imaginer des changements de statut selon les professions confrontées très inégalement à la crise ?

La reprise de la phrase de Georges Clemenceau par Emmanuel Macron était discutable, mais elle dit quelque chose de vrai : les soignants vont sortir de là un peu comme les poilus en 1918-1919, avec une aura d’autant plus forte que les pertes seront là pour attester leur sacrifice. Le sacrifice, par définition, c’est ce qui rend sacré. On peut donc tout à fait imaginer la sacralisation de certaines professions très exposées, et une démonétisation de beaucoup d’autres (les métiers universitaires, par exemple ?). En termes de capital symbolique, comme aurait dit Bourdieu, les statuts sociaux vont se trouver modifiés. Pour parler de mon domaine, les sciences sociales, il se peut que des domaines entiers se trouvent démonétisés et que d’autres émergent, avec une nouvelle hiérarchie des centres d’intérêt et des priorités. Il n’est malheureusement guère possible de donner des exemples, car les sciences sociales sont dénuées de toute capacité prédictive y compris dans le champ qui leur est propre !

Peut-on déterminer la durée d’une sortie de crise ou d’une sortie de guerre ?

Il ne me semble pas. La notion d’après-guerre suggérait une date déterminant un avant et un après : l’armistice du 11 novembre par exemple ou le traité de Versailles de juin 1919. Mais la notion de « sortie de guerre », plus riche, suggère en réalité un glissement. À la limite, on peut ne jamais sortir complètement d’un événement guerrier… Certaines en sortent, d’autres pas. On peut faire l’hypothèse que les sociétés française et britannique, par exemple, ne sont jamais sorties complètement de la mort de masse du premier conflit mondial. La notion de sortie de guerre suggère une direction, pas un segment chronologique avec un début et une fin. N’en sera-t-il pas de même pour une « sortie de pandémie » dont on ne peut connaître ni les effets ni la durée ?

Est-ce que, dès le début de la Grande Guerre, les responsabilités ont été recherchées, comme elles le sont aujourd’hui ?

Pas vraiment. En raison de l’Union sacrée, l’inventaire des erreurs commises a été remis à plus tard. Cette fois, on sent bien qu’il y aura inventaire, mais on s’accorde globalement pour estimer qu’il n’est pas temps de le dresser au cœur de l’action. Mais « l’Union sacrée », selon l’expression du président Poincaré, le 4 août 1914, n’est qu’une suspension du combat politique. Elle ne consiste pas à dire qu’il n’existe plus d’affrontement, mais que chaque acteur a intérêt à y renoncer momentanément tout en pensant, plus tard, ramasser la mise.

De ce point de vue, les accusations actuelles me semblent n’être rien par rapport à ce qui va suivre. À la sortie, le combat politique a de bonnes chances d’être plus impitoyable que jamais, d’autant qu’on ne manquera pas de déclarations imprudentes et de décisions malvenues pour alimenter la machine. Rappelons au passage qu’en France, les unions sacrées s’achèvent en général en profitant aux droites, voire à l’extrême droite. Cette seconde hypothèse, je la redoute beaucoup pour notre pays.

21 avril 2020

Edgar Morin

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Edgar Morin : « Cette crise nous pousse à nous interroger sur notre mode de vie, sur nos vrais besoins masqués dans les aliénations du quotidien »

Dans un entretien au « Monde », le sociologue et philosophe estime que la course à la rentabilité comme les carences dans notre mode de pensée sont responsables d’innombrables désastres humains causés par la pandémie de Covid-19.

Edgar Morin, sociologue et philosophe, à Montpellier (Hérault), en janvier 2019. OLIVIER METZGER POUR « LE MONDE »

Né en 1921, ancien résistant, sociologue et philosophe, penseur transdisciplinaire et indiscipliné, docteur honoris causa de trente-quatre universités à travers le monde, Edgar Morin est, depuis le 17 mars, confiné dans son appartement montpelliérain en compagnie de sa femme, la sociologue Sabah Abouessalam.

