Canalblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Jours tranquilles à Paris
10 novembre 2019

Chronique - Parentologie : quand papa joue au docteur avec maman

Par Nicolas Santolaria

L’éducation est une science (moyennement) exacte. Cette semaine, Nicolas Santolaria nous rappelle que l’enfant est le meilleur ennemi d’une vie sexuelle épanouie.

Comme un coach de vie un brin autoritaire, la parentalité remodèle du jour au lendemain une grande partie de vos habitudes existentielles. Alors qu’une simple virée en amoureux au cinéma nécessite désormais une planification dissuasive digne de l’opération Overlord, une autre dimension hédoniste de votre vie d’avant prend elle aussi une tournure problématique : le sexe. Comme si un mauvais génie avait versé du bromure dans votre café équitable, l’ambiance caliente qui vous a conduit sans trop réfléchir à perpétuer l’espèce humaine se transforme soudain en véritable glaciation érotique. Game of Thrones vous avait pourtant prévenu – « L’hiver vient » –, mais vous ne pensiez pas que ce méga-coup de froid congèlerait également vos corps caverneux.

A cette situation, il y a tout d’abord des raisons purement mécaniques. Dans un premier temps, l’épreuve physique que constitue l’accouchement est susceptible de rendre votre compagne non réceptive à vos parades de paon en surchauffe (et en survêt, si vous avez pris un congé parental). Après une épisiotomie, on a rarement envie d’explorer les recoins du Kama-sutra, surtout avec un type qui arbore un tee-shirt « Super Papa ». A ce stade, même s’il sait le plus souvent se montrer compréhensif en surface, ledit papa pourra éprouver au plus profond un véritable choc culturel. Lui qui avait le sentiment enivrant de vivre avec la cousine de Sharon Stone, se ­retrouve du jour au lendemain à partager le quotidien ultrapragmatique de Super Nanny (« T’as pensé aux mini-dosettes de sérum physiologique pour nettoyer les narines ? »).

Quant à la maman, elle peut parfois avoir du mal à passer en un clin d’œil du rôle de distributeur de boissons chaudes à celui d’objet de désir. Comme le détroit d’Ormuz, sa poitrine devient alors le point de focalisation vers lequel convergent des intérêts stratégiques divergents. Celui de l’enfant, qui ne pense qu’à manger, et le vôtre, qui… bon, pas besoin de vous faire un dessin. Pour ne rien arranger, les couches pleines d’une matière qui semble venue de l’espace et les flatulences de bébé, alourdissant l’air ambiant, vous conduisent à formuler ce constat lucide – et un poil ­désabusé : au cœur de cet univers pas franchement glamour, il faudrait être David Copperfield pour, d’un claquement de doigt, réussir à restaurer durablement la magie érotique.

VOTRE COMPAGNE ÉTAIT EN COUPLE AVEC UN SPARTIATE AFFÛTÉ PAR LES HEURES DE CROSS-FIT, ELLE SE RETROUVE À CAUSER « MONTÉE DE LAIT » AVEC UN TYPE QUI A TOUJOURS DES TRACES DE VOMI SEC SUR SON SWEAT MAL REPASSÉ.

Car force est de constater que votre vie sexuelle n’est plus qu’un ancien carrosse embourbé dans la purée de citrouille. Si, à ce stade, vous n’avez pas encore succombé au fameux « baby-clash », cette fréquente séparation post-partum, c’est que vous avez réussi à dériver vos pulsions vers un nouveau mode de satisfaction, généralement à base de séries Netflix et de Pringles au fromage – même si rien ne vous empêche de profiter de l’occasion pour entamer, ou redynamiser, une relation masturbatoire avec vous-même (« salut, ça va toi ? ! »). A la longue, ce régime à base d’images interchangeables, de graisse saturée et de sédentarité onanique finit par vous transformer vous aussi radicalement, mais pas forcément en bien. Votre compagne était en couple avec un spartiate affûté par les heures de cross-fit, elle se retrouve à causer « montée de lait » avec un type qui a toujours des traces de vomi sec sur son sweat mal repassé.

« T’es sûr qu’ils dorment ? »

En pareilles circonstances, les rares coïts auxquels vous pouvez encore prétendre sont mis en péril par le harcèlement sonore systématique de l’enfant. Comme avec ces prisonniers à qui l’on diffuse de la musique assourdissante pour les empêcher de trouver le sommeil, les braillements nocturnes vous vrillent quotidiennement les tympans. ­Hasard ? Pas sûr.

Dans une étude menée par le professeur David Haig, à l’université Harvard, on apprend que les bébés seraient biologiquement programmés pour monopoliser l’attention et, en éreintant les parents, les empêcher d’avoir des relations sexuelles. But de la manœuvre ? Prolonger la période d’allaitement, laquelle s’accompagne de l’aménorrhée de lactation, une phase d’infertilité de durée variable. En vous épuisant et en activant une forme de contraception naturelle, le Garry Kasparov en Babygro ­minimiserait ainsi les risques de retour de couches et maximiserait ses chances de survie.

Une fois que l’enfant « fait ses nuits », vous n’êtes pas pour autant tiré d’affaire. Car cette petite chose hurlante va apprendre à se déplacer. Elle est donc susceptible de débouler à n’importe quel moment ; en général, le pire. Personnellement, il ne m’est jamais arrivé d’être surpris en pleins ébats et de me trouver contraint de raconter un horrible bobard médical (« on était en train de jouer au docteur avec maman »), mais c’est une perspective plus ou moins angoissante que tout parent a en tête. Voilà pourquoi « T’es sûr qu’ils dorment ! ? » est sans doute l’un des mantras préférés de ma compagne, avec le non moins fameux : « Tu t’es lavé les mains avant de peler les légumes ? » J’ai donc vite compris qu’aller tester la profondeur du sommeil des enfants (« c’est bon, ils dorment à poings fermés ») faisait désormais partie des préliminaires.

Acrobatie domestique

Dans cette quête complexe du désir, quand les enfants ne sont pas dans les bras de Morphée, vous pouvez encore compter sur une ­alliée de taille (non, pas la pilule de Viagra) : la télé. Une fois votre progéniture lobotomisée par un bon Pixar, le son du poste à fond, vous n’avez plus qu’à vous enfermer à double tour dans la pièce de votre choix et vous livrer, l’esprit à peu près serein, à vos petites affaires. Certes, tout ça a parfois des allures d’acrobatie domestique quand, un pied dans le hublot du sèche-linge, une main sur l’armoire à pharmacie, vous tentez de rejouer le remake à petit budget de Cinquante nuances de Grey. Mais justement parce que clandestine, parce qu’arrachée de haute lutte à tout un tas de forces contraires, parce que témoignant de l’incroyable pulsion de vie qui vous anime, la sexualité du parent au bout du rouleau n’en est que plus savoureuse.

Publicité
10 novembre 2019

Entretien - Bertrand Badie : « L’acte II de la mondialisation a commencé »

Par Marc Semo

Le politiste estime, dans un entretien au « Monde », que les mouvements de protestation qui secouent aujourd’hui des pays comme l’Algérie, le Chili ou le Liban ont pris une importance toute nouvelle, faisant de l’intersocialité une dynamique majeure qui l’emporte désormais sur les relations entre Etats.

Chacun de ces mouvements est différent et naît de circonstances particulières mais d’Alger à Bagdad en passant par Hongkong, La Paz ou Santiago ou comme les « gilets jaunes » l’an dernier en France, les contestations qui secouent aujourd’hui la planète ont d’évidents points communs. Professeur émérite à Sciences Po Paris, Bertrand Badie, qui vient de publier L’Hégémonie contestée. Les nouvelles formes de domination internationale (Odile Jacob, 240 pages, 22,90 euros), analyse ces protestations qui sonnent comme un retour des peuples.

Une douzaine de pays sont simultanément touchés par de vastes mouvements de contestation. Y a-t-il une dynamique commune ?

Incontestablement, même si chacun a des origines et des caractères spécifiques. Avec ces mouvements, c’est l’acte II de la mondialisation qui a commencé. Celle-ci, bien que trop souvent sollicitée comme explication passe-partout, me semble cadrer de façon très éclairante de ce qui se passe actuellement. La mondialisation est en effet dominée par trois symptômes majeurs qui pèsent fortement sur ces mouvements. Le premier est l’inclusion : rares sont les peuples ou les histoires qui, aujourd’hui, restent en dehors de la scène mondiale. Le second est l’interdépendance, qui est un peu l’antonyme de la souveraineté et qui favorise la diffusion et le renforcement mutuel des expressions collectives. Le troisième est la mobilité, qui assure la fluidité des rapports entre sociétés.

« DANS LE NOUVEAU FACE-À-FACE ENTRE LE POLITIQUE ET LE SOCIAL, CE DERNIER L’EMPORTE LARGEMENT »

Cela donne aux mouvements sociaux une importance toute nouvelle, faisant de l’intersocialité une dynamique majeure qui l’emporte désormais sur le jeu international classique, celui des relations entre Etats. Les convergences entre les sociétés sont en train d’écrire l’histoire, en lieu et place des coopérations et des rivalités entre Etats-nations. Autant de changements qui ont aussi pour effet majeur de modifier le rapport entre le social et le politique. Autrefois, le politique était le « hard », le dur, et le social le « soft », le mou, le souple. Maintenant, et de plus en plus, le politique est instable, incertain, et le social est doté des capacités les plus fortes. Dans le nouveau face-à-face entre le politique et le social, ce dernier l’emporte largement : l’Iran est plus sérieusement défiée en Irak par les manifestations populaires que par la diplomatie américaine.

Quel est l’exemple le plus significatif ?

