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Jours tranquilles à Paris
20 avril 2020

Chronique - En mode confinés : les charentaises

charentaises 22

Par Marc Beaugé, Magazine

La résistance au Covid-19 passe d’abord par une assignation à résidence. Attention, toutefois, en ces temps incertains, nous rappelle notre chroniqueur, de ne pas sacrifier l’élégance la plus élémentaire.

En cette interminable période de confinement, alors que chacun tente de se rendre utile à la marche du pays, et à son redressement futur, nous voilà bien penaud, avec nos polaires, nos robes de chambre en soie, nos pyjamas, nos joggings et nos sempiternels question­nements vestimentaires. Comment aider la patrie ? Que faire quand on ne possède aucun talent médical, qu’on ne comprend rien à l’hydroxychloroquine, qu’on ne sait pas coudre de masques et qu’on ne peut pas solliciter les dons de notre communauté sur les réseaux sociaux, pour la simple et bonne raison qu’on n’a pas de communauté ?

Après moult réflexions, nous avons fini par trouver une piste. Elle se trouve même, depuis quelques jours, à nos pieds. Gonflé à bloc par les discours volontaristes du ministre de l’économie, Bruno Le Maire, nous voici lancé, depuis notre canapé, dans une ambitieuse campagne de réhabilitation de la charentaise, et par là même de l’appareil industriel français. Comment ne pas s’émouvoir du désamour que connaît ce monument du patrimoine ­vestimentaire français depuis plusieurs années ?

Longtemps prisées des valets

Créée à Rochefort, dans les Charentes, à la fin du XVIIe siècle, à partir des chutes de feutres utilisés pour la fabrication d’uniformes militaires, puis popularisée au début du XXe siècle par un certain Dr Jeva, la charentaise se meurt, et avec elle de nombreuses usines telle La Manufacture charentaise, close depuis plusieurs mois. Le coup est rude d’un point de vue économique. Depuis quelques jours, nous constatons aussi qu’il l’est aussi en termes de confort de vie.

Les charentaises, longtemps glissées à l’intérieur des sabots pour rendre ceux-ci moins douloureux, permettent de marcher, jusqu’au frigo notamment, en toute volupté et mollesse. En toute discrétion aussi. De fait, les charentaises furent longtemps prisées des valets car elles leur permettaient de se déplacer dans la demeure de leur maître sans les déranger. Un temps, elles héritèrent même du surnom de « ­silencieuses ». En période de confinement, au regard de l’irascibilité des voisins du dessous, mais aussi de ­l’inquiétude de notre moitié au sujet de notre ceinture abdominale, ce n’est évidemment pas un détail.

Confort retrouvé

Installé sur notre canapé, les pieds au chaud, nous voilà donc occupé à rêver de cette injustice réparée, de ce confort retrouvé, de ce patrimoine réhabilité, de ces usines rouvertes et de ces salariés de nouveau appliqués sur les postes de travail, équipés de gants, de masque, de blouse, mais surtout d’une fiche de paie. Comment la France ne pourrait-elle pas s’enflammer rapidement pour le retour de la charentaise ? La réponse à la question arrivera malheureusement très bientôt, en un coup d’œil vers nos pieds. A force de ne pas les sentir ni les entendre, nous avons presque omis de regarder nos charentaises. Et disons-le : elles font quand même un drôle de pied…

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20 avril 2020

Enquête - Comment le regard de l’homme a évolué face aux grandes épidémies

Par Anne Chemin

Dans la Bible comme au Moyen Age, les crises épidémiques étaient considérées comme des châtiments divins. Face au coronavirus, la lecture scientifique, née au XVIIIe siècle, triomphe, mais en remettant au goût du jour un langage métaphorique sur les « signes » d’alerte envoyés par la nature.

Les épidémies sont de redoutables ennemies : le mal est invisible mais il est souvent plus meurtrier qu’un conflit armé – la grippe espagnole de 1918-1919 a fait plus de victimes que la première guerre mondiale. Le coronavirus n’échappe pas à la règle : la « plus petite des créatures de la Terre », selon le mot du philosophe Emanuele Coccia, cloître à domicile la plus grande partie de l’humanité et tue sans crier gare les plus fragiles. Le virus « échappe totalement à notre prise », résume Patrick Zylberman, professeur émérite d’histoire de la santé à l’Ecole des hautes études en santé publique : il peut s’attaquer à n’importe qui, n’importe quand, n’importe où.

Comment comprendre de tels cataclysmes ? Comment décrypter de telles tragédies ? Les scientifiques du XXIe siècle séquencent des génomes et multiplient les essais cliniques, mais pendant des siècles, les hommes ont eu une tout autre lecture du mal : ils l’ont considéré comme un châtiment divin. « Dès que nous abordons l’une de ces épidémies massives d’où se lève la vision d’une multitude de corps souffrants ou sans vie, nous pénétrons dans une atmosphère de terreur religieuse, plus ou moins alourdie d’un sentiment de culpabilité diffuse », constatait Alice Gervais, en 1964, dans le Bulletin de l’Association Guillaume Budé sur l’Antiquité.

Parce que les grandes épidémies anéantissent subitement des dizaines de milliers de vies, parce qu’elles sont longtemps restées indéchiffrables à des sociétés qui ignoraient tout des mécanismes de la contagion, les hommes leur prêtaient une signification théologique : sous l’Antiquité comme au Moyen Age, ils y ont vu un message des astres, de la nature ou des puissances divines. Les épidémies sont de « grands personnages de l’histoire », selon l’expression de l’historien Bartolomé Bennassar (1929-2018) : elles ont, pendant des siècles, fait l’objet de récits, de croyances, de mythologies et de légendes.

La peste, dès la Bible et « L’Illiade »

Dans la Bible, le IIe livre de Samuel raconte ainsi la punition que le Seigneur inflige à David : parce que le roi d’Israël fait preuve d’orgueil en ordonnant le recensement de son peuple, Dieu lui annonce, par la voix du prophète Gad, qu’il a le choix entre trois châtiments – sept ans de famine, trois mois de fuite devant ses ennemis ou trois jours de peste. « Choisis-en un et c’est de lui que je te frapperai », avertit le Seigneur. David, qui préfère tomber entre les mains de l’Eternel qu’entre les mains des hommes, élit la peste. De Dan à Beersheba, conclut le livre de Samuel, 70 000 hommes perdent la vie.

Dans L’Illiade, l’épidémie qui s’abat sur les Grecs après l’enlèvement, par Agamemnon, de la fille d’un prêtre d’Apollon, est, elle aussi, le signe de la fureur des dieux. Courroucé par le comportement du roi, Apollon envoie la peste chez les Achéens. « Les bûchers funèbres, sans relâche, brûlent alors par centaines », écrit Homère. Dans Œdipe roi, de Sophocle, une peste d’origine divine s’abat sur Thèbes après le meurtre du roi Laïos par son fils Œdipe. « Nulle pitié ne va à ses fils gisant sur le sol : ils portent la mort à leur tour, personne ne gémit sur eux. Epouses, mères aux cheveux blancs, toutes, de partout, affluent au pied des autels, suppliantes, pleurant leurs atroces souffrances. »

Beaucoup d’hommes du Moyen Age ont sans doute ces récits de châtiments divins en tête lorsque la Peste noire débarque en Europe, en 1347. « Du XIVe au XVIIIe siècle, la France connaît quatre siècles de peste quasi ininterrompue, raconte l’historien Patrice Bourdelais, auteur des Epidémies terrassées. Une histoire de pays riches (La Martinière, 2003). La menace revient tous les dix ou vingt ans. Les pertes sont telles que certains villages sont rayés de la carte. » Le quart, voire la moitié des habitants du continent succombent à cette immense pandémie importée par les combattants mongols à partir de 1330.

La maladie frappe indistinctement les hommes et les femmes, les jeunes et les vieux, les malades et les bien portants, les riches et les pauvres. Selon l’historien Jean-Noël Biraben, auteur des hommes et la peste en France et dans les pays européens et méditerranéens (Mouton, 1976), tout homme de 25 ans a, pendant l’Ancien Régime, connu la peste au moins une fois dans sa vie. « Les gens mouraient sans serviteur et étaient ensevelis sans prêtre, écrit Guy de Chauliac (1298-1368), le médecin personnel des papes Clément VI, Innocent VI et Urbain V. Le père ne visitait pas son fils, ni le fils son père. La charité était morte et l’espérance abattue. »

Punition des péchés

Dès le début de l’épidémie, le roi de France, Philippe VI, interroge les sommités médicales de son royaume, mais l’université de Paris incrimine la corruption de l’air : nul ne connaît encore le germe de la peste, qui ne sera découvert qu’en 1894 par Alexandre Yersin. « Face à ce fléau, tous les traitements recommandés par les médecins se révèlent inopérants, constatent Stéphane Barry et Norbert Gualde dans « La peste noire dans l’Occident chrétien et musulman » (dans Epidémies et crises de mortalité du passé, Ausonius Editions, 2007). Les hommes de l’Art ne peuvent que constater leur impuissance. »

« LE DISCOURS DE L’ÉGLISE EST ALORS LE SEUL QUI SOIT CAPABLE DE DONNER À UN PHÉNOMÈNE INEXPLICABLE UNE SIGNIFICATION D’ORDRE SUPÉRIEUR »

Dans des mondes profondément religieux comme ceux du Moyen Age et de l’Ancien Régime, c’est donc vers Dieu que se tournent les victimes de ce mal mystérieux. Dans les sermons des prêtres comme dans les œuvres littéraires, dans les campagnes comme dans les villes, la peste est considérée comme un fléau divin destiné à châtier les hommes parce qu’ils se sont détournés des enseignements du Très-Haut. Pour l’écrivain italien Boccace, qui raconte en 1349, dans le Decameron, la retraite de dix jeunes Florentins pendant la peste noire, « Dieu, dans sa juste colère, a précipité [la peste] sur les hommes en punition de leurs crimes ».

Trois siècles plus tard, Jean de La Fontaine invoque, lui aussi, le « courroux » divin dans Les Animaux malades de la peste : ce fléau qui « répand la terreur », écrit-il, est un « mal que le Ciel en sa fureur inventa pour punir les crimes de la terre ». « Le discours de l’Eglise est alors le seul qui soit capable de donner à un phénomène inexplicable une signification d’ordre supérieur, analyse l’historienne Françoise Hildesheimer dans Fléaux et Société, de la Grande Peste au choléra, XIVe-XIXe siècle (Hachette Education, 1993). Le désordre biologique est par lui assimilé au mal et rapporté à la volonté divine de châtier l’humanité pécheresse. »

Si Dieu envoie la peste sur la Terre, avertit le prélat janséniste Nicolas Pavillon (1597-1677), c’est en effet pour punir les péchés « publics et scandaleux » – les blasphèmes, les jurements, l’adultère, le concubinage, la sensualité, l’excès de festins, la fréquentation de cabarets et la profanation des fêtes. « En fournissant la seule explication alors possible et efficace, la pédagogie de l’Eglise substitue une peur théologique à la peur irraisonnée et collective, poursuit Françoise Hildesheimer. Elle fait finalement œuvre consolante puisque la médiation ecclésiale et la pénitence permettent rachat et rédemption débouchant sur l’espérance du Salut. »

Puisque la peste est un châtiment divin, il faut en effet l’éloigner en accomplissant des gestes de foi. « Pour conjurer la malédiction et obtenir la grâce de Dieu, l’Eglise catholique organise des processions expiatoires, explique l’historien Patrice Bourdelais. Cette lecture chrétienne est aussi présente, selon certains historiens anglais, dans les mesures d’hygiène qui sont destinées à combattre la contagion : les autorités nettoient les lieux publics comme si elles voulaient purifier un lieu sacré. Elles reprennent aussi en main l’ordre sanitaire en séparant plus strictement les hommes et les animaux. »

La pénitence des flagellants

Dans cette atmosphère « apocalyptique et millénariste », selon le mot de Jacques Le Goff et Jean-Noël Biraben, les fidèles se tournent vers des figures protectrices comme saint Sébastien et saint Roch, un pèlerin du XIVe siècle qui aurait survécu à la peste avant de mourir en prison. Pour apaiser la colère divine, la ville de Rouen interdit les jeux, la boisson et les jurons, tandis que les territoires de la couronne d’Aragon prohibent le travail du dimanche et les vêtements ostentatoires. L’Eglise organise des pèlerinages, des prières publiques et des processions qui sont bientôt interdites par crainte de la contagion.

L’acmé de ce grand mouvement de pénitence est atteinte pendant la Peste noire (1347-1353) par les flagellants. Cette secte tente d’obtenir la rémission des péchés de l’humanité en se fouettant avec de longues lanières dotées de pointes métalliques en forme de croix. Les processions accompagnées de cantiques se multiplient en Italie, en Allemagne et en Hollande mais leur fièvre mystique est telle que le pape Clément VI finit par condamner « leur hardiesse et impudence ». En 1350, le roi de France, Philippe VI, ordonne que cette secte « damnée et réprouvée par l’Eglise cesse ».

Si les terribles excès des flagellants disparaissent dès le XIVe siècle, l’idée du châtiment divin est encore présente lorsque la peste lance sa dernière grande offensive, en 1720-1722, à Marseille. Pour l’évêque de la ville, Mgr de Belsunce, l’épidémie est liée à la méconnaissance de la « sainte loi du Seigneur ». « N’en doutons pas, mes très chers Frères, c’est par le débordement de nos crimes que nous avons mérité cette effusion des vases de la colère et de la fureur de Dieu. L’impiété, l’irréligion, la mauvaise foi, l’usure, l’impureté, le luxe monstrueux se multipliaient parmi vous. La sainteté des dimanches et des fêtes était profanée. »

Le basculement dans les Lumières

Lorsque Mgr de Belsunce prononce ce sermon, les consciences s’apprêtent pourtant à basculer dans le monde des Lumières. « Pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle, un nouveau climat se manifeste dans le domaine religieux, analyse l’historienne Françoise Hildesheimer. C’est l’époque où la laïcisation, voire la déchristianisation, devient sensible. L’évolution marquante en matière de représentations de la société comme des mentalités, c’est l’affaiblissement de l’idée de responsabilité collective et de fatalité liées au péché au profit de la promotion de l’individu autonome dans sa vie sociale et intellectuelle. »

CETTE RÉVOLUTION DES CONSCIENCES TRANSPARAÎT, EN 1755, LORS DU TERRIBLE TREMBLEMENT DE TERRE DE LISBONNE

Cette révolution des consciences transparaît, en 1755, lors de la controverse entre Voltaire et Rousseau sur le terrible tremblement de terre de Lisbonne. Voltaire ne croit ni au châtiment divin, ni à la culpabilité des hommes : « Direz-vous, en voyant cet amas de victimes : “Dieu s’est vengé, leur mort est le prix de leurs crimes” ?, demande-t-il. Quel crime, quelle faute ont commis ces enfants sur le sein maternel écrasés et sanglants ? » Jean-Jacques Rousseau, lui aussi, doute des lectures religieuses du séisme : il incrimine l’inconséquence des habitants, qui ont construit 20 000 maisons de six à sept étages dans une région sismique.

