Par Cécile Chambraud
Le prochain président de la Conférence des évêques de France se montre déterminé dans le traitement des abus sexuels.
C’est peut-être à ce jour-là que Mgr Eric de Moulins-Beaufort doit d’avoir été choisi par ses pairs, le 3 avril, pour succéder à Georges Pontier à la présidence de la Conférence des évêques de France (CEF), le 1er juillet. Une mission aride et complexe, au moment où l’Eglise catholique affronte comme une tourmente les révélations sur les violences sexuelles commises en son sein, même si l’émotion déclenchée par l’incendie de Notre-Dame de Paris l’a provisoirement fait passer au second plan.
En ce jour de septembre 2016, il est encore évêque auxiliaire et vicaire général de Paris. Son « patron », le cardinal André Vingt-Trois, l’a chargé des dossiers d’agressions sexuelles concernant des prêtres de la capitale, dossiers dont certains refont surface dans le sillage de l’affaire Bernard Preynat, à Lyon. Depuis le mois de mai, un cas en particulier place le diocèse sous tension, celui de Tony Anatrella. Ce prêtre, qui exerce aussi comme psychanalyste, fait référence dans les rangs catholiques, jusqu’au Vatican, sur la sexualité, en particulier sur l’homosexualité.
Au mois de mai 2016, la libération de la parole, favorisée par l’association fondée un peu plus tôt par des victimes du prêtre Bernard Preynat, a poussé d’anciens patients du thérapeute à témoigner auprès de plusieurs médias que, sous couvert de thérapie, Tony Anatrella les avait conduits à des attouchements, voire à des agressions sexuelles. Les témoins relancent des accusations déjà formulées dix ans plus tôt par trois hommes, mais classées sans suite par le parquet en 2007 et ignorées par le diocèse, qui y voit des « calomnies ».
Attention particulière pour les victimes
Cette fois, Eric de Moulins-Beaufort a obtenu du cardinal la création d’une commission chargée d’entendre les témoignages des plaignants qui le souhaitent, en vue d’une éventuelle procédure canonique. A sa tête, il reçoit un homme qui porte des accusations contre Tony Anatrella. Après une bonne heure d’audition, témoigne Me Nadia Debbache, l’avocate de cet homme, le représentant du diocèse s’était « tassé, presque voûté sur son siège, et son visage était décomposé par ce qu’il venait d’entendre ».
« Il est très difficile de se représenter ce dont il s’agit tant qu’on n’a pas rencontré et entendu les personnes victimes en les écoutant vraiment », a écrit le prélat dix-huit mois plus tard, dans un article pour la Nouvelle revue théologique, intitulé : « Que nous est-il arrivé ? De la sidération à l’action devant les abus sexuels dans l’Eglise ». Ce jour-là, plus intensément que certains autres évêques, Eric de Moulins-Beaufort a pu comprendre « ce dont il s’agit ».
Lorsque le travail de sa commission eut abouti à la sanction prise contre Tony Anatrella par le nouvel archevêque de Paris, Michel Aupetit, en juillet 2018, il en a informé personnellement chaque victime rencontrée, dans « une marque d’attention particulière que personne n’avait eue auparavant à leur égard », rapporte Me Debbache, selon qui le vicaire général a sans doute « beaucoup œuvré pour que cette “procédure” aboutisse à quelque chose dans l’intérêt des victimes ».
Relève générationnelle
Les évêques ont donc choisi pour les représenter un homme qui, confronté au défi le plus urgent qui est devant eux, « a eu du courage, a décidé qu’il fallait aller au bout et a contribué à ce qu’une prise de conscience se traduise en acte », résume l’un des autres évêques auxiliaires de Paris, Benoist de Sinety.
Ils ont aussi opté pour une relève générationnelle. Agé de 57 ans, Eric de Moulins-Beaufort est certes évêque depuis dix ans, mais il n’a été placé que très récemment à la tête d’un diocèse – il a pris ses fonctions d’archevêque de Reims en octobre 2018. Un gage de sécurité, au moment où de nombreux évêques s’interrogent avec appréhension sur les choix qu’ils ont pu faire par le passé.
A la présidence de la CEF, il espère parvenir à des décisions concrètes d’ici au mois de novembre sur au moins deux chantiers ouverts concernant la lutte contre la pédocriminalité et les violences sexuelles : la préservation de la mémoire des faits passés et le « geste financier » promis aux victimes par l’épiscopat. Les victimes, affirme-t-il, doivent être associées pour permettre de « co-construire » les décisions. Une posture à relever, tant les relations entre la CEF et les associations fondées par certaines victimes ont pu être compliquées. « La Parole libérée a rendu un immense service à nous comme à la société tout entière, en permettant à beaucoup de personnes de parler, ce qui est loin d’être simple, et en faisant comprendre que la vie n’efface pas ces traumatismes », fait valoir Mgr Moulins-Beaufort.
