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Jours tranquilles à Paris
6 avril 2020

Entretien - Dennis Carroll, immunologiste : “L’épidémie actuelle était prévisible”

corona prevosible

NAUTILUS (NEW YORK)

Notre démographie galopante, nos incursions dans des écosystèmes jusque-là préservés et nos habitudes de consommation composent un cocktail parfait pour l’apparition de zoonoses et l’émergence de nouvelles pandémies, alerte ce chercheur en biologie médicale dans un entretien accordé à Nautilus.

Dennis Carroll ne veut pas avoir l’air trop brutal quand il dit que l’épidémie de coronavirus était prévisible. Au contraire, il comprend parfaitement qu’on puisse avoir peur de la maladie. Tout autour du monde, il a vu des gens atteints de tels virus. Carroll a surtout l’air de savoir de quoi il parle.

Depuis plusieurs décennies, il met en garde contre la menace des zoonoses, la transmission d’agents pathogènes des animaux à l’homme. Les scientifiques sont convaincus que l’épidémie actuelle, apparue à Wuhan, en Chine, venait d’un virus propre aux chauves-souris. En 2009, après plusieurs années à étudier les maladies infectieuses aux Centers for Disease Control and Prevention (CDC), ainsi qu’à l’Agence des États-Unis pour le développement international (Usaid), Carroll a mis sur pied un programme Usaid nommé “Predict”, qui menait un travail novateur sur les virus présents chez les animaux du monde entier et qui pourraient un jour nous contaminer.

“Dennis est un visionnaire, assure Christine K. Johnson, épidémiologiste au One Health Institute (université de Californie à Davis), où elle est professeure à l’école de médecine vétérinaire. Il a hérité d’une démarche fondée sur la réaction aux maladies infectieuses, et il en a pris le contre-pied. Il a dit : ‘Nous allons anticiper pour aider les différents pays à se préparer à l’émergence des maladies infectieuses’”.

dennis carroll

Dennis Carroll (photo). Johnson, qui a été chercheuse au sein de Predict pendant dix ans, affirme que Carroll a fait œuvre de pionnier en ne se contentant plus d’examiner seulement le bétail. “Dennis a compris que les nouvelles maladies infectieuses, un peu partout dans le monde, venaient principalement des espèces sauvages, et qu’il fallait donc investir dans la recherche sur ces espèces.” Pendant dix ans, Predict a bénéficié d’un financement fédéral annuel variant entre 15 et 20 millions de dollars. En 2019, son enveloppe a été supprimée. Carroll a quitté l’Usaid et lancé un nouveau programme, le Global Virome Project, afin, dit-il, d’“exploiter les découvertes et l’expérience de Predict”.

Lors de cet entretien, Carroll, qui parle de sa propre expérience, répond parfois avec causticité, qu’il parle de la biologie des virus ou du manque de réactivité de la Maison-Blanche à l’épidémie. Je commence par lui demander quelles sont les origines de ce fléau.

NAUTILUS. Comment l’actuel coronavirus est-il passé d’une chauve-souris à l’homme ?

DENNIS CARROLL. Nous ne savons pas précisément, mais le virus était sans doute présent dans un animal sur un marché, où il y a eu des contacts répétés. Il est possible aussi que des gens aient directement manipulé l’animal. Il peut également y avoir eu un hôte intermédiaire [les soupçons se portent sur le pangolin]. En 2002, lors de l’épidémie de Sras en Chine, la source de l’infection ne nous est pas apparue comme étant l’exposition directe à des chauves-souris. Il y avait un hôte intermédiaire, la civette.

En 2018, vous et vos collaborateurs écriviez dans Science : “Notre capacité à contenir l’apparition des maladies est compromise par notre mauvaise compréhension de la diversité et de l’écologie des menaces virales.” Que devons-nous faire pour comprendre la diversité et l’écologie de ces menaces virales ?

La première chose à comprendre, c’est que les menaces auxquelles nous allons être confrontés à l’avenir, quelles qu’elles soient, existent déjà : elles circulent parmi les animaux sauvages. On pourrait comparer cela à une matière noire virale. Une importante population de virus circule, et nous n’en découvrons l’existence que lorsque la transmission franchit la barrière des espèces et que certaines personnes tombent malades.

Y a-t-il un risque particulièrement élevé de transmission de la chauve-souris à l’homme ?

Absolument. Nous avons pu identifier les chauves-souris comme réservoirs du coronavirus, et nous avons répertorié certaines populations spécifiques de chauves-souris comme étant des réservoirs du virus Ebola. Nous voudrions maintenant comprendre comment chacune de ces espèces de chauves-souris agit au sein de son écosystème. Ont-elles certains comportements et pratiques qui les maintiennent soit éloignées, soit en contact avec les populations humaines ? La population de chauves-souris au sein de laquelle nous avons isolé le virus Ebola en Afrique de l’Ouest était une espèce qui a elle aussi tendance à se percher dans les habitations, ce qui accroît les possibilités de transmission à l’homme.

Y a-t-il eu des perturbations de leur environnement qui auraient obligé les chauves-souris à se rapprocher de nous ?

Nous sommes à 100 % à l’origine de ces perturbations. Nous avons pénétré encore plus avant dans des écosystèmes que nous n’occupions pas auparavant.

Avez-vous un exemple parlant de telles invasions ?

En Afrique, on constate de nombreuses incursions qui sont motivées par les forages pétroliers ou l’extraction minière, dans des zones qui n’abritaient autrefois que de faibles populations humaines. Le problème n’est pas tant lié à l’arrivée de travailleurs et à l’implantation de chantiers dans ces zones qu’à la construction des routes, qui permettent des mouvements de population encore plus importants. Les routes rendent possible également les déplacements d’animaux sauvages, parfois dans le cadre d’un commerce alimentaire, vers des agglomérations. Tous ces changements spectaculaires accroissent les risques de transmission des infections.

Les épisodes de contamination interespèces sont-ils plus fréquents qu’il y a cinquante ans ?

Oui. EcoHealth Alliance et d’autres ONG ont passé en revue toutes les épidémies déclarées depuis 1940. Elles en ont conclu avec une relative certitude que les cas de transmission interespèces sont deux à trois fois plus importants qu’il y a quarante ans. Et la hausse se poursuit. Elle s’explique par le fort accroissement de la population humaine et par notre expansion vers les zones abritant de la faune et de la flore sauvages. Le meilleur indicateur des épisodes de contamination interespèces est les changements dans l’utilisation du sol – davantage de terres vont à l’agriculture, et plus spécifiquement à la production de bétail.

Les virus qui se transmettent des animaux à l’homme ont-ils quelque chose de spécifique ?

On peut affirmer que les virus ne sont pas des organismes vivants. Ils sont constitués de couches de protéines renfermant un certain ADN ou ARN. Au-delà de cela, ils ne disposent d’aucun mécanisme pour vivre indépendamment. Ils doivent trouver un écosystème qui possède tous les mécanismes cellulaires indispensables à leur réplication. Ils ne peuvent pas vivre en dehors d’une population animale, ils ont besoin de cet animal pour se répliquer. Et nous sommes un animal parmi d’autres. Nous nous croyons très particuliers. Mais nos virus nous infectent exactement dans le même but qu’ils infectent une chauve-souris ou une civette.

L’existence des virus repose sur un équilibre délicat, n’est-ce pas ? Ils doivent être capables de prospérer sans tuer leur hôte.

Exactement. Ceux qui tuent leur hôte vont rapidement disparaître. Ainsi, il n’est pas étonnant qu’en tuant [environ] 10 % de ses hôtes le virus du Sras n’ait pas réussi à se propager pour devenir une pandémie planétaire.

Y a-t-il des signes qui indiquent que ce coronavirus va se tuer lui-même ?

[À l’heure actuelle], ce coronavirus présente une plus faible pathogénicité que d’autres. Moins il est virulent, plus il aura de chances de faire partie d’un épisode endémique saisonnier. C’est l’un des grands problèmes dont il va falloir se préoccuper. Si jamais il est en sommeil pendant les mois d’été, alors il faudra se demander s’il continue à infecter des gens. Nous pouvons par exemple déambuler en été parmi les virus de la grippe, sans qu’ils soient actifs. Ils sont juste en sommeil. Quand l’écologie redevient favorable, qu’il se met à faire froid et humide, le virus recommence à se répliquer comme un fou. Si le coronavirus est capable de se mettre en retrait et de ne pas tuer son hôte pendant les mois d’été, alors nous aurons affaire à un virus qui a toutes les chances de s’installer durablement, de faire partie du paysage, pour notre malheur.

Pensez-vous que l’épidémie actuelle était inévitable ?

Oui, absolument. Elle était même prévisible. C’est comme s’il n’existait pas de Code de la route et que des piétons se fassent sans cesse renverser quand ils traversent la rue. Faudrait-il s’en étonner ? Non. Ce que nous devons faire, c’est bien choisir l’emplacement des passages protégés et réglementer la circulation. Nous ne le faisons pas.

Nous ne mettons pas en place les bonnes pratiques qui minimiseraient les risques de transmission interespèces. Si nous comprenions mieux où circulent ces virus et que nous en déterminions l’écologie, nous réduirions les possibilités d’épidémie.

Pourquoi les pouvoirs publics ne le font-ils pas ?

Premièrement, on est confrontés à un problème grandissant, lié à un changement démographique sans précédent. C’est seulement depuis les cent dernières années que la hausse de population s’est accélérée à un rythme qui entraîne des perturbations des écosystèmes dans leur ensemble. Il y a cent ans, nous étions 6 milliards de moins sur cette planète. Notre espèce a mis la plus grande partie de son existence, soit 300 000 ans, pour atteindre le seuil du milliard d’individus. Nous sommes 6 milliards de plus qu’il y a cent ans, et nous serons encore 4 ou 5 milliards de plus avant la fin du siècle.

Deuxièmement, dans leur ensemble, les gouvernements et la société ont du mal à s’arracher à l’inertie. Nous mettons du temps à changer, à nous adapter. Et l’humanité ne mesure toujours pas bien à quel point elle vit dans un monde fondamentalement nouveau pour notre espèce. On dit que si on lâche une grenouille dans un récipient d’eau bouillante, elle s’échappe d’un bond. Mais si on plonge cette même grenouille dans de l’eau à température ambiante et qu’on fasse monter lentement la température, elle restera dans l’eau et finira par mourir ébouillantée. Elle perd la notion du changement de son milieu ambiant. Nous sommes cette grenouille dans l’eau à température ambiante. Nous perdons de vue les conditions qui ont permis aux virus des animaux sauvages de migrer parmi nous.

Qu’est-ce qui vous a ouvert les yeux sur l’échelle de la contamination interespèces ?