C’est depuis la rue Jean-Jacques Rousseau, où il réside, que l’auteur de La Voie (2011) et de Terre-Patrie (1993), qui a récemment publié Les souvenirs viennent à ma rencontre (Fayard, 2019), ouvrage de plus de 700 pages au sein duquel l’intellectuel se remémore avec profondeur les histoires, rencontres et « aimantations » les plus fortes de son existence, redéfinit un nouveau contrat social, se livre à quelques confessions et analyse une crise globale qui le « stimule énormément ».

La pandémie due à cette forme de coronavirus était-elle prévisible ?

Toutes les futurologies du XXe siècle qui prédisaient l’avenir en transportant sur le futur les courants traversant le présent se sont effondrées. Pourtant, on continue à prédire 2025 et 2050 alors qu’on est incapable de comprendre 2020. L’expérience des irruptions de l’imprévu dans l’histoire n’a guère pénétré les consciences. Or, l’arrivée d’un imprévisible était prévisible, mais pas sa nature. D’où ma maxime permanente : « Attends-toi à l’inattendu. »

De plus, j’étais de cette minorité qui prévoyait des catastrophes en chaîne provoquées par le débridement incontrôlé de la mondialisation techno-économique, dont celles issues de la dégradation de la biosphère et de la dégradation des sociétés. Mais je n’avais nullement prévu la catastrophe virale.

Il y eut pourtant un prophète de cette catastrophe : Bill Gates, dans une conférence d’avril 2012, annonçant que le péril immédiat pour l’humanité n’était pas nucléaire, mais sanitaire. Il avait vu dans l’épidémie d’Ebola, qui avait pu être maîtrisée assez rapidement par chance, l’annonce du danger mondial d’un possible virus à fort pouvoir de contamination, il exposait les mesures de prévention nécessaires, dont un équipement hospitalier adéquat. Mais, en dépit de cet avertissement public, rien ne fut fait aux Etats-Unis ni ailleurs. Car le confort intellectuel et l’habitude ont horreur des messages qui les dérangent.

Comment expliquer l’impréparation française ?

Dans beaucoup de pays, dont la France, la stratégie économique des flux tendus, remplaçant celle du stockage, a laissé notre dispositif sanitaire dépourvu en masques, instruments de tests, appareils respiratoires ; cela joint à la doctrine libérale commercialisant l’hôpital et réduisant ses moyens a contribué au cours catastrophique de l’épidémie.

Face à quelle sorte d’imprévu cette crise nous met-elle ?

Cette épidémie nous apporte un festival d’incertitudes. Nous ne sommes pas sûrs de l’origine du virus : marché insalubre de Wuhan ou laboratoire voisin, nous ne savons pas encore les mutations que subit ou pourra subir le virus au cours de sa propagation. Nous ne savons pas quand l’épidémie régressera et si le virus demeurera endémique. Nous ne savons pas jusqu’à quand et jusqu’à quel point le confinement nous fera subir empêchements, restrictions, rationnement. Nous ne savons pas quelles seront les suites politiques, économiques, nationales et planétaires de restrictions apportées par les confinements. Nous ne savons pas si nous devons en attendre du pire, du meilleur, un mélange des deux : nous allons vers de nouvelles incertitudes.

Cette crise sanitaire planétaire est-elle une crise de la complexité ?

Les connaissances se multiplient de façon exponentielle, du coup, elles débordent notre capacité de nous les approprier, et surtout elles lancent le défi de la complexité : comment confronter, sélectionner, organiser ces connaissances de façon adéquate en les reliant et en intégrant l’incertitude. Pour moi, cela révèle une fois de plus la carence du mode de connaissance qui nous a été inculqué, qui nous fait disjoindre ce qui est inséparable et réduire à un seul élément ce qui forme un tout à la fois un et divers. En effet, la révélation foudroyante des bouleversements que nous subissons est que tout ce qui semblait séparé est relié, puisqu’une catastrophe sanitaire catastrophise en chaîne la totalité de tout ce qui est humain.