Le début des printemps arabes, en 2011, vient immédiatement à l’esprit. Et plus précisément la manière dont s’est constitué un mouvement social de nature nouvelle, à l’exact opposé du modèle léniniste propre à notre ADN européen et héritier lointain de la Révolution française et du jacobinisme. Ce mouvement n’était ni structuré autour d’une idéologie, ni rangé derrière un parti et un leader, mais constitué d’une infinité de micro-stratégies et de comportements sociaux distincts qui s’agrégeaient. Les ordres politiques, quels qu’ils fussent, étaient incapables de réagir ou ne pouvaient se sauver que par l’extrême violence, comme on l’a vu dans le cas syrien. Les mouvements qui agitent aujourd’hui la planète, de Bagdad à Beyrouth, de Hongkong à Santiago, sont de même nature. Ils mettent en avant notamment des revendications de « dignité » : le mot « karama » a été scandé tout au long des soulèvements des printemps arabes et il est resté central, marginalisant quelque peu les revendications classiques sociales et économiques.

L’espoir des printemps arabes s’est vite envolé… Pourquoi de tels mouvements ressurgissent-ils maintenant ?

Les printemps arabes ont eu un effet mimétique dans les pays occidentaux, avec des mouvements comme Occupy Wall Street ou la constitution de Podemos en Espagne et l’occupation de la Puerta del Sol, sans compter des mobilisations similaires un peu partout en Europe, notamment en Italie. Puis ils se sont essoufflés. Ils rebondissent maintenant par l’effet conjugué d’une chute brutale de la légitimité des institutions politiques et de la peur suscitée par la mondialisation. Quand le printemps arabe a surgi, le questionnement en Occident portait marginalement sur ces questions. La défiance croissante inspirée par l’une et l’autre est désormais centrale, exprimée aussi bien par la montée en puissance des formations populistes, voire directement dans la rue, comme en France avec les « gilets jaunes ».

Ces mouvements ne sont-ils pas très hétérogènes, voire contradictoires ?

Le dénominateur commun à tous ces mouvements tient à la mise en cause du « système ». C’est d’autant plus redoutable que cette notion relève en partie de l’imaginaire et reste floue dans sa signification, à la différence de mots tels que « gouvernement » ou « régime ». Quand des dizaines de milliers de manifestants ne se satisfont pas de la démission d’un gouvernement, les élites en place sont en plein désarroi, car il n’y a plus de place pour des initiatives concrètes capables de répondre à la protestation et de la désamorcer. Ces mouvements traduisent en fait une défiance globale à l’égard du politique. Et la marge de réponse de celui-ci est évidemment très mince.

Cela dit, il y a effectivement, entre ces soulèvements, des différences profondes, dues à leurs origines. En Irak comme au Liban, on brandit le drapeau national pour dénoncer les assignations communautaires. On voit aussi des drapeaux français en nombre dans le mouvement des « gilets jaunes », mais assortis de drapeaux régionaux, corses ou bretons. A Barcelone, en revanche, c’est le drapeau national qui est dénoncé dans la rue au nom d’un rêve d’indépendance. Cet éventail de réactions emblématiques traduit le désarroi face à une mondialisation incomprise et fantasmée : il montre la variété des modes de repli et d’affirmation face à elle.

Les déclics sont-ils très différents ?

Il y a trois types d’éléments enclencheurs, qui sont d’ailleurs en partie liés. Le premier, c’est la petite goutte qui fait déborder le vase du malaise économique et social, comme l’augmentation du prix du ticket de métro à Santiago, l’impôt sur WhatsApp au Liban ou, en France, la taxe écologique sur les carburants, qui amorça la protestation des « gilets jaunes ». Le second facteur est la résistance à des formes précises d’oppression, comme à Hongkong en réaction contre la tutelle exercée par Pékin. Un troisième type est le rejet des dirigeants incrustés au pouvoir, comme on le voit aujourd’hui à Alger ou à La Paz. Le point commun tient à la remise en cause des institutions, soit parce qu’elles reproduisent des politiques économiques jugées insoutenables, soit parce qu’elles abusent de leur autorité ou qu’elles confisquent le pouvoir et ses privilèges, soit parce qu’elles ne répondent pas aux défis de la mondialisation. Celle-ci favorise la conscientisation et la mobilisation tout en faisant peur…

Il y a beaucoup de points communs dans les formes de ces protestions. Comment les expliquez-vous ?

L’occupation de la place publique symbolise la défiance à l’égard du politique. Le message commun à ces mouvements est de clamer que seul le peuple peut remédier à cette situation dont chacun est victime. Ce qui vaut une mise en accusation des élites, du pouvoir, de tous les représentants en général et rend la situation très complexe car, sur cette base, aucune négociation n’est possible. La confiscation de l’espace public vise d’abord à montrer que l’on existe. S’affirmer est plus important que porter une revendication précise. Au Liban comme en Irak, les manifestants clament que les institutions n’ont pas d’existence réelle ou expriment seulement les intérêts de clans, de clientèles, de sectes et non pas l’intérêt général. Donc « nous » nous substituons à elles.

Toutes ces protestations ont-elles à voir avec des pouvoirs faibles ?

Oui. C’est la faiblesse intrinsèque de ces institutions et de ces Etats qui dicte le processus mobilisateur. Elle montre des Etats incapables de protéger les citoyens et d’accomplir leurs fonctions régaliennes. On a aussi affaire à des systèmes qui ne créent pas cette solidarité minimale dont a besoin une société pour fonctionner. Le caractère abusif des liens verticaux – tribaux, ethniques, confessionnels, politiques – ne fait que mieux apparaître, par contraste, l’inconsistance des relations horizontales fondant la solidarité telles que l’association, la fraternité, la coopération. Le tissu social est stigmatisé, comme mité, rongé.

D’où le risque d’une impasse et d’un pourrissement ?

On voit se banaliser une situation autrefois exceptionnellement critique, avec, d’un côté, des élites campant sur le statu quo, sans aucun projet hardi de réforme, et, de l’autre, un mouvement social qui n’articule pas de demande et ne tente même pas de le faire. Dans notre grammaire démocratique, on vit avec l’idée que le politique est un jeu de demandes et de réponses. Dans ces mouvements, il n’y a pas de demandes parce qu’il n’y a pas de transformateur, d’organisation à même, comme avant, de transformer l’humiliation, la frustration, la colère en une demande articulée. C’était déjà évident lors des printemps arabes, notamment en Egypte où, en dernier ressort, les Frères musulmans, pourtant absents au début des protestations, ont engrangé les dividendes électoraux du mouvement avant d’être renversés par l’armée. Ces mobilisations ne s’articulent plus sur une logique de revendication, mais sur une démarche d’expression.

Pourquoi parlez-vous d’« acte II de la mondialisation » ?

La mondialisation favorise la conscientisation et la mobilisation tout en faisant peur. L’acte Ier tenait à cette construction naïve qui s’est développée après la chute du mur de Berlin, faisant de la mondialisation le simple synonyme de néolibéralisme, concevant la construction du monde par le marché et marginalisant aussi bien le politique que le social. La question sociale, qui avait dominé la scène politique depuis le milieu du XIXe siècle, était balayée. Le social n’existait plus que comme « ruissellement » de l’économie.

A cela s’ajoutait la délégitimation du politique, qui perdait tout son sens dans la mesure où l’économie était désormais présentée comme LA science dont il fallait suivre les prescriptions, comme on obéit à l’ordonnance du médecin. On a vu se succéder, en France comme en Allemagne ou en Italie, des gouvernements de droite et de gauche faisant peu ou prou la même politique. Cette logique a contribué à remettre en cause les fonctions du politique telles qu’elles s‘étaient constituées depuis la création des Etats-nations. Les corps intermédiaires ont été laminés aussi bien dans les démocraties illibérales, comme la Hongrie, que dans celles restées longtemps les plus sourcilleuses en matière de liberté. Les « docteurs en économie » considèrent que discuter des lois et des politiques est une perte de temps. Cela a, par contrecoup, favorisé l’émergence protestataire de leaders communautaires, religieux, ou de simples solidarités de proximité.

Ces mouvements sociaux sont-ils une réaction contre la mondialisation ?

Au centre du système international, c’est-à-dire au Nord (en Europe et aux Etats-Unis), la mondialisation est vécue comme une double dépossession. On n’est plus seul au monde, et il faut compter avec des forces extérieures dont on craint qu’elles ne viennent nous ruiner ou nous affaiblir. Ainsi apparaissent la peur du migrant, la peur de l’étranger, la peur de la libéralisation du commerce, la peur en matière d’emploi, la peur de l’appauvrissement. La mondialisation déloge du centre du monde, avec la nostalgie d’un temps qui était plus favorable et permettait de profiter du reste du monde. Désormais, au contraire, il y a ce ressenti que les périphéries viennent nous « envahir » et nous priver d’un certain nombre d’avantages et de privilèges.

Mais la mondialisation a eu des effets opposés au Sud, en créant de nouvelles classes moyennes. De quoi se nourrit là-bas la contestation ?

Au Sud, en effet, la mondialisation est principalement considérée comme une aubaine, mais se forme vite un décalage entre les espoirs qu’elle a suscités et l’immobilisme d’un ordre politique qui en est le seul, ou du moins le principal, bénéficiaire. C’est le discours qui est tenu par la rue au Liban comme au Chili. La mondialisation permet une communication généralisée créant, au Sud, une visibilité sur le monde qui n’existait pas auparavant – on compte 400 millions de téléphones connectés en Afrique. D’où l’espoir, la frustration et la rage. On découvre à la fois les opportunités d’un monde de consommation et l’impossibilité d’en profiter. Il ne faut pas oublier non plus que nous sommes encore à une époque où 825 millions de personnes souffrent de malnutrition. Le front est double, comme on le voit au Maghreb. La protestation réunit à la fois une classe moyenne qui voudrait profiter à plein de la mondialisation en dénonçant l’immobilisme du système et les plus pauvres qui en sont exclus, mais désormais conscients de leur exclusion.

