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Jours tranquilles à Paris
20 mars 2020

Covid-19 : "Nous ne sommes pas accoutumés au recueillement", selon le philosophe Nicolas Grimaldi

Par Florence Sturm

Entretien |Face à l'évolution de la pandémie de coronavirus, la France a fait le choix du confinement : selon le philosophe Nicolas Grimaldi, le retranchement imposé par cette situation révèle que l'on ne vit pas pour soi-même, mais pour notre lien avec les autres.

grimaldi

Le professeur de philosophie Nicolas Grimaldi, pris en photo en 2007.• Crédits : Dominique Carton - Maxppp

Alors que les Français vivent confinés chez eux depuis ce mardi 17 mars, comment tenir psychologiquement, philosophiquement ? Et que révèle cette situation de notre rapport aux autres et à nous-mêmes ? Pour répondre à ces interrogations, Florence Sturm est allée chercher l'éclairage du philosophe Nicolas Grimaldi.

Cet ancien professeur à la Sorbonne a consacré la plupart de ses ouvrages à élucider nos expériences de la subjectivité. Il interroge notre rapport à la crise sanitaire actuelle et au confinement, avec le regard très particulier de celui qui vit lui-même "comme un trappiste cloîtré", dans l’ancien sémaphore de Socoa sur la Côte Basque. Il y réside depuis 1968, plus d’un demi-siècle donc : un salon au milieu de l’océan Atlantique et la mer "qui, très régulièrement, toutes les six heures, accompagne le plein champ… une sorte de chorale qui enfle lentement". Nicolas Grimaldi rend aussi un hommage vibrant aux équipes soignantes mobilisées contre le coronavirus.

Parmi ses très nombreux ouvrages parus pour la plupart aux PUF et chez Grasset : Socrate, le sorcier, Traité des solitudes, et Sortilèges de l’imaginaire. A paraître en juin : Les Songes de la raison.

Que vous inspire cette situation ?

Cette situation a un côté anachronique. Nous avions oublié qu’il puisse y avoir des épidémies aussi violentes, aussi contagieuses, que la vie puisse être aussi fragile. Et surtout, nous ne mettions plus en question l’état de société : que nous puissions tout recevoir des autres, cela nous paraissait l’ordre quasiment naturel de l’échange.

Or, voici que d’un coup, en un instant, une pandémie semble suspendre l’état de société, c’est-à-dire l’état d’échange naturel. A une exception près toutefois : jamais nous n’avons autant éprouvé combien nous dépendions les uns des autres, et combien leur dévouement, leurs compétences, leurs sacrifices, leur abnégation sont nécessaires à notre vie. Il s’agit tout simplement de la compétence et du dévouement du corps médical.

Dans son discours annonçant le confinement, sans lui-même prononcer le mot, Emmanuel Macron a parlé de "guerre" à plusieurs reprises...

Nous pourrions dire que nous sommes en guerre, comme l’a répété trois ou quatre fois le président de la République, avec cette différence que la guerre défend des valeurs, une puissance politique, tandis qu’en l’occurrence, nous n’avons rien à défendre d’autre que notre propre santé. Ce que chacun défend, c’est lui-même et à l’occasion les autres.

A la guerre, on nourrit les combattants, on leur apporte les munitions. Ici, au contraire, il s’agit de s’abriter, de se retrancher, de se recueillir, de se mettre aux abris. Par conséquent, c’est en cela que nous sommes invités à sortir de l’état de société par une sorte de retranchement et, à l’occasion de ce retranchement, d’un recueillement.

Naguère, au XVIe, au XVIIe siècle, rien n’était plus banal. Pour se préparer à la mort, on se préparait au salut et pour se préparer au salut, on se recueillait dans la solitude, une solitude qui nous mettait face à face avec Dieu, dans la prière. Or, ce Dieu s’est un peu éloigné, son image s’est effilochée, de sorte qu’il n’y a plus grand monde pour penser à son salut.

Et cependant, ce qui rend si pénible, si difficile, presque si odieux ce temps de vacances absolues, c’est précisément que nous sommes réduits à nous-mêmes, un peu comme ce que disait Pascal : "Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos". Précisément parce que la vie, c’est le mouvement, et comme le dit également Pascal, "le repos entier, c’est la mort"… De sorte que lorsque nous n’avons plus rapport aux autres, tout se passe comme si nous n’avions plus rapport à nous-mêmes. Evidemment, demeurent encore la radio, la télévision, qui sont des divertissements mais nous n’avons rapport qu’à des images que nous recevons et il n’y a rien que nous ne puissions donner.

Comment alors gérer l’angoisse, la peur qui nous étreint en lien avec la mort ?

Ce qui rend le divertissement indispensable, comme le disait encore Pascal, c’est précisément qu’il nous détourne d’avoir à penser à notre propre vie pour ne pas avoir à penser à notre propre mort. En effet, nous avons cessé de scander notre temps par celui des enterrements. Nous ne pensons plus à notre propre mort, et par ce fait même, la vie se recroqueville, se résume sur le bord d’un instant.

Nous vivons d’instants en instants, de stimulations en stimulations, comme une manière de mettre entre parenthèses le propre de la vie, car le propre de la vie, c’est le dynamisme d’une continuité, un effort, une même entreprise, un même souci, etc.

Quand soudain surgit la maladie, un peu comme dans Le Hussard sur le toit de Jean Giono avec une épidémie de choléra, chacun sent la précarité, la fragilité de la vie et sent du même coup ce qui nous manque.

Ce qui nous manque, par rapport au XVIIe siècle, c’est le sens de la communion des saints, le sacrifice des uns qui contribue à sauver les autres. Les vies servent de vases communicants. Ce que l’un en donne, l’autre en profite. Dans ce retranchement auquel nous sommes assujettis, personne ne profite de cette vie qui vient de se suspendre. Mais la grande découverte que manifeste cette situation, c’est que je ne vis pas pour moi-même. Sans les autres, je découvre que ma vie n’est presque rien.

Vous diriez que ce confinement engendre un retour sur soi ou plutôt un repli sur soi ?

Il est un repli dans la mesure où l’on pense : "J’aimerais uniquement passer au travers" ;  il me fait découvrir combien l’individu que je suis est précaire, fragile, menacé. A l’inverse, dans la mesure où ce retranchement me fait découvrir ma solidarité avec tous les autres, dans la mesure où je n’existe que pour transfuser ma vie dans la leur, alors, c’est un monde de lucidité, de confiance, de réalisme, qui nous révèle que l’on n’est pas soi à soi tout seul. On ne vit pas pour soi. La vie d’un individu consiste à donner la vie.

A ce moment-là, comment qualifier certains comportements, comme la ruée sur les produits alimentaires ou les départs en nombre de Paris ?

C’est, me semble-t-il, ce que Pascal avait décrit du divertissement, le vertige de l’instant. Essayer d’oublier la peur de l’avenir et profiter d’un dernier instant de liberté, dernier instant de plaisir, dernier instant d’irresponsabilité.

C’est croire que la vie est faite d’instants. Or ce n’est pas vrai. Ce qui fait le sens de la vie, c’est la continuité d’un seul et même dynamisme, la continuité d’un seul et même effort, l’accomplissement d’un seul et même vœu, d’une seule et même attente.

Dans cette crise, il y a aussi des différences fondamentales dans le statut des personnes qui la traversent : les malades, les soignants, ceux qui sont confinés, ceux qui continuent à travailler, avec également les angoisses futures d’un point de vue économique.

Tout à fait. Rien ne paraît plus remarquable à cet égard que l’attitude du corps médical et du corps infirmier. Ceux qui, en dépit d’un danger possible, n’en continuent pas moins d’exercer leur profession, précisément parce que l’ensemble des autres a besoin de leurs compétences, de leur savoir-faire. Ceux-là sentent que leur vie a pour fonction de faire vivre les autres.

En tant que philosophe, quelle école avez-vous envie de convoquer face à cette crise ? Les Stoïciens ?

Il me semble, christianisme mis à part, si j’ose dire, que ce moment de crise, de repliement, de recueillement, de retranchement, nous fait vivre la vérité de ce que Pascal avait décrit de la condition humaine.

Mais il y a une grande différence entre l’époque de Pascal et la nôtre, c’est que l’on se sentait sans cesse sous le regard de Dieu et le moment de la mort était anticipé comme un rendez-vous qu’elle nous aurait donné avec Dieu. Tandis qu’aujourd’hui la mort nous paraît l’irrémédiable et en même temps l’absurde. C’est plutôt Pascal que Marc Aurèle à cause de "si l’on nous enlève le divertissement, j’aurais d’abord l’impression que c’est la vie elle-même qui nous est enlevée".

C’est une manière frivole de vivre ce qui est si grave, à savoir la vie, précisément parce que la moindre chose, le moindre virus, peut nous la faire perdre. On nous a donné ce prodige et nous n’en faisons que ça ! 