Vous voulez dire : quand ai-je trouvé mon chemin de Damas ?

Exactement.

C’était la grippe aviaire dans les années 2000. Ce qu’on a vu avec la grippe aviaire était la conséquence directe de la manière dont les volailles étaient élevées pour nourrir la population. Aujourd’hui, la Chine produit environ 15 ou 20 milliards de volailles par an. Mais si l’on remonte en arrière et qu’on examine les chiffres des années 1960, on voit que la production atteignait tout au plus quelques centaines de millions de volailles par an. Il y a cinquante ans, que ce soit au Bangladesh, au Vietnam ou dans d’autres pays d’Asie, notamment en Indonésie, la quantité de volailles produite était considérablement inférieure à ce qu’elle est aujourd’hui. Ce phénomène résulte de la croissance démographique et de la hausse du pouvoir d’achat. L’une des choses que l’on sait à propos du pouvoir d’achat des ménages, c’est que lorsque les gens ont un revenu disponible, ils passent d’un régime à base de racines ou de céréales à un régime à base de protéines animales. Et c’est ce qui s’est produit.

Vous écrivez, dans votre article de Science, qu’il existe 1,67 million de virus sur la Terre, et qu’entre 631 000 et 827 000 d’entre eux ont la capacité de nous infecter. C’est tout à fait effrayant, non ?

D’un certain point de vue, effectivement, c’est effrayant. Mais il faut savoir qu’il n’existe pas nécessairement de corrélation entre la possibilité d’infecter et la maladie ou la mort. Certains virus peuvent n’avoir aucune conséquence pour nous. Et certains peuvent contribuer à améliorer notre propre biologie. Ils pourraient s’intégrer à notre microbiome, ce ne serait pas nouveau au cours de l’évolution. Nous devons nous faire à cette idée que les virus ne sont pas simplement nos ennemis, qu’ils peuvent jouer un rôle important et positif pour nous. Nous l’avons découvert en ce qui concerne les bactéries. Dans le même temps, nous devons rester en alerte et demeurer prudents quant aux produits pharmaceutiques que nous prenons. Si nous nous soignons avec des antivirus à large spectre, ceux-ci pourraient entraîner de nouvelles complications.

Comment décririez-vous l’attitude des autorités fédérales américaines vis-à-vis de la menace que représentent les zoonoses ?

Ce sont tous les pays qui sont laxistes, et aussi le secteur privé – nous n’investissons pas dans le risque. Parler de zoonoses, ce n’est pas la même chose que de parler de tuberculose ou de paludisme. Ce sont des maladies tangibles, des problèmes évidents, actuels. Les zoonoses sont un problème émergent. Mais nos sociétés n’investissent pas tant qu’elles ne sont pas confrontées à un danger immédiat.

Or le coronavirus est plus que jamais un danger immédiat, n’est-ce pas ?

Oui, on ne parle plus que de ça. Mais le moment venu, ce coronavirus va cesser de faire les gros titres et on assistera alors à une diminution des investissements qui lui sont consacrés.

Nous avons des budgets en temps de guerre, puis en temps de paix on n’a plus de sous. Dès lors, tout le problème va être d’arriver à convaincre les députés et les investisseurs de miser sur les risques. C’est vraiment difficile.

Les adversaires politiques de Donald Trump, qui ne cache pas son mépris pour les sciences, dénoncent le fait qu’il ait interrompu le financement de votre programme Predict. Pensez-vous qu’il y ait un lien entre la fin de Predict et ce qui s’est passé avec le coronavirus ?

Non, je ne pense pas. Predict était un beau projet. Il était bien exécuté scientifiquement, il était tourné vers l’avenir. Mais nous travaillions à petite échelle. Nous avons découvert à peine plus de 2 000 virus. Si l’on veut avoir des résultats en matière de santé publique, trouver 2 000 virus sur une population de 600 000, sur dix ans, c’est rester très loin du compte. Et Predict n’a pas su résoudre cette équation délicate : transformer la science en outil politique. Nous ne l’avons pas conçu dans ce but. Et puis, même un budget annuel de 20 millions de dollars n’est pas suffisant. Il faudrait environ 100 millions de dollars par an pour mener le type de programme mondial qui nous donnerait les éléments pour transformer notre attitude vis-à-vis des risques viraux et qui nous permettrait de nous y préparer. C’est ce que vise mon nouveau Global Virome Project.

Qu’est-ce qui vous inquiète à propos de ce coronavirus ?

Il y a les aspects évidents qui inquiètent tout le monde. Mais il y a aussi des choses dont on ne parle pas. Or ce sont celles qui me préoccupent le plus. Il s’agit d’un événement mondial, il va frapper partout dans le monde. Mais il n’aura pas partout les mêmes conséquences, car dans certaines régions du monde les systèmes de santé sont bien plus fragiles qu’ils ne le sont en Chine ou en Europe. Nous savons que lorsque des systèmes de santé fragiles sont ultrasollicités, ils courent un énorme risque d’effondrement – notamment en Afrique et dans des régions où il y a des troubles sociaux ou des guerres.

En 2014, quand le virus Ebola s’est abattu sur trois pays d’Afrique de l’Ouest, l’une des premières conséquences de l’épidémie a été la fermeture des services de santé. Le personnel de santé était exposé, écœuré, effrayé. Pendant cinq mois, les services de santé n’assuraient plus les soins les plus élémentaires. Les femmes enceintes n’avaient plus accès aux services de maternité, les enfants n’avaient plus accès aux antipaludéens, les gens n’étaient plus immunisés. Vous aviez toute une population dont la vie était en danger parce qu’elle ne pouvait plus accéder aux services de santé. Ma crainte est que cela ne se reproduise. Si le coronavirus continue à être aussi virulent qu’il en a l’air, nous allons nous retrouver avec des services de santé surchargés, qui ne seront plus capables ni de faire face à l’épidémie ni de traiter les problèmes de santé courants. Aucun de nos responsables politiques ne semble parler de cela.

En 2005, pendant la grippe aviaire, George W. Bush était régulièrement au téléphone avec des dirigeants du monde entier afin d’organiser une riposte planétaire. Barack Obama a fait de même en 2009 pour la deuxième pandémie de H1N1, et en 2014 pour l’épidémie d’Ebola. On a vu des présidents prendre l’initiative et jouer un rôle de catalyseurs en vue de trouver des solutions mondiales à un problème mondial. Rien de tel avec cette Maison-Blanche. À mon sens, si Trump parle de coopération internationale, et encore du bout des lèvres, c’est parce que la Bourse est en chute libre. Il s’agit de calmer les marchés boursiers, cela ne va pas plus loin.

Comment expliquez-vous le silence de cette Maison-Blanche [en matière de coopération internationale] ?

Tout ce qui intéresse le gouvernement Trump, c’est l’Amérique d’abord. Le populisme ici aux États-Unis, mais aussi en Europe et ailleurs, a fragmenté les réseaux mondiaux qui avaient été si déterminants quand il s’était agi de définir une stratégie planétaire pour affronter de tels problèmes. À ma connaissance, tandis que la Chine s’efforçait de contenir le virus, notre président n’a pas pris contact avec Xi Jinping pour réfléchir à une action coordonnée. Je suis très frappé par l’absence totale de dialogue planétaire alors que nous sommes plongés dans une crise planétaire. À l’heure actuelle, on peut même se demander si l’Union européenne existe. Vu d’ici, j’ai l’impression que chaque pays improvise, au fur et à mesure. L’Italie ne se coordonne pas avec Bruxelles. Bruxelles ne se coordonne pas avec l’Allemagne. Il n’y a pas de stratégie régionale cohérente face à ce problème en Europe, alors même que les États européens disposent du cadre nécessaire pour définir une stratégie.

Alors que va-t-il falloir pour que les gens prennent conscience de la menace planétaire des zoonoses ?

Il n’y a rien de tel qu’une série d’attaques pour réveiller les esprits, et c’est ce à quoi on assiste aujourd’hui. Nous sommes dans un cycle où une épidémie survient environ tous les trois ans. Et chaque fois que cela se produit, on est de plus en plus sensibilisés à la nécessité de réaliser des investissements et de les poursuivre. Toute la difficulté consiste à obtenir que ces fonds servent à financer annuellement des projets, en dehors des situations d’urgence.

Le partage des données entre les scientifiques et les généticiens a été exemplaire, vous ne trouvez pas ?

Oui. Mais songez à ce syllogisme de Socrate : une pensée juste conduit à une action juste. Or nous savons que ce n’est pas le cas. Vous pouvez penser dans la bonne direction, tandis que vos pratiques vont dans un tout autre sens. La science nous permet de mieux mesurer le danger, elle va nous apporter des connaissances. Mais ces connaissances doivent se concrétiser par une évaluation des risques systématique, tournée vers l’avenir.

Que devons-nous faire, dans l’idéal ?

Ces virus ont une capacité intrinsèque à muter. Ce que nous observons aujourd’hui aura peut-être changé dans quelques mois. Le virus pourrait devenir plus mortel, ou bien il pourrait s’atténuer, comme le rhume banal [ou rhinopharyngite].

Toute la question est de savoir si nous allons effectuer un suivi de la maladie. Avons-nous suffisamment de données ? Y a-t-il suffisamment de transparence ? Les échantillons sont-ils disponibles ? Qu’a découvert l’Iran ? Qu’a découvert Israël ? Qu’a découvert l’Italie ? Que découvre-t-on aux États-Unis ? Y a-t-il assez de transparence en temps réel pour que nous puissions garder la main sur le pouls du patient ?

Je suis un internationaliste. Il faut réfléchir aux moyens de prendre soin de notre population. Et aussi être attentif aux groupes humains dans le monde qui ont besoin d’assistance. Nous faisons tous partie d’un seul et même écosystème. C’est un problème planétaire. Soit nous nous y préparons, et nous y réagissons dans un contexte planétaire, soit nous ne le faisons pas. Si nos mesures de précaution et nos réactions sont étroitement nationales, nous allons au-devant de gros ennuis.

Kevin Berger

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3 avril 2020

La lettre politique de Laurent Joffrin - Dieu et le virus

Les voies du seigneur sont décidément impénétrables. La plupart de ses fidèles, tout en priant avec ardeur pour la pauvre humanité, s’en remettent sagement à l’action très séculière des autorités civiles pour les protéger de la maladie ; les autorités religieuses constituées, chrétiennes, juives ou musulmanes, appellent toutes au civisme antivirus et font manifestement plus confiance au confinement et aux «gestes barrières» qu’aux génuflexions et aux bénédictions pour combattre le fléau. Mais il faut bien dire, toute révérence gardée, que c’est parmi les croyants les plus convaincus, les plus rigoureux, qu’on trouve les alliés les plus zélés du coronavirus. Pour parler clair, l’influence des intégristes de tout poil et tout plumage sur la santé des mortels de la planète est tout bonnement catastrophique.