Les pouvoirs des pays du Sud ne sont-ils pas plus menacés par ces mouvements que ceux du Nord, où existent des traditions de concertation et des amortisseurs sociaux ?

« CETTE CONTESTATION EST PLUS EXPRESSIVE QUE REVENDICATIVE. ELLE S’INSCRIT DANS UNE LOGIQUE DE FOSSÉ PLUS QUE D’AFFRONTEMENT »

Les institutions sont en effet beaucoup plus faibles au Sud : il ne faut pas croire qu’un régime est fort parce qu’il est autoritaire. Il en donne l’illusion par ses capacités coercitives, mais son faible niveau de légitimité fait que tout dictateur peut tomber très vite… Le dénominateur commun au Sud reste la faible adhésion des populations à des institutions qu’elles ne connaissent pas, qu’elles n’aiment pas et que, généralement, elles ne comprennent pas. Ce sont les éléments structurels de la faiblesse propre au Sud.

Le social n’en est que plus fort et, dans une logique de nouvelle confrontation avec le politique, il n’en a que plus d’ascendant. D’où l’impact des printemps arabes quel que fût ensuite leur destin. Cela explique pourquoi aujourd’hui les pouvoirs sont beaucoup plus menacés à Beyrouth, à Bagdad ou à La Paz que ne l’a été à Paris le président français face à la protestation des « gilets jaunes ». Mais c’est aussi au Sud qu’est en train de naître cette nouvelle grammaire contestataire. Dans mon livre Les Deux Etats [Fayard, 1987], je soulignais le contraste entre la culture de l’émeute au Sud et la culture de la demande en Europe. Je me demande si, avec cet acte II de la mondialisation, nous n’entrons pas dans une autre étape, où la contestation est totalement transfigurée par rapport à ses catégories classiques…

Quels sont aujourd’hui ses principaux défis ?

Cette contestation est plus expressive que revendicative. Elle s’inscrit dans une logique de fossé plus que d’affrontement : on s’éloigne du schéma classique de la lutte des classes pour glisser vers l’affirmation de l’incommunication absolue entre deux mondes. On énonce avec force cette séparation qu’on entend combattre en restaurant l’idée de peuple, elle-même irriguée par des référents souvent conservateurs (nation, repli identitaire, méfiance à l’égard de l’extérieur) : c’est pourquoi cette nouvelle contestation peut, notamment au Nord, avoir une orientation autant conservatrice que progressiste.

Au Sud, la tentation identitaire est combattue mais, en même temps, se régénère au nom de cette même peur de la mondialisation, qui est perçue comme manipulée par d’autres, avec la complicité des élites locales et nationales. Qui, de la conservation ou de la réinvention du monde, ira le plus vite ? La seconde ne sera possible que dans une réelle cogouvernance du monde, à laquelle, actuellement, nous tournons le dos sur la scène internationale…

10 novembre 2019

« Le racisme le plus profond, c’est celui qui refuse le métissage »

Par Julia Pascual

Le démographe et historien Hervé Le Bras bât en brèche l’idée d’un « grand remplacement ».

Le « grand remplacement » est un concept fallacieux. Et le Français de souche n’existe pas. La population mondiale, autant que française, a toujours procédé d’un métissage. « On est en train de découvrir qu’Homo sapiens était mixte parce qu’il a une petite partie du génome de Neandertal et une petite partie de l’homme de Denisova. » Hervé Le Bras va puiser loin ses arguments, chez les paléontologues, lorsqu’on soumet à sa critique les théories de l’invasion en vogue à l’extrême droite.

Le démographe et historien a publié, le 7 novembre, une note pour la fondation Jean-Jaurès sur « La réalité des migrations en France ». Il y défend l’idée que l’« erreur de raisonnement » consubstantielle à la théorie dite du grand remplacement est de « faire croire » que les populations immigrées et non immigrées sont « fermées, séparées », « qu’il n’existe aucun mélange comme dans l’apartheid en Afrique du Sud » et que, par conséquent, si la part de la première augmente, c’est au détriment de la seconde. Or, démontre-t-il, c’est tout autre chose qui se produit. « Le grand remplacement est conçu en niant que quand les immigrés arrivent, ils deviennent un peu de nous et inversement, explique M. Le Bras au Monde. Il y a un mélange, une mixité. Le racisme le plus profond, c’est celui qui refuse ce métissage, c’est l’idée de la pureté de la race. »

A l’appui de sa démonstration, le directeur de recherche à l’EHESS s’appuie sur l’évolution des naissances en France. D’après les recensements de l’Insee, et par le fruit des unions mixtes, « 30 % des naissances ont dans leur ascendance à deux degrés à la fois des immigrés et des non-immigrés, souligne-t-il. Dans une génération, on sera logiquement à 50 % ».

« Il existe bien un remplacement, concède M. Le Bras dans sa note, celui de Français dont la proche ascendance est seulement d’origine française par des Français dont l’ascendance comprend des Français et des étrangers. » Et d’ajouter : « De toute manière, il en a toujours été plus ou moins ainsi (…) Au cours de l’histoire de France, des Romains se sont mêlés à des Gaulois, des Francs à des Celtes, des Alamans, Bourguignons, Bretons (qui venaient d’Irlande) aux habitants locaux, quelques Vikings à des Normands, des Berbères à des Provençaux et à des Gascons, etc. »

Chaque année, des personnes quittent aussi la France

Le commentaire des récents mouvements migratoires par une partie de la classe politique – qui fait par exemple dire au gouvernement cette semaine qu’il veut « reprendre le contrôle » pour « maîtriser les flux » – alimente l’idée d’une forme de submersion. En matière migratoire, on parle souvent de vague. Mais on oublie plus souvent encore d’en observer le ressac. Or, Hervé Le Bras rappelle que, chaque année, des personnes quittent la France. En 2017, 71 000 immigrés sont sortis du territoire, alors que 262 000 y entraient. Dans le même temps, « 241 000 “non-immigrés” ont quitté le territoire tandis que 108 000 y revenaient ». En rapprochant ces deux catégories de flux, le chercheur révèle un « apport global de la migration de 58 000 personnes », équivalent à « moins d’un millième de la population ».

A son sens, ceux qui prédisent la « ruée vers l’Europe » de la jeunesse africaine, pour reprendre le titre de l’ouvrage de Stephen Smith, paru en 2018, sont dans le faux. S’il demeure « très difficile » d’anticiper les mouvements de population, M. Le Bras balaye l’argument démographique sur lesquels ces scénarios se fondent. Il prend l’exemple du Niger, pays du Sahel qui cumule une pauvreté élevée, peu de terres cultivables et une fécondité de 7,3 enfants par femme. « En 2016, 6 200 Nigériens vivent en France sur une population de 21 millions d’habitants dans leur pays. Leur nombre a certes augmenté car ils n’étaient que 3 600 en 2011, mais, dans le même temps, la population du Niger s’est accrue de 3,6 millions de personnes. L’accroissement du nombre de Nigériens en France ne représente donc que 0,07 % de l’accroissement de leur nombre en Afrique. »

« En réalité, relativise M. Le Bras, la seule raison d’une augmentation des migrations tient à l’élévation du niveau d’éducation en Afrique et en Asie car plus une personne est éduquée, plus sa probabilité de migrer augmente. » Il rappelle enfin que « 80 % des migrations internationales en Afrique subsaharienne se déroulent à l’intérieur du continent » et sont « majoritairement constituées de ruraux pauvres qui n’ont pas les ressources financières ni psychologiques pour entamer un long et difficile parcours, d’abord à travers le Sahara, puis par la traversée de la Méditerranée ».

3 novembre 2019

Chronique - Sexualité lesbienne, sexualité modèle

lesbiennes22

Par Maïa Mazaurette

Si elles sont le plus grand fantasme du monde, les lesbiennes sont aussi les meilleures amantes, nous explique la chroniqueuse de La Matinale Maïa Mazaurette (chiffres à l’appui), qui appelle les hétéros, hommes et femmes, à s’en inspirer.

Ces dernières années, la catégorie « lesbienne » est systématiquement arrivée en tête des préférences des utilisateurs de Pornhub, la plus grosse plate-forme pornographique du monde. 2018 n’a pas fait exception. La France non plus. A priori, 2019 devrait suivre la tendance. « Lesbienne » n’est pas seulement un fantasme de mâle hétérosexuel : c’est aussi le mot le plus recherché par les femmes.

A ce titre, on pourrait avancer que la lesbienne incarne le fantasme le plus excitant du moment – et conséquemment, le sociotype le plus outrageusement sexualisé (au point qu’il a fallu attendre tout récemment pour que Google France cesse de renvoyer la requête « lesbienne » uniquement à des contenus pornos). Bon. Voilà qui pose une solide réputation !

Comment expliquer ce succès ? Fascination, curiosité, préférence pour la représentation des corps des femmes (qui seraient « plus jolis »), inclination pour les contenus considérés comme intrinsèquement plus tendres ? Sans doute un peu de tout ça.

Mais outre cette puissance dans les représentations, les lesbiennes « gagnent » aussi sur le terrain des pratiques. 86 % d’entre elles ont toujours ou souvent des orgasmes, contre 65 % des hétérosexuelles et 66 % des bisexuelles (Chapman University, 2017). Plus de 25 000 femmes ont été interrogées pour obtenir ces chiffres, rendons-nous donc à l’évidence : les lesbiennes sont le plus grand fantasme et les meilleures amantes du monde.

Stéréotypes

Ce qui n’empêche nullement les représentations associées à leurs techniques sexuelles de se situer dans une binarité fem/butch digne des années 1980 : à ma gauche, des caresses saphiques éthérées exécutées dans des champs d’orchidées, à ma droite, des orgies cuir et godemiché débridées dans des donjons. Pratiquées, à ma gauche, par de glabres gazelles androgynes (avec une alouette tatouée au creux des reins), à ma droite, par de vieilles amazones rêches comme du papier de verre (avec un sécateur tatoué sur la cicatrice de la mastectomie ?).

