LOUIS VUITTON : La marque présente à Paris une exposition qui replace l’épopée familiale dans la grande Histoire.
Quand l’une des plus grandes signatures du luxe contemporain s’ouvre les portes du Grand Palais (à quelques salles de Picasso), le temps d’une exposition qui emprunte son titre à une publicité de 1965 (« Volez, voguez, voyagez »), on peut s’attendre à une savante mise en scène « corporate ». Le résultat est plus subtil que cela.
Olivier Saillard, directeur du Palais Galliera, est le commissaire de cette exposition pour laquelle il a choisi de s’intéresser au patrimoine créatif et à l’aspect humain. « J’aimais l’idée de faire ressortir les racines aristocratiques de l’Histoire, explique-t-il. Je pense que derrière les marques, il y a toujours des hommes. Il y avait aussi une forme de défi à aligner les malles à l’échelle du Grand Palais, cela peut devenir ennuyeux, surtout que quand on les ouvre, elles sont vides. J’ai donc proposé qu’on cherche dans les réserves de Galliera des objets de la même époque pour les remplir et retrouver un peu de vie quotidienne. » Dans ce parcours thématique se mêlent les archives de la maison Louis Vuitton, celles de Galliera, des œuvres artistiques diverses (un tableau de Gustave Courbet, des photos de Lartigue…) et quelques pièces récentes de la griffe. Le tout cohabite dans un décor décomposé en plusieurs scènes d’aventure (un wagon de train très Agatha Christie, une salle « aviation » envahie par les nuages et les maquettes d’aéronefs…) et signé du metteur en scène canadien Robert Carsen, qui a délaissé pour l’occasion l’opéra et le théâtre pour donner vie à un monde imaginaire.
Inventeurs fou
On y croise des personnages singuliers et parfaitement cinématographiques. Les premiers rôles sont tenus par les hommes de la famille Vuitton. Le jeune Louis d’abord parti à pied à 13 ans de son Jura natal pour rejoindre Paris et entamer une carrière de layetier (les techniciens qui emballaient les objets précieux ou fragiles) avant d’inaugurer la saga du malletier en 1854. Son fils Georges, industrieux et discret, est quant à lui l’inventeur de la toile Monogram, un outil anti-contrefaçon autant qu’un hommage à son père.
Au début du XXe siècle, les petits-fils incarnent la veine « inventeurs fous » d’une génération qui explore le monde et les limites des technologies naissantes avec une curiosité d’enfant. Les jumeaux Pierre et Jean multiplient ainsi les maquettes et les prototypes de monoplan et d’hélicoptère. Leur disparition prématurée (l’un pendant la guerre, l’autre de maladie) laisse la place au personnage le plus excentrique de la famille : Gaston. Collectionneur assidu d’étiquettes de voyage et de malles du monde entier (pour lesquelles il envoyait au vendeur potentiel des fiches de renseignements très précises), Gaston est aussi un dessinateur de grand talent qui multiplie les variations sur les motifs Art déco et invente de nouveaux logos pour la maison. Amateur d’arts décoratifs au sens large, on lui doit certains des parfums de la maison oubliés injustement, comme Heure d’absence, un flacon à l’épure ultramoderne rangé dans une boîte en forme de borne kilométrique. A ses heures perdues, il collaborait lui-même au design de nombreux flacons de parfum destinés aux nécessaires de voyage.
Tonalité intimiste
Bibliophile, il est également associé à une autre activité réhabilitée avec un plaisir visible par le commissaire d’exposition, à savoir les objets liés à l’écriture issus d’un monde prédigital : écritoires de voyages, malles bibliothèques et autres malle à télégramme. « Gaston Vuitton avait aussi fondé une maison d’édition, poursuit Olivier Saillard, qui s’appelait Les Exemplaires. Il a édité notamment L’Or, de Blaise Cendrars et La Naissance du jour, de Colette ; il dessinait lui-même ses ex-libris. Très romanesque, il collectionnait les articles de presse sur les malles sanglantes (un fait divers autrefois populaire dans lequel des cadavres découpés étaient cachés dans des malles). Il existe une émission des débuts de la télévision où il est filmé chez lui et lance un appel aux téléspectateurs pour retrouver une malle sanglante de 1901 qui manque à sa collection. Il mériterait sans doute sa propre exposition. »
Ces histoires finissent par donner une tonalité intimiste à l’exposition d’autant qu’on y croise d’autres personnages, connus ou inconnus, dont la vie affleure au détour d’un tiroir. Qui était ce monsieur William Twombley, propriétaire d’une malle à chapeaux de 1895, un aristocrate anglais ? Un businessman américain ? Même Wikipédia ignore la réponse. On a oublié aussi la cantatrice Marthe Chenal, dont on sait seulement qu’elle menait grand train, si l’on en croit ses commandes parmi lesquelles le très beau nécessaire de beauté aujourd’hui dans les archives. Liz Taylor, elle, est dans toutes les mémoires… Aux côtés de sa robe Robert Piguet – taille extrafine –, ses valises Monogram sont familières et aiguisent l’imagination : laquelle transportait ses fabuleux bijoux ? Plus loin, les « fiches clients » de Christian Dior, Yves Saint Laurent, Elsa Schiaparelli évoquent un âge d’or de la haute couture et une connivence de goûts entre ses acteurs célèbres.
Toutes ces trajectoires personnelles se croisent ici sur une trame historique plus large mêlée de culture et de progrès social et technique. « L’exposition accompagne aussi l’évolution des moyens de locomotion et, en cela, elle est liée à l’histoire du XIXe et du XXe siècle. » Les croisières, l’aviation, les trains de luxe, mais aussi l’automobile révèlent des arts de vivre aujourd’hui oubliés. En l’absence de coffre, il fut un temps où les voitures avaient des malles plates, souvent porteuses du numéro d’immatriculation. Sans pare-brise, le manteau et le chapeau-casque étaient obligatoires – même si tous n’ont pas la grâce des bonnets de laine signés Sonia Delaunay présentés ici. Quant au chauffeur, prié de conduire les mains propres, il transportait son lavabo dans sa malle ronde. À travers tous ces détails, la superproduction Louis Vuitton a le charme d’un film d’auteur intimiste. La maison recouvre, sans sortir l’artillerie d’un marketing pompier, son aura patrimoniale, éclipsée au XXIe siècle par sa croissance globale et sa fièvre du sac griffé. Article de Carine Bizet
Volez, voguez, voyagez, jusqu’au 21 février 2016, au Grand Palais à Paris, côté square Jean Perrin, entrée gratuite, grandpalais.com