En France, on le sait, c’est un rassemblement évangélique de trois jours tenu dans l’est du pays, avec force embrassades, la «Porte ouverte chrétienne», qui s’est montré le plus efficace propagateur de la maladie sur le reste du territoire, quand les pèlerins illuminés par la grâce sont rentrés dans leurs pénates en portant, en plus de la bonne parole, de fortes doses de coronavirus dont ils ont comblé leurs proches et leurs voisins. La «Porte chrétienne» en question était en fait ouverte pour la maladie…

Encore ce rassemblement s’est-il déroulé au début de l’épidémie, quand la prise de conscience de la dangerosité du virus était encore faible, ce qui atténue la responsabilité des organisateurs. Mais aux Etats-Unis, d’autres sectateurs du même culte, pasteurs en tête, refusent encore aujourd’hui de se soumettre à la discipline commune et continuent de se rassembler dans leurs églises au mépris des précautions les plus élémentaires. On soupçonne même Donald Trump, quand il a annoncé que tout redeviendrait normal à Pâques, d’avoir voulu, par cette prophétie aux allures bibliques complaire à cette communauté religieuse où il trouve les plus zélés de ses partisans.

Les évangéliques, toujours… A Singapour, lit-on dans un papier de synthèse publié par les Dernières Nouvelles d’Alsace, le ministère de la Santé indique que plus de trente des tout premiers cas détectés sur l’île proviennent de deux églises évangéliques : Life Church and Missions, et Grace Assembly of God. Deux des fidèles venaient directement de Wuhan, en Chine, mais, tout à leur pieuse ferveur, ont négligé de s’isoler.

En Corée du Sud, c’est l’Eglise Shincheonji de Jésus, secte apocalyptique aux méthodes musclées, et son gourou Lee Man-hee, qui sont mis en cause. Des offices au sein de sa branche de Daegu, début février, seraient à l’origine de la propagation du virus. Mi-mars, 60% des 7 500 cas de Covid-19 sud-coréens étaient liés à la secte Shincheonji.

En Iran, les rassemblements de Qom, ville sainte, sont à l’origine d’une grande partie des contaminations. Les premiers cas ont été décelés à la mi-février mais les cérémonies collectives ont continué jusqu’à la fin du mois. L’ayatollah responsable du mausolée a refusé d’interrompre le culte en expliquant que le sanctuaire était une «maison de guérison». Un autre dignitaire iranien a déclaré au bon peuple que le virus ne pouvait pas frapper les musulmans, jusqu’à ce qu’il soit lui-même atteint par la maladie.

En Israël, le gouvernement a toutes les peines du monde à faire respecter les mesures de confinement dans les quartiers où habitent les juifs orthodoxes, qui continuent de se rendre dans les synagogues en contravention avec les règles civiles. Un chiffre a ébranlé l’opinion : la moitié des personnes hospitalisées en Israël sont issues d’une des communautés ultra-orthodoxes, alors que celles-ci comptent seulement pour 10% dans la population totale. Dans beaucoup de ces quartiers, les fidèles écoutent les consignes des rabbins et non celles des autorités. On continue de célébrer des mariages ou des enterrements en contradiction avec toutes les règles sanitaires. Comme ces croyants, souvent, ne disposent ni de la télévision, ni de la radio, ni d’Internet, le gouvernement fait diffuser ses mots d’ordre par haut-parleur. Les juifs orthodoxes sont présents aussi aux Etats-Unis. Le premier foyer virulent de la côte Est a été décelé à New Rochelle, une ville proche de New York. La majorité des personnes contaminées dans cette ville étaient liées à une communauté juive orthodoxe.

En Inde, comme le rapporte RFI, c’est à un autre rassemblement religieux, musulman celui-là, qu’on impute une grande partie des contaminations. A la mi-mars, à New Dehli, plus de 3 000 personnes ont assisté à un office du Tabligh Jamaat, une organisation de missionnaires fondamentalistes. Elles sont ensuite rentrées chez elles, transmettant le virus dans tout le pays. Quelques jours après, les autorités ont interdit tout rassemblement, mais les responsables du groupe ont poursuivi leurs activités en soutenant qu’Allah les protégeait. Aujourd’hui, plus de 10% des cas d’infection et un tiers des décès liés au coronavirus sont des participants à cette congrégation ou bien leurs proches. Et l’on pourrait encore aligner beaucoup d’autres exemples, tout aussi édifiants.

L’auteur de cette lettre ne bouffe pas du curé à tous les repas (ni de l’imam ni du rabbin). Quoique mécréant, il respecte la religion, souvent source de dévouement et d’altruisme. Il se garde de crier «croa, croa !» quand il croise un prêtre, comme on le faisait au temps du petit père Combes. Aussi bien, les églises dans l’épreuve de la pandémie font en général preuve de civisme et appellent à observer les règles édictées par les gouvernements. Ces précautions étant prises, il faut bien admettre que la religion ne joue pas toujours un rôle positif dans cette pandémie, en tout cas dans la version intégriste, qui ajoute à la pathologie des corps une pathologie de l’esprit. Partout, c’est le même raisonnement qui est tenu : s’il y a peu de malades, on rend grâce à Dieu pour la protection qu’il accorde aux croyants ; s’il y en a beaucoup, on explique le fléau par la colère du même Dieu devant le comportement impie de la population concernée.

A tous ceux-là, on conseille la lecture de ces vers, tirés d’un célèbre poème de Voltaire, écrit après le tremblement de terre de Lisbonne, que les autorités religieuses de l’époque attribuaient elles aussi à l’impiété des habitants de la ville, tout en glorifiant envers et contre tout l’infinie sagesse du seigneur, dont les voies sont effectivement impénétrables.

«Cent mille infortunés que la terre dévore,

Qui, sanglants, déchirés, et palpitants encore,

Enterrés sous leurs toits, terminent sans secours

Dans l’horreur des tourments leurs lamentables jours !

Aux cris demi-formés de leurs voix expirantes,

Au spectacle effrayant de leurs cendres fumantes,

Direz-vous : "C’est l’effet des éternelles lois

Qui d’un Dieu libre et bon nécessitent le choix ?"

Direz-vous, en voyant cet amas de victimes :

"Dieu s’est vengé, leur mort est le prix de leurs crimes ?"

Quel crime, quelle faute ont commis ces enfants

Sur le sein maternel écrasés et sanglants ?

LAURENT JOFFRIN

28 mars 2020

Pape François

pape francois

François seul sur la place Saint-Pierre face à la “tempête” du coronavirus. “D’épaisses ténèbres couvrent nos places, nos routes et nos villes; elles se sont emparées de nos vies en remplissant tout d’un silence assourdissant et d’un vide désolant, qui paralyse tout sur son passage”, a déclaré le Pape depuis le parvis de la basilique Saint-Pierre. Une “place Saint Pierre, déserte et fouettée par la pluie”, décrit un éditorial de Vatican News. Le Saint-Père a rendu hommage aux “médecins, infirmiers et infirmières, employés de supermarchés, agents d’entretien, fournisseurs de soins à domicile, transporteurs, forces de l’ordre, volontaires, prêtres, religieuses et tant et tant d’autres qui ont compris que personne ne se sauve tout seul” lors d’une bénédiction Urbi et Orbi exceptionnelle puisqu’elle n’est généralement prononcée qu’à Noël ou à Pâques. Le coronavirus a fait 9 134 morts en Italie.

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26 mars 2020

Confinement - Coronavirus : Quel est le prix d’une vie humaine ?

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THE NEW YORK TIMES (NEW YORK)

La stratégie de confinement, qui permet de limiter le nombre de victimes du Covid-19, pèse tellement sur l’économie qu’elle n’en vaut pas la peine, avancent certains, dont Donald Trump. Alors, quel est le rapport coût/bénéfice d’une vie sauvée ? Des économistes tentent de répondre à cette question.

Peut-on calculer le coût de plusieurs centaines de milliers de morts ? Donald Trump et des dirigeants de grandes entreprises s’élèvent contre l’interruption prolongée de l’activité économique aux États-Unis – qui a déjà mis des millions de personnes au chômage – pour tenter d’enrayer la pandémie de Covid-19.

“Les Américains veulent reprendre le travail”, a écrit le président américain sur Twitter le 24 mars, ajoutant que “LE REMÈDE NE DOIT PAS ÊTRE (largement) PIRE QUE LE PROBLÈME !”. Il a ainsi soulevé une question qui occupe les économistes depuis longtemps : comment une société peut-elle mettre dans la balance la santé économique et la santé de la population ?

Selon certains économistes favorables à la fin des restrictions actuellement imposées aux entreprises, les gouverneurs d’État et même la Maison-Blanche ont mal évalué les coûts et les avantages de ces mesures. Toutefois, il y a un large consensus parmi économistes et les spécialistes de la santé publique pour estimer que lever les restrictions alourdirait considérablement le bilan humain lié au nouveau coronavirus – et aurait peu d’effets bénéfiques durables sur l’économie. Justin Wolfers, économiste à l’université du Michigan, assure :

L’analyse coûts-avantages a son utilité, mais dès qu’on fait ce calcul, les résultats sont si accablants qu’on sait tout de suite quoi faire sans chercher plus loin”.

Selon lui, il n’y a qu’un seul scénario où lever les restrictions serait plus avantageux qu’absorber le coût des vies perdues : c’est si “les épidémiologistes nous mentent sur le nombre de morts”.

Appauvrir les gens nuit aussi à leur santé

Mettre dans la balance le bilan économique et les vies humaines paraît forcément grossier. Mais les sociétés accordent aussi de l’importance à diverses choses comme les emplois, la nourriture et l’argent pour payer les factures – parallèlement à la faculté de gérer d’autres besoins et d’éviter d’autres formes d’aléas.

“Appauvrir les gens a aussi des répercussions sur la santé”, fait valoir Kip Viscusi, un économiste à l’université Vanderbilt qui a consacré sa carrière à l’utilisation d’outils économiques pour évaluer les coûts et les avantages des réglementations. Les chômeurs se suicident parfois. Les pauvres risquent plus de mourir s’ils tombent malades. Ce chercheur estime que sur la population dans son ensemble, à chaque fois qu’on perd 100 millions de dollars de revenus dans l’économie, une personne supplémentaire meurt.