Ces stéréotypes révèlent la persistance d’une pensée binaire (« qui fait l’homme, qui fait la femme »), qui oscille entre répulsion (« c’est dégueulasse ») et idéalisation (« les femmes ont des orgasmes plus intenses, longs et transcendants que les hommes »). Pendant ce temps, selon SOS-Homophobie, la lesbophobie fait des ravages : + 66 % d’agressions physiques entre 2017 et 2018. On n’est pas sortis du « gazon maudit » de l’auberge.

Venons-en donc au cœur du sujet : les lesbiennes ont rarement des pénis (« rarement » parce que l’anatomie ne fige pas l’identité, comme le démontrent, par exemple, les trans). Cette sexualité a priori sans pénis produit davantage d’orgasmes que la sexualité avec pénis. Comment ça marche ? Qu’est-ce qu’on fait ? Quel est le secret ?

Eh bien, pour commencer, reprenons le paragraphe ci-dessus et coupons-lui son phallocentrisme implicite : la sexualité des lesbiennes n’est pas une sexualité « sans ». Les femmes ont un sexe (même si cette information a un peu de mal à entrer dans la tête des psychanalystes de la vieille école). Nous en parlions la semaine dernière, dans la chronique dédiée aux zones érogènes : les femmes ont même, culturellement, plus de sexes que les hommes. Grâce à leur merveilleuse complexité, elles peuvent combiner ou décombiner les zones explosives que sont le clitoris, le vagin, l’anus, les seins, la bouche, les lèvres et, qui sait, les coudes et les omoplates.

Largement au-delà des standards hétérosexuels

Qu’en font-elles ? Selon une enquête de la marque de sextoys lesbiens WetForHer (réalisé parmi près de 2 500 clientes), c’est au niveau de la durée du rapport que les différences sont les plus spectaculaires. La moitié des lesbiennes ont des rapports compris entre une demi-heure et une heure, et 14 % font l’amour durant plus d’une heure. Nous sommes largement au-delà des standards hétérosexuels.

Cette durée n’est pas compensée par une moindre fréquence. Le cliché du couple lesbien installé dans un compagnonnage asexué a du plomb dans l’aile : les deux tiers des femmes interrogées ont des rapports au moins une fois par semaine. C’est parmi les lesbiennes qu’on trouve le moins de femmes qui accepteraient de vivre dans un couple qui ne fait plus l’amour.

Au niveau des « sources » de la jouissance, on ne sera pas surpris d’apprendre que les lesbiennes utilisent les organes les plus efficaces : 96 % d’entre elles ont un orgasme par stimulation clitoridienne, 57 % par stimulation vaginale, 6 % par stimulation anale. Elles s’en portent bien puisque en France, 75 % d’entre elles sont épanouies sexuellement (contre 65 % en Angleterre).

Au niveau du répertoire comme des connaissances, c’est bien simple, les lesbiennes gagnent sur toute la ligne : 100 % d’entre elles se sont déjà masturbées (Ifop, 2019), contre 77 % des hétérosexuelles ; 91 % disent bien connaître leur corps (79 % des hétéros) ; 77 % ont déjà regardé du porno (47 % des hétéros), 56 % ont déjà utilisé un sextoy (44 % des hétéros). Elles sont en outre plus nombreuses à avoir expérimenté – et à continuer d’expérimenter, de manière active ET passive – le plaisir anal (de la sodomie à l’insertion d’un doigt, sans oublier la caresse de la langue).

Et la pénétration, dans cette histoire ? Elle fait partie de la boîte à outils, pratiquée avec les mains, la langue, des harnais, des godemichés simples ou à double embout, vibrants, munis d’une extension qui touche le clitoris, etc. Ces sextoys « pénétratoires » n’imitent d’ailleurs pas forcément le pénis : le modèle emblématique est celui qui « prolonge » les doigts, mais si vous préférez les aubergines ou les cornes de licornes, pas de souci. Et puisqu’on parle de pénis, n’oublions pas que 64 % des lesbiennes ont déjà eu des rapports avec des hommes… bon, en revanche, seules 20 % ont aimé ça (ce qui n’est finalement pas un si mauvais score).

Quid de la fameuse technique des ciseaux, qui avait fait polémique lors de la sortie du film d’Abdellatif Kechiche La vie d’Adèle (Palme d’or du festival de Cannes en 2013) ? Julie Maroh, l’auteure de la bande dessinée Le bleu est une couleur chaude dont s’est inspiré Kechiche, évoquait alors sur son blog « un étalage brutal et chirurgical, démonstratif et froid de sexe dit lesbien, qui tourne au porn ». Eh bien, ce scissoring, comme disent les Anglo-Saxons (tribadisme en français), fait partie d’un ensemble de pratiques consistant à mettre en contact et frotter les vulves (vous pouvez consulter la page Wikipédia dédiée). Certaines lesbiennes aiment ça, d’autres pas. Tout simplement parce que « la » lesbienne n’existe pas.

Enfin, les premières concernées s’organisent pour transmettre leurs savoirs et leurs fantasmes : sur Amazon, la requête « KamaSutra lesbien » propose 18 pages de résultats, tandis que, sur Google, « how to have lesbian sex » renvoie à 445 000 pages web. Cette inventivité se partage également par des comptes Instagram (comme le très beau Sapphosutra, sur abonnement), ou des guides pratiques en ligne (si vous lisez l’anglais, je recommande Autostraddle).

lesbiennes20

Souvent invisibilisées

Cette transmission est fondamentale pour deux raisons : 1) les lesbiennes sont souvent invisibilisées, 2) leur sexualité est (le plus) souvent représentée par et pour des hommes hétérosexuels. En conséquence de quoi les débutantes et aspirantes lesbiennes ne savent pas toujours quoi faire avec une femme.

Pour les novices, les enthousiastes et les curieux, mentionnons l’inauguration, ce jeudi, d’un site français d’éducation à la masturbation féminine. Climax se compose de dix-sept vidéos courtes et très explicites. On y apprend, statistiques, commentaires et gros plan à l’appui, comment se donner du plaisir (et donc, a priori, comment donner du plaisir à une autre femme). Soit dit en passant, quelques vidéos sont destinées aux hommes désireux de s’instruire (le site est destiné à tous les publics).

Résumons les enjeux : les lesbiennes sont « le » fantasme, d’accord. Mais par définition, ce fantasme est inaccessible aux hommes et aux femmes hétéros. Reste un sympathique lot de consolation : pourquoi ne pas s’inspirer des recettes de leur succès ? C’est simple : débarrassons nos sexualités, non pas de l’hétérosexualité, mais des obligations liées à l’hétérosexualité. Cassons le moule. Oublions les figures imposées, oublions qui fait l’homme, qui fait la femme. Réfléchissons hors des codes, avec et au-delà du pénis, avec et au-delà du répertoire traditionnel. Hommes, femmes, tous ensemble : révélons la lesbienne en nous !

2 novembre 2019

Le Liban en révolte

liban22

Le peuple libanais a mis de côté ses divisions politiques et religieuses historiques pour descendre dans la rue. Les manifestations durent depuis plus d’une semaine.

Depuis jeudi dernier, les rues du Liban sont secouées par des manifestations de masse. Jusqu'à quatre millions de personnes se seraient jointes à la révolte contre le faible niveau de vie, la hausse du chômage, la propagation de la corruption et de la pauvreté et la mauvaise gestion générale du pays par le gouvernement au pouvoir. Selon la Banque mondiale, plus d'un quart de la population libanaise vit actuellement en dessous du seuil de pauvreté. La photographe d'origine irakienne Tamara Abdul Hadi et le photographe libanais Roy Saada se sont rendus à Beyrouth, la capitale du pays, afin d’immortaliser la colère des manifestants, qui réclament la démission de l'ensemble du système politique avec le slogan « Tous signifie tous ! ».

« L’énergie dans les rues est électrisante et pleine d'espoir. Nous attendons ce moment depuis longtemps, ont déclaré Abdul Hadi et Saada. Des gens de tous âges – parents, enfants, étudiants, grands-parents – sont descendus dans la rue pour protester contre la corruption et les impôts, pour invoquer la chute du régime, sans parti politique ni affiliation sectaire. Pour la première fois dans l'histoire moderne, le peuple libanais a laissé derrière lui toutes ses différences politiques et religieuses et a pris parti dans un front uni contre la classe politique. »

liban23

liban24

liban25

liban29

liban31

liban32

liban34

liban36

TOUTES LES PHOTOS SONT DE TAMARA ABDUL HADI ET ROY SAADA

 

 

Publicité
2 novembre 2019

En Algérie, manifestations massives contre le régime pour une nouvelle « indépendance »

Par Zahra Chenaoui, Alger, correspondance

Des centaines de milliers de personnes ont manifesté à Alger et dans d’autres villes du pays pour renouveler leur opposition au régime, à l’occasion de l’anniversaire du déclenchement de la guerre d’indépendance.

« Indépendance ! Indépendance ! » Des centaines de milliers de personnes ont manifesté vendredi 1er novembre dans le centre-ville d’Alger, une mobilisation inédite depuis mai.

