Robert Mapplethorpe
Robert Mapplethorpe
Robert Mapplethorpe : l'animal social derrière le scandale
Le documentaire dépasse les clichés sur le photographe américain " sulfureux ", pour insister sur son côté carriériste
Pour sa soeur aînée, il était " diabolique " depuis l'enfance - et elle disait cela en souriant. Pour ses détracteurs, il était " un célèbre homosexuel mort du sida, qui avait passé les dernières années de sa vie à promouvoir l'homosexualité " et cela, en revanche, était dit avec tout le fiel possible.
Mort à 42 ans, en 1989, le photographe américain Robert Mapplethorpe semblait avoir mérité le qualificatif " sulfureux ", et dans ses acceptions les plus évidentes : élevé dans une famille très pieuse de six enfants, il avait fait carrière dans le nu masculin tendance SM, les détournements érotiques de poses christiques étant, à l'âge adulte, le seul résidu visible de ses années de catéchèse. Pour le reste, il fréquentait plus les clubs cuir que les églises, y ramassant modèles et amants avec une boulimie rare, et avait pour quête esthétique sérieuse et pressante celle du pénis parfait, dont il avait prédéterminé avec une précision de collectionneur les proportions et lignes requises.
Déchaînement de haine
Cette vie, et les clichés en noir et blanc qu'il en reste, est la part la plus connue du personnage, et celle que tout spectateur s'étant un jour intéressé de près ou de loin à la photographie américaine s'attend à trouver dans un documentaire. Celui que Fenton Bailey et Randy Barbato consacrent à Mapplethorpe aborde tous ces thèmes, sous une forme très vivante, nourrie d'un luxe de détails et d'anecdotes, y compris du type de celles que l'on aurait peut-être préféré ignorer (la célèbre baignoire du club favori du photographe, le Mineshaft, à New York, qui inspira à William Friedkin le décor principal de Cruising).
Entre reportage commenté en voix off sur fond de documents d'époque et interviews récentes des proches de Mapplethorpe, la matière qu'ils agrègent sur une heure trois quarts est abondante, variée et intéressante. Tout au plus peut-on leur reprocher une certaine hésitation à la forme à prendre : Mapplethorpe, Look at the Pictures oscille entre un hyperprosaïsme un peu fade (une conservatrice désignant très professionnellement des boîtes en carton contenant des archives) et une hyper-stylisation nourrie des codes visuels emblématiques du style Mapplethorpe - noir et blanc très contrasté, effets de flous...
Mais si le documentaire n'est ni vraiment dans la prose ni vraiment dans le poème, c'est aussi que l'artiste, tel que le film nous le présente, n'habite pas exactement l'abîme empli d'émanations sulfureuses où l'on s'attend à le trouver. Le film s'ouvre en faisant écho au déchaînement de haine qui suivit, après la mort du photographe, le voyage de sa dernière exposition sur le territoire américain, mais décale peu à peu le focus, pour faire émerger sous le diabolique familier un autre Mapplethorpe - bien plus dérangeant, au final, que toutes les photos qu'il a pu réunir. Soit un carriériste obsessionnel, dont on ne s'approchait, sinon par le sexe, que par la richesse ou l'influence, capable d'évincer un amant par crainte qu'il lui fasse de l'ombre, ou d'exiger de son jeune frère et collaborateur qu'il change de nom afin de rester seul à l'utiliser sur la scène artistique.
Les langues se délient, sans que cela tourne franchement au règlement de comptes : on devine certains tentés, mais il n'y a qu'une immense tristesse à sentir lorsque le frère en question raconte qu'il n'a jamais obtenu le petit mot d'encouragement qu'il continua d'espérer jusque dans les dernières heures. En résulte une fraîcheur de ton à rebours de la classique divinisation post mortem. Mais, au-delà, ce jeu d'intrication entre une face à la fois plus simple et plus inattendue (le démon social) et une part sombre trop connue pour qu'on continue de la voir comme telle compose aussi un personnage d'un relief étonnant. Si tortueux - il y travaillait dur - qu'on dirait qu'il se dérobe de plus belle chaque fois qu'il s'offre.
Noémie Luciani