Nous ne sommes pas accoutumés au recueillement, à sentir ce que notre vie a, en elle-même, de prodigieux, de fragile, de précaire. Le propre de la vie est être le dynamisme d’une communication. La vie est comme la lumière, c’est un rayonnement.

Une question plus pragmatique : comment dans nos quotidiens et les jours à venir, faire face le mieux possible à ce confinement et à cette situation ?

Je ne peux pas communiquer mon expérience de très vieil homme à des jeunes gens ! Je ne pense pas qu’ils puissent se satisfaire de lire à loisir ou de consacrer à la lecture le loisir que le coronavirus leur impose… Néanmoins, il me semble que l’occasion créée par cette pandémie nous fait vivre un peu anachroniquement, de la même façon que vivaient naguère nos arrières grands-parents ou nos arrière, arrière-grands-parents qui, dans leur vallée, dans l’isolement de leur village, avaient la solitude pour destin. La soirée se passait autour du feu… personne ne nous empêche de faire du feu… on se parlait à deux ou trois et maintenant, nous voici, en quelque sorte, résumés à notre famille la plus étroite, une manière également de resserrer notre intimité, et par conséquent, d’être plus attentifs à l’attente d’autrui, notre femme, notre enfant, nos proches.

Pensez-vous qu’il y aura un avant et un après dans cette crise ? Cela peut-il creuser davantage des inégalités déjà très marquées dans la société française ?

Un avant et un après, il y en aura probablement un pour les épidémiologistes, les virologues, les médecins, peut-être un dans l’organisation administrative de la société, ce qui sera le choix des politiques, pour autant qu’ils soient lucides.

La mort est justement ce qui rend tous les hommes égaux. Le destin de Péguy n’est pas privilégié par rapport à celui d’un paysan breton. Tous meurent de la même façon. Mais à cet égard, le danger ou l’imminence du danger fait sentir à tous les hommes ce qu’ils ont de profondément semblable. Tous sont assujettis à la mort.

C’est aussi l’occasion de revivre ce que la vie avait, naguère, de solitaire. Evidemment, personne ne peut mourir à ma place. Je peux acheter cent mille choses dans les grandes surfaces ou les magasins les plus luxueux mais je n’achèterai pas l’immortalité. Raison de plus pour nous rappeler que la vie est faite pour être donnée.

En même temps que cet épisode nous fait sentir la solitude lorsque vient à être suspendu l’état de société, en même temps il manifeste combien nous dépendons des autres. Non seulement d’un point de vue médical, mais par le fait même que le danger mobilise tous les autres à notre profit. Il y a aussi une mondialisation de la recherche scientifique. Très certainement sont en ce moment à l’œuvre des équipes de biologistes qui cherchent à répondre à l’agressivité du virus et peut-être sont-ils en train de mettre au point de possibles vaccins.

Avez-vous des conseils de lecture à livrer ?

Je conseillerais surtout de lire ce qui vous plaît. Il faut que lire soit un plaisir. Souvent, ce plaisir est la découverte de ce qu’on aurait écrit si on y avait pensé, de ce que la pensée des autres anticipe la nôtre. Pour ma part, je lis un très beau livre, La Force de l’invisible d'Anne-Claire Désesquelles (éditions Pocket), professeure de khâgne à Lyon. L’idée est celle-ci que je trouve extraordinaire, car elle est en quelque sorte en aval de toutes les analyses philosophiques : la cause de tout mouvement, c’est une force. Or, alors que le mouvement est toujours visible, matériel, la force est invisible et immatérielle. L’auteure développe cela avec une maîtrise, une simplicité et une profondeur que je trouve tout à fait admirables. Et je m’émerveille du talent des autres.

Tous nous nous émerveillons du talent, de l’abnégation de tous les médecins et de tous les infirmiers. Je pense surtout à ce qui se passe en ce moment en Alsace et je suis à la fois terrifié et admiratif. Terrible est l’agression et en même temps la réponse et la mobilisation sont admirables.

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18 mars 2020

Coronavirus : dans les capitales européennes, des métros vides, des poèmes et des fleurs pour égayer le confinement

Par Jean-Baptiste Chastand, Vienne, correspondant régional, Cécile Ducourtieux, Londres, correspondante, Jérôme Gautheret, Rome, correspondant, Anne-Françoise Hivert, Malmö (Suède), correspondante régionale, Sandrine Morel, Madrid, correspondante, Jean-Pierre Stroobants, Bruxelles, bureau européen, Romain Su, Varsovie, correspondance, Thomas Wieder, Berlin, correspondant

Les mesures diffèrent d’un pays à l’autre pour tenter d’endiguer la propagation du Covid-19, mais, désormais, c’est l’Europe tout entière qui tourne au ralenti.

Rues désertes, cafés et restaurants fermés, écoles silencieuses, files d’attente devant les magasins d’alimentation, touristes envolés : en l’espace de quelques jours seulement, les capitales européennes, en confinement ou pas (encore), ont été plongées, les unes après les autres, dans l’inconnu. De Rome à Varsovie, Vienne ou Madrid, les populations sont en état de sidération.

A Rome, des tenues de jogging pour sortir

C’est un voyage immobile, dont les premiers jours paraissent chacun durer une semaine. A Rome, le 9 mars, les cafés étaient encore ouverts mais toutes les réunions publiques et privées étaient prohibées. Les masques commençaient à se généraliser, les commerçants servaient gantés. On se regroupait encore dans les rues désertes mais déjà on ne s’embrassait plus. Les Romains étaient encore sous le coup de la sidération, de l’incrédulité. Le soir même, la ville passait en « zone rouge » : pour circuler, obligation de produire une « autocertification » censée attester de sérieuses raisons pour être dehors. Puis d’autres fermetures ont été décrétées.

Le temps paraît suspendu. Même les photos des lieux touristiques désertés, qu’on s’échangeait frénétiquement au début, ne font plus recette. Désormais on vit au rythme des discussions sur les réseaux sociaux, dans une ambiance d’irréalité permanente.

Le réel, lui, se manifeste chaque soir à 18 heures, au moment des bilans de la protection civile. Le 9 mars au soir, le pays comptait un peu moins de 500 morts. Une semaine après, leur nombre dépassait 2 000.

En quelques jours, une nouvelle normalité s’est installée, faite de rites un peu exotiques – la queue à l’extérieur des magasins, la liste de courses qu’on envoie par SMS au maraîcher, attendant son « OK » afin d’éviter les regroupements – et d’impressions déplaisantes – le sentiment d’être en faute dès qu’on sort de chez soi.

Pourquoi est-on autorisé à sortir courir mais pas à marcher (même vite) ? Pourquoi peut-on sortir son chien mais pas son enfant ? La discussion est infinie, inutile. Peu à peu, on intériorise les contraintes, on s’accoutume à ne plus croiser personne. La discipline collective s’installe, et elle est presque unanimement respectée.

Les journées se ressemblent, du lundi au dimanche, alors que le printemps arrive doucement sur la ville. Chaque jour apporte sa nouvelle limitation (un commerce qui ferme, une interdiction aux contours flous). Dans les files d’attente, la distance moyenne entre les clients s’accentue toujours un peu plus – mardi 17 mars au matin, devant la boulangerie, il fallait compter trois bons mètres pour ne pas se voir rappeler à l’ordre.

Certains s’habillent en sportifs, histoire de ne pas risquer d’être interpellés par la police, et se mettent à trotter dès qu’une voiture approche. Un soir, quatre trentenaires discutaient ensemble, à bonne distance l’un de l’autre, dans la file d’attente d’un magasin bio. Chacun avait un sac de courses mais ne semblait pas pressé d’entrer, invitant au contraire les passants à les dépasser avec de grands sourires. Ils voulaient seulement discuter un moment, sans être hors la loi.

A Bruxelles, un poème de Victor Hugo pour se redonner le moral

Comme si elle était impatiente que le pays imite son grand voisin français, la presse francophone belge titrait, mardi matin, sur l’imminence d’une mesure généralisée de confinement du pays, finalement rendue officielle dans la soirée.

A Bruxelles, si les écoles, les bars et les restaurants sont fermés depuis le 14 mars, les autres commerces restaient ouverts en semaine. De nombreux hôtels, des magasins de vêtements ou des enseignes de sport ont néanmoins déjà baissé leurs volets : même sans être confinés, les clients restent chez eux. Et les quelques touristes traînant encore sur la Grand-Place déserte sont bien en peine de dénicher une bière pour faire passer la seule nourriture encore accessible à la vente : un sachet de frites, sauce « andalouse », « bazooka » ou « américaine piquante ». Le gouvernement a attendu mardi pour annoncer la mise

Vaillamment, les institutions européennes tentent, elles, de maintenir le cap. La Commission continue d’organiser son traditionnel « midday briefing », séance de communication et de (longues) questions-réponses pour les journalistes accrédités. Quitte à recourir à la visioconférence pour maintenir un lien un brin artificiel entre eux et la cohorte des porte-parole. Les journalistes n’étaient, il est vrai, qu’une quinzaine (sur 813 accrédités) dans l’immense salle de presse, lundi, un peu moins encore mardi, respectant les consignes de « distanciation sociale » alors que le lieu est habituellement propice aux échanges complices, aux analyses (souvent critiques) ou à quelques médisances peu confraternelles. Pour remonter le moral à tout un chacun, le chef des porte-parole, Eric Mamer, a lu, mardi, le poème Printemps de Victor Hugo.