Ce jour férié, fête nationale, anniversaire du début de la guerre d’indépendance – le 1er novembre 1954 –, a donné une tonalité particulière à ce 37e vendredi de protestation, nouvelle illustration de la profondeur du Hirak, le mouvement populaire contestant le régime en place. Outre la capitale, des foules massives se sont rassemblées à Oran, Constantine, Annaba, Mostaganem, Blida, Tipaza, Dellys, Bejaïa, Tizi-Ouzou, Sidi Bel Abbès…

« L’ADMINISTRATION CIVILE N’EST QU’UNE FAÇADE. LE PEUPLE VEUT UN ETAT CIVIL, PAS MILITAIRE »

« On a eu une indépendance confisquée, explique Madjid, 62 ans, venu de Kouba, banlieue d’Alger. C’est toujours l’armée qui dirige. L’administration civile n’est qu’une façade. Le peuple veut un Etat civil, pas militaire. » « Les gens veulent de la justice sociale et une justice qui ne fonctionne pas par téléphone », ajoute le sexagénaire alors que résonne sur la rue Hassiba-Ben-Bouali un slogan sans équivoque : « Le peuple veut la chute [du chef d’état-major] Gaïd Salah ! »

« Libérer la patrie »

Le général Salah est devenu la cible des manifestants depuis qu’il insiste pour organiser une élection présidentielle le 12 décembre, échéance que rejettent les protestataires au motif qu’elle ne présente pas les garanties de transparence nécessaires. Signe de la nervosité du climat ambiant, ce nouveau vendredi de mobilisation survient alors que les magistrats sont entrés en grève « illimitée » afin de protester contre la « mainmise de l’exécutif sur le pouvoir judiciaire ».

Des manifestants sont venus d’autres régions. Des centaines portent sur le visage un masque en papier cartonné, où est imprimé le visage de l’ancien combattant Lakhdar Bouregaa, arrêté fin juin. La veille, le moudjahid avait diffusé par l’intermédiaire de ses avocats un message à la jeunesse : « Chaque génération choisit son parcours. [Celle] de la révolution a choisi de libérer la terre et les jeunes du Hirak ont choisi de libérer la patrie. »

« M. BOUREGAA A 86 ANS, IL EST EMPRISONNÉ DEPUIS PLUS DE QUATRE MOIS PARCE QU’IL A DONNÉ SON AVIS SUR GAÏD SALAH »

Nombreux étaient les manifestants de vendredi qui s’en réclamaient. « Nous sommes un groupe de jeunes, nous avons imprimé et distribué [le masque de M. Bouregaa], affirme Aziz, un homme de 37 ans. M. Bouregaa a 86 ans, il est emprisonné depuis plus de quatre mois parce qu’il a donné son avis sur Gaïd Salah. C’est de l’injustice pure. Lui passe le 1er novembre en prison alors qu’il a participé à libérer le pays. »

Une vielle dame en robe traditionnelle berbère jaune tient le masque à bout de bras. « C’est un grand homme et il est enfermé, s’indigne-t-elle. Les mafieux, eux, ils sont dehors. » Des hommes crient « Ali », en référence à Ali la Pointe [figure du FLN dans la bataille d’Alger], et les femmes se joignent aux cris à grand renfort de youyous. Puis la foule scande « Tahia el Djazaïr ! » (« vive l’Algérie ! »).

« Non aux élections »

Des portraits encadrés de Didouche Mourad ou du « Groupe des six », les six hommes qui se sont réunis pour déclencher la guerre, circulent de main en main. Dans le carré féministe, les militantes d’Alger ont fait imprimer des portraits d’anciennes combattantes. Deux hommes âgés abordent un manifestant vêtu d’une veste de survêtement bleue, sur laquelle il est écrit « Equipe de France », et lui demandent de la retirer en souriant.

Hommes comme femmes portent leurs drapeaux autour des épaules. Deux jeunes se prennent en photo avec un drapeau berbère avant de vite le cacher dans leur sac à dos. D’autres, plus téméraires, le brandissent en criant : « Venez le prendre ! » Depuis juin, plus d’une vingtaine de personnes sont en détention provisoire pour avoir porté ce drapeau, accusés d’« atteinte à l’unité nationale ».

Sur les pancartes, il est écrit « Non aux élections », « Je ne voterai pas ». Ni l’annonce le 27 octobre des noms des vingt-deux candidats à l’élection présidentielle, ni les messages répétés des autorités affirmant que le scrutin était nécessaire n’ont calmé la contestation.

« Il n’y aura pas de vote. Ils ne vont pas faire aux jeunes ce qu’ils nous ont fait à nous, dit une vieille dame en voile blanc traditionnel. Ce sont tous des voleurs ! Ils ne voient pas qu’on vit dans des poubelles ? Ils ne voient pas que les jeunes sont au chômage ? Que les routes sont cassées ? Ils ne voient que le vote. Et il n’y aura pas de vote. »

« Nos parents sont morts pour qu’on soit libres »

Des groupes de jeunes reprennent les chansons les plus célèbres des manifestations : La Casa del Mouradia, du groupe de supporteurs du club de l’USMA d’Alger ; Liberté, du rappeur Soolking. L’une des chansons adressées au chef d’état-major a été adaptée : « Dites-leur que la jeunesse est à bord des bateaux, dites-leur que ce sont les policiers qui vont voter. »

Houria porte une photographie de son père, mort en combattant pendant la guerre d’indépendance : « Nos parents sont morts pour qu’on soit libres, mais on n’a rien gagné, clame-t-elle. Aujourd’hui, on est fiers de nos jeunes. Gaïd Salah et la mafia, on espère qu’ils s’en iront tous. »

En arrivant près de la Grande Poste, où se rejoignent les cortèges venus des différents quartiers d’Alger, un homme lance : « Quelques éléments ! Il a dit quelques éléments ! Regardez les quelques éléments. » L’expression « quelques éléments » avait été utilisée par le président par intérim Abdelkader Bensalah lors de son entretien avec le président russe Vladimir Poutine – pendant le sommet Afrique-Russie de Sotchi les 23 et 24 octobre –, pour affirmer que les manifestations ne mobilisaient plus vraiment.

Un autre homme, casquette sur la tête, rit : « A la télévision, ils sont capables de dire que tous ces gens, c’est pour fêter le 1er novembre. » La couverture médiatique, ou plutôt son absence, est régulièrement critiquée par les manifestants. Dans la soirée, la télévision publique a diffusé sans les dater des images enregistrées la veille, dans un petit rassemblement de partisans de l’armée qui appelaient à se mobiliser pour le scrutin.

Sur les réseaux sociaux, aux côtés des vues plongeantes qui montrent l’importance de la mobilisation dans tout le pays, des images du 1er novembre 2018 sont partagées à tout va. Ce jour-là, il y a à peine un an, Abdelaziz Bouteflika, sur son fauteuil roulant, engoncé dans un manteau noir, déposait une gerbe de fleurs au pied du monument des martyrs. Avec le mouvement de protestation, les Algériens se sont aussi approprié cette fête, qui était jusqu’ici réservée aux hommages officiels et aux parades.

2 novembre 2019

Enquête - La beauté mise sur les transgenres

trans23

Par Zineb Dryef

Après avoir longtemps ignoré les mannequins transgenres, les grandes marques de parfums et de cosmétiques, désireuses de prouver leur progressisme, font appel à elles. A condition que leur physique réponde à certaines normes et que leur discours ne soit pas clivant.

Le visage nu et les cheveux tirés, Teddy Quinlivan applique au gros pinceau de la poudre dorée sur ses joues et son front, avant de maquiller ses cils de noir et ses lèvres de rouge grenadine. La vidéo, un tutoriel beauté comme on en voit souvent sur YouTube, a été postée le 22 août sur l’Instagram de Chanel Beauty, un compte aux plus de 3 millions d’abonnés consacré aux cosmétiques de la maison parisienne.

Le petit film de vingt-cinq secondes a suscité beaucoup de réactions sur les réseaux sociaux et dans la presse, et pas uniquement en raison du poids de la marque dans le secteur de la beauté : Teddy Quinlivan n’est pas un modèle comme les autres. La jeune femme de 25 ans est une mannequin trans, née dans un corps d’homme, ce qu’elle avait révélé en 2017, après des débuts prometteurs sur les podiums.

Une évolution durable

Le 26 août, dans la foulée de Chanel Beauty, elle postait sur son compte personnel un texte décrivant son parcours, d’enfant martyrisé à l’école jusqu’au métier de mannequin : « J’ai défilé deux fois pour Chanel avant mon coming out. Je savais qu’en révélant ma transidentité j’allais devoir arrêter de travailler pour certaines marques, je pensais ne jamais pouvoir collaborer à nouveau avec une maison iconique comme Chanel. Mais me voilà dans cette campagne de publicité Chanel Beauty. Je suis la première personne transgenre qui travaille pour la maison Chanel et c’est un grand honneur et une grande fierté pour moi de représenter ma communauté. » Même si, selon le vocabulaire du milieu, elle n’est pas « égérie » ni « amie de la maison ».

La jeune Américaine, révélée en 2015 par Nicolas Ghesquière, directeur artistique des collections femme de Louis Vuitton, n’est pas la seule de sa profession à avoir révélé publiquement sa transidentité. Comme elle, la Brésilienne Valentina Sampaio, l’Américaine Hari Nef et, avant, l’Australo-Bosnienne Andreja Pejic et la Brésilienne Lea T ont posé pour des magazines et défilé pour des marques de luxe.

« On a compté trente-deux mannequins transgenres pendant la Fashion Week de septembre, souligne Géraldine Bouchot, directrice éditoriale tendances et prospective chez Carlin. Il y a un vrai phénomène de visibilité. » Une cadre dirigeante d’une grande maison de luxe abonde : « Ça n’est pas un phénomène ponctuel, mais une évolution durable. L’indicateur, c’est que le secteur de la beauté, beaucoup plus conservateur que celui de la mode, s’en empare. »

« Corps devenus incontournables »

Car voilà : si, en apparence, prêt-à-porter de luxe et beauté sont indissociables, leurs dynamiques sont très différentes. La mode est plus audacieuse et, de par sa gamme de prix, s’adresse à une clientèle plutôt restreinte. La beauté, qui s’inscrit dans une logique plus industrielle, se destine au grand public et ne peut pas s’autoriser de faux pas en communication. C’est au sein de cette industrie très normée que surgissent aujourd’hui des visages transgenres.