Les organismes publics font régulièrement ce type de calcul. Pour décider de lancer ou non la dépollution d’un site, par exemple, l’Agence pour la protection de l’environnement (EPA) se base sur un coût estimé de 9,5 millions de dollars par vie sauvée. D’autres organismes ont recours à ce type de calculs pour décider, ou non, de réaménager un carrefour et limiter les accidents, ou de renforcer les normes de sécurité dans une entreprise. Le ministère américain de l’Agriculture a un outil pour estimer le coût économique – soins médicaux, décès prématurés, chute de la productivité pour les cas non mortels – des maladies d’origine alimentaire.

Un fort ralentissement économique est inévitable

Aujourd’hui, plusieurs économistes ont décidé de se mouiller et d’appliquer ce raisonnement à la pandémie de Covid-19. Dans un article paru le 23 mars, Martin S. Eichenbaum et Sergio Rebelo, de la Northwestern University, en coopération avec Mathias Trabandt de l’université libre de Berlin, se sont appuyés sur le chiffre de l’EPA pour déterminer le moyen optimal de ralentir la propagation de la maladie sans encourir des coûts économiques supérieurs aux avantages.

Un ralentissement économique important est inévitable même si les pouvoirs publics n’imposent pas le confinement, car les citoyens évitent de se rendre sur leur lieu de travail et dans les magasins, pour se préserver au maximum de la contagion. Dans le scénario de l’isolement volontaire, les chercheurs estiment que la consommation aux États-Unis baisserait de 800 milliards de dollars en 2020, soit un recul d’environ 5,5 %.

D’après des projections épidémiologiques, dans la mesure où le virus se propagerait alors librement, il infecterait rapidement un peu de plus de la moitié de la population avant que l’immunité collective ne ralentisse sa progression. En s’appuyant sur un taux de mortalité d’environ 1 % des personnes contaminées, environ 1,7 million d’Américains mourraient en un an. Au contraire, contenir le virus en contractant l’activité économique ralentirait la propagation de la maladie et limiterait la mortalité, mais entraînerait un bilan économique plus lourd.

Les économistes continuent de peaufiner leur travail

L’équipe de chercheurs affirme que la politique “optimale” – qui met dans la balance les pertes financières et les décès – exige des restrictions qui ralentiront sérieusement l’économie. Dans cette hypothèse, le déclin de la consommation en 2020 représenterait 1 800 milliards de dollars, mais il y aurait 500 000 morts en moins. Cela revient à 2 millions de dollars d’activité économique perdue par vie sauvée.

Dans ce cas, “il faut aggraver la récession”, conclut Martin Eichenbaum. Sachant qu’il y a des limites au sacrifice : au-delà d’un certain point, il ne serait pas pertinent d’accentuer les pertes économiques pour sauver plus de monde.

Le modèle, précise-t-il, dépend en grande partie des hypothèses qui l’alimentent. Et les économistes continuent de peaufiner leur travail. Le rapport coût-avantage évoluera si on estime que le système de santé risque d’être submergé par les cas de Covid-19, exacerbant ainsi le taux de mortalité. Cela justifierait un confinement plus radical, mis en œuvre plus rapidement.

Tout se résume à ce que vaut une vie.

Et si chacun fixait le prix de sa propre existence ?

Dans les années 1960, un lauréat du prix Nobel d’économie, Thomas C. Schelling [qui fut un spécialiste de la théorie des jeux], avait proposé de laisser les gens déterminer le prix de leur vie. En observant combien ils seraient prêts à dépenser pour se protéger – acheter un casque de vélo, respecter les limites de vitesse, refuser d’acheter une maison près d’un site pollué ou exiger un meilleur salaire pour un emploi plus dangereux – les organismes publics pourraient calculer un montant.

On arrive parfois à des chiffres surprenants. Comme l’a noté le philosophe australien Peter Singer, spécialiste de la bioéthique, on peut sauver une vie dans les pays pauvres pour 2 000 ou 3 000 dollars, et beaucoup de ces vies ne sont pas sauvées pour autant. “Quand on compare ces chiffres avec la somme de 9 millions de dollars, c’est dingue”, signale-t-il.

Le débat prend un tour encore plus délicat quand on tient compte de l’âge des victimes. On en vient à se demander si sauver une personne de 80 ans est aussi important que sauver un bébé. Cass Sunstein, juriste qui a travaillé pour le gouvernement d’Obama, avait suggéré de fonder les stratégies de l’État sur le nombre d’années de vie préservées, par opposition au nombre de vies sauvées, ce que font d’autres pays. D’après lui, “une politique qui protège les jeunes est préférable, à cet égard, à une initiative identique qui permet de sauver les personnes plus âgées”.

Une décote liée à l’âge

Pendant la présidence de George W. Bush, l’EPA a tenté d’adopter cette méthode. Pour déterminer les coûts et les avantages d’une loi réglementant des émissions de suie des centrales au charbon, l’agence a dû calculer combien valait une baisse de la mortalité précoce. Au lieu d’évaluer à 6,1 millions de dollars chaque vie sauvée, comme par le passé, elle a appliqué une décote liée à l’âge : les personnes de plus de 70 ans ne valaient que 67 % d’une personne plus jeune.

L’Association américaine des personnes retraitées (AARP), entre autres, a vivement protesté. Et l’EPA a laissé tombé. Mais en accordant la même valeur à toutes les vies, l’agence a implicitement dévalué les années restant à vivre des jeunes.

Le Covid-19 semble beaucoup plus souvent mortel pour les séniors. Mais Donald Trump a déclaré le 24 mars que tout en protégeant les plus vulnérables, l’économie pourraient “repartir à fond” sous trois semaines. Sur Twitter, il a écrit :

Les séniors seront protégés et choyés. Nous pouvons faire deux choses à la fois.”

Eduardo Porter et Jim Tankersley

26 mars 2020

Réflexion - Le Covid-19 et le mythe d’un nouveau départ

AL-MODON (BEYROUTH)

Du déluge de Noé aux menaces écologiques, les religions tout comme les idéologies ont toujours rêvé de purifier la terre. La pandémie actuelle conforte ceux qui rêvent d’un monde meilleur, écrit Al-Modon.

L’histoire de Noé occupe une place centrale dans les monothéismes. Derrière le mythe du déluge, il y a le désir de nettoyer la terre des fautes, de la purifier et de la laver, afin de pouvoir recommencer à zéro, avec des survivants désignés par Dieu.

Et cela pour une vie meilleure, plus harmonieuse et mieux ordonnée. Nous sommes toujours tentés par cette idée du déluge en vue d’un nouveau départ.

Certes, nous craignons la mort et l’anéantissement, mais nous craignons autant la multitude, cette croissance démographique qui menace d’épuiser les ressources naturelles. C’est ce qu’a exprimé Thomas Malthus [1766-1834, économiste anglais et père des fameuses politiques malthusiennes]. Il s’agit de la vieille peur de la faim, de l’effondrement de la cité et de l’extinction de l’humanité.

Face au problème de l’inadéquation entre la production agricole et l’augmentation de la population, Malthus pensait qu’il fallait passer outre la morale et miser sur des “régulateurs” pour mettre un frein à l’exubérance démographique.

Il s’agit d’une litote. Car pour lui, ces “régulateurs” ne sont rien d’autre que la guerre, la famine, les épidémies et les maladies.

Hâter le retour du Messie

En Iran, des croyants exaltés ont appelé à laisser libre cours au coronavirus pour hâter le retour du Messie, ou du Mahdi [selon la terminologie musulmane]. Mais ils ne sont pas les seuls.

Dans chaque religion, il y a des gens qui sont convaincus de l’imminence de la fin des temps et qui s’attendent à l’apparition du sauveur qui établira le règne de la justice sur terre.

Cela n’est pas l’apanage des croyants. Certains écologistes aussi sont adeptes du fantasme d’une nature qui prendrait sa revanche sur l’humanité.

Pour eux, il est souhaitable que les hommes soient frappés d’une catastrophe majeure pour que l’univers retrouve son équilibre.

La logique de la solution finale

Puis il y a les idéologies totalitaires. Elles aussi comportent un désir de renouveau purificateur, mû par des idées proches de celles de Malthus et des idéaux d’une “société saine” et productive, débarrassée des vieux, des handicapés, des malades et des déséquilibrés mentaux.

Sans parler de l’élimination des “races inférieures”. Tous les racismes ont une tendance exterminatrice, c’est-à-dire une propension à vouloir procéder à un déluge exterminateur qui n’épargne que le groupe qui aura “mérité” la survie. C’est la logique de la solution finale.

[Durant la deuxième moitié du] XXe siècle, l’idée d’un holocauste nucléaire a pu traverser l’esprit de quelques fanatiques des deux camps, capitaliste d’un côté et communiste de l’autre. Cette variante de la solution finale était une possibilité qui pouvait se réaliser à tout moment.

Dans ce sens, l’idée d’un déluge, c’est-à-dire d’une refondation, n’a jamais été absente de notre imaginaire, même si nous tenons par ailleurs à la sacralité de la vie humaine.

Désir enfoui d’un néant régénérateur

Ce n’est jamais totalement gratuit quand on se fait des frayeurs en parlant de l’arrivée d’une météorite géante ou de l’extinction des dinosaures.

De la même manière, nous ressentons une redoutable fascination en regardant les images de villes où il semble n’y avoir âme qui vive, avec des rues vidées de leurs passants, qui donnent l’impression que c’est le silence qui règne sur la terre et dans les cieux.

Il y a même quelque chose de beau dans ce silence et dans ce monde qui tourne au ralenti, loin de la frénétique course qui dominait nos vies.

L’attente d’une météorite, l’évocation de l’extinction des dinosaures et l’imaginaire du coronavirus ne sont pas seulement l’expression d’une peur profondément ancrée.

Cela correspond aussi à un désir enfoui d’un néant régénérateur, d’une fin du monde ancien qui permette un nouveau départ, épuré, à partir de zéro.

Youssef Bazzi

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23 mars 2020

La lettre politique de Laurent Joffrin - Les derniers de cordée

On a beaucoup glosé sur l’expression employée par Emmanuel Macron à propos des patrons – ou des riches : les «premiers de cordée». Il justifiait à ce moment-là l’allègement de l’ISF décidé par son gouvernement, conformément à son programme électoral et regrettait les critiques adressées aux plus fortunés des Français : «Si l’on commence à jeter des cailloux sur les premiers de cordée, c’est toute la cordée qui dégringole.» Pour être juste, il avait ensuite amendé son propos : «Ce n’est pas le premier de cordée qui tire les autres sur la corde. Chacun doit aller, aspérité après aspérité, prendre sa propre prise. Mais quelqu’un a ouvert la voie.» Tout en précisant que dans la cordée, ce n’est pas le premier qui assure les autres, mais un des alpinistes voué à cette fonction : «Je le dis parce qu’une société qui n’a pas ses premiers de cordée, qui n’a pas des gens qui arrivent à ouvrir la voie dans un secteur économique, social, dans l’innovation, ne monte pas la paroi. Mais quand il n’y a personne qui assure, le jour où ça tombe, ça tombe complètement.» Les patrons, donc, sont les premiers de cordée, à condition de se soucier du bien commun et de déléguer à un autre responsable (l’Etat-providence, peut-on supposer, par exemple) le soin d’assurer la cordée.