De l’autre côté de la rue de la Loi, les bâtiments du Conseil européen se sont, eux aussi, quasiment vidés de leurs occupants, invités à recourir au télétravail. Soucieux, sans doute, d’incarner la continuité du pouvoir, le Conseil maintient les réunions dites « essentielles » et refuse, à ce stade, de se prononcer sur l’annulation du sommet des chefs d’Etat et de gouvernement, prévu pour les 26 et 27 mars. Difficile d’imaginer, toutefois, que se réunissent ici, à Bruxelles, vingt-sept dirigeants invités à se tenir à un mètre de distance. La troisième institution bruxelloise, le Parlement, a, quant à elle, déjà assuré son propre confinement.

A Vienne, un verre de vin dans la cour, à distance

Le plus frappant à Vienne est l’absence d’enfants dans les rues alors que toutes les écoles ont été vidées depuis lundi. Affirmant avoir pris les mesures parmi « les plus dures d’Europe », le gouvernement autrichien a notamment décidé de fermer tous les parcs et les espaces de jeux. « Nous ne sommes pas sortis de chez nous depuis dimanche », raconte Emanuel Böhm, confiné chez lui avec sa femme et ses deux enfants, d’un an et trois ans.

Entre-temps, Vienne s’est transformée en ville morte. Les restaurants et les cafés sont fermés. Tout rassemblement de plus de cinq personnes est proscrit. Seuls les supermarchés, les banques ou les pharmacies peuvent encore ouvrir, le plus souvent en contingentant les entrées. Les déplacements professionnels et les promenades « seuls ou en famille » sont autorisés. Mais les Autrichiens, très disciplinés, s’abstiennent en grande majorité de sortir de chez eux, même si aucun système d’attestation n’a été introduit.

La famille Böhm n’a pas encore profité de cette possibilité. « On a encore besoin d’un peu de temps pour comprendre ce que le gouvernement autorise », explique M. Böhm, dont l’appartement ne compte qu’un « petit balcon », comme beaucoup d’immeubles viennois. « Heureusement, nous avons une cour pour laisser les enfants jouer », dit-il. Dans cette cour, les voisins se retrouvent aussi le soir pour boire un verre de vin, « mais avec une distance stricte d’un mètre ». Il assure ne pas souffrir de l’enfermement. « Je peux prendre le temps de jouer et de lire avec mes enfants. »

Ce professeur de piano, comme sa femme professeure de fitness, ne peut de toute façon plus travailler. « On pensait encore que ce serait possible d’aller chez nos clients la semaine dernière, mais entre-temps des nouvelles règles l’interdisent. » A la place, il a postulé dans une chaîne de supermarché qui a affirmé avoir un besoin urgent de plus de 2 000 employés en raison du surcroît de fréquentation. « Je suis surqualifié pour cet emploi, mais cela me permettrait de recevoir un peu d’argent tout en faisant quelque chose pour la société. »

A Madrid, un chien pour avoir le droit de se promener

Même le soleil n’était pas de sortie, mardi, à Madrid, participant à l’ambiance morne qui s’est emparée de la capitale espagnole. Fini la fiesta, les bars à tapas, les terrasses bruyantes, les rues animées, les vendeurs de bière à la sauvette… On ne croise plus dans les rues tristes et désertées que deux types de gens : ceux qui vont faire leurs courses, pressés, et ceux qui sortent leurs chiens, en passe de devenir des privilégiés.

Les mesures de confinement adoptées par le gouvernement espagnol dans la nuit du 14 au 15 mars interdisent aux Espagnols de sortir de chez eux, sauf pour se rendre au travail, acheter à manger ou en cas de force majeure. Un chien, ici, c’est un laissez-passer pour avoir le droit de se promener. Et cela n’a pas de prix. Ou plutôt si. Sur les sites de petites annonces se sont mises à fleurir les offres de « location de chiens » pour « contourner le confinement » : jusqu’à 25 euros pour un petit tour en laisse.

« Tous mes voisins m’ont demandé si je voulais qu’ils sortent mon chien, mais je préfère le faire moi-même », confirme Nathalie Perez, 71 ans, qui se balade avec son yorkshire Punkie dans les rues du quartier de Malasana, épicentre de la Movida méconnaissable de langueur. Autour d’elle, tout est fermé. Mardi, 43 % des 11 178 cas de Covid-19 recensés en Espagne l’étaient dans la région de Madrid et 355 des 491 décès.

« C’est triste mais c’est vrai : je me sens privilégié, assure Juan Ramon, gérant d’appartements touristiques de 39 ans, qui promène son bichon sur la place Dos de Mayo. Mais je n’abuse pas : je le sors trois fois par jours, comme d’habitude, et j’évite les autres propriétaires de chiens, comme cela nous a été demandé. Ce n’est pas un jouet. » Ça dépend : à Palencia (Castille-et-Léon), la police a réprimandé un homme qui promenait un chien… en peluche.

A Copenhague, une dernière escapade avant d’obéir aux instructions

Rues quasi désertes, écoles, bars, salles de gym et attractions touristiques fermés… Les Danois n’ont pas attendu la mise en place des mesures de confinement, lundi, pour se cloîtrer chez eux. Dès la fin de la conférence de presse de la première ministre, Mette Frederiksen, le 12 mars dans la soirée, les salariés du public comme du privé étaient invités par mail à privilégier le télétravail.

Ce 12 mars, les députés ont adopté une loi d’exception, qui permet aux autorités d’utiliser la contrainte pour examiner, soigner, ou isoler une personne contaminée. Avouant son « scepticisme », Laura Pedersen, habitante du quartier de Vesterbro, à Copenhague, tente de se rassurer : « Nous vivons au Danemark. Je me dis que la police est raisonnable et que la loi ne sera utilisée que dans des cas extrêmes, par exemple si une personne déséquilibrée refuse la quarantaine. »

Le week-end suivant ces annonces, veille du confinement, les habitants de la capitale danoise, profitant d’un temps printanier, étaient de nouveau sortis de chez eux. Une dernière escapade. Et dès mardi, Copenhague avait de nouveau des allures de ville morte, après que le gouvernement a demandé, la veille, aux Danois de prendre ses instructions au sérieux.

A la pâtisserie H.C. Andersen, près de la place de l’hôtel de ville, la patronne Mette Sogaard se désole. Elle a renvoyé quinze de ses dix-huit employés chez eux. Pourtant, elle aussi approuve les mesures prises par le gouvernement.

En quelques jours seulement, la semaine dernière, le nombre de personnes testées positives au coronavirus a été multiplié par dix. Mardi, le Danemark faisait état de 960 contaminés et 4 morts. Employée de l’Agence nationale pour la numérisation au ministère des finances, Katerine n’ira pas travailler. Elle soutient la fermeture des administrations publiques : « Il faut que nous parvenions à enrayer cette épidémie le plus vite possible. »

« Nous faisons confiance aux autorités. Alors si on nous dit que c’est qu’il faut le faire, on obéit, explique de son côté Karl Forchhammer, auteur de documentaire, dont le dernier film aurait dû être présenté au festival international du film documentaire de Copenhague, cette semaine. C’est annulé. Ça craint, mais je préfère vivre dans un pays où le gouvernement prend ses responsabilités, plutôt qu’au Royaume-Uni par exemple. »

A Varsovie, le spectre de l’époque communiste

Face au coronavirus, la capitale polonaise passe en mode sans contact. Dans des transports en commun qui continuent de fonctionner, les portes s’ouvrent désormais automatiquement, car les boutons ont été bloqués avec du ruban adhésif. L’avant des véhicules a aussi été condamné de manière à isoler les conducteurs des passagers, devenus de toute façon trop peu nombreux pour occuper la totalité des places.

Les rares magasins encore ouverts appliquent avec zèle les recommandations de distanciation sociale. A la préférence plus ou moins insistante pour les paiements en carte bancaire plutôt qu’en pièces et billets, perçus comme un vecteur de transmission, s’ajoute la limitation du nombre de clients à l’intérieur des locaux. Cette mesure prolonge parfois les files d’attente jusque dans la rue, comme devant la boucherie Wierzejki de l’avenue Marszalkowska, l’une des principales artères de la capitale.