Pour Gaëlle Clavandier, sociologue au Centre Max-Weber et auteure de La Mort collective. Pour une sociologie des catastrophes (CNRS Editions, 2004), cette controverse entre Voltaire et Rousseau constitue un moment de rupture : au temps de la culpabilité succède le temps de la rationalité. « Au milieu du XVIIIe siècle, les philosophes interprètent les catastrophes, non comme des vengeances divines, mais comme des désordres de la nature. Ils entrevoient la responsabilité des hommes dans leur propre malheur en raison de défauts de prévision. Cette lecture inspirée par la philosophie des Lumières s’applique aux désastres naturels mais aussi aux épidémies : l’idée que la science peut combattre le mal s’impose désormais. »

Cette nouvelle donne bouleverse le regard sur la santé publique. « Au XVIIIe siècle, un effort de rationalisation et de quantification apparaît en médecine, souligne l’historien Jean-Baptiste Fressoz, chargé de recherche au CNRS. Les premières inoculations contre la variole sont ainsi fondées sur le principe des probabilités. Aux scrupules moraux des parents, l’académicien Charles Marie de La Condamine oppose des statistiques : le risque de mourir de la petite vérole est de 1 sur 9, celui de mourir de l’inoculation de 1 sur 300. Les philosophes des Lumières comme Voltaire et Diderot défendent cette approche fondée sur la raison car elle symbolise à leurs yeux l’autogouvernement de soi : l’inoculation est l’emblème de la citoyenneté éclairée. »

La victoire de la science

Ce plaidoyer probabiliste émerge dans la société du XVIIIe siècle – y compris au sein de certaines communautés religieuses. Dans L’Apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique (Seuil, 2012), Jean-Baptiste Fressoz raconte ainsi les premières inoculations contre la variole menées dans les années 1720, à Boston, par des pasteurs protestants. Pour ces hommes de Dieu, la rationalité n’est pas contraire à la foi : dans Reasonable Religion, le pasteur Mather estime ainsi que « quiconque agit raisonnablement vit religieusement ». Puisque le taux de mortalité des malades de la variole est beaucoup plus élevé que celui des inoculés, il existe, selon lui, un ordre divin favorable à l’inoculation.

Porté par cette philosophie rationaliste, l’Etat français prend la tête de la lutte contre les fléaux sanitaires qui accablent le royaume. La Société royale de médecine voit le jour en 1776 et les préfets sont priés, en 1804, d’orchestrer les premières campagnes de vaccination. Cet effort porte ses fruits : les grandes pandémies de peste disparaissent, la variole est vaincue. « Ce qu’il y a de nouveau, c’est la conviction que la mort peut reculer, souligne Françoise Hildesheimer. La maladie devient un phénomène naturel que l’on peut combattre autrement que par le recours à la miséricorde divine – par l’hygiène, l’isolement, la distribution de nourriture et de remèdes. »

Pour Patrice Bourdelais, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, cette « laïcisation des attitudes » amorcée au XVIIIe siècle triomphe à la fin du XIXe. « Sous la IIIe République, le développement des sérums et des vaccins ainsi que l’éradication progressive de la fièvre jaune, de la typhoïde et du choléra démontrent que la science peut vaincre les épidémies. Quand la grippe espagnole ravage l’Europe, en 1918-1919, les enfants de Pasteur ont gagné : la lecture religieuse n’a pas disparu, mais elle est cantonnée à d’étroits cercles catholiques. Le discours dominant est désormais laïc, politique et bactériologique. »

Quel rapport à notre environnement ?

Qu’en est-il, un siècle plus tard, face au cataclysme mondial provoqué par le coronavirus ? L’approche scientifique et rationnelle de la santé publique qui s’est imposée au XIXe siècle a-t-elle éliminé l’idée que l’épidémie est un châtiment divin ? Si des lectures millénaristes, eschatologiques ou plus simplement religieuses subsistent ici et là, l’heure est sans conteste, sur toute la planète, à la mobilisation des structures thérapeutiques, à la réalisation d’essais cliniques et à la recherche active d’un vaccin. Le langage symbolique qui a longtemps prévalu face aux épidémies n’a pas pour autant disparu.

Nul, ou presque, ne crie bien sûr à la foudre du Seigneur ou à la vengeance des divinités, mais la crise écologique nourrit un discours métaphorique qui évoque parfois les « signes » du ciel présents dans la Bible ou les tragédies de l’Antiquité. Pour Nicolas Hulot, président d’honneur de la Fondation qui porte son nom, la nature nous adresse en effet un « message », une « sorte d’ultimatum, au sens propre comme au figuré ». « Cette injonction cruelle, il faut qu’elle ne soit pas vaine, qu’elle ait un sens. Entendons-la pour une fois. Et l’entendre, cela veut dire en tirer les leçons pour nous additionner et nous élever. »

« LA GÉNÉRATION SIDA A ÉTÉ OBLIGÉE DE RENONCER À LA LIBERTÉ SEXUELLE TOTALE : LA GÉNÉRATION DU DÉRÈGLEMENT CLIMATIQUE DEVRA SANS DOUTE ABANDONNER LA MOBILITÉ CONTINUELLE »

Pour l’anthropologue Frédéric Keck, directeur de recherche au CNRS, la punition de la nature semble avoir pris le relais de la punition de Dieu. « Les écologistes reprennent l’idée ancienne que l’épidémie signale un dérèglement du monde. Les hommes ont détruit les écosystèmes au lieu de vivre avec eux : le coronavirus serait donc une vengeance de la nature. Ce discours fait écho, de manière métaphorique, au titre d’un livre d’un biologiste américain, René Dubos [1901-1982], Nature Strikes Back [« La nature frappe en retour »]. Le drame du coronavirus, suggère cette image, doit nous inciter à repenser nos rapports à notre environnement. »

Les discours scientifiques du XXIe siècle ne semblent donc pas épuiser totalement le débat : comme toutes les épidémies, celle liée au Covid-19 est en effet associée à des imaginaires symboliques. « Parce qu’elle se transmettait lors des rapports sexuels, l’épidémie de sida avait porté atteinte à l’idéal de libre sexualité de la génération 1968, poursuit Frédéric Keck. Parce qu’elle s’est diffusée à l’ensemble de la planète en un temps record, l’épidémie de Covid-19 porte, elle, atteinte à l’idéal de libre circulation des années 1990. La génération sida a été obligée de renoncer à la liberté sexuelle totale : la génération du dérèglement climatique devra sans doute abandonner la mobilité continuelle. »

Cette langue métaphorique ne doit cependant pas masquer l’essentiel : si le discours des écologistes recourt volontiers, en ces temps d’épidémie, à l’univers symbolique de l’alerte, il est aussi, et surtout, l’héritier de la pensée rationnelle issue du siècle des Lumières. C’est en effet en se fondant sur des milliers de travaux scientifiques que les défenseurs de l’environnement documentent jour après jour le dérèglement climatique ou le déclin de la biodiversité. C’est d’ailleurs au nom de la raison, une valeur-phare de la fin du XVIIIe siècle, qu’ils plaident, en ces temps d’épidémie, pour un changement de cap.

19 avril 2020

« Je n’ai plus de réunion et en plus ce n’est pas de ma faute » : les adeptes du confinement

confinement adeote

CHRONIQUE

Guillemette Faure

Ils ne l’avoueraient pas publiquement et peut-être même pas à eux-mêmes, mais une partie des confinés espèrent goûter le plus longtemps possible aux plaisirs de cette vie suspendue. Loin des soucis du bureau.

Des Français espèrent en douce que le confinement ne soit pas écourté trop rapidement.

Des Français espèrent en douce que le confinement ne soit pas écourté trop rapidement. Antoine Kremer/Hans Lucas via AFP

Depuis une dizaine de jours, un hashtag #stopconfinement est apparu sur les réseaux sociaux. Ceux qui le relaient relativisent souvent le nombre de morts du Covid-19 en les comparant à ceux de la canicule de 2003 qui, dans leur logique, n’a pas mis l’économie en quarantaine. Alors que Twitter est d’ordinaire un champ de contestations et d’injonctions, ce mot d’ordre n’a pas connu un grand succès. Au contraire, alors que le confinement dure, la grande majorité des Français y adhère, par raison ou solidarité.

Moins avouable : certains se régalent en douce des plaisirs du confinement, et à chaque intervention présidentielle, espèrent qu’il ne soit pas écourté trop rapidement. Si le déconfinement était annoncé pour demain, ils seraient pris de court et presque malheureux. Leur vie d’avant, celle avec une chemise repassée et des chaussures cirées, ne leur manque pas plus que ça : pourquoi faudrait-il retourner en réunion, retrouver des collègues qu’on n’aime pas et renouer avec un quotidien dans lequel on ne faisait que croiser ses enfants le soir en rentrant ? Le monde confiné est bien plus limité, mais il est aussi plus compréhensible et rassurant.

A quoi on les reconnaît

D’abord, ils ne vivent pas dans 20 mètres carrés. Et puis à l’annonce des deux premières semaines officielles du confinement, ils s’étaient fait mille promesses. Un mois après, les photos n’ont pas été triées dans des albums, et les murs et la moquette du salon n’ont toujours pas été lessivés. Si le déconfinement devait être annoncé brutalement alors qu’ils n’ont toujours pas trié leur tiroir à vieux chargeurs et leur armoire à pharmacie des médicaments périmés, ce serait l’échec.

D’autres fans cachés du confinement ont pris goût à une vie sans bousculade. Cette année, dès le matin du changement d’heure, ils ont pris le temps de re-régler la pendule du four. Grâce au télétravail, ils ont gagné trente minutes de sommeil par nuit et guettent le chant des oiseaux au réveil. Ils commencent tout juste à progresser en guitare et tutoient désormais des voisins dont ils ne connaissaient pas même l’existence en février (ils les prenaient pour des locataires Airbnb). Pourquoi faudrait-il renoncer à toutes ces minirévolutions ?

Comment ils parlent

« Je n’ai plus de réunion et en plus ce n’est pas de ma faute. » « J’ai fait les trois placards de la cuisine, demain j’attaque le tiroir à couverts. » « Je m’étais promis de faire les carreaux et ça fait déjà trois semaines. » « Je ne savais pas que c’était si facile de repriser des chaussettes. » « Avec quoi vous nettoyez vos rideaux de douche ? » « A force de regarder les tutos d’Eric le carreleur je serai au top pour les sols de la maison. » « De toute façon, je n’en suis pas encore à trente jours de cure de sébum. » (Un mois sans se laver les cheveux pour les fortifier.) « Quatre semaines que j’ai pas eu à faire le plein pour ma voiture. » « Ma carte bleue aime le confinement. » « On va pouvoir grouper les cadeaux de la Fête des mères, de la Fête des pères et de Noël. »

Leurs poncifs

Les journées filent à une vitesse. Je n’ai jamais autant profité de mes enfants. Ça remet l’essentiel et les priorités au centre de ma vie. Sans maquillage, ma peau respire enfin. Je voulais vivre comme ça depuis toujours mais ça n’aurait pas fait sérieux de le demander.

18 avril 2020

Jean-François Guégan : « En supprimant les forêts primaires, nous sommes en train de débusquer des monstres »

Par Claire Legros

Le directeur de recherche à l’Inrae travaille sur les relations entre santé et environnement. Dans un entretien au « Monde », il estime que l’épidémie de Covid-19 doit nous obliger à repenser notre relation au monde vivant.

Ancien membre du Haut Conseil de la santé publique (HCSP), Jean-François Guégan a fait partie du comité d’experts qui a conseillé la ministre de la santé Roselyne Bachelot lors de l’épidémie de grippe A(H1N1), en 2009. Directeur de recherche à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae) et professeur à l’Ecole des hautes études en santé publique, il estime que l’épidémie de Covid-19 doit nous obliger à repenser notre relation aux systèmes naturels, car l’émergence de nouvelles maladies infectieuses est étroitement liée à l’impact des sociétés humaines sur l’environnement et la biodiversité.

Vous avez fait partie des experts qui ont conseillé d’acheter des masques et des vaccins en grand nombre lors de la pandémie provoquée par le virus H1N1. Comment analysez-vous la situation en France, dix ans plus tard ?

Comme beaucoup de mes collègues, j’ai été très surpris de l’état d’impréparation de la France à l’épidémie de Covid-19. Les expériences passées avaient pourtant mis en évidence la nécessité d’anticiper et de préparer l’arrivée de pandémies. Au sein du HCSP, nous avions préconisé l’achat des fameux vaccins, mais aussi la constitution d’une réserve de près de 1 milliard de masques, pour protéger la population française en cas de risque majeur, à renouveler régulièrement car ils se périment vite. Nous avions alors réussi à sensibiliser les décideurs de plusieurs ministères sur cette nécessaire anticipation. Je pensais que nous étions prêts. Au ministère de la santé, Xavier Bertrand a reconduit l’achat des masques, mais, ensuite, il y a eu un changement de stratégie. Il semble que l’économétrie ait prévalu sur la santé publique.

Comment expliquer cette difficulté à cultiver, sur le long terme, une approche préventive ?

Les départements affectés aux maladies infectieuses ont été, ces dernières années, désinvestis, car beaucoup, y compris dans le milieu médical, estimaient que ces maladies étaient vaincues. Et c’est vrai que le nombre de décès qu’elles occasionnent a diminué dans les sociétés développées. En revanche, elles sont toujours responsables de plus de 40 % des décès dans les pays les plus démunis, et on observe aussi une augmentation de la fréquence des épidémies ces trente dernières années.

« ON A VU LES CRÉDITS ATTRIBUÉS À LA MÉDECINE TROPICALE S’EFFONDRER ET DES CONNAISSANCES SE PERDRE »

Nous n’avons cessé d’alerter sur leur retour en force depuis quinze ans, sans succès. On a vu les crédits attribués à la médecine tropicale s’effondrer, des connaissances se perdre, faute d’être enseignées, même si elles perdurent encore chez les médecins du service de santé des armées, dans les services d’infectiologie et les grandes ONG humanitaires.

Quelle est la place de la santé publique dans la culture médicale en France ?

La médecine, en France, a toujours privilégié l’approche curative. On laisse le feu partir, et on essaie ensuite de l’éteindre à coups de vaccins. De fait, il existe aujourd’hui une hiérarchie entre les différentes disciplines : certaines sont considérées comme majeures, parce que personnalisées, technologiques, curatives. C’est le cas, par exemple, de la médecine nucléaire ou de la cardiologie. D’autres sont délaissées, comme la santé publique et l’infectiologie, discipline de terrain et de connaissances des populations.

Que sait-on aujourd’hui des interactions entre environnement et santé, et en particulier du rôle de la biodiversité dans la survenue de nouvelles épidémies ?

Depuis les débuts de notre civilisation, l’origine des agents infectieux n’a pas varié. Les premières contagions sont apparues au néolithique, vers 10 000 à 8 000 av. J.-C., en Mésopotamie inférieure – aujourd’hui l’Irak –, lorsqu’on a construit des villes dont les plus grandes pouvaient atteindre vingt mille habitants. On a ainsi offert de nouveaux habitats aux animaux commensaux de l’homme, ceux qui partagent sa nourriture, comme les arthropodes, les mouches, les cafards, les rats, qui peuvent lui transmettre des agents.

Pour nourrir les habitants des villes, il a fallu aussi développer l’agriculture et l’élevage en capturant des animaux sauvages, créant ainsi les conditions de proximité pour le passage vers l’humain de virus et de bactéries présents chez ces animaux ou abrités dans les sols ou les plantes et leurs systèmes racinaires. Les bactéries responsables du tétanos, de la tuberculose ou de la lèpre sont originaires du sol.

La déforestation est mise en cause dans l’augmentation du nombre de maladies infectieuses émergentes ces dernières années. De quelle façon ?

Sa pratique massive a amplifié le phénomène depuis cinquante ans, en particulier dans les zones intertropicales, au Brésil, en Indonésie ou en Afrique centrale pour la plantation du palmier à huile ou du soja. Elle met l’humain directement en contact avec des systèmes naturels jusque-là peu accessibles, riches d’agents microbiens.

Ainsi, le virus du sida le plus distribué, VIH-1, est issu d’un rétrovirus naturellement présent chez le chimpanzé en Afrique centrale. Le virus Nipah, responsable d’encéphalites en Malaisie, en 1998, a pour hôte naturel une espèce de chauve-souris frugivore qui vit habituellement dans les forêts d’Indonésie. La déforestation dans cette région a entraîné son déplacement vers la Malaisie, puis le Bangladesh, où les chauves-souris se sont approchées des villages pour se nourrir dans les vergers. Des porcs ont joué le rôle de réacteurs et contribué à l’amplification du virus.

Il ne fait aucun doute qu’en supprimant les forêts primaires nous sommes en train de débusquer des monstres puissants, d’ouvrir une boîte de Pandore qui a toujours existé, mais qui laisse aujourd’hui s’échapper un fluide en micro-organismes encore plus volumineux.