Malgré ces précisions, ou ces atténuations, la question des premiers de cordée demeure. En temps normal, la société reconnaît aux patrons une responsabilité éminente, dans leur domaine en tout cas. Le débat porte sur les inégalités de revenus et de statut conférés aux responsables économiques (inégalité justifiée ou excessive). Mais aujourd’hui, tout change. Chaque soir, une partie de la population française applaudit d’autres premiers de cordée : les personnels soignants, en première ligne, au péril de la leur vie, pour combattre le coronavirus, les chercheurs qui s’échinent dans l’urgence à trouver un remède au mal, les professeurs qui étudient les meilleurs moyens d’organiser la lutte contre l’épidémie.

Allons plus loin : on oublie d’applaudir aussi certains «derniers de cordée» qui continuent, à leurs risques et périls et pour un maigre salaire, d’assurer les besoins élémentaires de la population : caissières de supermarchés, manutentionnaires et chauffeurs qui acheminent la nourriture, salariés des réseaux d’énergie et de communication qui se rendent au travail pour continuer de fournir lumière, chauffage ou moyens de communication et de transport à la population, policiers qui assurent, souvent sans masques, le respect des règles de confinement, etc., tandis que des traders surpayés continuent de faire fonctionner des bourses de valeurs dont les soubresauts ajoutent au désordre général.

Qui sont, dans cette circonstance, les premiers de cordée et qui sont les derniers ? L’Evangile, avec une certaine sagesse, avait prévu ce cas de figure dans un aphorisme célèbre : «Les premiers seront les derniers, les derniers seront les premiers.» Mais c’est dans le royaume des cieux…

On peut rapprocher cette réflexion d’un autre texte canonique, la Déclaration des droits de l’homme de 1789, citée explicitement dans le préambule de notre Constitution, notamment dans son article premier : «Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune.» On s’arrête souvent à la première phrase de l’article. La seconde a aussi son importance. A l’époque, il s’agissait de mettre fin à la société à ordres et d’ouvrir à tous les emplois, sans distinction de naissance. Mais on peut aussi la généraliser : si «l’utilité commune» fonde «les distinctions sociales», il faut la définir. En ce moment, cette utilité désigne de toute évidence ceux qu’on vient de citer, soignants ou salariés des «secteurs essentiels». Renversement des valeurs.

A plus long terme, la question – on peut l’espérer – ouvrira un débat collectif. Qui est le plus utile à la société ? Et surtout, les distinctions sociales reflètent-elles l’utilité commune ? On sait bien qu’on en est loin. Non que les patrons soient inutiles : ils organisent la production des biens et des services, ce qui mérite attention et considération. Mais n’y a-t-il pas excès dans les revenus qu’ils perçoivent en moyenne et dans la considération et le pouvoir dont ils bénéficient ?

Et surtout, n’est-il pas temps de réévaluer la distinction sociale qui échoit à ceux qui contribuent de toute évidence à l’utilité commune, sans en tirer ni prestige ni revenus suffisants ? Payer dix fois plus un trader qu’un chercheur en épidémiologie ? Un cadre de l’industrie qu’un enseignant ? Un commercial qu’un pompier ? Un dirigeant bancaire qu’un responsable d’Ehpad ? Une influenceuse qu’une infirmière itinérante ? Etc. Est-ce juste, est-ce rationnel ?

Certes on redouterait le jour où une autorité centrale déciderait du revenu de chacun, comme dans la défunte URSS. Mais on peut aussi réfléchir à des moyens démocratiques de corriger ces disparités, qui sont aussi des injustices et qui nuisent à l’utilité commune.

23 mars 2020

Enquête - Les libertés publiques à l’épreuve du coronavirus

Par Catherine Vincent

Le coronavirus autorise la mise entre parenthèses d’un certain nombre de valeurs qui fondent le contrat social. Mais il ne saurait être question de remettre en cause la liberté d’informer, essentielle pour lutter contre la propagation de l’épidémie.

La progression fulgurante de l’épidémie de Covid-19 le confirme chaque jour un peu plus : le respect des libertés publiques fondamentales des citoyens, principe au cœur des démocraties, est difficilement compatible avec la gestion sanitaire d’une crise de cette ampleur. « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos, dans une chambre », écrivait Blaise Pascal. Les pouvoirs publics viennent d’en faire l’amère expérience, ce qui les conduit à durcir jour après jour les restrictions de rassemblement et de déplacement des populations pour tenter d’enrayer la transmission du virus. Des mesures liberticides prises dans un cadre parfaitement légal, celui du droit d’exception.

Pour pouvoir agir dans des situations où l’intérêt national, la sécurité des populations et l’ordre public sont gravement menacés, les démocraties, de longue date, ont été amenées à établir des règles dérogatoires au droit commun. Cette extension des pouvoirs de l’exécutif s’appuie, en France, sur la théorie dite « des circonstances exceptionnelles ». Elle trouve son origine dans l’arrêt Heyriès (1918), l’un des grands arrêts du Conseil d’Etat, qui avait pour objet de faire face aux circonstances de guerre : dans une situation telle qu’on ne peut plus raisonnablement respecter la légalité ordinaire, l’administration est autorisée, sous le contrôle du juge, à prendre toutes les mesures de nature à améliorer les choses. Le juge administratif admet ainsi, en temps de guerre, la légalité de décisions qui seraient invalides en temps de paix, traduisant en termes juridiques la réflexion de Montesquieu : « Il y a des cas où il faut mettre, pour un moment, un voile sur la liberté comme on cache les statues des dieux. »

Des entorses rendues légales

Cette théorie des circonstances exceptionnelles a connu une première traduction législative en 1955, avec la loi, maintes fois modifiée depuis, qui organise l’état d’urgence. Et une seconde traduction dans la loi du 5 mars 2007, intégrée dans le code de la santé publique sous le titre « Menaces sanitaires graves ». Le législateur vient d’en faire une troisième avec l’« état d’urgence sanitaire » débattu au Parlement jeudi 19 mars : un état d’urgence qui pourra être déclaré en cas de « catastrophe » sanitaire (niveau plus élevé que « menace grave »), et dont l’exécution dépend directement du premier ministre.

L’article L. 3131-1 de la loi du 5 mars 2007, intitulé « Mesures d’urgence », précise ceci : « En cas de menace sanitaire grave appelant des mesures d’urgence, notamment en cas de menace d’épidémie, le ministre chargé de la santé peut, par arrêté motivé, prescrire dans l’intérêt de la santé publique toute mesure proportionnée aux risques courus et appropriée aux circonstances de temps et de lieu. » On notera le vocable « toute mesure », qui ouvre des perspectives très vastes. Dans certains cas, sous certaines conditions et pendant un certain temps, il est donc légal de commettre des entorses aux valeurs qui fondent notre contrat social : les libertés publiques. Soit l’ensemble des droits et des libertés individuelles et collectives garantis par les textes législatifs, traduction dans le droit positif des droits de l’homme et des droits fondamentaux.

Leur liste est longue : liberté d’aller et venir, liberté du domicile, liberté de l’intimité, liberté d’association, de réunion, de manifestation, mais aussi liberté de conscience et de culte, d’enseignement, d’opinion ou de pensée, liberté d’expression, liberté de la presse… et cette liste n’est pas exhaustive. C’est donc une partie de ces libertés publiques qui peuvent être mises sous le boisseau lors d’une grave menace sanitaire. A condition – on y reviendra – que les mesures prises soient « proportionnées aux risques courus et appropriées aux circonstances de temps et de lieu ».

Si la loi sur les menaces sanitaires graves n’est entrée dans le code de la santé publique qu’en 2007, c’est qu’une telle menace, depuis des décennies, avait cessé de peser sur les pays développés. Depuis la fin du XIXe siècle, les progrès accomplis dans la connaissance des agents infectieux, le développement des conditions d’hygiène, l’usage des vaccinations, puis des antibiotiques, avaient changé la donne. Dans les années 1950-1960, l’opinion, largement répandue dans les pays occidentaux, était que les maladies infectieuses allaient finir par être durablement maîtrisées. Ainsi la variole, éradiquée en 1977.

L’apparition des infections d’origine animale

« En matière de réflexion sur la sécurité sanitaire, le grand tournant date des années 1990, avec l’apparition des zoonoses émergentes, infections d’origine animale pouvant s’étendre très vite aux populations humaines, rappelle le professeur d’histoire de la santé Patrick Zylberman. Le monde a alors pris conscience du danger que représentaient ces nouveaux agents microbiens. Les Etats-Unis ont été les premiers à s’en soucier, et cette préoccupation a couvert la totalité du second mandat de Bill Clinton [1997-2000]. » Une prise de conscience accélérée, explique l’historien des épidémies, par deux événements. D’une part, l’audition devant le Sénat américain, en 1998, de Ken Alibek, Russe exfiltré qui fut pendant plusieurs années le directeur adjoint de Biopreparat (le programme de l’Union soviétique destiné à la guerre biologique), « dont la déposition a glacé de peur tous ceux qui l’ont entendue ». D’autre part, les attentats du 11 septembre 2001, qui ont relancé la crainte d’une attaque bioterroriste.

Le 21 décembre 2001, le Model State Emergency Health Powers Act (MSEHPA), loi sur la santé publique destinée à aider les législatures des Etats-Unis à réviser leurs propres lois pour répondre à ce danger, était communiqué aux assemblées des Etats pour examen et approbation. « Le MSEHPA comporte la possibilité de mesures extrêmement contraignantes et totalement dérogatoires aux libertés publiques, notamment le fait de mettre en quarantaine des personnes asymptomatiques, précise Patrick Zylberman. Tous les Etats ne l’ont pas adopté en tant que tel. Mais, partout, la possibilité de recourir à la contrainte administrative en cas de menace sanitaire grave a été renforcée sous une forme ou sous une autre. Y compris en Europe, où l’on est moins enclin qu’aux Etats-Unis à adopter des mesures directement attentatoires aux libertés publiques. »

POUR VENIR À BOUT D’UNE ÉPIDÉMIE GALOPANTE, UN RÉGIME AUTOCRATIQUE SERAIT-IL PLUS EFFICACE QU’UNE DÉMOCRATIE ? PAS SI SIMPLE

Voilà pour les textes. Mais dans la pratique, ces mesures exceptionnelles n’ont pratiquement jamais subi l’épreuve du feu dans nos démocraties. En revanche, cette stratégie sanitaire d’urgence a été utilisée dans plusieurs pays d’Asie-Pacifique. Pour lutter contre la propagation du coronavirus SARS-CoV, l’agent du SRAS (syndrome respiratoire aigu sévère) responsable de plusieurs milliers de morts en 2002-2003, des pays comme Taïwan ou Singapour ont appliqué des mesures très coercitives, tel le port obligatoire d’un bracelet électronique à la cheville pour les personnes ayant commis des infractions à la quarantaine.