« En Pologne, nous n’aimons pas les files d’attente », s’impatiente Maciej. Habitant dans le voisinage, ce retraité a déjà fait le plein de produits d’hygiène dans l’enseigne d’en face et attend de compléter son chariot de courses avec de la viande : « Cela nous rappelle l’époque communiste, quand il fallait faire la queue pendant des heures pour avoir quelque chose. » Cinq autres personnes dans la file, également retraitées, ont l’air d’approuver, mais se gardent bien de se rapprocher et d’intervenir. Alors que le gouvernement recommande de « maintenir au moins un mètre de distance entre soi-même et les autres », les clients, par précaution, se tiennent plutôt à un mètre et demi, voire deux mètres les uns des autres.

Trente ans après la fin de l’économie dirigée, l’agacement que suscitent les files d’attente semble davantage relever de l’atavisme que de la crainte du manque car aujourd’hui, les rayons des magasins sont pleins. Les distributeurs de billets vidés eux aussi la semaine dernière à la suite de retraits massifs ont été réapprovisionnés.

En dépit d’un soleil printanier, les rues de Varsovie sont désormais quasi désertes en dehors des livreurs et des sans-abri, pourtant d’ordinaire peu visibles. Sans touristes ni passants, les poubelles se sont, elles aussi, vidées.

A Berlin, des fleurs pour rendre la vie moins triste

Mardi matin, Anne Köhler a emmené son fils de 6 ans au parc, tout en lui interdisant de jouer avec d’autres enfants « pour éviter de prendre des risques ». Elle a ensuite acheté deux bouquets de tulipes, « étonnée de voir [son] fleuriste encore ouvert ». Puis elle s’est arrêtée boire une bière à une terrasse ensoleillée, ce qui ne lui arrive jamais en pleine journée, en se disant que ce serait « peut-être la dernière fois avant longtemps ».

A Kreuzberg, quartier cosmopolite de Berlin où l’on entend parler anglais ou turc autant qu’allemand, la vie n’est plus tout à fait la même sans être encore tout à fait une autre. Dans tel grand supermarché, voilà déjà plusieurs jours qu’il est impossible de trouver des pâtes et du riz. Mais deux cents mètres plus loin, dans une petite épicerie, tous les rayons sont pleins.

Comment expliquer cet étrange entre-deux ? Dans un message vidéo diffusé lundi, le président de la République, Frank-Walter Steinmeier, n’a-t-il pas demandé à ses concitoyens de « rester à la maison autant que possible » ?

Accoudé au comptoir d’un petit restaurant, Pierre Devos résume la situation d’une formule assez juste : « Pour l’instant, en Allemagne, on est dans le confinement mou. » Mardi matin, ce Français de 47 ans n’est pas allé travailler, sa boutique de tatouage ne faisant pas partie des commerces de première nécessité autorisés à rester ouverts et dont la liste a été détaillée par Angela Merkel, lundi soir, lors d’une brève conférence de presse.

Dans cette liste, les restaurants occupent justement une place intermédiaire, bien à l’image de la situation qui caractérise l’Allemagne, un pays où le nombre de personnes infectées par le Covid-19 monte en flèche (8 091 cas, mardi midi, soit un doublement en quatre jours) mais où « seulement » 13 personnes en sont mortes. Jusqu’à nouvel ordre, les restaurants peuvent donc rester ouverts, jusqu’à 18 heures, à la condition qu’ils veillent à « minimiser le risque de propagation du coronavirus ».

« On demande aux clients de rester à un mètre de distance les uns des autres », explique un serveur. On lui fait remarquer qu’à une table où déjeunent une jeune femme et une enfant, la règle n’est pas respectée. « Oui, mais il s’agit sans doute d’une mère et de sa fille. Si l’une a le virus, l’autre l’a déjà. Là où on est strict, c’est avec ceux dont on se dit qu’ils n’habitent pas ensemble, explique-t-il. De toute façon, les gens commencent à comprendre : regardez, il n’y a que six clients dans la salle. Un jour normal, il y en aurait quarante. »

Quelques centaines de mètres plus loin, Cristofaro Salvato, un jeune fleuriste, s’apprête à baisser le rideau, sans savoir combien de temps il pourra tenir sans travailler. Pour ne pas jeter ses fleurs à la poubelle, il les a mises sur le trottoir, avec ce message collé à la vitrine : « Soutenez vos commerçants ! » En deux heures, il avait tout vendu.

« Berlin garde un côté rebelle, mais ça reste l’Allemagne : les gens s’autodisciplinent et ils savent qu’ils seront peut-être bientôt confinés chez eux, comme les Français et les Italiens, explique-t-il. C’est d’ailleurs ce que j’ai entendu toute la matinée : “Puisqu’on va sans doute bientôt devoir rester à la maison, autant qu’on ait des fleurs, ça rendra la vie un peu moins triste.” »

A Londres, des musées sur le point de fermer dans un silence de cathédrale

Etrange ambiance. Lundi, le premier ministre Boris Johnson a « conseillé » aux Britanniques la « self distanciation » – on limite les déplacements à l’essentiel, on ne va plus dans les pubs et dans les théâtres – mais sur une base volontaire.

Alors les Londoniens agissent au jugé, certains encore insouciants, beaucoup désormais très inquiets. Mardi matin, sur la ligne Jubilee, qui traverse la capitale d’Ouest en Est, le métro est aux trois quarts vide. On glisse un regard inquiet quand quelqu’un se racle la gorge, on s’écarte un peu quand on doit se croiser. Personne devant les grilles de Buckingham Palace. A en croire le Daily Mirror, la reine, 94 ans en avril, a quitté Londres pour le château de Windsor (comme durant la seconde guerre mondiale).

Il ne faut qu’une vingtaine de minutes à pied en passant par le richissime quartier de Belgravia pour rejoindre celui des musées, à South Kensington. Le temps est radieux, les ouvriers s’affairent encore sur le chantier du Peninsula, futur hôtel de luxe face à Hyde Park. Les facteurs font leur tournée, les éboueurs aussi – personne ne porte de gants. Quelques personnes âgées déambulent sur les larges trottoirs. Les terrasses sont presque vides. « C’est partout pareil, déplore le vendeur d’un café habituellement bondé. Tout va fermer, même les écoles. Vous croyez que je peux prendre le vol que j’avais prévu pour l’Allemagne le week-end prochain ? » A deux pas se dresse l’imposant bâtiment néoromain du Museum d’histoire naturelle. Un passage obligé, d’habitude, pour les touristes et les écoliers en voyage scolaire.

On hésite un peu, ça a déjà l’air fermé. Un employé nous invite à entrer : « Si, si, on est encore ouverts ! Mais jusqu’à 14 heures. Après, on ferme pour deux mois. » Le grand hall avec son fameux squelette de baleine accroché au plafond est baigné de lumière, les employés sont plus nombreux que les visiteurs. On peut admirer les dodos empaillés dans un silence de cathédrale.

Même atmosphère surréelle au Victoria and Albert Museum, lui aussi quasi vide. « Je ne comprends pas cette paranoïa à cause de cette maladie. On a besoin de nos jobs, et nous, qu’est-ce qu’on va devenir ? », nous lance une dame à la caisse de la cafétéria. Derrière elle, une partie des présentoirs ont été nettoyés et fermés, il reste une dizaine de sandwichs à vendre. Cela sent, ici aussi, la mise sous cloche pour de longues semaines. Mardi soir, le British Museum a d’ailleurs annoncé sa fermeture.

17 mars 2020

Critique - Le Corbusier et le fascisme, une polémique sans fin

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Par Isabelle Regnier

Un livre proposé par la fondation consacrée à son œuvre tente de dédouaner l’architecte-urbaniste de lourdes accusations.

La parution d’un ouvrage collectif, Le Corbusier 1930-2020, polémiques, mémoire et histoire, vient rouvrir l’épineux dossier des liens du grand architecte avec le fascisme.

En 2015, trois biographies explorant cette face sombre du personnage avaient gâché les célébrations du cinquantenaire de sa mort : Un Corbusier, de François Chaslin (Seuil) ; Le Corbusier, un fascisme français, de Xavier de Jarcy (Albin Michel) et Le Corbusier, une froide vision du monde, de Marc Perelman (Michalon).

Alors que le Centre Pompidou, à Paris, lui consacrait une grande exposition, que la Fondation Le Corbusier bataillait depuis des années pour faire inscrire son œuvre au patrimoine mondial de l’Unesco – ce qui a finalement été fait en 2016, via le classement de dix-sept de ses bâtiments –, ces livres mettaient à jour, entre autres, un antisémitisme de jeunesse, des liens avec des membres du groupe fasciste français Le Faisceau, son voyage dans l’Italie de Mussolini en 1934, les propos laudatifs qu’il a pu tenir sur Hitler dans les années 1930, son choix de s’installer à Vichy entre janvier 1941 et juillet 1942…

Attentif à inscrire l’attitude du personnage dans le trouble de son époque tout en posant frontalement la question de sa responsabilité morale, François Chaslin ne cachait pas, dans son livre, l’admiration émue que lui inspire le génie du créateur. Beaucoup plus critiques, Xavier de Jarcy et Marc Perelman trouvent, eux, dans l’attitude politique de l’architecte-urbaniste des arguments forts pour disqualifier son œuvre.