« Dans l’inconnu, tout progresse par essais et erreurs ainsi que par innovations déviantes d’abord incomprises et rejetées. Telle est l’aventure thérapeutique contre les virus »

Il est tragique que la pensée disjonctive et réductrice règne en maîtresse dans notre civilisation et tienne les commandes en politique et en économie. Cette formidable carence a conduit à des erreurs de diagnostic, de prévention, ainsi qu’à des décisions aberrantes. J’ajoute que l’obsession de la rentabilité chez nos dominants et dirigeants a conduit à des économies coupables comme pour les hôpitaux et l’abandon de la production de masques en France. A mon avis, les carences dans le mode de pensée, jointes à la domination incontestable d’une soif effrénée de profit, sont responsables d’innombrables désastres humains dont ceux survenus depuis février 2020.

edgar morin

Nous avions une vision unitaire de la science. Or, les débats épidémiologiques et les controverses thérapeutiques se multiplient en son sein. La science biomédicale est-elle devenue un nouveau champ de bataille ?

Il est plus que légitime que la science soit convoquée par le pouvoir pour lutter contre l’épidémie. Or, les citoyens, d’abord rassurés, surtout à l’occasion du remède du professeur Raoult, découvrent ensuite des avis différents et même contraires. Des citoyens mieux informés découvrent que certains grands scientifiques ont des relations d’intérêt avec l’industrie pharmaceutique dont les lobbys sont puissants auprès des ministères et des médias, capables d’inspirer des campagnes pour ridiculiser les idées non conformes.

Souvenons-nous du professeur Montagnier qui, contre pontifes et mandarins de la science, fut, avec quelques autres, le découvreur du VIH, le virus du sida. C’est l’occasion de comprendre que la science n’est pas un répertoire de vérités absolues (à la différence de la religion) mais que ses théories sont biodégradables sous l’effet de découvertes nouvelles. Les théories admises tendent à devenir dogmatiques dans les sommets académiques, et ce sont des déviants, de Pasteur à Einstein en passant par Darwin, et Crick et Watson, les découvreurs de la double hélice de l’ADN, qui font progresser les sciences. C’est que les controverses, loin d’être anomalies, sont nécessaires à ce progrès. Une fois de plus, dans l’inconnu, tout progresse par essais et erreurs ainsi que par innovations déviantes d’abord incomprises et rejetées. Telle est l’aventure thérapeutique contre les virus. Des remèdes peuvent apparaître là où on ne les attendait pas.

La science est ravagée par l’hyperspécialisation, qui est la fermeture et la compartimentation des savoirs spécialisés au lieu d’être leur communication. Et ce sont surtout des chercheurs indépendants qui ont établi dès le début de l’épidémie une coopération qui maintenant s’élargit entre infectiologues et médecins de la planète. La science vit de communications, toute censure la bloque. Aussi nous devons voir les grandeurs de la science contemporaine en même temps que ses faiblesses.

Dans quelle mesure peut-on tirer parti de la crise ?

Dans mon essai Sur la crise (Flammarion), j’ai tenté de montrer qu’une crise, au-delà de la déstabilisation et de l’incertitude qu’elle apporte, se manifeste par la défaillance des régulations d’un système qui, pour maintenir sa stabilité, inhibe ou refoule les déviances (feed-back négatif). Cessant d’être refoulées, ces déviances (feed-back positif) deviennent des tendances actives qui, si elles se développent, menacent de plus en plus de dérégler et de bloquer le système en crise. Dans les systèmes vivants et surtout sociaux, le développement vainqueur des déviances devenues tendances va conduire à des transformations, régressives ou progressives, voire à une révolution.

« En somme, un minuscule virus dans une ville ignorée de Chine a déclenché le bouleversement d’un monde »

La crise dans une société suscite deux processus contradictoires. Le premier stimule l’imagination et la créativité dans la recherche de solutions nouvelles. Le second est soit la recherche du retour à une stabilité passée, soit l’adhésion à un salut providentiel, ainsi que la dénonciation ou l’immolation d’un coupable. Ce coupable peut avoir fait les erreurs qui ont provoqué la crise, ou il peut être un coupable imaginaire, bouc émissaire qui doit être éliminé.

Effectivement, des idées déviantes et marginalisées se répandent pêle-mêle : retour à la souveraineté, Etat-providence, défense des services publics contre privatisations, relocalisations, démondialisation, anti-néolibéralisme, nécessité d’une nouvelle politique. Des personnalités et des idéologies sont désignées comme coupables.