« Dès le début de l’épidémie, le Vietnam a mis en place des mesures de quarantaine et de confinement très fortes. Résultat : il y a eu très peu de cas. Dans cet Etat communiste, le sacrifice des libertés individuelles au nom de la protection des populations a été payant », ajoute l’anthropologue Frédéric Keck, spécialiste des catastrophes sanitaires. De même, c’est en prenant des mesures très fortement liberticides que la Chine vient de parvenir à inverser la courbe de propagation du Covid-19 à l’intérieur de ses frontières. Pour venir à bout d’une épidémie galopante, un régime autocratique serait-il plus efficace qu’une démocratie ? Pas si simple.

S’il est, en effet, une liberté publique essentielle pour lutter contre une épidémie de façon précoce, et donc efficace, c’est la liberté d’informer. Or, ainsi que le rappelle au Monde l’Américain David Heymann, sommité mondiale en matière d’épidémiologie et de santé publique, « la Chine n’a pas signalé les foyers de SRAS lorsqu’ils sont apparus, en novembre 2002. Au moment où elle l’a fait, en février 2003, le virus s’était propagé dans tout le pays, et plusieurs mois précieux ont ainsi été perdus ».

Taïwan et Singapour : pratique de la transparence

En ce qui concerne l’épidémie de Covid-19, la Chine – comme l’Iran – a de nouveau longtemps temporisé, muselant la liberté d’expression des lanceurs d’alerte avant d’admettre la gravité de la crise. A contrario, l’Etat démocratique de Taïwan semble mener depuis le début une gestion exemplaire de la crise, grâce à des mesures d’ampleur prises très précocement et dans une grande transparence. Quant à Singapour, démocratie autoritaire dont David Heymann revient tout juste, elle a « pour politique sous-jacente de permettre à chacun de comprendre comment empêcher que soi-même ou ses proches soient infectés. Les personnes contacts doivent signaler leur température deux fois par jour à l’aide d’une application de téléphonie mobile ; ceux qui ne le font pas sont identifiés et condamnés à une amende, ou placés sous surveillance à domicile ».

Mais la France, à l’instar de ses voisins occidentaux, n’est ni Taïwan ni Singapour. Son régime démocratique y est plus libéral, son sens du civisme et de la discipline aussi. De plus, l’Occident n’a pas cette longueur d’avance que le SRAS et quelques autres vagues épidémiques ont donnée à l’Asie du Sud-Est en matière de stratégie sanitaire. Pour toutes ces raisons, il s’est révélé particulièrement délicat pour le pouvoir exécutif d’estimer quelles étaient les mesures « proportionnées » qu’il convenait d’adopter pour lutter contre la propagation du SARS-CoV-2.

Concilier efficacité et respect des libertés

Car les pouvoirs démocratiques doivent ici répondre à des injonctions paradoxales. Il leur faut tenter de concilier efficacité et respect des libertés. Tenir compte de la demande sociale de protection sanitaire, mais aussi de la défiance envers les contraintes imposées par l’Etat. Trouver la juste mesure entre trop et trop peu. Choisir entre la persuasion et l’obligation. Miser sur la pédagogie et sur l’expertise des autorités sanitaires. Le tout dans un contexte d’urgence et d’actualisation permanente des connaissances.

Face à cette difficulté, le gouvernement français a choisi la graduation des atteintes aux libertés publiques. Contre l’avis de certains scientifiques et médecins, qui estimaient qu’il fallait agir plus vite et plus fort en matière de mesures préventives, il s’est tout d’abord borné à interdire les rassemblements de plus de 1 000 personnes, puis de plus de 100 personnes. Jeudi 12 mars, il annonçait la fermeture de toutes les crèches, écoles et universités. Très vite, il apparut que ce n’était pas suffisant, et que l’on s’acheminait vers un scénario dramatique à l’italienne. Mais, là encore, le train de mesures a été progressif. Tout en annonçant samedi 14 mars au soir la fermeture de tous les cafés, restaurants et commerces non indispensables, le premier ministre, Edouard Philippe, a exhorté les Français à respecter d’eux-mêmes les règles de distanciation sociale. Mais cet appel à la responsabilité individuelle n’a pas été concluant. D’où le confinement général annoncé lundi 16 mars, avec des sanctions aux contrevenants. Une montée en puissance qui laisse en suspens plusieurs questions.

« LE VIRUS TOUCHANT PRÉFÉRENTIELLEMENT LES GENS LES PLUS FRAGILES, LES MOINS INFORMÉS, L’ÉPIDÉMIE SUIVRA FORCÉMENT UN GRADIENT SOCIAL », FRANÇOIS BUTON, CHERCHEUR EN SCIENCE POLITIQUE

Question de confiance, tout d’abord. Les Français accepteront-ils sans rechigner les contraintes très fortes qui leur sont désormais imposées ? La réponse ne relève pas seulement d’une bonne communication, mais aussi de notre capacité à observer les gestes d’hygiène et les comportements adaptés à la prévention des maladies infectieuses. « Contrairement aux pays anglo-saxons et scandinaves, cette culture de santé publique est peu développée en France, du fait notamment du divorce entre l’Etat et la médecine libérale. Dans ce contexte, et à une époque où les réseaux sociaux permettent à n’importe qui de dire n’importe quoi, il va falloir établir de nouvelles règles de confiance. Or, la confiance ne s’improvise pas », remarque François Buton, chercheur au CNRS en science politique (ENS de Lyon) et bon connaisseur de l’histoire de la surveillance épidémiologique.

L’altruisme en examen

Question de responsabilité collective, ensuite. Une population, certes, accepte d’autant mieux de restreindre ses libertés individuelles qu’elle en comprend l’intérêt général. Mais cela ne suffit pas. « La valeur qui est en examen, fondamentalement, c’est l’altruisme. Est-ce que chacun est prêt à accepter un certain nombre de contraintes même s’il ne se sent pas malade pour protéger les autres ? », s’interrogeait le 12 mars, sur France Culture, l’ancien directeur de la santé William Dab, professeur titulaire de la chaire d’hygiène et sécurité du Conservatoire national des arts et métier (Cnam).

« Exercice de psychologie sociale grandeur réelle. Une grande partie des gens, même très informés, ne répondent donc réellement qu’à la contrainte… (ce qui explique plein de trucs sur la crise écologique) », tweetait l’écologiste Cécile Duflot, dimanche 15 mars, en commentaire d’une vidéo montrant les Parisiens se pressant aux étals d’un marché. Le 16 mars, la Fédération hospitalière de France appelait les Français, dans un communiqué, à « un immense élan de civisme national » pour permettre aux hôpitaux publics de soigner dans les meilleures conditions possibles l’épidémie. « Il faut se protéger soi-même, mais aussi protéger nos aînés et les personnes les plus fragiles en appliquant à la lettre les consignes du gouvernement », insistait son président, Frédéric Valletoux. L’avenir, là encore, montrera si ces injonctions suffisent. Faute de quoi, l’exécutif pourrait envisager l’état d’urgence, s’aidant alors de l’armée pour faire respecter le confinement général.

Question, encore, de solidarité et d’équité. « Restreindre les libertés publiques, oui, mais les libertés de qui ? Le virus touchant préférentiellement les gens les plus fragiles, les moins informés, ceux parmi lesquels la promiscuité est la plus grande, l’épidémie suivra forcément un gradient social. Attention à ce que les plus pauvres ou les plus isolés ne soient pas stigmatisés et tenus comme responsables de ce qui leur arrive », s’inquiète François Buton. Dans son Histoire de la folie (1972), le philosophe Michel Foucault décrivait ainsi les léproseries médiévales comme des machines à créer l’exclu, « cette figure insistante et redoutable qu’on n’écarte pas sans avoir tracé autour d’elle un cercle sacré ». Une mise en garde sur laquelle revient également le Comité consultatif national d’éthique (CCNE), dans un avis rendu, vendredi 13 mars, à la demande du ministre de la santé, Olivier Véran, en soulignant que « les décisions qui seront prises, quelle qu’en soit la nature, doivent répondre à l’exigence fondamentale du respect de la dignité humaine, c’est-à-dire que la valeur individuelle de chaque personne doit être reconnue comme absolue ».

Question de temps, enfin. Car l’adhésion de la population à des mesures très contraignantes, dans nos pays démocratiques, ne peut pas durer indéfiniment. « A Wuhan, la ville chinoise d’où est partie l’épidémie, les gens sont depuis deux mois mis en quarantaine sans pouvoir sortir de chez eux, dépendant complètement des comités de quartier pour leur ravitaillement… Même en Suède, où la culture de santé publique est assez forte, je ne suis pas sûr qu’on supporterait ça très longtemps », remarque l’historien Patrick Zylberman.

Le CCNE rappelle, quant à lui, « le danger qu’il y aurait à étendre ces mesures contraignantes au-delà de ce qui serait nécessaire à la lutte contre l’épidémie ou à cause d’une conception inadaptée du principe de précaution ». Dans Surveiller et punir (1975), Foucault, toujours lui, expliquait comment la propagation de la peste avait permis aux Etats, au XVIIe siècle, d’imposer des mesures coercitives à travers leur pouvoir de normalisation. Entre libertés et sécurité, l’épidémie de Covid-19 soumet les démocraties à un exercice politique d’une rare difficulté.

21 mars 2020

Contre la pandémie due au coronavirus, de nombreux pays misent sur la surveillance permise par le « big data »

Des chercheurs estiment qu’une application de suivi de la population pourrait contribuer à lutter contre la pandémie de coronavirus. Plusieurs pays ont déjà recours au traçage et à la surveillance des données personnelles.

bigdata

Par Martin Untersinger

Au Centre de coordination de la réaction d’urgence de la Commission européenne, le 2 mars. L’utilisation des données personnelles pour lutter contre la pandémie fait déjà l’objet de débats. 