Climat de l’époque

Réalisé à l’initiative de la Fondation Le Corbusier, dirigé par l’historien Rémi Baudouï avec la collaboration scientifique du responsable du Centre de recherche de la fondation, Arnaud Dercelles, l’ouvrage qui vient de paraître réunit les contributions d’un colloque organisé en 2015 au Centre Pompidou, quelques mois après la clôture de l’exposition, en réaction à la polémique, et leur adjoint quatre textes inédits.

Des articles spécifiquement consacrés à Le Corbusier alternent avec d’autres, plus généraux, sur le climat de l’époque, l’ensemble visant à laver l’architecte des accusations qui ont été portées contre lui à un moment où un musée Le Corbusier (où la Fondation prévoit en outre de se relocaliser) est en gestation à Poissy (Yvelines).

En février 2019, l’annonce du projet avait relancé la polémique. Dans Le Monde, une tribune initiée par Xavier de Jarcy et Marc Perelman, qui venaient de publier ensemble un nouveau livre (Le Corbusier, zones d’ombre, Editions Non-Standard, 2018), dénonçait une « entreprise de réhabilitation d’un homme qui s’est réjoui de la défaite française de juin 1940, avant de se faire recruter par le régime collaborationniste du maréchal Pétain ».

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A la même époque, un projet de construction de tours aux abords de la Cité radieuse du Corbusier à Marseille avait suscité des inquiétudes quant au maintien de son classement au patrimoine mondial de l’Unesco.

Brandissant la haute exigence scientifique et historique de leur démarche pour mieux dénigrer le travail des biographes, Rémi Baudouï et Arnaud Dercelles leur reprochent, sans jamais vraiment étayer leur propos ni chercher à les distinguer les uns des autres, d’avoir interprété un faisceau de faits concordants « sans discernement » et d’en avoir tiré des conclusions « arbitraires ».

Leur approche est inverse. Identifiant certains des ces faits (en en ignorant d’autres), ils les ont isolés pour les analyser chacun à la lumière d’un contexte spécifique qui vient en quelque sorte en relativiser la portée, et blanchir, au bout du compte, le personnage. Dans leur texte d’introduction, ils le dépeignent comme « le bouc émissaire » de « nos doutes et de nos angoisses sociétales », victime d’une « chasse aux sorcières ».

Atavisme familial

Son antisémitisme de jeunesse est ainsi analysé comme un atavisme familial typique de l’époque, nourri de « stéréotypes courants dans les petites bourgeoisies françaises » (« Le Corbusier et les Juifs, propos privés et retenue publique », par Jean-Louis Cohen). Une faiblesse d’autant plus excusable, ajoute ce grand spécialiste de Le Corbusier, qu’elle ne l’aura pas empêché d’avoir des amis et des employés juifs et d’inspirer, en tant qu’architecte, comme le développe Tzafrir Fainholtz, toute une génération d’architectes israéliens (« Le Corbusier et le mouvement sioniste »).

Aucun lien, donc, avec la décision qu’il prendra de s’installer à Vichy. Les dix-sept mois passés dans la capitale de l’« Etat français », entre janvier 1941 et juillet 1942, sont analysés à la lumière d’un apolitisme viscéral, auquel Josep Quetglas consacre un article entier.

Couplé avec un antiparlementarisme farouche, ce singulier mélange de « naïveté », d’« égoïsme » et d’« opportunisme professionnel » (qui veut construire doit courtiser le pouvoir) expliquerait de la même manière, selon Rémi Baudouï, les louanges à l’égard d’Hitler. Dans un texte intitulé « Le Corbusier, 1938-1945 », l’historien et spécialiste insiste sur le fait qu’« il est difficile de cerner la nature même ce que l’on pourrait appeler “la collaboration architecturale” », et qu’« en aucune manière Le Corbusier ne peut être suspecté de compromission avec le régime de Vichy et la collaboration d’Etat ».

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IL FAUT ATTENDRE LA PAGE 267 DU LIVRE ET L’ARTICLE DU PHILOSOPHE FRANÇOIS WARIN POUR VOIR L’ATTITUDE POLITIQUE DE L’ARCHITECTE CONDAMNÉE SANS AMBIGUÏTÉ

Sur la question des liens qu’il aurait entretenus avec Le Faisceau, Mary McLeod estime qu’ils auraient été abusivement déduits de sa participation à Plans et à Prélude durant les années 1930 : les fondateurs de ces revues avaient, certes, été des membres actifs du groupe fasciste français, mais ne l’étaient plus à cette époque (« Le Corbusier, planification et syndicalisme régional »). « Une semaine particulière », le texte d’Olivier Cinqualbre, invite, quant à lui, à interpréter le voyage en Italie effectué par Le Corbusier en 1934, et la dédicace qu’il a tenu à faire d’un de ses livres au Duce à l’aune de la curiosité dont témoignait tout le milieu de l’architecture française pour l’architecture fasciste naissante.

Il faut attendre la page 267 du livre et l’article du philosophe François Warin (« Le Corbusier et l’esprit du temps ») pour voir l’attitude politique de l’architecte condamnée sans ambiguïté. Sont évoquées notamment des « sympathies coupables », des « accointances détestables », des « compromissions suspectes », non sans dénoncer « l’instrumentalisation à laquelle elles donnent souvent lieu afin de discréditer une œuvre qui ne le mérite pas ».

Cet excellent article ne suffit pas à dissiper les doutes qui enveloppent le livre. Ce qui renvoie à ce qu’écrivait François Chaslin dans son savoureux pamphlet Rococo (Editions Non-Standard, 2018), qui revenait sur l’emballement médiatique provoqué par les trois biographies de 2015 et la levée de boucliers qu’elles ont suscitée en retour dans le petit milieu corbuséen. Un musée qui célébrerait le génie tout en explorant les ambiguïtés politiques et morales de l’homme pourrait avantageusement dépassionner les débats et éteindre pour de bon le feu de la polémique. Mais ce n’est pas à l’ordre du jour.

« Le Corbusier 1930-2020, polémiques, mémoire et histoire », éd. Tallandier, 384 p., 20,90 €.

http://jourstranquilles.canalblog.com/tag/le%20corbusier

16 mars 2020

Les seins, grands gagnants du désir, grands oubliés du plaisir

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Par Maïa Mazaurette

Les tétons ont des érections, la stimulation de cette zone du corps peut provoquer des orgasmes, mais force est de constater que nous la « sous-utilisons » chez les femmes ET les hommes. La chroniqueuse de « La Matinale » Maïa Mazaurette nous explique pourquoi et livre quelques conseils.

LE SEXE SELON MAÏA

« Nous devons à des siècles de conception phallocentrée de la sexualité la négation, quand ce n’est pas la répression, de la sensibilité érogène des seins. » Dans son ouvrage paru la semaine dernière (Seins. En quête d’une libération, Ed. Anamosa, 224 p., 20 euros), la chercheuse Camille Froidevaux-Metterie nous vise en pleine poitrine.

Nions-nous la sensibilité érogène des seins ? Même si l’espèce humaine a la chance de pouvoir copuler face à face, force est de constater que nous sous-utilisons ce champ des possibles : dans un cadre hétérosexuel, les caresses des seins des femmes sont renvoyées aux préliminaires. Quant aux seins des hommes… hein, quoi ? Quels seins ? Vous voulez parler des pectoraux ? Notre désintérêt est tel que les études récentes dont nous disposons sur la sexualité des Français ne mentionnent même pas cette source de jouissance !

Pourtant, nous savons bien que les seins ont une vie sexuelle. Les tétons ont des érections, et se contractent pendant l’orgasme. Leur stimulation active le cortex sensoriel génital (Journal of Sexual Medicine, juillet 2011) et libère de l’ocytocine, hormone du lien (Medical Hypothesis, décembre 2015). Les seins figurent en haut de la liste des zones érogènes : selon une étude publiée en 2013 dans la revue Cortex, ils arrivent en cinquième position des zones les plus agréables pour les femmes, et en 11e place pour les hommes – quant aux tétons, ils sont appréciés à égalité par les deux sexes, au 6e rang.

Extases mammaires

Par ailleurs, on peut avoir des orgasmes par stimulation des seins. Les témoignages ne manquent pas d’extases mammaires… même si ces dernières demeurent rares, et même si nous ne sommes pas toutes et tous à égalité ! Ainsi, selon une étude de 2006, publiée dans la revue Sexual and Relationship Therapy, les petites poitrines seraient plus sensibles que les grosses.