Son élection à la présidence de la CEF ramènera donc tous les mois avenue de Breteuil, dans le 7e arrondissement, cet enfant de l’Eglise parisienne qui, depuis octobre 2018 et pour la première fois, exerce son ministère hors de la capitale.
Après Sciences Po et des études d’économie, ce fils d’officier de carrière fut ordonné prêtre – « le premier dans la famille depuis au moins la Révolution » – par le cardinal Jean-Marie Lustiger, en 1991, rendant justice à une vocation éveillée à l’âge de 11 ans. Jugé « intellectuellement brillant » par ceux qui le côtoient, gros travailleur et petit dormeur, spécialiste du théologien jésuite Henri de Lubac, il a enseigné à la faculté Notre-Dame de l’Ecole cathédrale et a été directeur du séminaire de Paris. Il préside également la commission doctrinale de la CEF.
« Un curé de terrain »
Ce parcours n’en fait-il pas un homme de dossiers et de livres davantage qu’un prêtre de terrain ? « Il ne se laisse pas enfermer dans l’appareil. Il reste un pasteur. Lorsqu’il était curé de Saint-Paul-Saint-Louis [dans le Marais, de 2000 à 2005], il a été un curé de terrain. Il laissait l’église ouverte pour les sans-abri le 31 décembre », témoigne l’actuel curé de la paroisse, Pierre Vivarès, qui loue aussi « la précision de la pensée » de celui qui fut son tuteur d’étude au séminaire.
« IL N’A PAS D’EGO MAL PLACÉ ET IL EST BON SUR LE PLAN MANAGÉRIAL », AFFIRME KARINE DALLE, DÉLÉGUÉE DIOCÉSAINE À LA COMMUNICATION.
Eric de Moulins-Beaufort a ensuite été trois ans le secrétaire particulier d’André Vingt-Trois, le successeur du cardinal Lustiger, à Paris, avant d’être nommé évêque en 2008 par Benoît XVI. Il a alors servi comme auxiliaire pendant dix ans. « Il n’a pas d’ego mal placé et il est bon sur le plan managérial », affirme Karine Dalle, déléguée diocésaine à la communication, qui a dû affronter à ses côtés la crise Anatrella. « Il est très respectueux de l’institution. Il n’a pas cherché la lumière des caméras. C’est un serviteur de l’Eglise, comme on parle d’un serviteur de l’Etat », résume Benoist de Sinety.
Depuis cinq mois, Eric de Moulins-Beaufort est en pleine phase d’imprégnation d’une autre réalité de l’Eglise, celle d’un diocèse en grande partie rural, confronté à la raréfaction des prêtres, à la dispersion des fidèles et à une organisation devenue inadaptée.
« J’étais mûr pour voir la France autrement que de Paris, j’y aspirais », commente le lointain successeur de saint Rémi. « Il a très rapidement rencontré les gens. Il a vite montré qu’il était déterminé à prendre des décisions, sans se cacher derrière son petit doigt », indique Olivier Delalle, l’économe du diocèse.
Tempête de commentaires hostiles
L’ex-Parisien a troqué le vélo électrique contre la voiture pour pouvoir sillonner ce diocèse étendu. Sur 79 prêtres, seule une trentaine – les plus jeunes – est en pleine activité. Cette réalité rend obsolète le fonctionnement traditionnel, fondé principalement sur la paroisse – le diocèse en compte 76, pour 756 « clochers ». « Il faut prendre les choses tout à fait autrement. Nous devons davantage aller vers les gens, jusqu’à eux, bouger davantage, ne pas rester dans un centre. La crise des “gilets jaunes” aussi a fait ressortir cela », assure Eric de Moulins-Beaufort, qui en a rencontré une délégation.
Secouée comme rarement par les affaires de violences sexuelles, confrontée à une société toujours plus sécularisée, comment l’Eglise catholique doit-elle répondre à la grave crise de confiance qui la traverse ? « Nous sommes dans une phase d’émondage, de mise à l’épreuve, de transformations », note l’archevêque dans un article publié dans la dernière livraison de la Nouvelle revue théologique, mais écrit bien avant son élection. « L’Eglise peine à présenter son message d’une manière crédible » et « s’use de se déchirer entre “la combativité identitaire” des uns et “l’inquiétude dépressive des autres” », constate-t-il.
Eric de Moulins-Beaufort a eu affaire récemment à cette « combativité identitaire ». Après qu’il eut assisté, le 14 mars, à l’inauguration de la mosquée de Reims, où il a pris la parole, une tempête de commentaires hostiles allant jusqu’à le traiter d’« hérétique » s’est abattue sur sa page Facebook. Il y a répondu en se félicitant que les musulmans « puissent prier dans des lieux dignes », en France, comme « il faudrait qu[e les chrétiens] puissent le faire en Arabie saoudite ». « J’aimerais que les hommes catholiques inquiets de la présence de l’islam dans notre pays soient aussi assidus à la messe (…) que les hommes que j’ai vus à la mosquée un jeudi soir à l’heure de la prière », a-t-il ajouté. « EMB » est aussi un pince-sans-rire.