Reportage - Le dernier défilé de Jean Paul Gaultier, démonstration de force d’une époque et d’un style
Par Clément Ghys
Entouré d’une pléiade d’invités, le couturier de 67 ans a présenté, mercredi au Théâtre du Châtelet à Paris, une collection foisonnante.
La mode vit au rythme de moments précis, d’entrées en fanfare et de grands finales, de solos tonitruants et d’entractes soporifiques. L’histoire du milieu est jalonnée de ces instants charnières qui l’ont fait basculer dans une autre époque. Ces défilés, scandales, ou retraits sont nombreux, et facilement identifiables. Aussi, le communiqué de presse envoyé vendredi 17 janvier par la maison Jean Paul Gaultier ne laissait aucun doute quant à sa nature événementielle. Signé du couturier lui-même, il précisait : « Le 22 janvier 2020, je fêterai mes 50 ans de carrière dans la mode avec un grand défilé-show Haute Couture, au Théâtre du Chatelet. Ce sera aussi mon dernier défilé. »
Pour autant, l’annonce, éminemment sobre, ne masquait pas l’aspect sensationnel. Car le retrait de Jean Paul Gaultier des podiums s’inscrit, de fait, dans les grandes annonces que le milieu chérit, et célèbre avec émotion : la conférence de presse de 2002 où Yves Saint Laurent annonçait son retrait de la haute couture, puis son défilé-rétrospective quelques semaines plus tard à Beaubourg ; les adieux de Christian Lacroix en 2009, dans le même musée parisien ; ou encore la décision, en septembre 2014, de Jean Paul Gaultier d’abandonner ses activités de prêt-à-porter pour se concentrer sur la haute couture, qu’il avait lancée en 1997.
Voilà que, le 22 janvier au soir, il lui faisait ses adieux. Ces derniers temps, on le savait troublé par un monde de la mode qui connaît une révolution structurelle, où le rythme des collections s’est accéléré, où la communication se fait sur les réseaux sociaux, où les méthodes de vente ne cessent de se réinventer. Depuis 2011, la marque Gaultier est sous le contrôle du groupe catalan Puig (propriétaire de Carolina Herrera, Nina Ricci et Paco Rabanne), dont l’immense majorité du chiffre d’affaires tient aux licences de parfums. Un secteur sur lequel Gaultier a marqué les esprits, mais pour lequel il y a peu de nouveautés, sinon des variations des jus qui ont fait son succès. Aussi, le créateur de 67 ans était, ces dernières années, peu occupé. Mais s’il est évident qu’une certaine amertume, voire une désillusion, a dû le traverser au moment de prendre sa décision, il est sûr que, fidèle à ce visage tout sourire qu’il ne cesse d’afficher depuis ses débuts dans les années 1970, il n’en a rien laissé paraître.
Aussi, celui qui a récemment rempli la salle des Folies Bergère avec un spectacle autour de sa biographie et de sa mode, a convié quelque 2 000 personnes à un défilé-spectacle. Cohue à l’entrée, resquilleurs repoussés par des vigiles, rédactrices déchaînées, le show n’a pas dérogé à la règle des défilés Gaultier, habitué à mélanger les genres, sexuels, culturels. Le spectacle à l’orchestre ravissait l’œil du mondain. On croisait des personnages emblématiques de la culture populaire (Nana Mouskouri, Line Renaud), des Miss France, des vedettes du moment (Clara Luciani), le ministre de la culture, Franck Riester, et de nombreux créateurs de mode, de toutes générations et de tous univers : Kenzo Takada, Christian Lacroix, Isabel Marant, Julien Dossena (directeur artistique de Paco Rabanne), ou encore Nicolas Ghesquière (aux manettes de Louis Vuitton) qui, jeune créateur, avait fait un passage dans les équipes de Gaultier.
Il s’en va ? Les échotiers disent qu’il s’agit de funérailles ? Alors, autant tordre les mauvaises langues. Le show démarre par une projection d’un extrait de Qui êtes-vous, Polly Maggoo ?, film culte de William Klein sur le monde de la mode, avec une scène, justement, d’enterrement. Puis se suivent les divers tableaux, tous représentatifs de ce style, né dans les années 1970, affirmé dans la décennie 1980, rendu mondialement célèbre avec la dernière décennie du siècle. Dans le communiqué, le créateur écrit : « J’ai ouvert tous les tiroirs, j’ai récupéré toutes mes anciennes collections (…) J’ai utilisé mes archives comme de la matière, je les ai malmenées, mélangées, tressées… » On croise tout ce style Gaultier, abondamment commenté, et copié jusque dans la grande distribution : femmes habillées en homme, travail sur les sous-vêtements, toile denim brodée et rehaussée de brillants, habits S&M, imprimés tie-and-dye, bleus de travail. C’est du pur Gaultier que la salle entière aime et applaudit. Un maxi best-of avec bonus tracks.
Quand ils ne sont pas dans la salle, les personnages emblématiques de son univers, qui fait se croiser pop culture, univers gay ou contre-culture, sont sur scène : Boy George, Amanda Lear, Antoine de Caunes, Catherine Ringer, Béatrice Dalle, Dita von Teese, Farida Khelfa, Mylène Farmer… Si la salle les applaudit à tout rompre, elle salue avec encore plus d’émotion les mannequins fétiches, comme Tanel, fidèle parmi les fidèles du couturier, ou d’autres, qui viennent s’offrir un baroud d’honneur sur le podium. Quant aux mannequins vingtenaires, elles s’essaient à la gestuelle libérée de ses défilés, minaudant sur le podium et s’autorisant à la liberté d’une époque qu’elles n’ont pas connue.
Car c’est bien une démonstration de force d’une époque, et d’un style, qui se joue ici. Une sorte de doigt d’honneur à ceux qui diraient que ses tutus portés avec des perfectos seraient ringards. Dans le communiqué du 17 janvier, il écrivait : « La maison de Couture Gaultier Paris continue, avec un nouveau projet dont je suis l’instigateur et qui vous sera révélé prochainement. » Aussi, tout est encore flou, autant sur le sort des employés des ateliers que des activités de Gaultier lui-même — il se dit que le créateur, déjà habitué aux collaborations avec des marques de meubles, de tissus ou de grande distribution, pourrait accélérer la cadence.
Mercredi soir, il était évident que Jean Paul Gaultier — saluant tandis que les mannequins l’embrassaient et que le rideau, se levant, dévoilait l’activité des coulisses — tenait à montrer la permanence de son style. Et s’il est clair que ses collections des dernières années manquaient d’adéquation à l’époque, le créateur mise sur l’esprit de répétition du monde de la mode. Ce style, très ancré dans les dernières décennies du XXe siècle, pourrait revenir, être réadapté par d’autres, plus en prise avec l’époque.
Ce retrait de Jean Paul Gaultier survient un an et demi après la mort de Karl Lagerfeld. Sont désormais absents des podiums de la haute couture ses deux représentants les plus médiatiques. Un signe que la haute couture, cet univers très codifié, au fonctionnement hors sol en apparence, n’est plus dans l’air du temps ? Cet enterrement-là serait très hâtif. Lundi 20 janvier, dans un alignement des événements dont la mode a le don, la maison Balenciaga annonçait son retour à la haute couture, plus de cinquante ans après l’arrêt de ses activités dans ce domaine. La maison, propriété du groupe Kering, et très prisée des jeunes générations, confie à son directeur artistique la charge de reprendre le travail laissé par Cristobal Balenciaga en 1968. Et de prouver que, si elles sont adaptées, les rengaines d’hier ont toute leur résonance aujourd’hui.