Depuis trente ans, l’urbanisation s’étend aux régions intertropicales. Quel rôle joue-t-elle dans cette transmission ?

Dans ces régions, une vingtaine de villes comptent désormais plus de 7 millions d’habitants, qui accumulent à la fois richesse et extrême pauvreté, avec une population très sensible aux infections. Le scénario du néolithique se reproduit, mais de manière amplifiée par la biodiversité tropicale.

L’agriculture qui s’y organise dans les zones périurbaines favorise la création de gîtes pour les micro-organismes présents dans l’eau, comme les bactéries responsables du choléra, ou les moustiques, vecteurs de paludisme. Des élevages de poulets ou de porcs y jouxtent les grands domaines forestiers tropicaux. Il suffit de faire une cartographie de Manaus [Brésil] ou de Bangkok pour visualiser comment ces pratiques favorisent les ponts entre des mondes hier bien séparés.

Peut-on dire que la pandémie de Covid-19 est liée à des phénomènes de même nature ?

Les origines du virus sont discutées, il faut rester prudent. Les scientifiques s’accordent néanmoins sur une transmission de l’animal à l’humain. Dans sa composition moléculaire, le coronavirus responsable du Covid-19 ressemble en partie à un virus présent chez les chauves-souris du groupe des rhinolophes, et en partie à un virus qui circule chez une espèce de pangolin d’Asie du Sud-Est.

« IL EST TEMPS D’EN FINIR AVEC CETTE DISTINCTION ENTRE SCIENCES MAJEURES ET MINEURES, POUR RECONSTRUIRE UNE PENSÉE SCIENTIFIQUE ADAPTÉE AUX NOUVEAUX ENJEUX »

Si le coronavirus a été transmis par la chauve-souris, il est possible que la déforestation intensive soit en cause. Si le scénario du pangolin est vérifié, la cause est à rechercher du côté de l’exploitation illégale de ressources forestières menacées. En Chine, le pangolin est un mets de choix, et on utilise aussi ses écailles et ses os pour la pharmacopée. La nette diminution des rhinocéros en Afrique a peut-être joué un rôle, avec un report sur le pangolin à un moment où l’importation en Chine de cornes de rhinocéros est rendue plus difficile.

Certains sont tentés de supprimer les animaux soupçonnés d’être les réservoirs du virus…

Cette hypothèse n’est ni réaliste ni souhaitable. Et d’ailleurs a-t-on vraiment envie de vivre dans ce monde-là ? De tout temps, les épidémies ont suscité des boucs émissaires. Les chauves-souris sont également accusées d’être les réservoirs d’Ebola – une théorie qui n’est pour l’heure pas démontrée – et souvent associées dans les imaginaires à une représentation diabolique. On oublie au passage qu’il s’agit d’animaux extrêmement utiles pour la pollinisation de très nombreuses plantes, ou comme prédateurs d’insectes.

N’oublions pas non plus que la vie sur terre est organisée autour des micro-organismes. Cette biodiversité est par exemple essentielle chez l’humain pour le développement du microbiome intestinal, c’est-à-dire l’ensemble des bactéries abritées dans notre système digestif, qui détermine dans les premiers âges de la vie notre système immunitaire.

Peut-on faire un lien direct entre l’augmentation des épidémies et la crise climatique ?

C’est un paramètre sur lequel on manque d’arguments. Les crises environnementales dans leur ensemble provoquent des phénomènes non linéaires, en cascade, des successions d’événements que l’on ne peut pas appréhender par la voie expérimentale. On peut réaliser des expériences en mésocosme, c’est-à-dire dans des lieux confinés où l’on fait varier les paramètres – sol, hygrométrie, température. Mais d’autres variables, telles que la pauvreté, la nutrition ou les mouvements de personnes, ne sont pas considérées par ces études, alors qu’elles peuvent jouer un rôle très important dans la transmission des infections. Quoi qu’il en soit, le changement climatique viendra exacerber des situations déjà existantes.

Une approche pluridisciplinaire est donc indispensable pour comprendre les épidémies ?

L’approche cartésienne pour démontrer les relations de cause à effet n’est plus adaptée face à ces nouvelles menaces. Toutes les problématiques planétaires nécessitent de développer des recherches intégratives et transversales, qui doivent prendre en compte les sciences humaines, l’anthropologie, la sociologie, les sciences politiques, l’économie…

« POUR LUTTER CONTRE LES ÉPIDÉMIES, LES CHANGEMENTS NÉCESSAIRES SONT CIVILISATIONNELS »

Il est possible de développer des analyses de scénarios, ainsi que des analyses statistiques. Or, ces approches sont souvent déconsidérées au profit des sciences expérimentales. D’un point de vue épistémologique, il est temps d’en finir avec cette distinction entre sciences majeures et mineures, pour reconstruire une pensée scientifique adaptée aux nouveaux enjeux. Cela demande que chaque discipline se mette à l’écoute des autres. Mais ce n’est pas le plus facile !

Faut-il envisager la permanence d’un risque pandémique ?

Nous sommes à l’ère des syndémies (de « syn » qui veut dire « avec »), c’est-à-dire des épidémies qui franchissent les barrières des espèces, et circulent chez l’humain, l’animal ou le végétal. Si elles ont des étiologies différentes (des virus de familles différentes par exemple), elles ont quasiment toutes les mêmes causes principales.

Cette épidémie est terrible, mais d’autres, demain, pourraient être bien plus létales. Il s’agit d’un coup de semonce qui peut être une chance si nous savons réagir. En revanche, si nous ne changeons pas nos modes de vie et nos organisations, nous subirons de nouveaux épisodes, avec des monstres autrement plus violents que ce coronavirus.

Comment faire pour se protéger ?

On ne réglera pas le problème sans en traiter la cause, c’est-à-dire les perturbations que notre monde globalisé exerce sur les environnements naturels et la diversité biologique. Nous avons lancé un boomerang qui est en train de nous revenir en pleine face. Il nous faut repenser nos façons d’habiter l’espace, de concevoir les villes, de produire et d’échanger les biens vitaux.

L’humain est un omnivore devenu un superprédateur, dégradant chaque année l’équivalent de la moitié de l’Union européenne de terres cultivables. Pour lutter contre les épidémies, les changements nécessaires sont civilisationnels.

Comme dans la symbolique du yin et du yang, nous devons accepter la double nature de ce qui nous entoure. Il nous faut complètement repenser notre relation au monde vivant, aux écosystèmes naturels et à leur diversité biologique, à la fois garants des grands équilibres et source de nombreux dangers. La balle n’est plus dans le camp des chercheurs qui alertent depuis vingt ans, mais dans celui des politiques.

17 avril 2020

Raoult, le Gaulois réfractaire

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L’irrationnel est de toutes les crises. Dans celle du coronavirus, il atteint des sommets. Non dans le comportement des acteurs, étonnamment raisonnables en moyenne, qu’il s’agisse de la population ou des responsables gouvernementaux, mais dans le débat public, tel qu’il se développe principalement sur les réseaux sociaux. La polémique a pour emblème le professeur Raoult, star péremptoire de la scène phocéenne au physique de chef gaulois réfractaire, dont la tête a tant grossi, selon ses adversaires, qu’elle pourrait boucher le port de Marseille. Il a encore affolé la meute des réseaux mercredi, en déclarant que l’épidémie, comme les gelées d’hiver, pourrait bien s’arrêter avec le printemps. Il a été aussitôt contredit par le directeur de l’Agence régionale de santé locale qui prévoit, au vu de ses propres statistiques, une prolongation «de plusieurs semaines».

A vrai dire, le même dialogue théâtral se poursuit depuis que cet infectiologue fort savant et fort peu modeste a annoncé qu’il avait trouvé le médicament idéal pour bloquer la pandémie : la chloroquine, molécule utilisée habituellement contre le paludisme, en passe de devenir plus célèbre que l’aspirine, et qu’il administre généreusement à ses patients.

Faute de compétence, on se gardera ici de se prononcer sur l’efficacité de ce traitement, dont il faut espérer, après tout, qu’il est aussi bénéfique que ce qu’en dit son promoteur. C’est la forme du débat qui interpelle, plus que le fond. Le professeur Raoult semble voir dans la chloroquine une sorte de potion magique. Une grande partie des autres médecins, sans doute très majoritaires, expriment un scepticisme plus ou moins véhément. Les essais pratiqués par le scientifique devenu gourou d’Internet ne sont pas fiables, disent-ils, il leur manque le «groupe témoin» de patients non-traités nécessaire à la preuve. Pour ses adversaires, en effet, rien ne montre que les malades traités à la chloroquine n’auraient pas connu un sort identique sans qu’on leur administre le médicament.

Un observateur candide dirait que si cette chloroquine ne fonctionne pas, il n’y a pas non plus grand mal à la prescrire si l’on y croit : au pire, elle ne changera rien. Les adversaires de Raoult rétorquent, avec une certaine pertinence, que la médication peut provoquer des effets indésirables dangereux, pour le cœur notamment, si elle est ingérée à forte dose (ce qui est le cas dans le protocole de Raoult). Arguments qui n’atteignent pas les partisans du barbu professeur, dont une partie s’est changée en une secte agressive. Les adversaires de Raoult écopent d’un tombereau d’injures sur les réseaux, au point qu’une éminente spécialiste parisienne, Karine Lacombe, détractrice médiatisée, a dû se retirer de Twitter après avoir été menacée de mort.

On trouve dans ces échanges furieux l’application hystérisée du schéma déjà expérimenté pendant le mouvement des gilets jaunes, si cher aux populistes : les élites contre le peuple ; l’establishment médical d’un côté, un dissident solitaire qui exprime la colère populaire de l’autre. Raoult, gilet jaune en blouse blanche… On admettra que ce n’est pas le meilleur moyen d’apaiser une discussion scientifique… D’autant que le professeur s’est déjà illustré par des aphorismes à l’emporte-pièce rapidement contredits par les faits. Au début de l’épidémie, il avait déclaré d’un ton définitif que la maladie resterait confinée en Chine et qu’il n’y avait pas lieu de s’affoler comme on le faisait. Il y a une dizaine d’années, il avait aussi clamé que le réchauffement de la planète s’était arrêté en 1998 et que rien ne prouvait qu’il puisse être lié à l’activité humaine…

En fait, faute d’une étude rigoureuse validée par les pairs, l’efficacité de la chloroquine est comme l’existence de Dieu. On ne peut pas la prouver mais on ne peut pas la réfuter. C’est une question de foi. Dans cette aporie, toutes les peurs et tous les fantasmes s’engouffrent comme un tsunami sur une plage.

La science est en fait impuissante devant ce genre de phénomène. Les savants, en effet, concèdent volontiers qu’ils sont très loin de tout savoir sur le coronavirus, ses origines, ses effets divers sur les patients, son évolution et a fortiori sur les moyens de la guérir ou de le prévenir. Et si la chloroquine ou tout autre médicament hétérodoxe marche, ils en conviendront volontiers et s’en réjouiront. En attendant, ils doutent. Angoissante mais inévitable incertitude, qui caractérise souvent l’avancée du savoir médical. Ainsi ceux qui savent ne savent pas tout et le disent. Ce qui n’autorise pas ceux qui ne savent rien à dire n’importe quoi…

LAURENT JOFFRIN

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16 avril 2020

Le 11 mai prochain sera le début d’une nouvelle étape

Lundi 13 avril, à 20 h 02, Emmanuel Macron est intervenu à la télévision pour la quatrième fois depuis le début de l’épidémie de Covid-19 en France. Le chef de l’Etat a notamment annoncé une levée partielle du confinement à partir du 11 mai. Extraits

Nous sommes en train de vivre des jours difficiles. Nous ressentons tous en ce moment la peur, l’angoisse pour nos parents, pour nous-même face à ce virus redoutable, invisible, imprévisible. La fatigue et la lassitude pour certains, le deuil et le chagrin pour d’autres. (…) Et pourtant, grâce à nos efforts, chaque jour nous avons progressé. Les résultats sont là. Plusieurs régions ont pu être épargnées. Depuis quelques jours, les entrées en réanimation diminuent. L’espoir renaît. (…)

Alors, étions-nous préparés à cette crise ? A l’évidence, pas assez, mais nous avons fait face en France comme partout ailleurs. Nous avons donc dû parer à l’urgence, prendre des décisions difficiles à partir d’informations partielles, souvent changeantes, nous adapter sans cesse, car ce virus était inconnu et il porte encore aujourd’hui beaucoup de mystères. Le moment, soyons honnêtes, a révélé des failles, des insuffisances. Comme tous les pays du monde, nous avons manqué de blouses, de gants, de gels hydroalcooliques. Nous n’avons pas pu distribuer autant de masques que nous l’aurions voulu pour nos soignants, pour les personnels s’occupant de nos aînés, pour les infirmières et les aides à domicile. Dès l’instant où ces problèmes ont été identifiés, nous nous sommes mobilisés pour produire et pour acquérir le matériel nécessaire. Mais je mesure pleinement que, lorsque l’on est au front, il est difficile d’entendre qu’une pénurie mondiale empêche les livraisons.

Les commandes sont désormais passées. Surtout, nos entreprises françaises et nos travailleurs ont répondu présent et une production, comme en temps de guerre, s’est mise en place. (…) Mais, comme vous, j’ai vu des ratés, encore trop de lenteur, de procédures inutiles, des faiblesses aussi de notre logistique. Nous en tirerons toutes les conséquences, en temps voulu, quand il s’agira de nous réorganiser.

Ces dernières semaines, soyons aussi justes avec notre pays, ont été marquées par de vraies réussite. (…) Trèssouvent, ce qui semblait impossible depuis des années, nous avons su le faire en quelques jours. Nous avons innové, osé, agit au plus près du terrain, beaucoup de solutions ont été trouvées. Nous devrons nous en souvenir, car ce sont autant de forces pour le futur.

Si je tenais à m’adresser à vous ce soir, après avoir largement consulté ces derniers jours, c’est pour vous dire en toute transparence ce qui nous attend pour les prochaines semaines et les prochains mois. L’espoir renaît, oui, mais rien n’est acquis. (…) Nous devons donc poursuivre nos efforts et continuer d’appliquer les règles. Plus elles seront respectées, plus nous sauveront de vies. C’est pour cela que le confinement le plus strict doit encore se poursuivre jusqu’au lundi 11 mai. C’est, durant cette période, le seul moyen d’agir efficacement. C’est la condition pour ralentir encore davantage la propagation du virus, réussir à retrouver des places disponibles en réanimation et permettre à nos soignants de reconstituer leurs forces. Le lundi 11 mai ne sera possible que si nous continuons d’être civiques, responsables, de respecter les règles et que si la propagation du virus a effectivement continué à ralentir.

Je mesure pleinement, en vous le disant, l’effort que je vous demande. Durant les quatre semaines à venir, les règles prévues par le gouvernement devront continuer d’être respectées. Elles sont en train de montrer leur efficacité et ne doivent être ni renforcées ni allégées, mais pleinement appliquées. Je demande à tous nos élus, dont je sais l’importance dans cette période, je demande à tous nos élus d’aider à ce que ces règles soient les mêmes partout sur notre sol. Des couvre-feux ont été décidés là où c’était utile, mais il ne faut pas rajouter des interdits dans la journée.

(…) Il n’y a pas que le virus qui tue : l’extrême solitude, le renoncement à d’autres soins peuvent être aussi dangereux. Je souhaite aussi que les hôpitaux et les maisons de retraite puissent permettre d’organiser pour les plus proches, avec les bonnes protections, la visite aux malades en fin de vie afin de pouvoir leur dire adieu.

Durant cette phase de confinement, le pays continue à vivre, et heureusement. Certaines activités sont interdites, car incompatibles avec les règles sanitaires. Pour tous les autres secteurs économiques, quand la sécurité des travailleurs et des entrepreneurs est bien garantie, ils doivent pouvoir produire et l’ont largement fait depuis maintenant un mois. Pour tous ceux qui doivent être aidés durant cette période, les mesures de chômage partiel pour les salariés et de financement pour les entreprises seront prolongées et renforcées. Elles sont inédites et protègent d’ores et déjà plus de 8 millions de nos salariés et nombre de nos entreprises.