Sans aller forcément jusqu’à l’orgasme, l’efficacité est au rendez-vous : 81,5 % des jeunes femmes ressentent du plaisir lors de la stimulation de leurs seins, et 51 % des hommes (on trouve 7 % de réticents, également répartis chez les deux genres). 59 % des femmes ont déjà demandé qu’on leur touche la poitrine, mais seulement 17 % des hommes (Journal of Sexual Medicine, février 2006).

Comment faire pour développer sa sensibilité ? Eh bien, exactement comme on développe ses talents au piano ou en éternuements dans le coude : en faisant attention à ce qu’on fait, et en s’entraînant.

Les femmes pourront par exemple se tourner vers le tantrisme, qui pose les seins comme le pôle positif de la sexualité féminine (les femmes « donnent » avec leur cœur, donc avec leur poitrine, contrairement aux hommes qui donnent avec leur pénis). Charge aux femmes, donc, de mobiliser cette énergie par des exercices de méditation ou de respiration. Ouvrez vos chakras !

Si ce paradigme très Mars/Vénus vous donne des boutons, vous pourrez vous tourner vers le nipple play (les jeux de tétons), vastement exploré dans les sexualités gays. Internet regorge de conseils pour masser, sucer, pincer, caresser, effleurer, faire gonfler les seins – et pas seulement le mamelon ou l’aréole, parfois ultrasensibles, mais la surface entière ! Sans oublier la fameuse « branlette espagnole » (ou cravate du notaire, ou masturbation intermammaire).

Côté sextoys, vous avez l’embarras du choix : des pompes à tétons pour favoriser l’afflux sanguin jusqu’aux vibrateurs spécialisés (ou classiques : les seins ne font pas de discrimination) en passant par des pinces, reliées ou non à des chaînes ou des poids. Les plus audacieux tenteront les pulsateurs clitoridiens (qui s’adaptent facilement aux mamelons), se livreront aux chatouillements prodigués par des plumeaux, au froid des bijoux en métal… ou oseront les roues crantées et autres aiguilles (aïe). Pas assez original ? Optez pour le fétichisme des seins, ou les fantasmes d’allaitement.

Ampleur du répertoire

Face à l’ampleur du répertoire, reste à expliquer pourquoi cette zone suscite tant de timidité. Eh bien, c’est compliqué – et pour un tas de raisons. Côté hommes, les seins sont tellement associés au corps féminin qu’ils peuvent se sentir « féminisés » quand on les touche à cet endroit. Côté femmes, les relations sont tout aussi conflictuelles. Camille Froidevaux-Metterie résume ainsi les enjeux : « Les seins ne condensent-ils pas à eux seuls toutes les caractéristiques féminines qui ont justifié et perpétué la domination masculine ? Ils sont le symbole par excellence de la maternité (seins nourriciers), le signe privilégié de la féminité (seins étendards) et l’antichambre de la sexualité (seins préliminaires). »

La première expérience que font les jeunes femmes quand leurs seins poussent, c’est celle de « la présence inesquivable du féminin ». Les choses s’aggravent quand l’anatomie justifie des comportements abusifs, par une présomption de disponibilité sexuelle (« si elle a des seins, alors elle est prête à avoir des rapports »), ou par une très douteuse naturalisation des transgressions (« les seins d’une femme épousent parfaitement la main d’un homme, c’est normal qu’on veuille mettre la main à la pâte »…).

A ce titre, nul ne s’étonnera que les attentions masculines soient majoritairement mal vécues, comme le révèlent ces statistiques sur la pratique du topless à la plage : 59 % des femmes de moins de 25 ans passent leur tour à cause des regards concupiscents, 51 % craignent des agressions physiques, 28 % cherchent à éviter les commentaires désagréables (Ifop, juillet 2019).

Censure

A cause de leur pouvoir d’attraction, et des conséquences que ce pouvoir génère, les seins sont victimes de censure virtuelle (sur Facebook ou Instagram) mais aussi de censure réelle, puisqu’il faut les recouvrir, même sur les enfants. Je vous invite à faire le test vous-même : si vous tapez sur Google Shopping les mots « maillot de bain enfant fille », 99 % des résultats comportent des brassières. La sexualisation n’attend même pas qu’on sache nager…

Un autre frein au plaisir des seins est à chercher du côté de ce que Camille Froidevaux-Metterie appelle le « partage hiérarchisateur entre maternité et sexualité qui domine encore nos représentations. » Si les seins sont destinés aux bébés, alors le plaisir pris par les seins serait vaguement incestuel. On préfère donc faire comme s’il n’existait pas.

Face à cette double pression de sursexualisation et de sacralisation de la maternité, comment les femmes pourraient-elles réinvestir leur poitrine ? Le sujet pourrait paraître anecdotique, mais il est redoutablement politique. Camille Froidevaux-Metterie rappelle par exemple qu’on parle du clitoris comme d’un « double dérisoire du pénis », mais que personne ne qualifie les tétons masculins de « doubles dérisoires de la poitrine féminine ».

En s’emparant de cette zone érogène, les femmes pourraient « éprouver les seins non pas comme de simples objets destinés à satisfaire le désir masculin, mais comme le terreau d’un désir spécifiquement féminin ». Soit une nouvelle excuse pour brûler les soutiens-gorge !

9 mars 2020

Claire Denis : « Je ne pense pas que quiconque ait voulu cracher au visage des victimes ni d’Adèle Haenel »

Par Jacques Mandelbaum

Dans un entretien au « Monde », la réalisatrice revient sur la soirée des Césars. Elle estime que la colère qui s’exprime contre Roman Polanski est juste, mais qu’elle ne s’exprime pas au bon moment.

Réalisatrice de nombre de films dont le cinéma français s’honore, dont High Life (2018) et Beau travail (1999), cinéaste de l’altérité, âpre et puissante, radicale et charnelle, Claire Denis accueille depuis trente ans la diversité des genres et des origines dans son œuvre. C’est par ailleurs elle qui, vendredi 28 février au soir, a remis, en son absence, le César de la meilleure réalisation à Roman Polanski, accusé de viols par plusieurs femmes. Elle revient sur cette cérémonie qui semble avoir révélé un gouffre dans le cinéma français.

La polémique autour des Césars s’est ouverte le 13 janvier avec le refus de l’Académie de valider les « marraines » choisies par certains jeunes acteurs. Vous étiez l’une d’elles, avec la romancière et cinéaste Virginie Despentes, qui a signé le 1er mars dans « Libération » un texte incendiaire sur la domination masculine et bourgeoise dans le milieu du cinéma. Avez-vous eu l’impression que ce refus était lié au fait que vous étiez une femme ?

Non, pas vraiment. Je crois plutôt que c’était une question de standing. Ni Virginie ni moi-même ne représentons sans doute l’image policée que souhaitent renvoyer les Césars. Je pense que ce n’est rien de plus que cela. L’important, c’est que ça s’est fait quand même, finalement. Et puis du temps a passé et on m’a appelée pour remettre un prix, on ne m’a pas dit lequel, et j’ai pensé qu’ils m’appelaient un peu pour se rattraper, alors j’ai accepté. C’est en me retrouvant à la répétition jeudi soir avec Emmanuelle Bercot que j’ai compris que c’était pour la réalisation. Et le lendemain, on s’est pointées aux Césars…

Vous y êtes l’une des rares personnes qui prononcent à haute et intelligible voix, au cours de cette soirée, le nom de Roman Polanski…

Mais oui. Je ne voulais surtout pas déformer son nom. Je ne peux pas appeler quelqu’un « Popaul » ou « Atchoum » [comme l’a fait la maîtresse de cérémonie Florence Foresti], c’est au-dessus de mes forces. D’ailleurs je n’avais pas compris au début qui était Atchoum ! Et lorsque je l’ai enfin compris, j’ai vraiment commencé à avoir peur. Et puis, qu’Adèle Haenel s’en aille à ce moment, c’est évidemment son droit, mais avec le doigt pointé sur nous en criant « la honte! », je dois avouer que j’ai trouvé ça quand même un peu curieux. Les gens ont voté, ils ont trouvé le film de Polanski mieux mis en scène que les autres, voilà, c’est les Césars. Je ne crois pas qu’il faille chercher plus loin.

La raison pour laquelle Adèle Haenel est partie, elle l’avait expliquée quelques jours avant dans le « New York Times » en déclarant que « distinguer Polanski, ce serait cracher sur les victimes ». Qu’en pensez-vous ?

Personnellement, je ne vote pas aux Césars. Mais je ne pense pas que quiconque ait voulu cracher au visage des victimes ni d’Adèle Haenel. Et je ne pense pas non plus que J’accuse crache au visage de quiconque. Je ne suis pas d’accord avec cette phrase. A quoi sert, d’ailleurs, de le dire si tard ? Dans cette logique, il faudrait priver Polanski de toute aide de l’Etat et l’interdire au Centre national de la cinématographie, comme semble l’y encourager le ministre de la culture. Mais dès lors que Polanski est autorisé à vivre en France et à faire des films en France, il me semble difficile de l’éconduire aussi tardivement.