Et nous voyons aussi, dans la carence des pouvoirs publics, un foisonnement d’imaginations solidaires : production alternative au manque de masques par entreprise reconvertie ou confection artisanale, regroupement de producteurs locaux, livraisons gratuites à domicile, entraide mutuelle entre voisins, repas gratuits aux sans-abri, garde des enfants ; de plus, le confinement stimule les capacités auto-organisatrices pour remédier par lecture, musique, films à la perte de liberté de déplacement. Ainsi, autonomie et inventivité sont stimulées par la crise.

Assiste-t-on à une véritable prise de conscience de l’ère planétaire ?

J’espère que l’exceptionnelle et mortifère épidémie que nous vivons nous donnera la conscience non seulement que nous sommes emportés à l’intérieur de l’incroyable aventure de l’Humanité, mais aussi que nous vivons dans un monde à la fois incertain et tragique. La conviction que la libre concurrence et la croissance économiques sont panacées sociales universelles escamote la tragédie de l’histoire humaine que cette conviction aggrave.

La folie euphorique du transhumanisme porte au paroxysme le mythe de la nécessité historique du progrès et celui de la maîtrise par l’homme non seulement de la nature, mais aussi de son destin, en prédisant que l’homme accédera à l’immortalité et contrôlera tout par l’intelligence artificielle. Or, nous sommes des joueurs/joués, des possédants/possédés, des puissants/débiles. Si nous pouvons retarder la mort par vieillissement, nous ne pourrons jamais éliminer les accidents mortels où nos corps seront écrabouillés, nous ne pourrons jamais nous défaire des bactéries et des virus qui sans cesse s’automodifient pour résister aux remèdes, antibiotiques, antiviraux, vaccins.

La pandémie n’a-t-elle pas accentué le repli domestique et la fermeture géopolitique ?

L’épidémie mondiale du virus a déclenché et, chez nous, aggravé terriblement une crise sanitaire qui a provoqué des confinements asphyxiant l’économie, transformant un mode de vie extraverti sur l’extérieur à une introversion sur le foyer, et mettant en crise violente la mondialisation. Cette dernière avait créé une interdépendance mais sans que cette interdépendance soit accompagnée de solidarité. Pire, elle avait suscité, en réaction, des confinements ethniques, nationaux, religieux qui se sont aggravés dans les premières décennies de ce siècle.

Dès lors, faute d’institutions internationales et même européennes capables de réagir avec une solidarité d’action, les Etats nationaux se sont repliés sur eux-mêmes. La République tchèque a même volé au passage des masques destinés à l’Italie, et les Etats-Unis ont pu détourner pour eux un stock de masques chinois initialement destinés à la France. La crise sanitaire a donc déclenché un engrenage de crises qui se sont concaténées. Cette polycrise ou mégacrise s’étend de l’existentiel au politique en passant par l’économie, de l’individuel au planétaire en passant par familles, régions, Etats. En somme, un minuscule virus dans une ville ignorée de Chine a déclenché le bouleversement d’un monde.

Quels sont les contours de cette déflagration mondiale ?

En tant que crise planétaire, elle met en relief la communauté de destin de tous les humains en lien inséparable avec le destin bio-écologique de la planète Terre ; elle met simultanément en intensité la crise de l’humanité qui n’arrive pas à se constituer en humanité. En tant que crise économique, elle secoue tous les dogmes gouvernant l’économie et elle menace de s’aggraver en chaos et pénuries dans notre avenir. En tant que crise nationale, elle révèle les carences d’une politique ayant favorisé le capital au détriment du travail, et sacrifié prévention et précaution pour accroître la rentabilité et la compétitivité. En tant que crise sociale, elle met en lumière crue les inégalités entre ceux qui vivent dans de petits logements peuplés d’enfants et parents, et ceux qui ont pu fuir pour leur résidence secondaire au vert.

« En tant que crise existentielle, elle nous pousse à nous interroger sur nos vrais besoins, nos vraies aspirations masquées dans les aliénations de la vie quotidienne »

En tant que crise civilisationnelle, elle nous pousse à percevoir les carences en solidarité et l’intoxication consumériste qu’a développées notre civilisation, et nous demande de réfléchir pour une politique de civilisation (Une politique de civilisation, avec Sami Naïr, Arléa 1997). En tant que crise intellectuelle, elle devrait nous révéler l’énorme trou noir dans notre intelligence, qui nous rend invisibles les évidentes complexités du réel.

