« Gilets jaunes » : après les violences de samedi, la stratégie policière critiquée
Par Nicolas Chapuis - Le Monde
Plusieurs voix s’élèvent dans les rangs des policiers pour critiquer les choix de la Préfecture de police de Paris. Le gouvernement reconnaît des « dysfonctionnements ».
La scène a des tristes airs de déjà-vu. L’avenue des Champs-Elysées s’est à nouveau éveillée, dimanche 17 mars, marquée par les stigmates d’un samedi de violences urbaines. Les nombreuses dégradations sur les magasins de la célèbre artère, ainsi que les traces de départ de feu, témoignaient de la rugosité des affrontements, tout au long de l’acte XVIII du mouvement des « gilets jaunes », entre d’un côté une foule de manifestants venue en découdre, et de l’autre des forces de l’ordre dont l’organisation stratégique fait aujourd’hui débat.
Ce sont des rangs même de la police que les critiques les plus virulentes sont montées, au long du week-end. « L’opérationnalisation du maintien de l’ordre a été un échec hier », estime Yves Lefebvre, le patron du syndicat Unité SGP-Police-FO, première organisation au ministère de l’intérieur, qui pointe la responsabilité de la Préfecture de police de Paris, responsable du dispositif. Dimanche soir, le gouvernement a admis des « dysfonctionnements » dans le dispositif de sécurité et annoncé un renforcement à venir de la doctrine.
« Ils ont fait le choix de la résilience, pour éviter les blessés, au détriment de l’intervention : ça donne une situation catastrophique sur le plan matériel, abonde Philippe Capon, secrétaire général de l’Unsa Police, le troisième syndicat de gardiens de la paix. Est-ce qu’on a eu des blessés graves ? Non. Mais est ce pour autant un maintien de l’ordre réussi ? La réponse est non. » 42 personnes ont été blessées parmi les manifestants, 17 au sein des forces de l’ordre, ainsi qu’un sapeur-pompier.
Les troupes chargées de sécuriser la zone ont-elles été trop passives face aux nombreux pillages de magasin et aux actes de vandalisme perpétrés dans le quartier des Champs-Elysées ? « Le dispositif était adapté et conséquent, avec une stratégie habituelle de réactivité, afin de procéder à des interpellations », assure une source policière au sein de la préfecture de police de Paris. 250 personnes ont été placées en garde à vue, dont 21 mineurs. Un chiffre en nette hausse par rapport aux précédents rassemblements de « gilets jaunes », mais en deçà des pics atteints le 1er décembre (412 interpellations) et le 8 décembre (plus d’un millier).
1 500 Black blocs sur les Champs-Elysées
Ces derniers jours, plusieurs alertes avaient été émises par les services de renseignement territoriaux tant sur la forte affluence attendue, que sur le niveau de violence potentiel. 41 unités de forces mobiles (CRS, gendarmes mobiles, et compagnies d’intervention) avaient été mobilisées, ainsi que 51 détachements d’action rapide (DAR), ces unités chargées de se mouvoir prestement afin d’interpeller les casseurs.
Aucune déclaration n’avait été effectuée pour la manifestation sur les Champs-Elysées, compliquant le travail des autorités. Par ailleurs, la préfecture de police devait gérer la marche sur le climat, place de l’Opéra, avec plus de 36 000 personnes selon la préfecture et des rassemblements divers, dont un contre les violences policières, et un autre, organisé par les forains, au départ de la porte de Vincennes.
Mais la grande majorité des troupes étaient engagées aux Champs-Elysées, face à des manifestants relevant davantage des Black blocs que des « gilets jaunes » traditionnels. Selon le ministère de l’intérieur, ils étaient au nombre de 1 500 venus se joindre à une foule au profil composite.
La stratégie en question
« Ils sont très organisés, ils savent se mouvoir, ils ont des codes de progression tactique, explique une source policière, spécialisée dans le maintien de l’ordre. Une fois leur méfait commis, ils s’évanouissent dans la nature, tout ça n’est pas improvisé. Il y a d’ailleurs une part très symbolique dans leurs destructions, qui sont connotées. Ils s’en prennent beaucoup aux symboles des valeurs bourgeoises. » Le Fouquet’s, célèbre restaurant de l’avenue, où Nicolas Sarkozy avait fêté sa victoire à l’élection présidentielle en 2007, en a d’ailleurs fait les frais, en étant dévasté par les flammes.
Au-delà du choix de réduire au maximum les engagements avec les manifestants, c’est l’ensemble de la stratégie qui est à nouveau interrogée. Un dispositif avait été mis en place autour de l’Elysée, de la place Beauvau, du rond-point des Champs-Elysées et des principales ambassades du quartier, avec douze compagnies de CRS mobilisées. Quelques manifestants ont d’ailleurs tenté de pénétrer dans le périmètre avant de renoncer devant les moyens déployés.
« Le jour où on lâche du lest là-dessus, ils s’engouffreront dans la brèche, leur objectif depuis le début c’est d’aller à l’Elysée », explique une source policière à la préfecture de police, pour justifier le maintien d’un fort contingent sur cette zone.
Seuls les escadrons de gendarmes mobiles et les troupes de la préfecture étaient engagés directement face aux manifestants. « En mobilisant les CRS uniquement sur la partie statique, on s’est privé d’une force de frappe, estime Philippe Capon, lui-même ancien CRS. La préfecture s’estime la seule sachante, mais hier sa stratégie a échoué. »
Le choix de la répartition des unités fait débat. « On a eu affaire à des groupes hyper mobiles, on a été d’entrée de jeu dans une situation de guérilla, d’émeute urbaine, pas de maintien de l’ordre, assure Yves Lefebvre. On aurait été beaucoup plus opérationnel avec les CRS. Les gendarmes mobiles sont plus difficiles à manœuvrer. »
Le gouvernement admet des « dysfonctionnements »
Plusieurs voix s’élèvent également au sein de la police nationale pour que les directions des gendarmes mobiles et des CRS, qui fournissent le gros des troupes, soient associées à la conception du dispositif en amont, qui est dessiné par la Direction de l’ordre public et de la circulation de la préfecture de police de Paris.
Quatre mois après le début du mouvement des « gilets jaunes », la persistance des dégradations hebdomadaires oblige les autorités à une réaction. « On voit des gens qui n’ont plus peur d’aller frapper des policiers ou des gendarmes », s’alarme une source policière haut placée. De nombreuses images montrent des grappes de manifestants s’en prendre à des fourgons des forces de l’ordre ou à des fonctionnaires isolés. Le sujet dépasse désormais la sphère policière. Une réunion d’urgence était organisée à Matignon, avec les ministres concernés, dimanche en fin d’après-midi.
Au terme de cette réunion, Matignon a admis des « dysfonctionnements » dans le dispositif de sécurité mis en place samedi à Paris et fait savoir qu’Edouard Philippe ferait des propositions pour l’adapter lundi :
« Notre dispositif avait été profondément adapté à la suite des événements du 1er décembre. L’analyse des événements d’hier met en évidence qu’il s’est révélé insuffisant dans son exécution pour contenir ces violences et éviter les agissements des casseurs. Il faut tirer toutes les conséquences de ces dysfonctionnements. Le premier ministre fera ses propositions d’adaptation au président de la République demain à 11 h 30 pour renforcer la doctrine et s’assurer à tout moment de la fermeté de son exécution. Les annonces seront faites dans les heures suivantes. »