Pour les artisans, les commerçants, les professions libérales et les entrepreneurs, le fonds de solidarité apporte une première réponse, mais je sais votre angoisse : les charges qui continuent de tomber, les traites, les loyers, les emprunts, c’est pourquoi j’ai demandé au gouvernement d’accroître fortement les aides, de les simplifier, pour vous permettre de surmonter cette période. Je souhaite que les banques puissent décaler toutes les échéances beaucoup plus massivement qu’elles ne l’ont fait et les assurances doivent être au rendez-vous de cette mobilisation économique. J’y serai attentif.

Il y a donc un travail dans les prochains jours à poursuivre pour vous consolider économiquement dans cette période. Rapidement, un plan spécifique sera mis en œuvre pour les secteurs qui, comme le tourisme, l’hôtellerie, la restauration, la culture et l’événementiel, seront durablement affectés. Des annulations de charges et des aides spécifiques seront mises en place. Pour les plus fragiles et les plus démunis, ces semaines sont aussi très difficiles. (…) J’ai demandé au gouvernement d’aller plus loin là aussi et de verser sans délai une aide exceptionnelle aux familles les plus modestes avec des enfants afin de leur permettre de faire face à leurs besoins essentiels. Les étudiants les plus précaires vivants parfois loin de leurs familles seront aussi aidés.

Le 11 mai prochain sera donc le début d’une nouvelle étape. Elle sera progressive, les règles pourront être adaptées en fonction de nos résultats, car l’objectif premier demeure la santé de tous les Français. A partir du 11 mai, nous rouvrirons progressivement les crèches, les écoles, les collèges et les lycées. C’est pour moi une priorité, car la situation actuelle creuse des inégalités. (…) Le gouvernement aura à aménager des règles particulières : organiser différemment le temps et l’espace, bien protéger nos enseignants et nos enfants, avec le matériel nécessaire.

Pour les étudiants de l’enseignement supérieur, les cours ne reprendront pas physiquement jusqu’à l’été. Le gouvernement précisera pour chacun la bonne organisation qui sera nécessaire, en particulier pour les examens et les concours.

Le 11 mai, il s’agira aussi de permettre au plus grand nombre de retourner travailler, redémarrer notre industrie, nos commerces et nos services. Le gouvernement préparera sans délai ces réouvertures avec les partenaires sociaux pour que des règles soient établies afin de protéger les salariés au travail. C’est la priorité. Les lieux rassemblant du public, restaurants, cafés et hôtels, cinémas, théâtres, salles de spectacles et musées, resteront en revanche fermés à ce stade. Les grands festivals et événements avec un public nombreux ne pourront se tenir au moins jusqu’à mi-juillet prochain.

La situation sera collectivement évaluée à partir de mi-mai, chaque semaine, pour adapter les choses et vous donner de la visibilité. Pour leur protection, nous demanderons aux personnes les plus vulnérables, aux personnes âgées, en situation de handicap sévère, aux personnes atteintes de maladies chroniques, de rester même après le 11 mai confinées, tout au moins dans un premier temps. Je sais que c’est une contrainte forte. Je mesure ce que je vous demande et nous allons, d’ici au 11 mai, travailler à rendre ce temps plus supportable pour vous. Il faudra essayer de s’y tenir pour vous protéger, pour votre intérêt.

Nous aurons à partir du 11 mai une organisation nouvelle pour réussir cette étape. L’utilisation la plus large possible des tests, la détection est une arme privilégiée pour sortir au bon moment du confinement. D’ici là et dans les prochaines semaines, nous allons continuer d’augmenter le nombre de tests faits chaque jour. C’est ce qui, depuis quinze jours, est fait. Durant les semaines à venir, j’ai demandé que ces tests soient d’abord pratiqués sur nos aînés, nos soignants et les plus fragiles. Et que nous puissions continuer de mobiliser partout tous les moyens de faire des tests, c’est-à-dire tous les laboratoires publics et tous les laboratoires privés.

Le 11 mai, nous serons en capacité de tester toute personne présentant des symptômes. Nous n’allons pas tester toutes les Françaises et tous les Français, cela n’aurait aucun sens. Mais toute personne ayant un symptôme doit pouvoir être testée. Les personnes ayant le virus pourront ainsi être mises en quarantaine, prises en charge et suivies par un médecin. Pour accompagner cette phase, plusieurs innovations font l’objet de travaux avec certains de nos partenaires européens, comme une application numérique dédiée qui, sur la base du volontariat et de l’anonymat, permettra de savoir si, oui ou non, l’on s’est trouvé en contact avec une personne contaminée. (…) Je souhaite qu’avant le 11 mai nos Assemblées puissent en débattre, et que les autorités compétentes puissent nous éclairer. Cette épidémie ne saurait affaiblir notre démocratie, ni mordre sur quelques libertés. Jusqu’à nouvel ordre, nos frontières avec les pays non européens resteront fermées.

Nous déploierons ensuite tous les moyens nécessaires à la protection de la population. En complément des gestes barrières, l’Etat, à partir du 11 mai, en lien avec les maires, devra permettre à chaque Français de se procurer un masque grand public. Pour les professions les plus exposées et pour certaines situations, comme dans les transports en commun, son usage pourra devenir systématique. (…) Le gouvernement présentera d’ici quinze jours, sur la base de ces principes, le plan de l’après-11 mai et les détails d’organisation de notre vie quotidienne. Des points de rendez-vous réguliers se tiendront pour que nous puissions adapter les mesures prises et décider de manière régulière d’ajuster les choses.

Alors à quelle échéance, dès lors, peut-on espérer entrevoir la fin définitive de cette épreuve ? Quand pourrons-nous renouer avec la vie d’avant ? Je sais vos questionnements, je les partage. Mais, en toute franchise, en toute humilité, nous n’avons pas de réponse définitive à cela.

Aujourd’hui, d’après les premières données qui seront prochainement affinées par ce qu’on appelle les tests sérologiques, une très faible minorité de Français ont contracté le Covid-19. Ce qui veut dire que nous sommes loin de ce que les spécialistes appellent l’immunité collective, c’est-à-dire ce moment où le virus arrête de lui-même sa circulation parce que suffisamment d’entre nous l’avons eu. C’est pourquoi la première voie pour sortir de l’épidémie est celle des vaccins. Tout ce que le monde compte de talents, de chercheurs y travaille. La France est reconnue en la matière et a d’excellentes ressources parce que c’est sans doute la solution la plus sûre, même s’il faudra plusieurs mois au moins pour la mettre en œuvre. Notre pays investira encore plus massivement dans la recherche et je porterai dans les prochains jours une initiative avec nombre de nos partenaires en votre nom pour accélérer les travaux en cours.

La seconde voie, ce sont les traitements. Nous y travaillons depuis le premier jour. Il y a eu, je le sais, beaucoup de débats dans le pays. Toutes les options sont explorées et notre pays est celui qui a engagé le plus d’essais cliniques en Europe. J’ai tenu moi-même à comprendre chacune des options possibles, à m’assurer que tout était essayé dans les meilleurs délais et avec rigueur. (…)

Ce soir, je partage avec vous ce que nous savons et ce que nous ne savons pas. Nous finirons par l’emporter, mais nous aurons plusieurs mois à vivre avec le virus. Avec humilité, il nous faut aujourd’hui décider et agir en tenant compte des incertitudes avec lucidité, oui, parce que regardez l’Asie, où le virus semblait avoir été vaincu et il revient dans de nombreux pays qui, à nouveau, décident de refermer leurs économies. Il nous faut donc procéder avec calme et courage.

Mais ce que je sais, ce que je sais à ce moment, mes chers compatriotes, c’est que notre nation se tient debout, solidaire, dans un but commun. On disait que nous étions un peuple indiscipliné, et voilà que nous respectons des règles, des disciplines parmi les plus rigoureuses jamais imposées à notre peuple en temps de paix. On disait que nous étions un peuple épuisé, routinier, bien loin de l’élan des fondations, et voilà que tant d’entre vous rivalisent de dévouement, d’engagement face à l’inattendu de cette menace. Nous voilà tous solidaires, fraternels, unis, concitoyens d’un pays qui fait face. Concitoyens d’un pays qui débat, qui discute, qui continue de vivre sa vie démocratique, mais qui reste uni. (…)

Durant les semaines à venir, le gouvernement, le Parlement, notre administration, avec nos maires et nos élus locaux, auront à préparer la suite. Pour ce qui me concerne, je tâcherai de porter en Europe notre voix afin d’avoir plus d’unité et de solidarité. Les premières décisions ont été dans le bon sens et nous avons beaucoup poussé pour cela, qu’il s’agisse de la Banque centrale européenne, de la Commission européenne ou des gouvernements. Mais nous sommes à un moment de vérité qui impose plus d’ambition, plus d’audace, un moment de refondation. Nous devons aussi savoir aider nos voisins d’Afrique à lutter contre le virus plus efficacement, à les aider aussi sur le plan économique en annulant massivement leurs dettes. Oui, nous ne gagnerons jamais seuls. Parce qu’aujourd’hui à Bergame, Madrid, Bruxelles, Londres, Pékin, New York, Alger ou Dakar, nous pleurons les morts d’un même virus. Alors, si notre monde sans doute se fragmentera, il est de notre responsabilité de bâtir des solidarités et des coopérations nouvelles.

Il nous reviendra aussi, dans les prochaines semaines, de préparer l’après. Il nous faudra rebâtir notre économie plus forte afin de produire et redonner plein espoir à nos salariés, nos entrepreneurs, garder notre indépendance financière. Il nous faudra rebâtir une indépendance agricole, sanitaire, industrielle et technologique française et plus d’autonomie stratégique pour notre Europe. Cela passera par un plan massif pour notre santé, notre recherche, nos aînés, entre autres.

Il faudra nous rappeler que notre pays, aujourd’hui, tient tout entier sur des femmes et des hommes que nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal. « Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. » Ces mots, les Français les ont écrits il y a plus de deux cents ans. Nous devons reprendre le flambeau et donner toute sa force à ce principe. Il faudra bâtir une stratégie où nous retrouverons le temps long, la possibilité de planifier, la sobriété carbone, la prévention, la résilience, qui seules peuvent permettre de faire face aux crises à venir.

Ces quelques évidences s’imposent aujourd’hui à nous, mais ne suffiront pas. Je reviendrai donc vers vous pour parler de cet après. Le moment que nous vivons est un ébranlement intime et collectif. Sachons le vivre comme tel. Il nous rappelle que nous sommes vulnérables, nous l’avions sans doute oublié. Ne cherchons pas tout de suite à y trouver la confirmation de ce en quoi nous avions toujours cru. Non. Sachons, dans ce moment, sortir des sentiers battus, des idéologies, nous réinventer – et moi le premier.

Mes chers compatriotes, nous aurons des jours meilleurs et nous retrouverons les Jours Heureux. J’en ai la conviction. Et les vertus qui, aujourd’hui, nous permettent de tenir seront celles qui nous aideront à bâtir l’avenir, notre solidarité, notre confiance, notre volonté. Alors, prenez soin de vous, prenons soin les uns des autres. Nous tiendrons.

12 avril 2020

L’être, l’avoir et le pouvoir dans la crise, par Dominique Strauss-Kahn

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Par Dominique Strauss-Kahn, ancien ministre de l’Économie et des Finances, ancien directeur-général du Fonds Monétaire International

Cet important article a été rédigé par Dominique Strauss-Kahn, ancien patron du FMI, pour l’influente revue Politique Internationale qui le publiera dans son prochain numéro (numéro de printemps). Nous remercions particulièrement Patrick Wajsman qui autorise sa diffusion et Dominique Strauss-Kahn qui l’accepte au profit des lecteurs du blog du Club des juristes.

La crise sanitaire que nous vivons est différente de toutes celles que les générations précédentes ont pu connaître. Les convocations de la grande peste noire de 1348 ou de la grippe espagnole de 1918-1919 sont intéressantes en ce qu’elles nous permettent de repenser les conséquences des pandémies. Mais elles ne disent rien, pour autant, de la capacité de résilience d’une société dont l’économie est mondialement intégrée, et qui avait perdu presque toute mémoire du risque infectieux.

Si la crise actuelle est de prime abord différente, ce serait par la vitesse de propagation de cette maladie. Trois mois après le début de la crise sanitaire, près de la moitié de la population de la planète est appelée au confinement. Même si la contagiosité du virus a vraisemblablement joué un rôle dans ce basculement, du stade épidémique à celui de pandémie, la mondialisation marquée par l’accélération de la circulation des personnes est au cœur du processus de propagation (1). Le délai de réaction des pays développés, dont les systèmes de santé ont été rapidement submergés, doit sans doute être également incriminé. Il atteste d’un défaut de prévoyance et d’une confiance – infondée – dans la capacité des systèmes sanitaires à protéger massivement leur population tout en s’approvisionnant en matériel de protection et en tests de dépistage au fil de l’eau, auprès de fournisseurs étrangers, majoritairement chinois. Sans doute ceci n’était-il pas fatal. Taïwan, forte de ses expériences lors d’épidémies antérieures, disposait d’équipements de protection en quantité (2), de capacités de production de ceux-ci et d’un département dédié à la gestion des maladies infectieuses capable, notamment, de déployer rapidement des applicatifs de gestion et de partage de données sur les patients infectés. Il est, sans doute, normal qu’un système de soins ne soit pas fait pour traiter une demande brutale et temporaire. Mais, dans ce cas, il importe qu’il soit réactif, c’est-à-dire capable de réorienter son offre et de mobiliser des réserves prédéfinies et recensées. Cette agilité, il semblerait bien qu’elle nous ait fait défaut.

L’autre différence structurelle entre cette crise sanitaire et les crises antérieures tient à son ampleur. Nombreux sont ceux qui ont, dans un premier temps, tenté de relativiser la gravité de la situation en rappelant le nombre de morts dû à la grippe saisonnière, aux épidémies de VIH et d’Ebola, voire aux conséquences sanitaires des pratiques addictives telles que l’alcool ou le tabac. Outre que l’on ne connaîtra les conséquences létales du Covid-19 que lorsqu’on aura jugulé sa transmission, avancer ce type d’argument revient à faire fi du caractère global et absolu de cette pandémie. Global dans la mesure où aucune aire géographique n’est plus épargnée et parce que la pandémie vient croiser une démographie mondiale qui est sans comparaison avec celle de 1919 : le simple nombre d’individus appelés à rester à domicile est aujourd’hui deux fois plus important que la population mondiale totale lors de l’épisode de grippe espagnole. Absolu, car il est évident qu’aucun individu ne peut se considérer comme étant à l’abri du risque de contamination.

Et c’est cette dernière spécificité de la crise sanitaire qui la distingue de tous les épisodes antérieurs : son caractère hautement symbolique heurte et choque une population mondiale qui avait presque oublié le risque infectieux. En cela, elle porte atteinte au confort douillet dans lequel les pays économiquement développés se sont progressivement lovés. La mort n’était pas seulement devenue lointaine en raison de l’augmentation de l’espérance de vie, elle était aussi devenue intolérable comme en témoignent les réticences à engager des troupes au sol dans la plupart des conflits récents. La « valeur » de la vie humaine a considérablement augmenté dans l’inconscient collectif des pays les plus riches. Or aujourd’hui, nous reprenons conscience de la précarité de l’être. Cette crise de l’être aura certainement des conséquences considérables qu’il est peut-être trop tôt pour aborder ici, mais elle est aussi révélatrice d’une crise de l’avoir et d’une crise du pouvoir dont l’analyse est nécessaire pour guider les décisions à prendre.

Une crise de l’avoir

Des crises économiques, nous en avons connues. Mais celle-ci est différente. Cette récession ne ressemble que très partiellement à celles que nous avons connues parce qu’elle mêle un choc sur l’offre et un autre sur la demande.