En tant que crise existentielle, elle nous pousse à nous interroger sur notre mode de vie, sur nos vrais besoins, nos vraies aspirations masquées dans les aliénations de la vie quotidienne, faire la différence entre le divertissement pascalien qui nous détourne de nos vérités et le bonheur que nous trouvons à la lecture, l’écoute ou la vision des chefs-d’œuvre qui nous font regarder en face notre destin humain. Et surtout, elle devrait ouvrir nos esprits depuis longtemps confinés sur l’immédiat, le secondaire et le frivole, sur l’essentiel : l’amour et l’amitié pour notre épanouissement individuel, la communauté et la solidarité de nos « je » dans des « nous », le destin de l’Humanité dont chacun de nous est une particule. En somme, le confinement physique devrait favoriser le déconfinement des esprits.

Qu’est-ce que le confinement ? Et comment le vivez-vous ?

L’expérience du confinement domiciliaire durable imposé à une nation est une expérience inouïe. Le confinement du ghetto de Varsovie permettait à ses habitants d’y circuler. Mais le confinement du ghetto préparait la mort et notre confinement est une défense de la vie.

Je l’ai supporté dans des conditions privilégiées, appartement rez-de-chaussée avec jardin où j’ai pu au soleil me réjouir de l’arrivée du printemps, très protégé par Sabah, mon épouse, doté d’aimables voisins faisant nos courses, communiquant avec mes proches, mes aimés, mes amis, sollicité par presse, radio ou télévision pour donner mon diagnostic, ce que j’ai pu faire par Skype. Mais je sais que, dès le début, les trop nombreux en logement exigu supportent mal le surpeuplement, que les solitaires et surtout les sans-abri sont des victimes du confinement.

Quels peuvent être les effets d’un confinement prolongé ?

Je sais qu’un confinement durable sera de plus en plus vécu comme un empêchement. Les vidéos ne peuvent durablement remplacer la sortie au cinéma, les tablettes ne peuvent remplacer durablement les visites au libraire. Les Skype et Zoom ne donnent pas le contact charnel, le tintement du verre qu’on trinque. La nourriture domestique, même excellente, ne supprime pas le désir de restaurant. Les films documentaires ne supprimeront pas l’envie d’aller sur place voir paysages, villes et musées, ils ne m’enlèveront pas le désir de retrouver l’Italie et l’Espagne. La réduction à l’indispensable donne aussi la soif du superflu.

J’espère que l’expérience du confinement modérera la bougeotte compulsive, l’évasion à Bangkok pour ramener des souvenirs à raconter aux amis, j’espère qu’il contribuera à diminuer le consumérisme c’est-à-dire l’intoxication consommatrice et l’obéissance a l’incitation publicitaire, au profit d’aliments sains et savoureux, de produits durables et non jetables. Mais il faudra d’autres incitations et de nouvelles prises de conscience pour qu’une révolution s’opère dans ce domaine. Toutefois, il y a espoir que la lente évolution commencée s’accélère.

Que sera, selon vous, ce que l’on appelle « le monde d’après » ?

Tout d’abord que garderons-nous, nous citoyens, que garderont les pouvoirs publics de l’expérience du confinement ? Une partie seulement ? Tout sera-t-il oublié, chloroformé ou folklorisé ? Ce qui semble très probable est que la propagation du numérique, amplifiée par le confinement (télétravail, téléconférences, Skype, usages intensifs d’Internet), continuera avec ses aspects à la fois négatifs et positifs qu’il n’est pas du propos de cette interview d’exposer.

Venons-en à l’essentiel. La sortie du confinement sera-t-elle commencement de sortie de la méga-crise ou son aggravation ? Boom ou dépression ? Enorme crise économique ? Crise alimentaire mondiale ? Poursuite de la mondialisation ou repli autarcique ?

« Après confinement, y aura-t-il un nouvel essor de vie conviviale et aimante vers une civilisation où se déploie la poésie de la vie, où le « je » s’épanouit dans un « nous » ?