Utiliser les données personnelles pour juguler la pandémie de Covid-19 : l’idée fait peu à peu son chemin dans le monde entier. Que cela soit déjà mis en œuvre ou seulement envisagé, la logique est commune : puisque le coronavirus, très virulent, se propage avec les déplacements des populations, utiliser la masse de données personnelles numériques générées par nos smartphones peut aider à comprendre la manière dont le virus progresse, voire guider les décisions de mise en quarantaine.

Une application imaginée à Oxford

Dans ce contexte, une équipe de chercheurs multidisciplinaire – épidémiologistes, virologues, mathématiciens notamment – de l’université britannique d’Oxford ont imaginé et commencé le développement d’une application qui, installée sur un smartphone, géolocalise en permanence son propriétaire.

Si ce dernier est diagnostiqué positif au SARS-CoV-2, l’application avertit immédiatement tous les propriétaires de l’application qui ont été en contact rapproché avec lui. Selon leur degré de proximité, l’application leur ordonne de se mettre en confinement total ou simplement de maintenir une distance de sécurité avec les gens qu’ils rencontrent. Elle peut aussi donner des indications aux autorités pour qu’elles puissent désinfecter les lieux où la personne contaminée s’est rendue.

L’équipe de chercheurs d’Oxford a modélisé mathématiquement l’impact de cette application en prenant en compte les caractéristiques connues du SARS-CoV-2 – leur publication n’a, à ce stade, pas fait l’objet d’une reprise dans une revue scientifique. Selon les chercheurs, leur dispositif permettrait de juguler l’épidémie sans paralyser le pays : cela, alors que le gouvernement de Boris Johnson se refuse encore à ordonner un confinement similaire à ceux en vigueur en Italie, en France ou en Espagne.

Travaillant actuellement avec le National Health Service britannique pour développer concrètement leur outil, les équipes d’Oxford affirment par ailleurs « soutenir plusieurs gouvernements européens pour explorer la faisabilité d’une application mobile pour le suivi instantané des contacts ». Joints par Le Monde, ces chercheurs n’avaient pas encore répondu à nos questions à ce jour. En France, le cabinet de Cédric O, le secrétaire d’Etat au numérique, a toutefois fait savoir au Monde qu’aucun projet de ce type n’est aujourd’hui à l’étude en France.

Données transmises aux autorités

Dès la fin du mois de février, les autorités chinoises, en partenariat avec le géant du numérique Alibaba, ont déployé dans les provinces les plus touchées une application au principe similaire. Chaque utilisateur dispose d’un code-barres de trois couleurs : rouge, qui lui interdit de sortir de chez lui pendant deux semaines ; jaune, qui lui demande de se mettre en quarantaine pendant sept jours ; vert, qui le laisse libre d’aller et venir. La couleur est déterminée, de manière assez opaque, par les derniers déplacements de son propriétaire et la probabilité qu’il ait côtoyé des malades.

Les codes-barres, vérifiés et « flashés » à l’entrée des magasins et des transports en commun, permettent de géolocaliser leur propriétaire. Mais l’application peut également localiser en temps réel : selon le New York Times, les informations collectées par l’application sont envoyées à la police.

Israël suit cette même logique, mais sans application spécifique et sans que ses citoyens en soient informés. Grâce aux moyens de l’antiterrorisme, le service de renseignement intérieur de l’Etat hébreu peut désormais accéder à la géolocalisation des téléphones des Israéliens afin de repérer les personnes ayant été en contact rapproché avec un malade et leur ordonner de se confiner. Une décision critiquée par les défenseurs de la vie privée.

L’Autriche devrait aussi voir apparaître une application destinée à la lutte contre la propagation du coronavirus. Moins invasive, elle ne suivra pas les déplacements, mais permettra à deux personnes qui ont été en contact de l’indiquer sur l’application. Si l’une d’entre elles est contaminée, l’application envoie une alerte aux autres personnes qu’elle a côtoyées.

Le droit européen ne l’interdit pas

Les données personnelles, notamment les données des opérateurs téléphoniques, sont aussi utilisées pour s’assurer du respect des mesures de quarantaine, comme en Corée du Sud ou à Taïwan. C’est aussi le cas en Italie, où les autorités reçoivent des données des opérateurs téléphoniques, ont expliqué ces derniers jours deux responsables sanitaires de la région de Lombardie. Le gouvernement britannique a également obtenu ce type d’information de la part d’un des principaux opérateurs téléphoniques du pays, selon la chaîne Sky News. Dans ces deux derniers cas, les données ne leur permettent pas, à ce stade, d’avoir accès aux situations individuelles, mais plutôt d’obtenir des tendances agrégées.

Bien sûr, ce type de solution soulève des questions en matière de protection de la vie privée. « Les gens devraient pouvoir décider démocratiquement d’utiliser ou non cette plate-forme », tranchent les chercheurs d’Oxford au sujet de leur application. D’autant que ce système « peut avoir des impacts importants, même en cas d’adoption partielle » de l’application. « L’intention n’est pas d’imposer la technologie comme changement permanent de la société », affirment encore les chercheurs.

La perspective d’une collecte de données pour lutter contre la pandémie inquiète déjà les associations spécialisées. « Le gouvernement doit résister à toute fuite en avant sécuritaire » et « s’engager à faire immédiatement la transparence sur toutes les mesures de surveillance de la population mises en œuvre pour lutter contre la propagation du Covid-19 », a averti La Quadrature du Net, une ONG spécialisée dans la défense des libertés numériques, jeudi 19 mars.

En théorie, il est possible de concilier une telle application avec le droit européen des données personnelles : si les données sont recueillies par l’Etat, ce dernier pourrait justifier cette collecte par la réalisation d’une mission d’intérêt public ou la sauvegarde des intérêts vitaux. A condition notamment que les données ainsi obtenues soient parfaitement protégées, ne fassent l’objet d’aucun partage à des tiers et soient supprimées dès lors qu’elles deviennent obsolètes.

Les GAFA dans la danse ?

L’administration américaine serait en discussion avec plusieurs grandes entreprises du numérique pour un meilleur accès aux données de géolocalisation qu’elles récoltent sur leurs utilisateurs pour lutter contre la pandémie, selon le Washington Post. L’idée serait, explique le quotidien américain, d’agréger ces données personnelles de manière à les rendre anonymes et les utiliser pour suivre la propagation du nouveau coronavirus et anticiper la propagation de ce dernier dans de nouvelles zones.

« Ces informations sont largement exagérées », a réagi, mercredi 18 mars, Mark Zuckerberg, quelques heures après la publication de l’article, lors d’une conférence de presse téléphonique. « A ce stade, nous ne sommes au courant d’aucune discussion active avec le gouvernement américain, ou avec un autre, au sujet d’un accès aux données », a précisé le PDG de Facebook. Serait-il cependant disposé à un partage plus large des données de ses utilisateurs pour lutter contre la pandémie ? « Ma réponse serait non, mais c’est hypothétique, puisque personne ne nous l’a demandé », a-t-il répondu, interrogé sur ce point par Le Monde.

21 mars 2020

Tribune - « Il est maintenant permis d’espérer la sortie de la crise du coronavirus »

Par Lucien Abenhaim, Professeur d’épidémiologie

L’exemple chinois montre qu’il est parfaitement possible d’endiguer complètement l’épidémie en France, à condition que les mesures de confinement généralisé soient fermement appliquées, estime, dans une tribune au « Monde », Lucien Abenhaim, professeur d’épidémiologie et ancien directeur général de la santé.

Grâce aux nouvelles mesures annoncées par l’exécutif en France face au coronavirus, qui vont jusqu’à restreindre sous la contrainte la circulation des personnes – celles-ci devant désormais justifier de tout déplacement hors d’une résidence –, il est maintenant possible d’effectuer quelques prévisions sur la sortie de crise.

Pour cela, on ne dispose certes que des enseignements de trois situations dans lesquelles des mesures de confinement ont été prises depuis quelques semaines, celles de la Chine, celle de la Corée du Sud et de l’Italie. Il est trop tôt pour juger dans ce dernier cas. L’expérience chinoise est en fait multiple car ce pays de plus de 1,4 milliard d’habitants est composé de nombreuses provinces et territoires dont chacun est de taille souvent comparable à celle des grands pays européens. Et, si l’on se fie aux données publiques, il semble bien que l’épidémie y soit maîtrisée partout depuis maintenant plusieurs semaines.

Si l’on rappelle souvent qu’il y a eu en Chine plus de 80 000 cas rapportés de Covid-19 dont plus de 3 250 morts, on doit noter que ce pays a, en fait, connu deux situations distinctes, riches d’enseignements : d’une part la province du Hubei, de près de 60 millions d’habitants, épicentre de l’épidémie où tout, semble-t-il a commencé, et d’autre part la totalité des autres provinces et territoires, y compris Hongkong, qui représentent ensemble plus de 1,3 milliard d’habitants.

« MÊME EN IMAGINANT UNE SOUS-DÉCLARATION IMPORTANTE DE LA MORTALITÉ, IL SEMBLE BIEN QUE LA CHINE AIT ENDIGUÉ L’ÉPIDÉMIE »

Or, 3 150 environ des décès rapportés en Chine sont survenus dans le Hubei (1 résident de cette province sur 20 000) et, à la date du 19 mars, environ 120 ont été déclarés dans le reste du pays (1 résident sur 10 millions !). Même en imaginant une sous-déclaration importante de la mortalité, il semble bien que la Chine ait endigué l’épidémie. Une fois le confinement appliqué avec efficacité, le taux de croissance de l’épidémie est passé rapidement en Chine à moins de 30 % par jour pour atteindre moins de 1 % ou 2 % en quatre semaines une fois ce seuil franchi. L’augmentation de 30 % par jour reflète une transmission en l’absence de réelle contrainte, selon le taux de reproduction (R0) connu de la maladie.

Il faut aussi garder à l’esprit, comme le montre un travail des épidémiologistes chinois publiés cette semaine dans la revue Science, qu’au début de l’épidémie, 95 % des cas sont passés inaperçus. La diffusion pandémique était dès lors inévitable. Par la suite, quand on a mieux compris la situation (après le 24 janvier), ce taux est descendu autour de 30 % et a chuté ensuite exponentiellement. Une situation tout à fait comparable est survenue en Corée du Sud.

Quelques projections

La France ayant maintenant pris des mesures au moins similaires à celles prises dans les provinces chinoises autres que le Hubei (où des mesures de guerre ont été appliquées, que l’on se souvienne des hôpitaux préfabriqués montés en quelques jours ou de la surveillance policière du respect du confinement), il est possible d’estimer à quel moment l’on devrait pouvoir sortir de la crise. Il est certes trop tard pour espérer limiter l’épidémie en France à celle des provinces chinoises hors Hubei, mais on peut faire quelques projections basées sur les expériences chinoise et sud-coréenne. Si la même dynamique est observée en France, l’épidémie pourrait pour l’essentiel être stoppée dans quatre à six semaines, entre la mi et la fin avril. Mais cela ne se fera qu’à plusieurs conditions.