Récemment, l’ex-athlète olympique devenue vedette de la télé-réalité Caitlyn Jenner a imaginé un bâton de rouge à lèvres pour M.A.C ; Hari Nef, actrice vue dans Transparent, représente le parfum Bloom de Gucci et les fonds de teint True Match de L’Oréal ; on a vu les Françaises Raya Martigny (mannequin et figure de la nuit parisienne) et Inès Rau (comédienne, au casting de Vernon Subutex, et première playmate trans) dans un spot de Kérastase pour l’une et dans une campagne Balmain Hair pour l’autre ; la brune Lea T, très amie du créateur italien Riccardo Tisci, est apparue dans une campagne Redken ; Andreja Pejic (un temps égérie de Jean Paul Gaultier) pose pour des fards de la gamme Be Bold (« soyez audacieux ») de Make Up Forever…

Une histoire singulière illustre ce revirement : celle de l’Américaine Tracey Norman, mannequin en vogue dans les années 1970. Son visage s’est longtemps affiché sur les boîtes de teinture n° 512 de Clairol, une marque grand public de soins capillaires aux Etats-Unis dont le slogan clamait « Born beautiful ».

Mais, dans les années 1980, sa carrière s’arrête brutalement après la révélation de sa transidentité par une vieille connaissance. En 2015, New York Magazine lui a consacré un long portrait, revenant sur son histoire oubliée, comme pour rappeler, au moment où Caitlyn Jenner posait pour une mémorable couverture de Vanity Fair, qu’il ne fallait pas perdre de vue « à quel point il était dangereux il y a quarante ans – et encore aujourd’hui – pour des femmes comme Norman de simplement marcher dans la rue ».  Dans les jours qui suivent la parution de l’article, Clairol a rappelé Tracey Norman pour lui proposer d’être l’égérie de sa nouvelle campagne. La sexagénaire a accepté.

« TOUT LE MONDE Y GAGNE : LES MARQUES, EN TERMES D’IMAGE, ET LES PERSONNES TRANS, ENFIN MONTRÉES DE FAÇON POSITIVE. » KARINE ESPINEIRA, SOCIOLOGUE

Comment expliquer cette bascule ? « Ces corps sont devenus incontournables dans la mode, le sport, les concours de beauté, les séries télévisées, la téléréalité, le spectacle, le cinéma », observe Karine Espineira, sociologue des médias (Paris-VIII) qui a beaucoup travaillé sur la représentation transidentitaire. L’universitaire observe que l’industrie de la beauté arrive à la traîne d’un mouvement amorcé dans les séries télévisées dès le milieu des années 2000.

« Cette reglamourisation n’est pas anodine. Tout le monde y gagne : les marques, en termes d’image, et les personnes trans, qui sont enfin montrées de façon positive. On est loin de la représentation médiatique des années 1980 et 1990, qu’elles vivaient comme une forme de maltraitance. » Soit des rôles de prostituées assassinées ou de drag-queen comico-pathétiques dans des fictions télévisées où elles n’étaient souvent que figurantes.

Pour les marques, un enjeu d’image

Depuis le milieu des années 2010, des productions grand public en ont fait des personnages crédibles et identifiables : Orange is the New Black, Transparent, Glee, Sense8 et, en France, Plus belle la vie ou Mytho… La starisation de l’actrice Laverne Cox, qui est apparue en couverture de Time, ou de Caitlyn Jenner est également venue secouer ces anciennes représentations médiatiques. Une fois le corps trans légitime pour le grand public, les industries de la mode et de la beauté s’en sont emparé.

Avec une certaine ambiguïté, néanmoins. Interpellée sur les réseaux sociaux par un fan qui lui reprochait de ne pas avoir choisi de personne transgenre pour le lancement de sa marque, Fenty Beauty, la chanteuse Rihanna avait répliqué qu’elle ne faisait pas de casting spécifiquement trans et qu’elle n’avait pas l’intention de copier ces annonceurs qui recrutent des femmes noires comme simples cautions de diversité.

Ne pas être exploitée : c’est l’une des raisons qui ont poussé Teddy Quinlivan à faire son coming out. Une grande marque qui la « suspectait » d’être transgenre lui aurait proposé un énorme contrat pour qu’elle le révèle sous forme de publicité pour l’un de ses produits. Elle aurait refusé, et a choisi la chaîne CNN pour l’annoncer elle-même.

Pour les marques, la mise en avant des mannequins transgenres est devenue un enjeu d’image, comme ça avait été le cas avec les modèles noirs, métissés, ou dont les mensurations ne correspondent pas au fameux 85-60-85. Dans la plupart de ces campagnes dites « inclusives », seule compte la représentation d’une beauté diversifiée.

LES MAGASINS SEPHORA AMÉRICAINS PROPOSENT DES COURS DE MAQUILLAGE AUX FEMMES TRANSGENRES, NOTAMMENT PENDANT LEUR PÉRIODE DE TRANSITION.

« Depuis #metoo, depuis cette prise de parole politique collective sur les réseaux sociaux, on assiste à une volonté des marques d’afficher plus de tolérance et d’inclusivité, analyse Géraldine Bouchot. On sort de l’affirmation d’une beauté WASP (Blanc anglo-saxon protestant) pour aller vers la visibilité de toutes les beautés. »

« Aujourd’hui, le luxe n’est pas de mettre du doré partout. Etre luxe, c’est défendre des valeurs », explique Amélie Challéat, directrice de la communication et de l’image de Kérastase International. Après avoir longtemps proposé de « belles endormies » (les vieilles publicités pour des soins Kérastase montrent des femmes blanches alanguies), les campagnes de la marque optent aujourd’hui pour une « vision féministe » de la beauté, avec des photos « peu, voire pas retouchées ».

Les mannequins, des ambassadrices porteuses de messages

En juin, aux côtés d’Emily Ratajkowski et d’autres influenceuses, Raya Martigny a participé au tournage de « Cruise The Musical », une petite vidéo promotionnelle où toutes ces femmes dansent sur un bateau-mouche, à Paris. Amélie Challéat explique que cette vidéo était destinée aux réseaux sociaux, donc à une génération qui, selon elle, exige de la visibilité, de l’égalité et du respect pour tous. « C’est une façon de donner le pouvoir au public qui achète nos produits », assure la communicante.

« Il ne s’agit plus d’acheter un produit pour se faire du bien mais pour faire du bien à tout le monde, indique Géraldine Bouchot. On prend en compte les conséquences de son acte de consommation. C’est pourquoi les marques doivent prendre position et choisir les combats qu’elles veulent mener. »

Aux Etats-Unis notamment, où les positions virulentes de Donald Trump contre les communautés queer ont contraint de nombreuses marques à politiser leurs stratégies de communication. Depuis 2018, les magasins Sephora américains proposent ainsi des cours de maquillage aux femmes transgenres, entre autres pendant leur période de transition (le processus de changement de genre, dont la finalité n’est pas forcément l’opération).

Pour lancer cette initiative, la marque a mis en ligne un spot remarqué : il s’ouvre sur une liste de pronoms « They, She, Ze, He, Xe, We » – une question majeure pour les communautés queer – puis sur le visage d’Aaron Philip, une mannequin noire, transgenre et handicapée.

De fait, les mannequins ne sont plus présentées seulement comme de jolis visages mais comme des ambassadrices porteuses de messages. Pour son parfum Mutiny (« mutinerie »), Maison Margiela, sous la direction artistique de John Galliano, a choisi des femmes qui affirment « oser défier les codes identitaires et de féminité, une norme souvent limitante, pour affirmer leur propre identité », s’enthousiasme Guillaume de Lesquen, président monde de Designer Brands Fragrances L’Oréal Luxe.

Parmi ces « mutinists », Hanne Gaby Odiele, mannequin qui a révélé qu’elle était intersexe il y a deux ans, et Teddy Quinlivan. Sur les réseaux sociaux, la campagne s’est poursuivie avec, entre autres représentantes, Raya Martigny et Inès Rau. De quoi exprimer des valeurs progressistes.

Pas question que le message soit trop politique

Produit différent mais message similaire avec Gillette. L’hiver dernier, pour sa gamme féminine Venus, le fabricant de rasoirs a embauché Jazz Jennings, activiste LGBTQ de 19 ans. La jeune femme est notamment connue aux Etats-Unis pour une interview sur son identité trans qu’elle avait donnée enfant à l’animatrice Barbara Walters sur ABC News.

Dans le spot publicitaire de Gillette, la jeune fille raconte que le geste de se raser les jambes lui a permis à l’adolescence de « vraiment se sentir femme pour la première fois ». Elle confie aussi que, devenue plus sûre d’elle, elle s’est sentie libre de ne plus s’épiler si elle n’en avait pas envie.

L’ORÉAL A MIS FIN AU CONTRAT DU MANNEQUIN TRANSGENRE MUNROE BERGDORF APRÈS SES PRISES DE POSITION SUR LA TUERIE DE CHARLOTTESVILLE.

Les égéries sont certes invitées à exprimer leur identité, mais pas question que le message soit trop clivant ou trop politique : il doit rester dans le giron de celui porté par la marque. Ainsi, en septembre 2017, L’Oréal a mis fin au contrat du mannequin transgenre Munroe Bergdorf après ses prises de position sur les incidents de Charlottesville (Virginie), survenus un mois plus tôt.

Elle avait posté ce message sur son compte Instagram : « Je n’ai plus l’énergie de parler de la violence raciale des Blancs. Oui, de tous les Blancs. Parce que la plupart d’entre vous ne réalisent même pas ou refusent d’admettre que leur existence, leurs privilèges et leur succès en tant que race sont bâtis sur le dos, le sang et la mort de personnes de couleur. » Malgré une tentative d’explication sur les réseaux sociaux, la Britannique a aussitôt été évincée de la campagne à laquelle elle participait, L’Oréal considérant que son message contrevenait aux « valeurs de la marque » qui « soutient la diversité et la tolérance envers les gens, indépendamment de leur race, de leur milieu, de leur genre et de leur religion ».