Un choc sur l’offre et un choc sur la demande

Nous pouvons difficilement éviter les conséquences en termes d’emplois du choc sur l’offre. Celui-ci résulte des consignes de confinement qui, par défaut, se sont révélées indispensables du point de vue sanitaire. Avec une partie de la force de travail confinée pour une durée indéfinie, il est inévitable que la production chute. Des entreprises vont réduire leur effectif d’autres vont fermer. Ces emplois-là sont perdus, sans doute pour assez longtemps. C’est ce qui se passe en cas de catastrophe naturelle, mais elles ne touchent généralement qu’une partie de l’économie.

Certaines de ces entreprises seront peut-être sauvées par l’État. Et le recours à des « nationalisations temporaires », que je ne concevais que pour des raisons peu fréquentes d’indépendance nationale (3), peut en sauver certaines mais pas toutes.

Le choc sur la demande a évidemment plusieurs causes qui se cumulent. Les revenus d’une partie de la population qui s’évanouissent, les consommations jugées non indispensables qui sont reportées, celles qui sont rendues impossibles par le confinement, et, comme « mes dépenses sont vos revenus » la demande faiblit encore. C’est le cycle bien connu de la récession.

A cela s’ajoute la fonte des actifs financiers. Dans une récession classique, la gestion la plus sage des actifs financiers consiste à attendre le retour à la normale si on n’est pas obligé de vendre pour une raison ou une autre. Ici, le retour à la normale ne se fera pas comme avant. Certains actifs financiers vont tomber à zéro parce que les entreprises qu’ils représentent vont fermer dans des proportions plus grandes que dans les crises précédentes. Cette fonte des actifs financiers renvoie à des comportements de précaution qui dépriment encore plus la demande globale. Ce « risque de ruine » de certains épargnants avait largement disparu depuis la Grande Crise, le voilà de retour.

C’est cette simultanéité des chocs d’offre et de demande qui rend la situation présente si exceptionnelle et si dangereuse.

À court terme, les pertes sont inévitables

Aux États-Unis, il n’aura fallu que quinze jours pour que près de 10 millions d’Américains se retrouvent au chômage. En Europe, 900 000 Espagnols ont déjà perdu leur emploi. En France, l’INSEE estime qu’un mois de confinement devrait nous coûter 3 points de PIB. Nul n’est épargné. Et à en croire le FMI, : « Nous n’avons jamais vu l’économie mondiale s’arrêter net. C’est bien pire que la crise de 2008 ». Ces chiffres terribles conduisent certains à adopter une grille de lecture martiale de notre crise. Les gouvernements, les Nations Unies, le FMI, tous parlent d’une « guerre » contre le Covid-19. Pour autant, un conflit armé ne semble pas nécessairement refléter la nature de la paralysie économique qui nous frappe. Plus qu’une destruction de capital, c’est une évaporation des savoirs, notamment ceux nichés dans les entreprises qui feront nécessairement faillite, qui est à redouter. Plus qu’une redirection de la production vers une économie de guerre, on assiste à un coma organisé et à un délitement subi mais sans doute durable des chaînes d’approvisionnement.

Pour les pays les plus fragiles, la pandémie s’annonce catastrophique. Un certain nombre d’exportateurs de matières premières, et au premier plan les producteurs de pétrole, entrent dans la crise avec un niveau insuffisant de réserves en devises. Le prix du baril est passé sous les 20 dollars, et celui du cuivre, du cacao et de l’huile de palme s’est effondré depuis le début de l’année. Pour les pays bénéficiant largement d’envois de fonds depuis l’étranger (4), 2020 pourrait voir la consommation et l’investissement se contracter violemment. Quant aux destinations touristiques, celles-ci devront survivre à un arrêt quasi-total de l’activité économique en première partie d’année (5).

Ce revers économique risque de replonger des millions de personnes de la « classe moyenne émergente » vers l’extrême pauvreté. Or, plus de pauvreté, c’est aussi plus de morts. Les pays africains sont plus jeunes, mais aussi plus fragiles, avec des taux de malnutrition, ou encore d’infection HIV, ou de tuberculose les plus élevés au monde, ce qui pourrait rendre le coronavirus encore plus létal. De plus, là où les pays développés peuvent adopter des mesures de confinement drastiques, cela est souvent impossible dans des contextes de bidonvilles urbains surpeuplés, où l’eau courante est difficilement accessible et où s’arrêter de travailler ou d’aller au marché pour acheter des denrées n’est pas une option. L’expérience d’Ebola a montré que la fermeture des écoles – adoptée par 180 pays dans le monde – se traduit souvent par un abandon définitif de la scolarité, des grossesses non voulues, et une éducation sacrifiée pour une génération d’élèves

Pourrait-on éviter ces conséquences dramatiques ? Sans doute pas totalement, mais certainement en partie si nous sommes capables d’éviter les effets cumulatifs de la récession en combattant l’affaissement de la courbe de demande globale.

Les limites de l’action monétaire

La riposte a commencé et les banques centrales jouent leur rôle en inondant le marché de liquidités. Contrairement à la crise de 2008, ces dernières se sont montrées particulièrement rapides et coordonnées. Dès le 3 mars, la FED a baissé ses taux de 50 points de base, suivie par la banque d’Angleterre les 11 et 19 mars. Le 15 mars, les taux de la FED tombent à zéro. Dans le même temps, les interventions non-conventionnelles se déploient en reprenant les instruments développés depuis 2008. Le 18 mars, la BCE annonce un programme d’acquisition de titres pour une enveloppe totale de 750 milliards d’euros. La coordination des banques centrales, sous le leadership de la FED, tranche avec la réponse décousue de la Maison Blanche. Le 15 mars, la Fed a étendu ses « swaps » à neuf nouveaux pays confrontés à une évaporation du dollar avant d’ouvrir une facilité « repo » aux banques centrales souhaitant troquer leurs obligations du Trésor américain contre des dollars (6).

Mais ceci n’atteindra que par ricochet les économies émergentes qui ne disposent pas d’une banque centrale susceptible de remplir ce rôle. En revanche, il est possible d’utiliser un mécanisme qui a déjà fait preuve de son efficacité dans la crise financière mondiale : les Droits de Tirage Spéciaux (7) du FMI. Rien n’empêche de les réactiver ; rien, sauf l’allergie américaine à tout ce qui ressemble à une action multilatérale, allergie que la tiédeur des Européens n’aide pas à contrebalancer (8). Allègement des dettes des pays à bas revenus et émission massive de DTS sont aujourd’hui un passage obligé pour contribuer à éviter une catastrophe économique dont les conséquences rejailliront au-delà des rives de la Méditerranée.

Avant la crise actuelle, l’Europe avait déjà le plus grand mal à gérer l’afflux de quelques centaines de milliers de migrants se pressant à ses portes. Qu’en sera-t-il lorsque, poussés par l’effondrement de leurs économies nationales, ils seront des millions à tenter de forcer le passage. Même si cela peut sembler éloigné de l’urgence présente, même si les opinions publiques ont d’autres soucis à faire valoir, il est du devoir des gouvernants de prévoir les crises après la crise. Pour les Européens, faire bloc pour étendre l’efficacité des mesures monétaires qu’ils prennent pour eux-mêmes aux pays émergents à commencer par l’Afrique est une nécessité absolue.

Toutefois, l’action monétaire a ses limites et, comme c’est le cas pour toute catastrophe naturelle, les soutiens budgétaires doivent être mobilisés. Ils le sont en partie et les mécanismes de soutien comme l’extension du chômage partiel en France vont dans le bon sens. Mais ils sont insuffisants face à l’ampleur du choc. On ne peut soutenir l’offre en ne finançant que l’offre et c’est sans doute la plus grande faiblesse du plan de soutien initial proposé par Trump (9). Par ailleurs, si en 2009 la Chine avait engagé un plan de relance titanesque pour soutenir son économie et tirer la croissance mondiale, le pays semble pour l’instant plus frileux. Il est vrai que la marge de manœuvre chinoise est aujourd’hui plus faible : la croissance a fléchi et la dette totale du pays, publique et privée, dépasse 300% du PIB, contre 170% avant la crise des « subprimes ». Si bien que les mesures annoncées par Pékin ne dépassent pas pour le moment 1,2% du PIB.

Bien entendu, une partie de ce soutien finira en hausse des prix. Quand l’offre est contrainte par le confinement, la capacité de production est obligatoirement limitée. Mais cette pression à la hausse des prix, outre qu’elle ne sera pas malvenue par ailleurs, constituera un soutien à l’appareil productif aussi efficace que les mesures financières qui lui seront proposées.

C’est ce que montre le graphique I. Dans cette présentation classique des courbes d’offre et de demande globale avec un choc sur la demande sans doute plus fort que celui sur l’offre, on voit comment une partie des pertes de production est impossible à éviter à court terme mais aussi comment les dégâts peuvent être limités par une politique appropriée sur la demande. En outre, le risque de ne rien faire peut considérablement aggraver la situation. La baisse de la demande, non compensée par des mesures de soutien, va créer un deuxième choc sur l’offre et ainsi de suite. La spirale déflationniste est alors en marche avec ses conséquences funestes.

Forcément, ces mesures de soutien de la demande ne joueront à plein que lorsque le confinement sera progressivement levé, permettant à la production de repartir. Mais il faut qu’elles soient à l’œuvre tout de suite, d’une part pour être en place le moment venu, d’autre part pour combattre l’angoisse des consommateurs qui ne peut que les pousser à thésauriser ce qui est l’inverse de ce qui est souhaitable.

A moyen et long terme, les cartes sont rebattues

a/ La mondialisation des échanges s’est évidemment accompagnée d’une nouvelle division internationale de la production. La faiblesse relative du coût du travail dans les économies émergentes combinée au développement des moyens de communication a été à l’origine d’une croissance sans précédent du commerce international. Ceci concerne à peu près tous les secteurs à commencer par l’automobile et l’électronique.

C’est cette division internationale du travail qui est en cause aujourd’hui. La critique n’est pas nouvelle et la crise sanitaire agit surtout comme un révélateur. Les détracteurs ont été nombreux.

Pour les uns, considérés comme des idéalistes, c’était l’absurdité écologique de faire transiter vingt fois des marchandises d’un bout à l’autre de la planète qui était en cause, en particulier pour les chaînes de valeur alimentaires. Pour les autres, considérés comme des doctrinaires, c’était la dénonciation d’un système permettant aux habitants des pays riches de continuer à profiter de la rente coloniale. La mondialisation « stade suprême du capitalisme » en quelque sorte. Pour d’autres enfin, considérés comme pessimistes, c’est la sécurité des approvisionnements qui était visée. On pense ici évidemment à la sécurité sanitaire ; 90% de la pénicilline consommée dans le monde est produite en Chine. C’est aussi le cas avec les terres rares dont la Chine détient de facto un monopole de production alors même qu’il s’agit de composants essentiels à l’ensemble de l’industrie électronique et de communication.

Tous avaient partiellement raison et il est fort probable que la crise conduise à des formes de relocalisation de la production, régionales sinon nationales.

La mondialisation qui est en cause n’est pas l’ouverture sur le monde ni la conscience d’une humanité planétaire, celle-ci progresse lentement depuis longtemps, c’est ce que qu’Hubert Védrine appelle l’américano-globalisation de ces dernières décennies : « Celle qui a débuté dans l’après-guerre, qui s’est accélérée avec la réorientation de la Chine vers le marché par Deng en 1979, puis avec le duo Thatcher-Reagan au début des années 1980 et la dérèglementation financière sous l’influence de l’École de Chicago, et qui s’est enfin généralisée dans les années qui ont suivi la disparition de l’URSS fin 1991, disparition que les Occidentaux ont interprétée – à tort ! – comme la fin de l’histoire. (10) »

Cette mondialisation n’a pas fait que des perdants. Les salariés des pays émergents travaillant dans des secteurs exportateurs (et par ricochet les autres) ont évidemment bénéficié d’une élévation de leur niveau de vie liée à des salaires plus élevés. Quant au consommateur des pays développés, il n’a pas longtemps hésité à se tourner vers ces produits importés pour bénéficier de la rente qu’ils portaient en eux. Et ce dernier ne renoncera pas aisément à une part significative de son pouvoir d’achat.

La relocalisation d’une partie de la production aura un coût mais la crise que nous vivons peut suffire à en faire la pédagogie.

b/ Au-delà des formes que prendra la mondialisation, la crise peut permettre aux économies développées de sortir de l’impasse dans laquelle la croissance économique s’est perdue.

Le débat est bien connu qui a été relancé par Larry Summers en 2014 (11). Reprenant le terme introduit par Hansen en 1939, il décrit un retour à la stagnation séculaire qui avait nourri tant de débats après la crise de 1929 : il s’agit d’un équilibre de sous-emploi dont les économies n’arrivent pas à sortir à cause d’un taux d’intérêt faible associé à une inflation quasi inexistante sur les marchés de biens et services quand le prix des actifs financiers est au contraire en hausse sensible. Le progrès technique dégage peu de nouveaux produits, les innovations entraînent surtout des économies de capital, l’investissement fléchit et il est impossible de le relancer parce que les taux d’intérêt sont déjà à zéro. L’épargne est alors surabondante. Elle ralentit la croissance économique faute d’un investissement public significatif limité par un endettement jugé déjà excessif au regard de ratios dette/PIB considérés comme insoutenables. Au cours des dernières décennies, l’ingénierie financière a soldé l’équation tout en provoquant des crises financières récurrentes qui masquent la réalité de l’économie réelle.

Face à cette situation de stagnation que connaissaient peu ou prou les économies développées, la crise économique, détruisant du capital, peut fournir une voie de sortie. Les opportunités d’investissement créées par l’effondrement d’une partie de l’appareil de production, comme l’effet sur les prix de mesures de soutien, peuvent relancer le processus de destruction créatrice décrit par Schumpeter. Son entrepreneur gagnerait alors sur le terrain la bataille théorique qu’il avait engagée, il y a longtemps, aussi bien contre les stagnationnistes optimistes comme Keynes que pessimistes comme Marx.

C’est ce renouveau de l’offre rendu possible par un choc aussi violent qui justifie les mesures prises par les gouvernements en faveur du secteur productif. Elles seront dérisoires sans mesures de court terme sur la demande, mais indispensables à la reconstruction de l’appareil de production.

c/ Un autre élément doit retenir l’attention : celui des inégalités.

Au niveau national, certaines professions peuvent travailler – au moins en partie – à domicile, pour d’autres c’est beaucoup plus difficile voire impossible. Mais ceci ne touche pas de la même façon les différentes parties de la population. Le graphique II (12) qui concerne les États-Unis, illustre cette situation qui justifie un soutien accentué des salariés les moins qualifiés.

Au niveau international, l’accent a beaucoup été mis ces dernières années sur le fait que si la crise des « subprimes » avait eu pour conséquence une considérable augmentation des inégalités entre individus, en revanche les inégalités entre pays, elles, diminuaient régulièrement. La crise actuelle risque de remettre totalement en cause ce constat. À court terme, en raison des conséquences possibles, et même malheureusement probables, de la crise sur les économies de nombres de pays à bas revenus. À moyen terme, parce que la relocalisation de certaines activités, qui a une grande probabilité de se réaliser, se fera à leurs dépens. C’est ce qui rend encore plus indispensable le soutien de ces économies qui a déjà été évoqué.

d/ L’avenir économique, difficile dans tous les cas, est largement entre nos mains.

Les gouvernements ont déjà commencé à agir comme le montre le graphique II (13). Mais ce graphique fait apparaître plusieurs faiblesses.

D’abord, l’ampleur très différente des stimuli déjà décidés (en rouge). Ensuite, la part prépondérante prise par les garanties d’emprunt, ce qui est certes utile, mais ne concerne que très indirectement le soutien à la demande des plus démunis. Enfin, l’absence de coordination dans la réponse alors que ce qui avait fait le succès de la relance de 2009 c’est qu’elle avait été largement coordonnée entre les principaux acteurs (14).