Partagez-vous cependant la colère qui s’est manifestée contre lui ?

Non. Parce qu’elle n’est pas juste là où ça fait mal. Elle est fondamentalement juste, mais elle ne s’exprime pas au bon moment. Cela fait mal depuis si longtemps en vérité. Et elle n’est pas juste non plus pour la majorité des gens qui travaillent dans ce métier et qui ne la méritent sûrement pas.

Qu’avez-vous par ailleurs pensé de l’intervention de l’actrice Aïssa Maïga, appelant à mettre en œuvre une discrimination positive en France ?

Je fais pour ma part des films avec des gens avec lesquels j’ai envie de travailler et il se trouve que certains sont noirs et d’autres blancs. Dans mon premier film, Chocolat, Isaac de Bankolé jouait le rôle d’un domestique noir auprès de colons blancs. Un comité d’acteurs noirs m’avait fait remarquer que c’était un peu gênant, mais que pouvais-je leur répondre ? Isaac interprétait le rôle principal du film, et il était le personnage le plus intéressant. Ce serait une telle absurdité, à mon sens, d’imposer, pour des questions de quotas, la présence de quiconque sur un plateau.

Avez-vous le sentiment qu’un clivage générationnel a lieu dans le milieu du cinéma, et sans doute au-delà ? Qu’il y aurait, comme invitent à le penser certains propos, un monde de vieux mâles blancs qui détiendraient le pouvoir, et de l’autre les tenants de la diversité sociale et sexuelle ?

Je n’y trouve pas mon compte. Je ne peux pas imaginer, avec ce qui se passe aujourd’hui dans le monde, qu’on puisse se déchirer autour de ce sujet. Et puis il faut ne pas connaître le cinéma pour dire cela. Le cinéma, c’est vrai, a aliéné le corps des femmes dans un rôle d’objet sexuel, mais il n’a cessé, depuis le début, d’exalter en même temps le courage et la dignité des femmes. Elles n’étaient pas que modèles, loin de là. Et dès que le cinéma s’est mis à parler, elles y ont fait exister avec force cette part si mal représentée de la société. Grâce au cinéma, et non en dépit du cinéma.

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8 mars 2020

Chronique - L’artiste, son œuvre et le sexe, une histoire de contexte

Par Maïa Mazaurette

Une semaine après l’attribution du César de la meilleure réalisation à Roman Polanski, Maïa Mazaurette, chroniqueuse de « La Matinale », réfute cette idée qu’il faudrait séparer l’art de son auteur et ignorer tout contexte.

LE SEXE SELON MAÏA

Six jours après la condamnation d’Harvey Weinstein pour agressions sexuelles à New York, une semaine avant la Journée internationale des droits des femmes, l’académie des Césars a décerné le prix de la meilleure réalisation à Roman Polanski, qui a violé en 1977 une jeune fille de 13 ans (chefs d’accusation : viol sur mineur, sodomie, fourniture d’une substance prohibée à une mineure, actes licencieux et débauche, relations sexuelles illicites et perversion). Quel sens du timing !

Nous voici sommés de « passer à autre chose ». D’ailleurs les faits sont vieux de quarante-trois ans, et la victime elle-même a pardonné – pourquoi un tel acharnement ? Malheureusement, demander au public de « passer à autre chose » revient à lui demander d’ignorer le contexte. Voire d’ignorer son propre quotidien.

Car non seulement le nom de Roman Polanski fait écho à d’autres ayant récemment émaillé l’actualité (Gabriel Matzneff, Christophe Ruggia, Louis C.K., Kevin Spacey…), mais il vient en miroir des résultats de l’enquête NousToutes publiée cette semaine : parmi près de 100 000 femmes répondantes (non représentatives de la population française), neuf sur dix disent avoir subi des pressions sexuelles. Un quart ont subi des pénétrations non consenties, et 15 % des rapports pendant leur sommeil.

Dans ces conditions, difficile d’ignorer les violences. Impossible de « passer à autre chose ». Surtout dans le cadre du cinéma, dont on sait qu’il a une influence sur notre idée de la rencontre amoureuse, de la normalité sexuelle, et même de la beauté.

Nécessaire réinvention des codes

Si tant de femmes sont ulcérées par le choix de l’Académie, c’est parce qu’elles ont conscience du formidable rôle que le septième art pourrait jouer dans les questionnements qui nous traversent : en explorant la possibilité de rapports sexuels moins scriptés, en érotisant des corps différents, en subvertissant le male gaze que décrit si bien la penseuse Iris Brey (pour rappel, le male gaze objectifie le corps des acteurs et actrices, tandis que le female gaze nous fait partager leur expérience intime).

A l’orée de cette nécessaire réinvention des codes, les réalisateurs et réalisatrices se tiennent en première ligne, puisqu’ils et elles sont chargés de la direction des corps et des émotions. Il y a du boulot, mais quel programme enthousiasmant ! Le cinéma pourrait panser nos plaies (comme dans le Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma), plutôt que d’y retourner des couteaux (en récompensant Polanski). Le contexte n’est pas l’ennemi, mais la solution. Ou au moins, l’une des solutions.

Alors justement, parlons de contexte. Car les artistes, quand ils se retrouvent sous le feu des projecteurs de #metoo, bénéficient de différents niveaux de décontextualisation : il faudrait non seulement séparer l’art de son auteur, mais aussi séparer la sexualité privée de la vie publique, sans jamais proposer de parallèles. Un peu comme si nous devions nous couper en trois entités parfaitement étanches, elles-mêmes complètement imperméables au monde extérieur : l’homme, l’artiste, son pénis. Ou la femme, l’artiste, son clitoris.

Je ne voudrais pas enfoncer des portes ouvertes, mais quand on veut nous découper en morceaux, c’est toujours une mauvaise nouvelle. Et surtout, ça ne fonctionne pas : la sociologie démontre depuis des décennies à quel point nos chambres à coucher sont perméables. Nos fantasmes, habitudes et pratiques dépendent de notre éducation, de nos lectures, de notre consommation de pornographie, de notre santé mentale et physique, de nos ressources financières, de notre poids, de notre religion, de notre âge, de notre orientation…

Impunité

Notre sexualité est une éponge. Exactement comme l’art : elle éponge le contexte, et le contexte l’éponge en retour. Vous pouvez fermer votre chambre à coucher à triple tour, elle demeurera ouverte à tous les vents. Vous pouvez éteindre la lumière, vous serez rattrapé(e) par les écrans noirs et les salles obscures. A ce titre, nous ne pouvons pas, ou pas complètement, décorréler nos pratiques privées de notre personne publique, ni de nos préférences artistiques.

Tout n’est pas toujours parfaitement cohérent, mais tout est continu. L’académie des Césars démontre d’ailleurs cette continuité, puisque en 2018, comme le rapportait Le Monde, « 73 % des personnes mises en cause dans des affaires de violences sexuelles (viols, agressions sexuelles, harcèlement) bénéficient d’un classement sans suite ». Symboliquement, ce César de la réalisation souligne une impunité qui dépasse de loin le monde des paillettes. En essayant de s’abstraire du contexte par la porte, l’Académie y est rentrée par la fenêtre.

Et ça se comprend (enfin, un peu) : en sexualité comme en art, la contextualisation effraie. Elle mobilise un imaginaire de la transparence totale, où nous devrions constamment rendre des comptes ou justifier nos fantasmes devant un tribunal des bonnes mœurs.

Seulement, les faits sont bien loin des caricatures. C’est parce que le contexte a changé, au niveau collectif, que les victimes de viols, d’agressions et de harcèlement commencent à être écoutées, au niveau individuel. C’est au nom de la continuité de l’intime, du privé et du public que les femmes refusent de choisir entre les rôles de mère et de putain – or personne ne pourra nier que le décloisonnement de ces deux persona constitue une libération, certainement pas une censure.

Codes hiérarchiques désuets

Et même artistiquement, c’est parce que le contexte est pris en compte que nous pouvons encore lire des textes antisémites (Céline), contempler des peintures érotisant de très jeunes filles (Thérèse rêvant, de Balthus, menacée en 2017 par une pétition), ou conserver des statues de Thomas Jefferson (que plusieurs universités américaines ont voulu déboulonner, en raison des opinions racistes du troisième président des Etats-Unis).

Non seulement la reconnaissance de notre continuité sexuelle, artistique et mondaine nous permet de nous protéger, de nous rassembler, de nous connecter à nous-mêmes et aux autres, mais elle nous libère de codes hiérarchiques désuets voulant que l’art rayonne au-dessus du quotidien (la part des anges), tandis que la sexualité serait reléguée dans les souterrains et l’obscène (la part des bêtes).