Corps minces et jeunes

Munroe Bergdorf a ensuite partagé sa déception sur son compte : « On te demande de sourire dans des campagnes de beauté qui font l’éloge de la diversité. Mais tu ne dois surtout pas parler du fait que le manque de diversité est dû au racisme, ou des origines du racisme, ou cela te coûtera ton travail. »

Sam Bourcier, sociologue, militant politique et auteur d’Homo Inc.orporated : le triangle et la licorne qui pète (Cambourakis poche, 2019), estime que Bergdorf avait été « choisie parce qu’elle était trans, mais on l’a empêchée de s’affirmer comme personne racisée » : « On segmente les personnes, on valorise telle ou telle partie d’elles-mêmes comme on valorise des actifs, on réalise des plus-values. » Le penseur dit ne pas croire que la visibilité est synonyme de progrès : « Tout dépend des formes que prend cette visibilité, de qui porte cette visibilité. La mode récupère des mouvements sociaux pour les vider de leur substance politique. »

L’INCLUSIVITÉ DANS LA BEAUTÉ IMPLIQUE SOUVENT POUR LES FEMMES, TRANSGENRES OU NON, DES NORMES IDÉALES ET INACCESSIBLES.

« Je trouve extraordinaire qu’une top-modèle, après son coming out trans, puisse poursuivre son chemin et sa carrière, estime la sociologue Karine Espineira. Mais, d’un autre côté, on reproduit des normes corporelles qui peuvent être oppressives. »

Car l’inclusivité dans l’industrie de la beauté implique souvent, pour les femmes, qu’elles soient transgenres ou non, des normes idéales et inaccessibles : corps minces et jeunes ; visages lisses et rosés ; chevelures fournies, brillantes et soyeuses. Karine Espineira relève que « ces corps pourraient ne pas passer pour transgenres ».

Les seules morphologies trans acceptées par le monde de la beauté seraient donc celles qui « passent », les cultures LGBTQ ayant défini le terme de « passing », soit l’aptitude à ne pas avoir de pomme d’Adam proéminente ou de voix trop grave – donc de ne pas être confondue avec un homme.

Une problématique à laquelle n’a pas voulu répondre Sue Nabi. Personnage emblématique du monde de la beauté, cette femme d’affaires a passé vingt ans chez L’Oréal Paris, dont trois à la direction générale, puis quatre à la présidence de Lancôme. Une figure atypique, qui a joué un rôle majeur dans le secteur. Dans un portrait que lui consacrait Le Monde en 2013, elle assumait notamment son changement de genre passé.

Aujourd’hui, celle qui croit que la démarche la plus inclusive est de proposer des campagnes « sans visages » a lancé sa propre ligne de soins pour la peau, Orveda, une gamme « genderless » qui ne compte ni égéries ni ambassadeurs.

Sur son site, on ne voit que des produits. « Le soin de peau n’est lié ni au genre, ni au sexe de naissance, mais à l’efficacité. La recherche du glow, de l’éclat, n’est ni masculine ni féminine. C’est une attente de tous les consommateurs : des produits efficaces et une formulation clean, confie-t-elle. L’identité de genre, la carnation ou le poids n’ont rien à voir avec les cosmétiques. L’inclusivité, c’est justement de sortir des cases qu’on nous impose. »

Et les hommes trans dans tout ça ?

Il est des identités qui échappent à cette industrie de la beauté, qui, même si elle fait appel à des mannequins femmes trans, n’en reste pas moins normée. Aussi, si certains (rares) hommes trans sont apparus sur les podiums de mode, comme le jeune Américain Nathan Westling, ils sont absents de l’univers des cosmétiques ou de la beauté masculine.

Et il est encore loin le temps où des individus FTM (female-to-male) apparaîtront dans des réclames vendant des désodorisants musqués ou des rasoirs pour barbes de quatre jours. « Le caractère performatif et constructif de la féminité relève de l’évidence : on entend toujours dire que pour être une femme, il faut se maquiller, s’habiller, etc., estime Sam Bourcier. Pour la masculinité, au contraire, il y a l’idée qu’elle est naturelle, qu’elle s’impose. »

trans22

1 novembre 2019

NOVEMBRE : à partir d'aujourd'hui c'est le mois sans tabac...

cigarettes

1 novembre 2019

A Hongkong, les manifestants bravent l’interdiction de porter un masque

A l’occasion d’Halloween, les manifestants prodémocratie tournent en dérision l’exécutif local en défilant avec des masques parfois farfelus.

masques22

Des manifestants portent des masques de Guy Fawkes et de Yoda, personnage de « Star Wars », à Hongkong, le 31 octobre. PHILIP FONG / AFP

La tension ne retombe pas à Hongkong. Des échauffourées ont opposé, jeudi 31 octobre dans la soirée, policiers et manifestants prodémocratie défilant pour Halloween avec des masques tournant en dérision l’exécutif local, lequel vient d’annoncer que le territoire était entré en récession.

Les forums en ligne coordonnant le mouvement de protestation sans véritable leader ont encouragé les manifestants à porter des masques sur le thème d’Halloween, une fête très populaire dans l’ancienne colonie britannique. Et ce malgré les avertissements de la police annonçant qu’elle les forcerait à les retirer au nom de l’interdiction qui leur est faite de se dissimuler le visage.

Une multitude de petits rassemblements se sont donc tenus alors que Hongkong traverse, depuis le mois de juin, sa pire crise politique depuis sa rétrocession à Pékin, en 1997. Des manifestations et des actions ont ainsi lieu quasi quotidiennement pour dénoncer, notamment, le recul des libertés et les ingérences grandissantes de la Chine dans les affaires de la région semi-autonome.

Tirs de gaz lacrymogène

Au parc Victoria, une centaine de personnes, pour beaucoup masquées, se sont rassemblées pour manifester en direction d’un quartier populaire de boîtes de nuit.

Yan Lee, une comptable quinquagénaire, portait un masque combinant le visage de la secrétaire à la justice Teresa Cheng et celui de Maléfique, la méchante du film du même nom produit par Disney. « Depuis des mois, elle ne fait rien pour Hongkong à part défendre les autorités », explique-t-elle.

Une autre manifestante, se présentant sous le nom de Loo, avait pour sa part maquillé son visage à l’image du Joker, l’ennemi de Batman.

De l’autre côté du port, dans le quartier Prince Edward, l’ambiance était plus tendue. La police, qui a fait usage de gaz lacrymogène, a pris en chasse des personnes rassemblées pour rappeler qu’il y a deux mois les forces de l’ordre avaient été filmées en train de tabasser des manifestants prodémocratie à la station de métro du quartier.

Voilà cinq mois que les manifestants ont pris l’habitude de défiler le visage masqué, notamment pour ne pas être reconnus et se prémunir de futures poursuites judiciaires. Mais, début octobre, la chef de l’exécutif Carrie Lam, qui est désignée par un comité acquis à Pékin, a décidé d’interdire les masques.

Une interdiction contestée en justice et dans la rue

Loin d’être respectée, la mesure a mis le feu aux poudres en provoquant des manifestations encore plus violentes, avec notamment des actes de vandalisme contre les entreprises accusées de faire le jeu de l’exécutif hongkongais et de Pékin.

Les manifestants ont fait circuler sur les réseaux sociaux des masques à imprimer pour Halloween. L’un présentait le visage de Carrie Lam sous les traits du Joker. Un autre mêlait les visages du président chinois Xi Jinping et celui de Winnie l’ourson, personnage de dessin animé banni en Chine depuis que des internautes ont pointé une ressemblance avec l’homme fort de Pékin.

Apple Daily, le journal le plus proche des manifestants, a imprimé en « une » un masque à découper représentant un policier, avec un titre expliquant que les agents étaient « plus effrayants que les fantômes ».

Une source policière a déclaré que les effectifs des forces de l’ordre seraient renforcés dans le quartier de Lan Kwai Fong, très prisé des noctambules et où se déroule traditionnellement la plus grande fête d’Halloween. Cette source a précisé que les policiers demanderaient aux personnes portant des masques ou du maquillage de le retirer s’ils étaient soupçonnés d’être des manifestants.

Hasard du calendrier, c’est également jeudi que la Haute Cour de Hongkong commence à examiner deux recours contre l’interdiction du port du masque.

Le premier, formé par des étudiants, met en cause sa constitutionnalité. Mais le second, déposé par des députés de l’opposition parlementaire proche des manifestants, est beaucoup plus large. Il dénonce la loi d’urgence que Carrie Lam avait invoquée début octobre, qui date de 1922 ; à l’époque, Hongkong était une colonie britannique. Les dispositions de cette loi n’avaient plus été utilisées depuis les émeutes de 1967.

« C’est un duel entre l’Etat de droit et l’autoritarisme », a déclaré jeudi aux journalistes le député Dennis Kwok. La loi d’urgence autorise l’exécutif à prendre « n’importe quelle mesure », sans feu vert du corps législatif, dans l’éventualité d’une situation d’urgence ou d’un danger pour la population.

En attendant, les effets de la crise se font sentir au niveau économique. Hongkong est entré en récession au troisième trimestre, pour la première fois depuis la crise financière de 2008. Le produit intérieur brut (PIB) de la région semi-autonome a reculé de 3,2 % entre juillet et septembre, dans la foulée d’un repli de 0,4 % lors des trois mois précédents.

masques23

31 octobre 2019

ENQUÊTE : Mobilisation à Hongkong : les lignes arrière à l’avant-garde

Par Anne-Sophie Labadie, correspondante à Hongkong

Repérages, communication, secourisme… Sept mois après le début de la mobilisation, la nature du mouvement évolue et, dans l’ombre, s’élaborent des nouvelles tactiques de défense où chacun aide à hauteur de ses moyens et de ses compétences.