L’Union européenne a la possibilité, et pour moi le devoir, de fournir des éléments de réponse mais la mollesse du Conseil européen du 26 mars dernier et la pantomime de l’Eurogroupe ne poussent pas à l’optimisme. Le point principal est celui de la mutualisation budgétaire entre les États membres pour pouvoir mener une action significative (15).

Trois instruments sont en cours de discussion au sein de l’Eurogroupe :

un soutien de l’ordre de 100 milliards d’euros aux mécanismes de chômage partiel ;

un mandat plus vigoureux donné à la BEI qui peut prêter ou garantir des prêts ;

une adaptation à la situation présente du Mécanisme Européen de Stabilité (16).

Mais, chacune de ces options passe à côté du sujet central qui est celui d’une réponse budgétaire mutualisée afin de ne pas mettre en péril la soutenabilité de la dette des pays les plus fragiles. Évidemment, tout ceci renvoie au débat sur la création des coronabonds et, plus généralement, sur la capacité d’emprunt de l’Union dont l’absence se fait aujourd’hui cruellement sentir. C’est également un enjeu politique : la BCE ne pourra pas longtemps mutualiser les dettes par le truchement des opérations de marché sans qu’un soutien politique explicite se manifeste.

Deux voies sont envisageables. La première serait une demande explicite des États de monétiser le surplus de dettes ; mais c’est une remise en cause de l’indépendance de la banque centrale. La seconde est d’avancer avec ceux qui le veulent pour émettre conjointement de la dette nouvelle afin de financer à la fois les coûts de la réponse sanitaire immédiate, de la solidarité internationale qui sera nécessaire notamment envers l’Afrique et enfin un plan de relance massif une fois l’urgence sanitaire passée. Le choix s’énonce donc simplement, il faut rompre l’un ou l’autre de ces deux tabous : l’indépendance de la banque centrale ou l’unanimité des États membres.

Car ce qu’il nous faut dès maintenant, ce sont :

des plans de soutien de la demande de l’ordre de grandeur de la perte de production (plusieurs points de PIB pour 2020 seulement). Ceux-ci doivent reposer, pour les ménages comme pour les entreprises, sur de véritables soutiens à leur liquidité par des mesures fiscales et budgétaires ;

une coordination de ces politiques avec les actions menées par les banques centrales en matière monétaire ;

un instrument de mobilisation de ressources budgétaires et d’endettement commun en Europe. Sans mutualisation, la réponse budgétaire sera insuffisante ;

une action concertée au niveau international incluant l’extension de cette liquidité au-delà des pays développés.

Une crise du pouvoir

C’est peut-être celle qui est la plus inquiétante. Crise de la souveraineté, elle tient à l’autonomie des États dans un monde où les institutions multilatérales peinent à organiser les prises de décisions nécessaires à l’échelle globale. Crise de la représentation, elle touche aussi à l’exercice du pouvoir, à la garantie des libertés publiques et à la légitimité des autorités, en particulier dans les démocraties. Mais ce n’est pas la crise sanitaire et l’épidémie du Covid-19 qui créent ces crises. Elles ne font que révéler des faiblesses déjà largement existantes.

La crise jette une lumière crue sur la relativité de notre souveraineté.

Elle met en évidence une dépendance technologique que, par ignorance ou par fierté nationale, nous avons tendance à sous-estimer.

Ceci vaut évidemment dans le domaine sanitaire. Nous constatons, éberlués, qu’une bonne part de nos approvisionnements en médicaments dépend de la Chine. En laissant ce pays devenir « l’usine du monde » n’avons-nous pas renoncé dans des domaines essentiels à garantir notre sécurité ?

Les signes alarmants existent au sein même d’un ensemble très intégré comme l’Union européenne. La pénurie de curare nécessaire à l’intubation des personnes en état grave semble en partie due à l’origine italienne et espagnole des ingrédients. On voit bien, dans l’Union, que cette situation peut trouver des solutions à l’avenir. C’est moins simple lorsqu’il s’agit de matériels incluant des technologies avancées où la dépendance vis-à-vis des États-Unis apparaît manifeste.

Mais cette dépendance sanitaire renvoie à une dépendance technologique plus vaste. L’opinion est avertie, mais peut-être négligente, de la faible sécurité des communications et en particulier des smartphones. Que sait-elle des contrats passés entre nos services de renseignements et Palantir, l’entreprise fondée par Peter Thiel ? L’intelligence artificielle fait peur, à tort ou à raison, mais sans doute les citoyens préféreraient-ils que les garanties données par les responsables qu’ils ont élus ne soient pas à ce point dépendantes de puissance étrangères et, à tout le moins, il est probable qu’ils souhaiteraient en être informés. Que dire de l’utilisation de Windows au ministère de la Défense ? À défaut de retrouver une souveraineté numérique perdue, nous pourrions diriger nos investissements vers le logiciel libre qui offre une garantie d’indépendance. L’Europe, et même la France seule si elle n’est pas suivie, pourrait rapidement contribuer de façon significative à ce bien commun numérique. Ce point va bien au-delà des seules questions de sécurité. Daniel Cohen (17) met justement l’accent sur une évolution vers le capitalisme numérique que cette crise peut accélérer. L’indépendance nationale, ou européenne, ne peut se mesurer seulement à l’aune de l’existence d’une capacité nucléaire.

La crise sanitaire nourrit les vieilles pulsions nationalistes. Pour y échapper, nous ne pouvons nous contenter des traditionnelles envolées lyriques sur les horreurs du fascisme, dans un sens, et l’universalité de la condition humaine, de l’autre. Si nous sommes, à l’échelle de nos nations, trop faibles pour concourir, alors l’Union européenne retrouve tout son sens. Loin d’en acter le décès comme certains s’évertuent à le clamer, l’intérêt nouveau porté par les peuples européens à la notion de souveraineté peut donner sa seconde chance à l’Europe.

La fragmentation de la mondialisation que la crise a toutes les chances de provoquer constitue une occasion inespérée de reprendre les rênes. Il y faut une volonté populaire et celle-ci était devenue si faible que plus rien ne semblait possible dans cette Union alourdie par l’élargissement, entravée par la bureaucratie et délégitimée par son caractère prétendu peu démocratique. Le retour progressif des égoïsmes nationaux était en train de tuer à petit feu le rêve des fondateurs. Les souverainistes de tout poil en ont fait leurs choux gras omettant de dire aux peuples qu’il n’y a de retour vers une souveraineté qu’en la partageant avec les autres Européens comme l’a montré la création de l’euro. Mais l’impossible comptabilité des avantages tirés de la construction européenne a failli à convaincre des citoyens de plus en plus dubitatifs sur son intérêt. Si bien que dans cette crise, l’inefficacité de l’action européenne vient conforter tous ses détracteurs. Dans le secteur sanitaire comme dans le domaine économique, l’absence de vision politique a empêché toute action préventive et la puissance des égoïsmes nationaux retarde les mesures nécessaires.

Il fallait un choc pour que la véritable nature de l’Union ressurgisse ; celle d’un refus d’abandonner des valeurs collectives et un modèle de société qui définissent une identité. C’est cette identité qui s’est fondue dans la mondialisation, c’est elle qui peut renaître de sa fragmentation. Ce choc, nous l’avons. Une renaissance est possible sous deux conditions : que la solidarité européenne s’affirme dans le règlement de la crise sanitaire, que des hommes et des femmes portent et incarnent un renouveau de l’Europe politique. Les jours, les semaines et les mois qui viennent nous diront si ces conditions ont été réunies. Le défi est grand, tant l’Europe a perdu de sa crédibilité. Il faudra convaincre en proposant une méthode Monnet de l’après-guerre sanitaire, capable de réalisations visibles par tous qui justifieront des transferts de souveraineté calibrés.

La crise pose aussi en des termes nouveaux la question démocratique.

Notre modèle démocratique, issu de la révolution industrielle, a déjà subi bien des avanies. C’est fondamentalement un modèle de démocratie représentative : il repose sur le consentement à déléguer le pouvoir que donne le droit de vote à des hommes et des femmes qui l’exerceront en notre nom. On élit des représentants dont on pense qu’ils sauront mettre en œuvre la politique à laquelle on aspire et on leur fait confiance. Mais ce consentement, comme cette confiance, sont de plus en plus battus en brèche, l’air du temps étant moins à l’intérêt général qu’à l’accumulation des intérêts particuliers (18).

Il a fallu la combinaison de plusieurs facteurs pour en arriver là. D’abord, et surtout, la déception liée à des résultats moins heureux qu’espérés ; mais aussi le développement des réseaux sociaux qui donnent à chacun le sentiment fallacieux qu’il sait mieux que quiconque ce qu’il faut faire ; le lent glissement d’un mandat de représentation vers un mandat impératif par la pression directe et parfois physique que ces mêmes réseaux sociaux autorisent ; enfin la lente disparition des corps intermédiaires comme les syndicats ou les partis politiques. Tout a concouru à la lente décrépitude de la démocratie représentative.

C’est cette démocratie parlementaire cacochyme, née il y a deux siècles, que la crise sanitaire vient frapper de front.

La gestion de la crise sanitaire fait alors émerger une crise de la représentation. Si, comme le dit Max Weber, « un État est une communauté humaine qui revendique le monopole de l’usage légitime de la force physique sur un territoire donné » (19), ce monopole trouve sa légitimité dans celle de la représentation. Celle-ci était déjà en cause avant la crise. Elle est mise à l’épreuve par la crise.

Le principe peut être facilement admis que, en temps de crise, les démocraties peuvent avoir recours « de façon exceptionnelle » à des mesures coercitives, mais la question des limites ne manque pas d’être posée par une partie de l’opinion. Partout, la question qui est au cœur de la pensée de Giorgio Agamben : « Peut-on suspendre la vie pour la protéger ? » a trouvé une réponse temporaire : à savoir, la vie (et même l’économie) avant les libertés publiques. Mais en sera-t-il de même à l’avenir si les mesures autoritaires, à commencer par le confinement, devaient durer ou se renouveler ?

La démocratie découle du mode d’accession au pouvoir plus que de son exercice (20). Toutefois, ces mesures d’exception ont deux conséquences. La première est que la frontière se brouille entre démocraties et régimes autoritaires. La seconde est que des gouvernements élus démocratiquement peuvent être tentés d’utiliser la crise à des fins variées : tentative de transition vers un régime moins démocratique (Hongrie) ou gestion d’autres problèmes intérieurs (Inde, Algérie). Dans de nombreux pays, la vie démocratique est mise entre parenthèses par le report des élections comme en Pologne ou en Bolivie, avec le cas particulier de la France.

Les temps de crise ont souvent fait émerger une forme d’unité nationale. Dans une certaine mesure, le sens de l’urgence et la nécessité de survivre ont provoqué un sursaut de loyauté chez les citoyens. Le plus souvent, les populations se sont rangées derrière les décisions fortes prises par leur gouvernement avec consentement/acceptation si ce n’est avec enthousiasme (21), (22). Toutefois, dans la plupart des régimes démocratiques, les décisions sont questionnées, les consignes contrevenues et de manière générale, la pertinence des mesures recommandées par des experts qui, en d’autres temps, auraient fait foi est largement remise en cause.

À tel point que l’on peut légitimement se demander si la notion de programme politique a encore un sens. Comme les élus se révèlent incapables de faire ce qu’ils ont promis, les citoyens ne leur font plus confiance et entendent intervenir à tout moment dans la prise de décision ; on s’éloigne alors beaucoup de la démocratie représentative pour tendre vers des formes plus ou moins organisées de démocratie directe. Le risque est alors celui de tout populisme ; la vérité, la raison importent moins que l’action même lorsque celle-ci n’est fondée que sur la passion. Benda nous a enseigné à quels drames cela conduisait inexorablement (23).

À l’inverse, dans la plupart des régimes non-démocratiques, la légitimité du pouvoir est conférée par la capacité des dirigeants à protéger leur population et à maintenir l’ordre social plus qu’à garantir leurs libertés. Dans la plupart de ces pays, les autorités ont imposé une réponse forte et rapide à la crise et on voit en retour un certain sentiment de soutien et d’unité nationale au sein de la population (Chine, Vietnam, Jordanie, etc). En d’autres termes, non seulement la sortie de crise pourrait marquer un affaiblissement de la légitimité des autorités publiques dans les démocraties, mais en même temps un raffermissement du pouvoir dans les autocraties.

Par la fulgurance de sa survenue et l’impétuosité de la propagation du virus, la crise sanitaire a imposé des mesures législatives et réglementaires d’une magnitude assez inédite dans nos démocraties. Dans de nombreux pays, l’exécutif s’est senti autorisé à prendre des mesures liberticides ou de surveillance de masse déployant pour ce faire des technologies jusqu’alors réservées au renseignement militaire ou anti-terroriste ! D’une manière générale, ces mesures dérogatoires aux libertés publiques sont plutôt bien accueillies, voire plébiscitées par des citoyens qui y voient un arsenal protecteur de leur sécurité.

Que les gouvernements privilégient l’efficacité n’est pas une spécificité de la crise sanitaire. Que les citoyens soient moins attentifs à la sauvegarde de leurs droits fondamentaux reflète sans doute d’une angoisse face au fléau nouveau après des décennies d’absence d’adversités collectives. Ces mesures prises à titre exceptionnel et temporaire doivent impérativement le rester. Or, depuis quelques années, force est de constater que d’autres mesures prises au nom de la lutte contre le terrorisme sont passées dans une indifférence quasi générale du statut de mesures exceptionnelles et temporaires à celui du droit commun.

Nous devons veiller à ne pas affaiblir durablement l’État de droit au nom de l’urgence à combattre le virus. A l’automne dernier (mais cela semble si loin déjà), François Sureau rappelait que « l’État de droit, dans ses principes et dans ses organes, a été conçu pour que ni les désirs du gouvernement ni les craintes du peuple n’emportent sur leur passage les fondements de l’ordre public, et d’abord la liberté » (24).

Au lendemain de la crise, les questions politiques seront donc nombreuses. Quels régimes seront perçus comme ayant bien géré la crise ? Quelle transition mettre en œuvre pour revenir des mesures d’exception à la vie normale ? S’ils n’ont pas réussi à agir à l’unisson pendant la crise sanitaire, quelle crédibilité auront les régimes démocratiques pour gérer d’autres crises comme le défi climatique ou la question migratoire ?

Et, si les égoïsmes nationaux dominent pendant la gestion de la crise sanitaire, comment empêcher ensuite la vague des populismes nationaux de tout emporter sur son passage ? Aussi, la coopération internationale n’est-elle pas seulement un élément d’une gestion efficace de la crise, elle est une condition de la survie démocratique au sortir de celle-ci.

Sans doute entrons nous dans un autre monde

Une autre économie : le retour des régulations ?

La période actuelle est celle du désordre et la question se pose évidemment de savoir dans quelle direction nous nous orienterons lorsque la crise sanitaire sera jugulée. Au cours des trente dernières années, la cause était entendue. Nous assistions à la victoire sans partage du libéralisme économique dans la ligne de la fin de l’histoire de Francis Fukuyama (25). Mais ceux qui portent sur l’histoire le regard de la longue durée trouvent aujourd’hui matière à revenir sur l’idée que le libéralisme l’a définitivement emporté. La leçon donnée, il y a trois quarts de siècle, par Karl Polanyi (26) est que le libéralisme économique est une phase de désorganisation entre deux périodes plus régulées. Celui-ci s’affirme périodiquement, comme une parenthèse, jusqu’à ce que, chaque fois la nécessité de nouvelles régulations s’impose parce que les phénomènes économiques ne sont pas indépendants du reste de l’évolution de la société.