Quel sera l’avenir de la mondialisation ? Le néolibéralisme ébranlé reprendra-t-il les commandes ? Les nations géantes s’opposeront-elles plus que par le passé ? Les conflits armés, plus ou moins atténués par la crise, s’exaspéreront-ils ? Y aura-t-il un élan international salvateur de coopération ? Y aura-t-il quelque progrès politique, économique, social, comme il y en eut peu après la seconde guerre mondiale ? Est-ce que se prolongera et s’intensifiera le réveil de solidarité provoqué pendant le confinement, non seulement pour les médecins et infirmières, mais aussi pour les derniers de cordée, éboueurs, manutentionnaires, livreurs, caissières, sans qui nous n’aurions pu survivre alors que nous avons pu nous passer de Medef et de CAC 40 ? Les pratiques solidaires innombrables et dispersées d’avant épidémie s’en trouveront-elles amplifiées ? Les déconfinés reprendront-ils le cycle chronométré, accéléré, égoïste, consumériste ? Ou bien y aura-t-il un nouvel essor de vie conviviale et aimante vers une civilisation où se déploie la poésie de la vie, où le « je » s’épanouit dans un « nous » ?

On ne peut savoir si, après confinement, les conduites et idées novatrices vont prendre leur essor, voire révolutionner politique et économie, ou si l’ordre ébranlé se rétablira.

Nous pouvons craindre fortement la régression généralisée qui s’effectuait déjà au cours des vingt premières années de ce siècle (crise de la démocratie, corruption et démagogie triomphantes, régimes néo-autoritaires, poussées nationalistes, xénophobes, racistes).

Toutes ces régressions (et au mieux stagnations) sont probables tant que n’apparaîtra la nouvelle voie politique-écologique-économique-sociale guidée par un humanisme régénéré. Celle-ci multiplierait les vraies réformes, qui ne sont pas des réductions budgétaires, mais qui sont des réformes de civilisation, de société, liées à des réformes de vie.

Elle associerait (comme je l’ai indiqué dans La Voie) les termes contradictoires : « mondialisation » (pour tout ce qui est coopération) et « démondialisation » (pour établir une autonomie vivrière sanitaire et sauver les territoires de la désertification) ; « croissance » (de l’économie des besoins essentiels, du durable, de l’agriculture fermière ou bio) et « décroissance » (de l’économie du frivole, de l’illusoire, du jetable) ; « développement » (de tout ce qui produit bien-être, santé, liberté) et « enveloppement » (dans les solidarités communautaires).

Vous connaissez les questions kantiennes – Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que m’est-il permis d’espérer ? Qu’est-ce que l’homme ? –, qui ont été et demeurent celles de votre vie. Quelle attitude éthique doit-on adopter devant l’imprévu ?

L’après-épidémie sera une aventure incertaine où se développeront les forces du pire et celles du meilleur, ces dernières étant encore faibles et dispersées. Sachons enfin que le pire n’est pas sûr, que l’improbable peut advenir, et que, dans le titanesque et inextinguible combat entre les ennemis inséparables que sont Eros et Thanatos, il est sain et tonique de prendre le parti d’Eros.

Votre mère, Luna, a elle-même été atteinte de la grippe espagnole. Et le traumatisme prénatal qui ouvre votre dernier livre tend à montrer qu’il vous a donné une force de vie, une extraordinaire capacité de résister à la mort. Sentez-vous toujours cet élan vital au cœur même de cette crise mondiale ?

La grippe espagnole a donné à ma mère une lésion au cœur et la consigne médicale de ne pas faire d’enfants. Elle a tenté deux avortements, le second a échoué, mais l’enfant est né quasi mort asphyxié, étranglé par le cordon ombilical. J’ai peut-être acquis in utero des forces de résistance qui me sont restées toute ma vie, mais je n’ai pu survivre qu’avec l’aide d’autrui, le gynéco qui m’a giflé une demi-heure avant que je pousse mon premier cri, ensuite la chance pendant la Résistance, l’hôpital (hépatite, tuberculose), Sabah, ma compagne et épouse. Il est vrai que « l’élan vital » ne m’a pas quitté ; il s’est même accru pendant la crise mondiale. Toute crise me stimule, et celle-là, énorme, me stimule énormément.

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