Mobilisation à Hongkong : les lignes arrière à l’avant-garde

«Rendez-vous à Power Street. 21 h 30.» Paul a bien reçu le message. Il attend sur ce trottoir du quartier de Fortress Hill, dans le nord de Hongkong, impatient. Pour la première fois, il va rencontrer des membres de son groupe Telegram et commencer une mission de repérage pour le compte des manifestants prodémocratie. Objectif ? Cartographier le quartier pour repérer des planques ou les issues qui permettront aux manifestants de fuir en cas d’affrontements avec la police. Une vingtaine de personnes approchent dans la nuit jamais noire de Hongkong. «Zacharie ?» «C’est moi», dit Paul, répondant à son nom de code. Les présentations sont vite faites. Le groupe entame sa ronde. Anonymes, ces habitants du quartier établissent des tactiques de défense. Ailleurs dans ce territoire semi-autonome au sud de la Chine, d’autres créent des affiches, lèvent des fonds, pansent les plaies ou écrivent des plaidoyers avant des procès express. C’est une armée des ombres au nombre inconnu mais à la détermination évidente. Ils feront tout pour défendre leurs libertés.

Transclasse

«Chacun à son niveau tente d’aider le mouvement. Manifester pacifiquement dans les rues ne suffit pas, il faut s’impliquer plus», explique Paul, publicitaire dans la quarantaine qui n’a rien d’un révolutionnaire. Il a rejoint récemment ce groupe Telegram de Fortress Hill. Puis il a fallu constituer un sous-groupe avec les «seules personnes de confiance» avant de passer à une phase plus active, en se concertant d’abord en ligne, puis, comme aujourd’hui, physiquement. «Pour notre cellule, l’action passe par la cartographie parce que souvent les manifestanfts, ou même des passants, ne savent pas comment quitter le quartier en sécurité, et à plusieurs reprises ils ont été attaqués par la police ou des Fukiénois», ce groupe d’immigrés chinois qui tient le quartier, explique Paul tout en jetant des regards autour de lui. «Changeons de trottoir, sans nous retourner.» Des pro-Pékin du quartier, cheveux rasés, tiennent les murs et les observent avec défiance. L’un d’eux se met à les suivre.

Le groupe s’enfonce dans une ruelle sombre, vers un chantier jouxtant le front de mer. «On se mobilise justement pour protéger nos gamins [les jeunes manifestants en première ligne, ndlr] de ce genre d’intimidation», explique Nancy avec un fort accent de Boston, qu’elle a quitté récemment pour revenir vivre dans l’ex-colonie britannique. «Ce n’est plus le Hongkong d’avant. La police, par ses violences, et le gouvernement, par son obstination à nous priver de nos libertés et de nos droits fondamentaux comme celui de manifester, poussent des gens pacifiques comme nous vers le front», dit la quadragénaire salariée d’une entreprise d’appareils médicaux. Elle ne défile pas lors des manifestations non autorisées, mais fait le guet dans la rue pour communiquer aux manifestants la position des policiers ou pour les camoufler si besoin. Des petites touches de résistance.

Combien sont-ils à avoir basculé dans l’opposition à cause du projet d’extradition vers la Chine présenté au printemps par le gouvernement local ? Qui sont-ils ? Selon les rares sondages disponibles, la contestation est transgénérationnelle et transclasse. Il semble que les arrestations, plus de 2 500 depuis le 9 juin, jugées arbitraires, et la brutalité policière alimentent la radicalisation politique, comme en témoigne ce sondage mené mi-octobre par la Chinese University of Hongkong : 52 % des sondés imputent la violence ambiante au gouvernement, 18 % à la police et 9 % aux manifestants. Concernant les méthodes, 52 % estiment que l’autodéfense se justifie et 59 % pensent que les actions radicales sont compréhensibles tant que le gouvernement refuse de répondre aux revendications des manifestants. Il y a pourtant eu des cocktails Molotov, des policiers agressés, des métros vandalisés et même une bombe artisanale déclenchée le 13 octobre. Mais 51 % disent n’avoir aucune confiance en la police (contre 6 % en mai).

Nébuleuse

Voilà pour les seuls baromètres disponibles. Celui de la rue n’est pas plus probant car la police délivre au compte-gouttes les autorisations de manifester. Les rangs des manifestants se sont depuis indéniablement clairsemés, ce qui fait dire à des observateurs politiques que le mouvement se marginalise. Une partie de la population semble toutefois continuer à le soutenir, et une frange à y participer. L’organisation, horizontale, évolue en même temps que la nature du mouvement change. Les réseaux sociaux restent le nerf de la guerre.

C’est là que Heung Shing officie, en postant des dessins de propagande prodémocratie. Ce jeune diplômé en design d’une vingtaine d’années œuvre en solo. Il n’a jamais voté de sa vie : «Je ne me souciais pas de la politique. Je pensais que je n’avais aucun espoir pour Hongkong.» Jusqu’à ce message du 8 juin sur un forum en ligne : «C’est maintenant ou jamais.»

Un déclic. Sa bulle de confort éclate. «J’ai dessiné une affiche pour inciter les gens à manifester et j’ai mis comme ça un pied dans la contestation. Je me suis passionné pour la cause, j’ai commencé à lire la presse, à me documenter. C’est maintenant impossible de faire marche arrière, de s’arrêter en marche et d’abandonner les libertés, d’expression en particulier, qu’on a le droit de conserver», raconte le jeune homme dans un café tranquille du centre commercial de Kowloon City rempli de chalands en ce samedi de pluie. Ni lui ni personne ne s’aperçoit que deux étages plus bas, des cocktails Molotov ont éclaté. Hongkong, où vie quotidienne et violences de rue, désormais, cohabitent.

Evoquant la «culpabilité de n’avoir rien fait avant», même durant le mouvement des parapluies de 2014, pour réclamer des réformes démocratiques, Heung Shing se rattrape en postant au moins une affiche par jour sur Internet, en accès libre. Ce fan de mangas japonais croque soir et matin des manifestants vêtus de noir, masqués et de plus en plus violents, «ceux par qui on atteindra notre but» : «L’atmosphère nous force à évoluer. J’avais peur au début, car je risque aussi d’être arrêté pour incitation aux émeutes. Mais si ceux en première ligne n’ont pas peur, moi non plus.» Et «ceux en première ligne» sont devenus ses «héros».

D’autres se chargent de leur propre chef de tirer ses affiches et les collent. Des entreprises les impriment gratuitement ou leur font des prix. En parallèle, des équipes de «communication» turbinent sur Telegram et les réseaux sociaux pour relayer ces tracts et traduire en plusieurs langues communiqués ou articles de presse. Parmi eux, des étudiants, mais aussi des salariés. Selon l’actualité, ils prennent une thématique et envoient des messages pour expliquer les méthodes de la contestation. «Il faut convaincre la communauté internationale du bien-fondé de notre lutte, et expliquer certaines actions», confie JL, l’un d’eux.

Pour les manifestations à proprement parler, une nébuleuse de groupes s’active autour des contestataires. Outre des magasins ou riverains qui laissent bouteilles d’eau et masques à disposition, des groupes sont chargés de fabriquer de bric et de broc des équipements pare-balles. Certains font des moules puis des couches de fibre de verre, «avec des ressources très limitées, beaucoup d’équipements étant bloqués à la douane», explique un bénévole. Il faut ensuite se déplacer en temps réel en fonction de l’évolution des manifestations.

Cliniques de fortune

C’est là que Robert, 27 ans, intervient, au volant de sa berline. Membre d’un groupe de chauffeurs bénévoles, il achemine du matériel ou récupère, à ses frais, à chaque manifestation entre 20 et 30 personnes qui parviennent à s’extirper des filets policiers. «Beaucoup des gamins sont très polis, ils s’excusent et me remercient avant de monter dans la voiture et de changer leurs vêtements», raconte via Telegram Robert, qui a grandi dans «la haine du Parti communiste» et avait 6 ans quand sa mère lui a expliqué Tiananmen. Il est mobilisé aujourd’hui car «la police tire sur nos gamins, les viole, les torture», mais «je suis marié et j’ai un travail, je mesure donc chaque risque et conséquence de mes actes». Ce qui ne l’empêche pas d’être aussi un «frontliner», d’aller à la confrontation avec la police.

Quand il occupe le second rôle de chauffeur, il est mis en contact par des chatbots sur Telegram avec des manifestants qui cherchent à échapper aux arrestations. «Parfois, certains sont blessés, il faut les conduire chez des médecins, pas à l’hôpital car c’est trop risqué», dit Robert. Il a déjà pris en charge un «gamin» touché par une balle. Des médecins assurent des «permanences» les jours de manif dans des cliniques de fortune parfois sordides, où les pinces sont désinfectées au briquet et des caisses de bandage stockées dans un appartement rempli de chats et d’encens.

Quels sont les liens entre ces cellules ? Parfois, aucun. Personne ne sait qui dirige qui. Parfois, des manifestants sont membres de plusieurs groupes et font la jonction. Parfois, des mouvements politiques, locaux notamment, servent de courroie de transmission, voire d’organisateurs. Un responsable politique, partisan de l’indépendance, explique par exemple sous couvert d’anonymat avoir créé une plateforme mettant en contact des manifestants et des avocats bénévoles pour des consultations juridiques anonymes et sécurisées en streaming, sans données enregistrées. Ce même groupe a élaboré un réseau de secouristes et de chauffeurs bénévoles.

Ces groupuscules indépendantistes gagneraient en puissance et recruteraient à tour de bras parmi les adolescents pour des actions violentes. Sur ce point-là, le responsable politique ne dit mot. Les élections locales du 24 novembre diront qui des radicaux, des pacifistes ou des pro-Pékin constituent le gros des troupes à Hongkong.

Publicité
Publicité