Les héros de Tintin donnent de la voix
Cette scène des Cigares du pharaon est célèbre : poursuivi par l’armée égyptienne, Tintin s’enfuit par la grande porte d’une médina, saute dans un avion biplace, disparaît dans les nuages, pour finalement s’écraser en catastrophe dans la jungle indienne. Comment rendre aussi palpitante à la radio une telle succession de rebondissements, de sensations, de décors, faite de si peu de narration ?
Ce défi, France Culture et la Comédie-Française l’ont relevé avec Moulinsart, la société chargée de l’exploitation commerciale de l’œuvre d’Hergé. Leur choix s’est d’abord porté sur Les Bijoux de la Castafiore. Mais le projet a été abandonné à la suite de la mort du réalisateur François Christophe, fin 2013. France Culture et la Comédie-Française ont alors rebattu les cartes. Jugés « faibles » et « peu radiophoniques », Tintin au pays des soviets,Tintin au Congo et Tintin en Amérique ont été exclus d’entrée de jeu. Les Cigares du pharaon, quatrième album des aventures de Tintin, paru en 1934, se sont alors imposés. Encore fallait-il dénicher un grand tintinophile pour le réaliser ! Les candidats devaient entre autres donner l’âge de Tintin. Benjamin Abitan ne s’est pas trompé : environ 16 ans. Depuis, l’heureux élu se compare volontiers à « un enfant gâté ». On le comprend. Pour conduire sa mission, il a pu disposer de la bonne grâce des comédiens du Français et des musiciens de l’Orchestre national de France.
Fidèle à l’œuvre d’Hergé
Pour autant, trouver le bon dosage entre le jeu des acteurs, la musique et le bruitage n’a pas été une mince affaire. Nommé en janvier 2015, Benjamin Abitan a dû travailler tambour battant pour délivrer les cinq épisodes de ce premier feuilleton radiophonique qui seront diffusés du 8 au 12 février. « On a passé notre temps à courir après Tintin », souffle le réalisateur. Abitan a bien sûr lu et relu l’album des Cigares du pharaon que lui avait offert, il y a près de trente ans, son grand-père. Il est allé consulter l’éminent spécialiste de Tintin Benoît Peteers. « Il m’a mis en garde : “Tintin n’est pas pour les enfants ! Pour toucher l’auditeur, il faut s’adresser à l’enfant qui est en lui.” » Le jeune réalisateur a aussi écouté Les Sept Boules de cristal, feuilleton diffusé en 1959 par France II-Régional. « Pour me renseigner sur une tradition radiophonique, mais aussi pour entendre ce que je ne voulais pas faire. » A l’inverse de ses prédécesseurs, Abitan s’est efforcé de rester fidèle à l’œuvre d’Hergé. Ainsi rend-il à Milou l’usage de la parole. Le meilleur ami de Tintin devient tout de suite plus attachant. La scénariste, Katell Guillou, chargée d’adapter le texte d’Hergé, a imaginé des solutions très astucieuses pour suivre Tintin au plus près. Une lecture trop rapide l’aurait conduite à retranscrire l’intrigue telle quelle : pris au piège dans le tombeau du pharaon Kih-Oskh, le jeune reporter découvre avec effroi la rangée de savants momifiés dans leur sarcophage. C’eut été oublier les patronymes des défunts inscrits sur les écriteaux posés au pied de chaque cercueil. Katell Guillou a voulu que l’auditeur écoute Tintin citer avec inquiétude le nom de chaque égyptologue. Pour préserver le mystère et l’incertitude qui entourent Tintin, Benjamin Abitan a demandé aux comédiens « de ne pas jouer de la bande dessinée, mais la situation ». Noam Morgensztern interprète Tintin avec énergie, tout en veillant à ne pas surjouer ses intentions. « Tintin ne s’autorise pas à vivre les émotions trop longtemps, assure le comédien. Il est constamment happé. Il va boire un café avec la même énergie que s’il sauvait une vie. »
Un travail de « déminage »
Cette orientation affaiblit parfois le récit. La fantaisie qui ponctue certaines pages manque cruellement. On s’étonne que Tintin n’éprouve aucune réaction lorsqu’il pêche un requin. Fort heureusement, le réalisateur n’a pas sacrifié le burlesque : Dupond et Dupont continuent de se prendre les pieds dans le tapis. Quant au très pittoresque senhor Oliveira da Figueira, il ne perd pas une miette de son accent. Katell Guillou a dû toutefois entreprendre un travail de « déminage » à certains endroits du texte. Difficile, en effet, d’imaginer, sur France Culture, le milliardaire Rastapopoulos parler à Tintin de sa « dernière superproduction » intitulée Haine d’Arabe. Ici, la scénariste a opté pour une adaptation plus neutre : La Fureur du cheikh. Au fil des épisodes, c’est un Tintin frais et malin qu’on redécouvre avec émerveillement. Abitan a voulu restituer le jeune reporter par rapport à ses aventures précédentes. « Tintin est moins naïf, assure le réalisateur. Le danger qui le guette ici, c’est la folie. Tintin est à la poursuite de trafiquants de drogue, mais il est lui-même poursuivi par son inconscient. Il passe son temps à tomber dans les vapes, à avoir des hallucinations, à se faire hypnotiser, à échapper au poison fou. » La folie, la drogue, la peur de la mort… Des thèmes que l’on retrouve dans l’album suivant, Le Lotus bleu. Sa réalisation radiophonique est en cours, sadiffusion programmée pour septembre 2016.
« Le Feuilleton », du lundi 8 au vendredi 12 février, à 20 h 30, sur France Culture.