En 150 ans, nous avons connu trois grands cycles de régulation du capitalisme. Celle qui, issue du XIXème siècle, s’achève avec la Première Guerre mondiale. Elle cède la place à une autre régulation fondée sur la production de masse dans un monde taraudé par la renaissance des nationalismes et habité par la construction de la démocratie. Et puis, une troisième phase est venue car, contrairement à ce qu’envisageait Polanyi, le marché ne s’est pas effondré avec la crise de 29 ni au sortir de la Seconde Guerre mondiale. C’est qu’après 1945, la généralisation de l’État providence, l’émergence de la domination américaine et l’effacement du fascisme ont façonné les nouvelles régulations des décennies suivantes. Vers la fin des années 70, une nouvelle rupture s’est amorcée. Elle touche aussi bien le monde de la production, les idées politiques que la scène internationale. L’émergence des technologies de l’information, la vague libérale du refus de l’impôt, puis l’effondrement du communisme annoncent la fin de la période sociale-démocrate.

Ainsi, nous connaissons depuis près de deux siècles une succession de phases organiques au cours desquelles un mode d’organisation de l’économie et de la société domine et des phases critiques pendant lesquelles ces régulations s’essoufflent puis s’évanouissent, pour céder la place à d’autres. La dernière grande régulation collective a été celle de l’État providence. Qu’elle se soit épuisée ne fait plus de doute. Et malgré un léger balbutiement au lendemain de la crise des « subprimes », rien n’est venu la remplacer.

Entre ces phases de régulation, les anciens schémas se délitent, l’organisation collective recule, les individualismes retrouvent droit de cité. Jusqu’à ce qu’un choc massif permette à l’histoire de reprendre ses droits et que les hommes sculptent les charpentes de la société nouvelle. Ce sont de telles charpentes qu’il nous faut rebâtir aujourd’hui.

Ces régulations n’épargnent aucune des activités humaines, mais au-delà de l’espace classique de la coopération économique, il y a plusieurs domaines où la nécessité de la régulation s’impose.

D’abord, évidemment, dans le champ de l’organisation sanitaire. Paradoxalement, c’est dans ce domaine que la coopération internationale a commencé à se mettre en place dès 1851 avec le premier Règlement Sanitaire International. La réforme de 2005 a renforcé l’indépendance du directeur général de l’OMS mais il faut aller beaucoup plus loin notamment dans sa coordination avec l’OMC.

Le rôle de l’OMS peut notamment être important dans la mise en œuvre de politiques de prévention plus actives. Dès lors que les pandémies n’apparaissent plus comme des risques négligeables, des « Black Swans » pour reprendre l’expression utilisée dans le domaine des risques financiers, alors la nécessité de prendre en compte ces politiques dans les choix publics s’affirme avec force. Le démantèlement, par Donald Trump, de la cellule chargée de la sécurité sanitaire à la Maison Blanche montre que nous n’en sommes pas là.

La crise sanitaire crée peut-être aussi l’opportunité d’une mobilisation nouvelle pour lutter contre le changement climatique. Au-delà des liens entre le climat et la santé publique, les mesures prises dans le cadre de la lutte contre la pandémie transforment le débat sur les contraintes budgétaires que nous nous imposons comme sur l’encadrement des comportements individuels. Mais il existe aussi un lien avec d’autres domaines de la préservation de l’environnement et en particulier la préservation de la biodiversité. La destruction des écosystèmes par la pollution, la restriction progressive des lieux d’habitat ou les commerces prohibés favorisent les zoonoses comme de nombreux exemples récents l’ont montré.

Mais même si l’on accepte l’hypothèse plausible d’une fragmentation de la mondialisation, ces différentes politiques ne peuvent qu’être globales. Revient alors la question lancinante qui traverse tout questionnement sur les conséquences de la crise sanitaire : y a-t-il une place pour le multilatéralisme ? Et au-delà, peut-on concevoir une action multilatérale qui ne relève pas uniquement des États mais qui se développerait entre les régions voire les grandes métropoles ?

Un autre paradigme

a/ Un changement de la relation entre les États : quel nouvel équilibre géopolitique ?

Si l’espoir doit demeurer que la crise soit à l’origine d’un renouveau de la coopération au niveau mondial et européen, il est important de scruter ses conséquences plus immédiates sur les relations internationales.

La première découle du vide de puissance que la focalisation sur la crise sanitaire des principaux gouvernements va rendre chaque jour plus visible. Tant qu’ils sont, comme tous, submergés par la pandémie, les groupes armés semblent avoir choisi le repli. Mais dès que les conditions le permettront, nul doute que les conflits repartiront alors même que les grands acteurs de la vie seront surtout concernés par leur situation domestique. On peut craindre que ce soit le cas, en Syrie comme en Lybie au Sahel comme au Yémen. D’autant que de nombreux États ébranlés par la crise auront encore plus de difficulté que par le passé à exercer leurs responsabilités régaliennes.

Dans ce contexte, il est probable que la tentation soit forte pour certains États d’accroître leur influence internationale. La Chine, la Russie dans une moindre mesure, ont déjà saisi cette occasion en distribuant des aides médicales principalement aux pays européens. À l’issue de la crise sanitaire, la compétition idéologique reprendra avec force dans une situation où les populations auront été friandes d’intervention étatique et de pouvoir fort. Coincés entre leur réticence à toute action multilatérale et leur confrontation avec Pékin, les États-Unis vont peiner à éviter une redistribution des cartes, mais bien entendu beaucoup dépendra des élections de novembre. La Chine n’est pas en situation d’exercer un leadership mondial mais il n’est pas certain que les États-Unis en soient encore capables.

C’est donc bien une fragmentation de la mondialisation qu’il est raisonnable d’attendre et ce peut être la chance de l’Europe si elle sait se ressaisir.

b/ La crise de l’être conduira-t-elle à un changement de la relation entre les hommes ?

Pour que les cartes puissent être rebattues, il faut que le risque pandémique imprègne profondément, mais surtout durablement la sensibilité collective mondiale. La métaphore guerrière, qui a été très largement utilisée ne trouve à s’appliquer que dans le temps de la mobilisation : la majorité des études (27) laisse entendre qu’il ne saurait y avoir d’armistice, encore moins de libération. Il s’agit donc non seulement d’un effort de guerre de long terme, mais également, d’une réintégration dans les consciences collectives, de la permanence d’un risque pandémique infectieux. Face à une menace aussi structurante et aussi universelle, il est probable que nous assistions à un changement profond des préférences collectives.

Première évolution probable de nos préférences collectives : le rapport à la temporalité. Entrer dans un monde marqué par l’aléa infectieux suppose de corriger nos carences et de constater notre incapacité, notamment en Europe, à donner une réalité au principe de précaution et à cultiver l’approche préventive. L’embolisation des systèmes de santé des pays développés n’est que le symptôme d’une vision politique de court terme qui se sent prémunie de tout imprévu matériel du seul fait de l’existence de marchés de biens et de services interconnectés et réactifs. Les décisions futures ne pourront s’exonérer d’une inscription, notamment budgétaire, dans le temps long ni d’une approche stratégique systématisée des différents pans prioritaires de la vie des populations.

Au-delà de ce premier aspect, le risque infectieux nous rappelle avec la force de l’évidence l’interdépendance entre les individus. C’est tout le paradoxe du confinement actuel : isolés chez eux, les individus n’ont jamais autant œuvré pour la restauration du collectif. La santé de chacun n’est plus, comme dans le cas des maladies cardio-vasculaires et dégénératives, la conséquence de comportements individuels : elle dépend de la responsabilité de chacun vis-à-vis du collectif, et, inversement, de la capacité du collectif à prendre en charge la santé du moindre de ses membres. Le propre des virus que cette pandémie vient nous rappeler, c’est de ne reconnaître aucune frontière, ni sociale, ni politique : aucune barrière, aucun mur ne prémunira durablement les sociétés d’un risque de contagion, d’un « cluster » prêt à essaimer.

En sus du nécessaire renforcement du rôle de l’OMS dans la mise en œuvre de politiques de prévention actives, cette réapparition du sentiment d’interdépendance doit être accompagnée pour ne pas qu’émerge une société de défiance généralisée. Un récent sondage (28) sur l’acceptabilité d’une application téléphone pour tracer les contacts des porteurs du Covid-19 montre que près de 75% des répondants installeraient probablement ce type d’application si elle existait. Quelle appréciation sociale serait faite d’un individu refusant d’installer une telle application ? Ce refus doit-il simplement être autorisé lorsqu’il est susceptible de mettre en danger le collectif ? Il est probable que cette crise sanitaire et sa pénétration dans l’imaginaire collectif incitent à l’émergence d’une société de la transparence médicale : ainsi, est-il possible que la circulation des personnes soit à l’avenir soumise à la production de tests d’immunité, comme le carnet de vaccination international est actuellement demandé à la frontière de nombreux États. Mais il y a un monde entre un simple carnet de carton et les données de son téléphone portable. Pour que le régime de transparence individuelle que l’on pressent ne se transforme pas en société de défiance, les pouvoirs publics se doivent de jouer un rôle actif afin de garantir non seulement l’anonymat des utilisateurs mais également l’effacement des jeux de données (29). Ce positionnement public ferme doit constituer le socle d’un nouveau « système providentiel » sur lequel asseoir une confiance et un pacte citoyen renouvelé.

 

[1] Jin Wu, Weiyi Cai, Derek Watkins and James Glanz, « How the Virus Got Out », The New York Times, 22 mars 2020

[1] La France a également disposé d’un stock stratégique important. Créé en 2007, l’Établissement de préparation et de réponses aux urgences sanitaires disposait en 2009, dans le contexte de l’épidémie de H1N1, d’un milliard de masques anti-projections, destinés aux malades, et de 900 millions de masques de protection, dits « FFP2 ». En 2013, la doctrine de gestion des stocks stratégiques est modifiée, avec transfert de la protection des travailleurs aux employeurs. En 2016, les missions de l’EPRUS sont intégrées au sein d’un nouvel établissement Santé publique France.

(3) Cf. Fondation Jean Jaurès …

(4) Comme Haïti, par exemple, dont 32% du PIB en 2018 vient de ces transferts

(5) Aux Maldives, cas extrême, 75% du PIB dépend directement, et indirectement, du tourisme et les réserves en devises ne dépassent pas 2 mois d’importations.

(6) Ce dont la Chine, qui n’a pas accès aux swaps, pourrait bénéficier.

(7) Ceux-ci viennent augmenter les réserves des banques centrales et permettent aux pays en développement de procurer des « hard currencies ».

(8) La France vient de faire enfin une proposition en ce sens

(9) Depuis, le chèque de 1500 dollars pour tous les ménages a amélioré la situation.

(10) Terra Nova, mars 2020

(11) Larry Summers « U.S. economic prospects: secular stagnation, hysteresis, and the zero lower bound », Business Economics, 49, p.65-73, 2014

(12) Paolo Surico et Andrea Galeotti, « The economics of a pandemic : the case of Covid-19 », London School of Economics, 2020

(13) Paolo Surico et Andrea Galeotti, ibid.

(14) Dès janvier 2008, le FMI avait à Davos annoncé la nécessité à venir d’une relance budgétaire mondiale. Elle prendra forme au G20 de 2009 à Londres et a permis d’éviter les millions de chômeurs prévisibles.

(15) Sur ces points, cf Shahin Vallée « macro note : Options for the Eurogroup and a possible staged path to coronabonds », 2 avril 2020

(16) Ce mécanisme, créé en 2012, peut mobiliser jusqu’à 700 milliards d’euros. Il est parfois à tort, qualifié de FMI européen. La principale différence avec le FMI vient de de ce que les ressources du MES sont des ressources d’emprunt et non des ressources monétaires. Ce n’est pas un Fonds Monétaire Européen mais un Fonds Budgétaire Européen.

(17) Daniel Cohen, « La crise du coronavirus signale l’accélération d’un nouveau capitalisme, le capitalisme numérique », Le Monde, 2 avril 2020

(18) Max Weber, dans Économie et société, insiste sur le fait que la soumission volontaire propre à toute forme de socialisation dépend des qualités que le dominé prête à celui qui le commande.

(19) Max Weber, « Politik als Beruf », 1919

(20) Si ce qui caractérise la démocratie c’est le mode d’acquisition du pouvoir et non son exercice (Adam Przeworski et al., « Democracy and Development : Political Institutions and Well-being in the World, 1950-1990 », vol. 3, Cambridge Univ. Press, 2001) alors le caractère démocratique de nos sociétés n’est pas en cause.

(21) « In democracies, the relationship between citizens and government relies on the triumvirate of compliance, consent, and legitimacy.” Hardin, « Compliance, Consent and Legitimacy », in Boix & Stokes, Comparatives Politics

(22) Qui aurait pu imaginer cela quand, il y a 18 mois, la révolte des gilets jaunes en France est née entre autres de l’indignation contre la limitation de vitesse à 80 km/h, jugée liberticide.

(23) Julien Benda, « La trahison des clercs », 1927, réédition Les cahiers rouges, Grasset, 2003

(24) François Sureau « Sans la liberté », Tract, Gallimard, 2019

(25) Francis Fukuyama, « The End of History and the Last Man », The Free Press, 1992

(26) Karl Polanyi, « La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps », Gallimard, 1944

(27) Gideon Lichfield, « We’re not going back to normal », MIT, 2020

(28) https://045.medsci.ox.ac.uk/user-acceptance, Université d’Oxford, 31 mars 2020

(29) Ce que l’Europe a su mettre en place avec l’adoption précurseur du RGPD

11 avril 2020

Thomas Piketty : « L’urgence absolue est de prendre la mesure de la crise en cours et de tout faire pour éviter le pire

Par Thomas Piketty, Directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Ecole d’économie de Paris

Face à la crise sanitaire due au coronavirus, l’urgence est de créer une fiscalité plus juste afin de pouvoir mettre à contribution les plus riches et les grandes entreprises autant que nécessaire, estime l’économiste dans sa chronique au « Monde ».

La crise épidémique Covid-19 va-t-elle précipiter la fin de la mondialisation marchande et libérale et l’émergence d’un nouveau modèle de développement, plus équitable et plus durable ? C’est possible, mais rien n’est gagné.

A ce stade, l’urgence absolue est surtout de prendre la mesure de la crise en cours, et de tout faire pour éviter le pire, c’est-à-dire l’hécatombe de masse.

Rappelons les prédictions des modèles épidémiologiques. Sans intervention, le Covid-19 aurait pu causer la mort de quelque 40 millions de personnes dans le monde, dont 400 000 en France, soit environ 0,6 % de la population (plus de 7 milliards d’habitants dans le monde, près de 70 millions en France). Cela correspond quasiment à une année de mortalité supplémentaire (550 000 morts par an en France, 55 millions dans le monde).

En pratique, cela veut dire que pour les régions les plus touchées et au cours des mois les plus sombres le nombre de cercueils aurait pu être de cinq à dix fois plus élevé que d’ordinaire (ce que l’on a malheureusement commencé à voir dans certains clusters italiens).

D’immenses disparités

Aussi incertaines soient-elles, ce sont ces prédictions qui ont convaincu les gouvernements qu’il ne s’agissait pas d’une simple grippe, et qu’il fallait confiner d’urgence les populations.

Certes, personne ne sait très bien jusqu’où vont monter les pertes humaines (actuellement près de 100 000 morts dans le monde, dont presque 20 000 en Italie, 15 000 en Espagne et aux Etats-Unis et 13 000 en France), et jusqu’où elles auraient pu monter sans confinement.

Les épidémiologistes espèrent que l’on parvienne à diviser le bilan final par dix ou par vingt par rapport aux prévisions initiales, mais les incertitudes sont considérables. D’après le rapport publié par l’Imperial College le 27 mars, seule une politique massive de tests et d’isolement des personnes contaminées permettrait de réduire fortement les pertes. Autrement dit, le confinement ne suffira pas pour éviter le pire.

Le seul précédent historique auquel on puisse se raccrocher est celui de la grippe espagnole de 1918-1920, dont on sait maintenant qu’elle n’avait rien d’espagnole et qu’elle a causé près de 50 millions de morts dans le monde (environ 2 % de la population mondiale de l’époque). En exploitant les données d’état civil, les chercheurs ont montré que cette mortalité moyenne cachait d’immenses disparités : entre 0,5 % et 1 % aux Etats-Unis et en Europe, contre 3 % en Indonésie et en Afrique du Sud, et plus de 5 % en Inde.