A ce titre, la prochaine fois qu’une académie, un grand-oncle ou une voisine de palier sortiront leur chatoyante tronçonneuse (« Veuillez déposer votre sexualité au vestiaire, votre quotidien sur la troisième étagère à gauche, et enfiler votre veste de cinéphile »), n’hésitons pas à demander qui a intérêt à découper en morceaux les différentes facettes de notre personne. Qui a intérêt à ce que nous perdions notre cohérence. Et spécifiquement, qui a intérêt à faire de la sexualité une zone de non-droit.

27 février 2020

Charles de Gaulle

de gaulle

21 février 2020

La lettre politique de Laurent Joffrin - Danse avec les coups

La chorégraphie un peu ridicule organisée par un groupe de militantes et de députées de LFI ou des Verts devant l’Assemblée nationale ne méritait certes pas les insultes proférées sur Twitter par Meyer Habib, parlementaire français au verbe musclé proche de la droite israélienne. Dans une tenue qui évoque une affiche patriotique américaine de 1943 incitant les ouvrières à retrousser leurs manches pour contribuer à l’effort de guerre et devenue un emblème féministe, ces militantes ont détourné le tube d’un duo féminin belge, A cause des garçons, écrit par Alain Chamfort, et rebaptisé pour les besoins de la cause A cause de Macron. La danse est devenue un must des manifestations contre la réforme des retraites. Jusque-là rien à dire contre cette parodie un peu potache, même si elle est en l’occurrence exécutée le plus souvent à contretemps.

Plus gênant : le numéro se termine par l’apparition d’un Macron en effigie, boxé par la petite foule, tombant à terre aux pieds des manifestantes qui l’entourent et font mine de continuer à le frapper. Maladresse ? Geste volontaire ? On pense immanquablement à un simulacre de lynchage. De l’humour, dit-on. Oui et non. Le fait de frapper symboliquement un homme à terre a peu de choses à voir avec l’humour. Il renvoie plutôt, même involontairement, à la violence émeutière dirigée contre un individu piétiné par la foule. Funeste symbole, agité par des parlementaires, pour l’une en écharpe tricolore.

Déjà pendant les manifestations de gilets jaunes, on avait guillotiné en effigie le même Macron. La colère des manifestants pouvait expliquer le dérapage. Elle ne change pas la nature de la parodie, qui met en scène une violence symbolique aux connotations peu civilisées. Et on quitte le symbole quand des manifestants s’attaquent physiquement aux permanences des élus et parfois à leur personne, ce qui renvoie au lointain souvenir des «journées révolutionnaires» organisées par les sections parisiennes contre les élus Girondins, qui ont conduit à des votes sous la menace du canon et à une nouvelle fournée de guillotinés.

Décapitation symbolique d’un côté, lynchage simulé de l’autre, cette fois par des parlementaires de la République. Tout le contraire d’un débat rationnel et régulier. La méthode des coups mimés sur un homme à terre eût-elle été employée par des militants de droite ou d’extrême droite, que la gauche se serait levée comme un seul homme, ou une seule femme, pour stigmatiser le dérapage antirépublicain. On n’ira pas jusqu’à ces trémolos indignés. Mais à coup sûr, ces simulacres ne traduisent guère un progrès dans la qualité du débat démocratique.

16 février 2020

Affaire Griveaux : « L’épisode consacre l’américanisation de la vie politique française »

Par Solenn de Royer

La renonciation du candidat LRM à la Mairie de Paris, qui rappelle le cas Weiner aux Etats-Unis, marque un tournant dans la société, explique Solenn de Royer, journaliste au service politique du « Monde ».

Une scène banale de la vie politique américaine. Le 6 juin 2011 à New York, le parlementaire Anthony Weiner, l’un des espoirs du camp démocrate, fait amende honorable après la diffusion de photos à caractère sexuel, qu’il a d’abord postées par erreur sur son compte Twitter avant de reconnaître l’envoi de contenus similaires à six femmes au cours des trois années précédentes.

« Je regrette profondément la peine que j’ai causée à ma femme et à notre famille, ainsi qu’à mes électeurs et à mon équipe… », confesse-t-il face caméra, la voix brisée. Dans la foulée, Weiner – qui sera condamné six ans plus tard à de la prison ferme dans une tout autre affaire, impliquant cette fois une mineure – démissionne de la Chambre des représentants à l’issue d’un nouvel exercice de repentance. Selon une scénographie désormais bien rodée aux Etats-Unis mais qui n’avait encore jamais eu lieu en France.

Un phénomène dopé par la puissance des réseaux sociaux

C’est le cas désormais depuis le 14 février et le départ déflagratoire de Benjamin Griveaux, qui a renoncé à porter la liste La République en marche (LRM) aux municipales à Paris, après la diffusion sur Internet de deux vidéos privées à caractère sexuel. C’est la première fois qu’un responsable politique de premier plan chute sur des faits relevant exclusivement de la sphère privée et non du champ pénal.

Cette séquence marque donc un tournant, dans une société où les émotions, la morale et la pression de l’opinion publique prennent parfois le pas sur la raison, la loi et le droit. Or, une démocratie émotionnelle est une démocratie manipulable.

L’épisode consacre également de manière spectaculaire l’américanisation de la vie politique française, sur le fond mais aussi la forme – la déclaration de Griveaux, vendredi devant les médias, ressemble à la première déclaration de Weiner, le 6 juin 2011.

Un phénomène à l’œuvre depuis de nombreuses années mais dopé par la puissance et la voracité des réseaux sociaux. Fruit de la dépolitisation, du brouillage des catégories et des clivages, une forme de moralisme vient désormais se substituer parfois aux débats de fond.

Enfantés par la personnalisation, voire la peopolisation de la vie politique, ces nouveaux codes – pourtant très loin de la tradition française – sont aussi le revers de la médaille des progrès accomplis en matière de moralisation de la vie publique et de transparence.

« Sous couvert de valeurs progressistes, le puritanisme et la délation, y compris concernant des faits privés, envahissent la vie politique, se désole ainsi l’ancien député socialiste Gilles Savary. Cela entretient la défiance et une suspicion permanente vis-à-vis des responsables. Cette redéfinition de la règle du jeu rend de plus en plus compliquée la gouvernabilité. »

Effacement de la frontière entre vie privée et vie publique

Vendredi, la classe politique a unanimement condamné la diffusion sur le Web des deux vidéos et mis en garde contre les dangers que cette séquence recelait pour la démocratie.

D’Anne Hidalgo à Jean-Luc Mélenchon, en passant par le dissident ex-LRM Cédric Villani, tous ont critiqué les méthodes « indignes » de ceux ayant publié et participé à la propagation de ces contenus et appelé au « respect de la vie privée ». Même si en choisissant lui-même de faire de sa famille un argument de campagne, et donc en politisant sa vie personnelle, Benjamin Griveaux a pris un risque, s’exposant au boomerang.

La viralité des vidéos, qui sont passées de 2 000 vues jeudi midi à plusieurs dizaines de milliers le soir, a convaincu le candidat de se désister. Les réseaux sociaux ont en effet joué un rôle déterminant dans cette affaire. « Ils sont un formidable accélérateur, c’est l’outil qui conduit à ce résultat, observe le constitutionnaliste Bertrand Mathieu. Que l’on impose aux hommes politiques une morale et une déontologie dans le champ politique est une condition de la démocratie, que l’on impose une morale personnelle est une négation de la démocratie. »

L’effacement de la frontière entre vie privée et vie publique, souvent initiée par les responsables politiques eux-mêmes, se nourrit de deux transformations majeures : celle de la société politique, qui reposait notamment sur l’idée que les vertus de l’homme public n’étaient pas celles qui étaient attendues de l’homme privé ; celle de l’action politique, en ce qu’elle suppose nécessairement une part de secret.

Hasard de calendrier, Benjamin Griveaux a trébuché sur deux vidéos volées au moment où Quentin Lafay, qui fut comme lui l’un des artisans de la victoire d’Emmanuel Macron en 2017, publie L’Intrusion chez Gallimard, une évocation romancée des « MacronLeaks » ayant entaché la fin de campagne présidentielle. « Il n’y a plus rien à faire, il va falloir serrer les dents », dit le protagoniste du livre quand il apprend que sa boîte mail a été piratée et que toute sa vie se retrouve à ciel ouvert. « Des fragments de mon existence circulent et se démultiplient, mon intimité a été pulvérisée. (…) Comme chacun, je vis de front une multitude de vies, disparates et compartimentées, faites de désirs antagonistes et d’intérêts incohérents (…). Mes amis découvriront les masques et les costumes variés que je porte (…) ma compagne aura accès à mes secrets, aux erreurs et aux tares que je tentais de lui cacher. Me voilà nu. »

16 février 2020

Réflexion - Serge Gainsbourg

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