La première condition est que les mesures de confinement généralisé soient bien appliquées. Ce qui demande fermeté et discipline. La fermeté étant nécessaire parce qu’il est rare que la discipline soit spontanément parfaite, du moins dans les pays latins. On ne peut pas compter, en période d’épidémie, sur la compréhension fine des risques par tous et l’information ne suffit pas – les plus résistants à la discipline ne sont d’ailleurs pas toujours les moins éduqués. Seules des mesures fermes peuvent être suivies d’effets dans ces circonstances. La décision d’imposer des contraintes est donc plus que bienvenue. Il faudra sans doute encore en ajouter pour arrêter vraiment l’épidémie en France.

Ne pas se décourager en chemin

La deuxième condition, moins évidente, est qu’il ne faut pas se décourager en chemin devant la multiplication des cas. Il faut comprendre que même si le taux de contamination baissait drastiquement dès aujourd’hui, le nombre de cas va donner l’impression de croître de façon extraordinaire pendant au moins deux ou trois semaines, du fait de l’apparition de cas contaminés avant la prise des mesures de confinement et de la transmission entre personnes confinées. A la fin mars ou au début avril, même si le taux d’augmentation journalier passait à moins de 5 % grâce au confinement, le modèle que nous utilisons prédit qu’il y aurait environ 40 000 ou 50 000 cas en France. Et le chiffre augmenterait encore significativement pendant quelque temps même si l’épidémie elle-même était sur sa fin…

La troisième condition est de croire en la victoire contre l’épidémie. L’exemple chinois montre qu’il est parfaitement possible de l’arrêter et de l’endiguer complètement, si on ne se contente pas de tenter de « l’écrêter » ou de « l’étaler » comme certains chercheurs ont pu le dire ou le préconiser pour l’Europe, ni compter sur une quelconque « immunité de groupe » comme cela a été évoqué un temps par un conseiller scientifique britannique. Il ne faut pas se croire plus malin que le virus. On a vu des théories toutes plus séduisantes les unes que les autres, des modèles mathématiques incroyablement sophistiqués, prévoir l’apocalypse ou expliquer finement qu’il fallait se contenter de gagner des batailles mais que le nombre de cas total était une fatalité. Tout cela est sujet à caution. Les observations réelles suffisent à constater qu’il est possible non seulement d’arrêter l’épidémie mais encore de réduire considérablement le nombre total de victimes. Les mesures contraignantes sont donc parfaitement justifiées et il faudra les maintenir sans céder au découragement car elles fonctionnent.

Lucien Abenhaim, professeur honoraire d’épidémiologie à l’Ecole de santé publique de Londres, est ancien directeur général de la santé et ancien membre du comité exécutif de l’Organisation mondiale pour la santé (OMS). Il a géré l’épidémie de SRAS, en France, en 2003.

21 mars 2020

Tribune - « Doit-on s’inquiéter de la mort annoncée de la dissertation ? »

Par Arnaud Pautet, Docteur en histoire contemporaine, professeur en classe préparatoire

Concours de l’ENA ou de Sciences Po, réforme du lycée, concours de recrutement des enseignants, Arnaud Pautet, docteur en histoire contemporaine et professeur en classe préparatoire, s’inquiète de la progressive « disparition » des épreuves de dissertation.

Ce texte est paru dans « Le Monde de l’éducation ». Si vous êtes abonné au « Monde », vous pouvez vous inscrire à cette lettre hebdomadaire en suivant ce lien.

Le rapport Thiriez sur la réforme de l’Ecole nationale d’administration (ENA) a été officiellement remis au premier ministre Edouard Philippe le 18 février. Parmi ses préconisations, la suppression de la composition, ou dissertation, de culture générale, jugée socialement discriminante, a retenu notre attention. Sans surprise, la note de synthèse dominera maintenant ce concours recrutant les grands serviteurs de l’Etat. Une proposition cohérente, dans la continuité des remodelages du concours de Sciences Po Paris ; dans la continuité, aussi, de la réforme actuelle du lycée. Y a-t-il lieu de s’inquiéter de cette mort annoncée de la dissertation ?

D’antan, la dissertation figurait comme l’épreuve reine pour les élèves « faisant leurs humanités ». Aujourd’hui, un lycéen peut terminer son cycle d’études secondaires sans jamais avoir à exécuter une dissertation à l’examen.

Jusqu’en 1996, c’était impossible. Celui qui, à l’épreuve anticipée de français de 1re générale, esquivait la dissertation ou le commentaire composé devait proposer un résumé suivi d’une discussion, un exercice argumentatif voisin, mais simplifié, de la composition française. A partir de 1997, un exercice dit « d’écriture d’invention » a supplanté la discussion, invitant les élèves à imiter un genre littéraire (il disparaît à son tour avec la réforme des lycées).

En terminale, le même élève peut contourner l’exercice dans chaque discipline : en philosophie, en se rabattant sur le commentaire d’un texte d’auteur ; en histoire-géographie, ou le sujet de composition reprend le libellé exact du chapitre étudié avec le professeur ; en sciences économiques et sociales, où les jeunes choisissent en masse l’alternative de la synthèse de documents. Les réformes menées amplifient ce phénomène. Pour les épreuves E3C de contrôle continu en 1re, en histoire-géographie, la composition s’est éclipsée au profit d’une « réponse à une question problématisée ».

Le recrutement des professeurs lui-même dépendra moins de cet exercice : au CAPES d’histoire-géographie, l’une des deux dissertations se voit transformée en une étude de documents visant à révéler des qualités didactiques chez le candidat.

Un exercice qui « élève » les élèves

Pour ses détracteurs, l’exercice de dissertation est une simple régurgitation de connaissances et d’auteurs, un écrit artificiel valorisant une culture bourgeoise acquise par utilitarisme. Rien n’est moins vrai.

Elle nécessite des qualités de stratège : après avoir énoncé clairement le problème masqué par l’énoncé, l’élève doit amener son lecteur à découvrir l’intérêt de la question et la cohérence de sa démarche, en allant du plus évident au plus subtil.

Entre ces deux pôles, le lecteur voyage en suivant le chemin tracé par la structure de l’argumentaire. Les idées étayées sont autant d’escales qui ne doivent pas faire oublier le but du périple : éclairer le monde présent sur sa copie en mobilisant une culture authentique, en se réfugiant sur l’épaule de géants ayant déjà réfléchi à la problématique, pour s’arracher à la tyrannie de l’immédiateté.

Elle implique de maîtriser l’art de la dialectique : la réflexion progresse en dépassant les arguments initiaux, qui se fissurent à mesure que l’on cerne la complexité des choses. Un apprentissage de la frustration intellectuelle : on ne peut pas comprendre et dire tout, tout de suite.

Elle requiert enfin un amour des mots, une concision dans l’énonciation et une précision chirurgicale dans l’écriture. Personne ne l’a mieux exprimé que Boileau dans son Art poétique (1674) :

« Avant donc que d’écrire apprenez à penser.

Selon que votre idée est plus ou moins obscure,

L’expression la suit, ou moins nette, ou plus pure.

Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement,

Et les mots pour le dire arrivent aisément. »

Un apprentissage de la citoyenneté et de la démocratie

Pourquoi cette disparition est-elle inquiétante ? Disserter, « disputer », au sens médiéval, implique de faire sien des arguments qui nous heurtent. L’exercice invite au débat, sur un mode concessif : il permet d’exercer sa raison, en faisant dialoguer les arguments pour discerner ce qui approche le plus la vérité. Il impose la tolérance aux opinions diverses qui bousculent nos certitudes, obligeant les élèves à se mettre à la place de leurs défenseurs le temps d’un exercice.

Il n’est plus rare de côtoyer des lycéens ou des étudiants qui refusent de soutenir certaines argumentations, d’expliquer certains auteurs, pour des raisons morales. La liste est longue : Paul Valéry, exhortant dans La Crise de l’esprit la supériorité de l’Europe sur les autres civilisations en 1919 ; La Bruyère, expliquant dans ses Caractères que les femmes « se sont établies elles-mêmes dans cet usage de ne rien savoir, ou par la faiblesse de leur complexion, ou par le soin de leur beauté, ou par une certaine légèreté qui les empêche de suivre une longue étude ». Pour beaucoup, il semble préférable d’effacer ces propos plutôt que de les comprendre. La fuite ou l’esquive, plutôt que la confrontation.

Ne plus aiguiser ainsi l’esprit critique des jeunes, renoncer au prétexte que leurs capacités de conceptualisation s’affaissent en même temps que leur maîtrise de la langue, c’est prendre le risque de conforter les positions extrémistes : de celles et ceux qui s’opposent à la conférence d’une philosophe renommée défendant des positions éloignées de l’air du temps ; de celles et ceux qui boycottent des films et des livres à cause du passé de leurs auteurs, plutôt que d’exercer leur esprit critique et leur jugement esthétique sur l’œuvre produite.

C’est prendre le risque d’encourager le puritanisme et la police de la pensée, qui sont le cancer de la démocratie. C’est prendre le risque d’embastiller chaque citoyen dans des positions figées, sans nuance, en l’enfermant dans le rôle du procureur, sans assez se soucier de l’administration d’une preuve de culpabilité. C’est prendre le risque de former, aussi, des élites dépourvues de tout esprit critique, incapables de discuter des injonctions injustes, réduites au statut de servants, plus que de serviteurs. Est-ce un hasard si les hauts fonctionnaires sont recrutés prioritairement sur l’exercice de la note de synthèse, où l’on fait état des positions de différents acteurs, sans exprimer la sienne ?

Comme l’a montré l’historien Roger Chartier, la société civile naît pourtant du débat d’idées, au XVIIIe siècle, dans ces salons où, au-delà de sa dignité sociale, de sa richesse, de son ordre, se réunissent des honnêtes hommes (et femmes) pour discuter de thèmes transcendant leur condition. S’y construit alors une opinion « publique », éclairée, à visée universelle, à l’abri de l’émotion populaire, et de sa violence incontrôlable.

Cet exercice ne participe pas, d’abord, à la formation d’une élite prétendument coupée du peuple. Il met le futur citoyen devant sa responsabilité : exercer sa raison, entendre la parole de l’autre, entrer en dialogue avec lui. La disparition de cette exigence ouvre la voie au relativisme : toute connaissance devient relative, et la vérité est suspectée d’être un leurre.

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