CETTE CRISE PEUT ÊTRE L’OCCASION DE RÉFLÉCHIR À UNE DOTATION SANITAIRE ET ÉDUCATIVE MINIMALE POUR TOUS LES HABITANTS DE LA PLANÈTE

C’est cela qui devrait nous préoccuper : l’épidémie pourrait atteindre des sommets dans les pays pauvres, dont les systèmes de santé ne sont pas en état de faire face aux chocs, d’autant plus qu’ils ont subi les politiques d’austérité imposées par l’idéologie dominante des dernières décennies.

Le confinement appliqué dans des écosystèmes fragiles pourrait en outre se révéler totalement inadapté. En l’absence de revenu minimum, les plus pauvres devront vite ressortir chercher du travail, ce qui relancera l’épidémie. En Inde, le confinement a surtout consisté à chasser les ruraux et les migrants des villes, ce qui a conduit à des violences et des déplacements de masse, au risque d’aggraver la diffusion du virus. Pour éviter l’hécatombe, on a besoin de l’Etat social, pas de l’Etat carcéral.

Dans l’urgence, les dépenses sociales indispensables (santé, revenu minimum) ne pourront être financées que par l’emprunt et la monnaie.

En Afrique de l’Ouest, c’est l’occasion de repenser la nouvelle monnaie commune et de la mettre au service d’un projet de développement fondé sur l’investissement dans la jeunesse et les infrastructures (et non pas au service de la mobilité des capitaux des plus riches). Le tout devra s’appuyer sur une architecture démocratique et parlementaire plus réussie que l’opacité toujours en vigueur dans la zone euro (où l’on continue de s’égayer dans des réunions de ministres des finances à huis clos, avec la même inefficacité qu’au temps de la crise financière).

Une régulation mondiale

Très vite, ce nouvel Etat social demandera une fiscalité juste et un registre financier international, afin de pouvoir mettre à contribution les plus riches et les grandes entreprises autant que nécessaire.

Le régime actuel de libre circulation du capital, mis en place à partir des années 1980-1990 sous l’influence des pays riches (et singulièrement de l’Europe), favorise de facto l’évasion des milliardaires et des multinationales du monde entier. Il empêche les administrations fiscales fragiles des pays pauvres de développer un impôt juste et légitime, ce qui mine gravement la construction de l’Etat tout court.

Cette crise peut aussi être l’occasion de réfléchir à une dotation sanitaire et éducative minimale pour tous les habitants de la planète, financée par un droit universel de tous les pays sur une partie des recettes fiscales acquittées par les acteurs économiques les plus prospères : grandes entreprises, ménages à hauts revenus et patrimoines (par exemple au-delà de dix fois la moyenne mondiale, soit les 1 % les plus riches du monde).

Après tout, cette prospérité s’appuie sur un système économique mondial (et accessoirement sur l’exploitation effrénée des ressources naturelles et humaines planétaires depuis plusieurs siècles). Elle demande donc une régulation mondiale pour assurer sa soutenabilité sociale et écologique, avec notamment la mise en place d’une carte carbone permettant d’interdire les plus hautes émissions.

Il va de soi qu’une telle transformation exigera bien des remises en cause. Par exemple, Emmanuel Macron et Donald Trump sont-ils prêts à annuler les cadeaux fiscaux aux plus aisés de leur début de mandat ? La réponse dépendra de la mobilisation des oppositions autant que de leur propre camp. On peut être certain d’une chose : les grands bouleversements politico-idéologiques ne font que commencer.

9 avril 2020

Coronavirus : « La Chine a une responsabilité dans cette épidémie transmise par un animal sauvage interdit de commerce »

TRIBUNE - Sylvie Lemmet - Ex-directrice du Programme des Nations unies pour l’environnement

Olivier Blond - Président de l’association Respire

Yann Arthus Bertrand - Président de la fondation GoodPlanet

Dans une tribune au « Monde », Yann Arthus-Bertrand, Olivier Blond et Sylvie Lemmet s’indignent du non-respect par la Chine de sa signature de la Convention internationale contre le trafic des espèces sauvages (Cites), qui protège le pangolin.Publié hier à 11h32, mis à jour hier à 17h56   Temps deLecture 4 min.

Tribune. L’épidémie de Covid-19 est partie de Chine, d’où le virus est passé à l’être humain par le biais d’animaux sauvages, dont, semble-t-il, les pangolins – qui sont pourtant officiellement protégés. La Chine a donc une importante responsabilité dans la naissance de cette épidémie transmise au monde entier par un animal sauvage interdit de commerce, mais en vente publique dans ses marchés. Il faut en tirer une conclusion essentielle : respecter les traités internationaux sur la biodiversité ne doit être une option pour personne.

La Chine est en effet membre de la Convention internationale contre le trafic des espèces sauvages (Cites). Cette convention a alerté depuis 1994 sur les risques d’extinction du pangolin. Son commerce a été soumis à de fortes restrictions et interdit pour les espèces asiatiques. Pourtant, le pangolin est resté l’un des animaux les plus braconnés au monde. Il est utilisé en Chine pour sa viande ou pour la pharmacopée.

Les espèces de pangolin vivant en Asie ayant diminué de façon rapide, la Chine s’est tournée vers l’Afrique pour ses approvisionnements. Les forêts du continent fournissent plusieurs centaines de milliers de pangolins chaque année pour la consommation locale et l’exportation. Le Nigeria serait la plaque tournante des exportations vers la Chine.

Le rôle des Etats d’appliquer les conventions internationales

En septembre 2016, à Johannesburg, lors de à la 17e conférence des parties de la Cites, les huit espèces de pangolins, africaines et asiatiques, ont été intégrées à l’annexe 1, statut qui interdit tout commerce international de ces espèces sauf dérogation spécifique – notamment à des fins de recherche. La Chine s’est donc engagée, comme tous les autres pays signataires, à mettre fin au trafic et à la vente des pangolins.

Cela n’a pas empêché grand-chose. Comme pour la plupart des trafics, l’importance croissante des saisies policières montre tout juste l’importance grandissante du trafic, et les marchés continuent de vendre ces petits animaux timides ou leurs cadavres. Il est avéré que les trafics d’animaux sauvages sont aux mains de mafias puissantes. Mais c’est bien le rôle des Etats que d’appliquer les conventions internationales qu’ils signent, en informant leurs populations, en contrôlant les trafics. C’est leur responsabilité.

l’Etat chinois contrôle ses citoyens comme nul autre pays, et il est impossible de croire que ces trafics perdurent sans la complicité ou la tolérance de l’Etat.

Certains pays africains peuvent avoir des difficultés à lutter contre le braconnage. Face à des braconniers plus nombreux, mieux équipés et sans vergogne, les gardes forestiers risquent leur vie dans un combat inégal. Des dizaines d’entre eux sont morts, par exemple, en tentant de lutter contre le trafic de corne de rhinocéros, principalement vers l’Asie. Mais l’Etat chinois contrôle ses citoyens, ses frontières et ses communications comme nul autre pays, et il est impossible de croire que ces trafics perdurent sans la complicité ou la tolérance de parties importantes de l’Etat.

Même position de la Chine qu’en 2002 après le SARS ?

La Chine vient d’annoncer l’interdiction de la consommation et du commerce d’animaux sauvages. Mais en 2002, après le SARS qui a émergé de chauves-souris et de civettes, le pays avait fait de même, avant de les réautoriser trois mois plus tard… Comment croire que cette fois-ci la situation ait vraiment changé ? D’autant plus que les interdictions actuelles ne concernent pas les animaux utilisés pour la pharmacopée traditionnelle.

Or, les autorités chinoises recommandent désormais contre le coronavirus un traitement à base de bile d’ours. La production de cette bile suppose des souffrances terribles dans les fermes d’élevage. D’autres traitements sont constitués à partir de crottes ou de parties de chauves-souris, dont les chercheurs pensent qu’elles hébergent le coronavirus.

L’élevage d’animaux sauvages est une industrie de 70 milliards d’euros, qui emploie 14 millions de personnes, en Chine

Que ce soit pour les ours, les chauves-souris, les pangolins ou d’autres animaux encore, les permis d’élevage d’animaux sauvages camouflent le plus souvent un trafic d’importations illégales. Et les enjeux sont majeurs : selon une étude chinoise officielle citée par le Los Angeles Times, l’élevage d’animaux sauvages est une industrie de près de 70 milliards d’euros, qui emploie 14 millions de personnes, en Chine – en particulier dans les zones les plus pauvres. Or, cette industrie est fortement encouragée par l’administration.

L’enjeu dépasse la crise mondiale du coronavirus

La Chine devait accueillir la COP15 de la Convention sur la diversité biologique des Nations unies (CDB) au mois d’octobre 2020, mais celle-ci vient d’être repoussée à cause de la pandémie. Cette conférence doit fixer les objectifs et les moyens nécessaires pour stopper le déclin de la biodiversité. C’est aussi l’occasion de réfléchir à une nouvelle gouvernance mondiale de la biodiversité, qui ne permette pas d’échapper à ses obligations. Il est temps de confronter les pays à leurs responsabilités en matière de biodiversité et d’espèces menacées.

L’enjeu dépasse la crise mondiale du coronavirus : c’est aussi celui des maladies émergentes, dont entre 60 et 75 % proviennent d’espèces animales sauvages. La crise mondiale qui affecte des milliards d’habitants de la planète n’est pas due à la malchance ou à l’ignorance ; elle est liée à l’absence de mise en œuvre d’engagements internationaux par certains pays, qui jouent avec la santé de leur population comme avec celle de la planète entière. La Chine devra désormais adopter un comportement exemplaire si elle veut demeurer un hôte crédible de la future Conférence sur la diversité biologique.

Sylvie Lemmet(Ex-directrice du Programme des Nations unies pour l’environnement), Olivier Blond(Président de l’association Respire) et Yann Arthus Bertrand(Président de la fondation GoodPlanet)

8 avril 2020

Covid-19 : « En France, l’obligation de porter le masque serait une révolution »

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Par Frédéric Keck, Anthropologue

Dans l’idéal des Lumières, le citoyen se présente à visage découvert dans l’espace public, d’où, en partie, le retard français sur cette mesure de protection contre la maladie due au coronavirus, explique l’anthropologue Frédéric Keck dans une tribune au « Monde ».

Une équipe de chercheurs de l’université de Hongkong vient de montrer dans un article publié dans la revue mensuelle Nature Medicine, le 3 avril, que le port du masque chirurgical réduisait de façon significative le risque de transmission du coronavirus par la toux ou par la simple respiration. Le même jour, l’Académie nationale de médecine en France recommande que le port du masque « grand public » ou « alternatif » soit rendu obligatoire pour les sorties nécessaires en période de confinement.

Si ces deux avis scientifiques étaient suivis, cela impliquerait une véritable révolution dans l’espace public en France. Le gouvernement français a en effet affirmé, au début de la crise du Covid-19, que les masques chirurgicaux devaient être réservés au personnel hospitalier et qu’ils ne protégeaient pas le reste de la population, celle-ci devant plutôt utiliser les « gestes barrières » comme se laver les mains ou tousser dans son coude.

Les responsables asiatiques, comme le directeur du Centre chinois de contrôle et de prévention des maladies, George Gao, ou le doyen de la faculté de médecine de Hongkong, Gabriel Leung, affirmaient depuis plusieurs semaines que cette position, partagée par la plupart des Etats en Europe et en Amérique, était une erreur. La position française sur les masques ne tient pas seulement à une pénurie d’équipements due aux coupes budgétaires dans la préparation aux pandémies.

Elle s’explique également par une définition de l’espace public comme un lieu dans lequel le citoyen moderne se présente à visage découvert. Cet idéal des Lumières réalisé par la Révolution française s’est construit contre les masques dont l’aristocratie s’ornait dans les salons. Il s’est ensuite renforcé lorsque les autorités coloniales de la IIIe République ont imposé le retrait du foulard sur les photographies d’identité en Afrique du Nord.

L’interdiction du voile islamique

Il est devenu plus contraignant encore, voire oppressif, au cours des vingt dernières années lorsque le foulard islamique a été interdit par l’Assemblée nationale dans les écoles et les lieux publics, provoquant la réprobation de l’ensemble du monde arabe. En France, porter un morceau de tissu sur son visage est perçu comme un signe d’archaïsme et de domination ; se présenter le visage découvert est un signe de modernité et de libération.

A l’inverse, en Asie, le masque est un signe de modernité et c’est le fait de ne pas en porter qui est perçu comme un signe d’archaïsme. L’anthropologue Christos Lynteris a montré (notamment dans une tribune publiée par le New York Times, le 13 février) que le masque chirurgical inventé en Europe fut introduit en Chine en 1910 par un médecin chinois né en Malaisie et éduqué à Cambridge, Wu Lien-teh (1879-1960). Celui-ci montra que la peste pneumonique qui sévissait en Mandchourie se transmettait par voie aérienne, et il recommanda aux infirmiers et aux malades de porter un masque. Ses collègues européens et japonais étaient sceptiques sur son hypothèse, jusqu’à la mort d’un médecin français qui traitait ses patients sans porter de masque.

Les photographies des médecins chinois portant des masques circulèrent à travers le monde et conduisirent à l’adoption du masque par les médecins américains durant la pandémie de grippe de 1918.

Le port du masque fut ensuite abandonné en Occident, alors qu’il fut prescrit par le premier président de la République de Chine (1911-1912), Sun Yat-sen, formé en médecine à l’université de Hongkong, et par le président de la République populaire de Chine, Mao Zedong, lors de la guerre contre les Etats-Unis en Corée (1950-1953).

« L’homme malade de l’Asie »

La crise du SRAS, en 2003, imposa le port du masque à Hongkong, puis dans le reste de la Chine. On estime que 90 % de la population de Hongkong en portait au pic de l’épidémie. Le masque ne visait pas à se protéger de cette nouvelle maladie respiratoire, mais à protéger les autres pour ceux qui en détectaient sur eux-mêmes les symptômes.

Il devint un signe de solidarité collective et de conscience écologique dans une société très consciente des risques d’un développement économique accéléré : les maladies émergentes ou la pollution de l’air. Par contraste, les Chinois qui ne portaient pas de masques et qui crachaient par terre étaient perçus par les Hongkongais comme les symptômes de ce que les Européens appelaient au XIXe siècle « l’homme malade de l’Asie ».

« LA CRISE DU COVID-19 OBLIGE À UNE PERTE DE L’INNOCENCE OU DE L’INSOUCIANCE DANS L’ESPACE PUBLIC, ANALOGUE À CELLE QUE LE SIDA A IMPOSÉE DANS LES RAPPORTS AMOUREUX »

Si les Français se mettent à porter des masques pour limiter la transmission du Covid-19 et pour favoriser un déconfinement plus efficace, cela signifiera-t-il qu’ils auront dû suivre ce modèle de la modernité chinoise plutôt que celui des Lumières européennes ? Il faut se méfier d’une approche du masque en termes de culture ou de civilisation, et parler plutôt, en reprenant l’idée du philosophe Etienne Balibar, d’une révolution dans la civilité.

Le port du masque signifiera que la crise du Covid-19 aura marqué nos corps et nos esprits, comme la crise du SRAS a marqué ceux des populations asiatiques. Elle oblige à une perte de l’innocence, analogue à celle que le sida a imposée dans les rapports amoureux. De même, les attentats du Bataclan, en novembre 2015, ont mis fin à l’insouciance de la consommation d’un verre en terrasse. Nous porterons des masques en souvenir des victimes de l’épidémie pour protéger la population d’une maladie nouvelle qui nous affecte en commun. Ce ne sera pas un signe religieux et communautaire qui menace la laïcité, mais un signe public et commun de l’immunité collective.

Frédéric Keck est directeur du Laboratoire d’anthropologie sociale du CNRS, auteur des « Sentinelles des pandémies : chasseurs de virus et observateurs d’oiseaux aux frontières de la Chine » (Zones sensibles, 240 p., 20 €).

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