Le marché de l'art retient son souffle à la perspective de l'adjudication, le 7 juin, par l'aristocratique maison Christie's, de l'original de la lettre écrite par Charles-Henri Sanson, exécuteur des hautes oeuvres de Paris, sur les circonstances de la mort, le 21 janvier 1793, de Louis XVI. Cet extraordinaire manuscrit a été confié à la salle de King Street par un vendeur anonyme.
Après l'exécution, les milieux révolutionnaires font circuler des rumeurs à propos de la lâcheté du roi sur l'échafaud dressé sur la place de la Révolution. D'après le Thermomètre du jour, ce dernier a dû être conduit de force à la guillotine, un pistolet pointé sur la tempe. Reprenant la relation de la revue Annales patriotiques, ce journal affirme que sous la lunette, pris de panique, le supplicié a poussé un cri affreux et s'est débattu.
Choqué par cette description de l'événement, Charles-Henri Sanson attend un mois avant d'envoyer au directeur de la revue, Jacques Antoine Dulaure, une mise au point datée du 20 février 1793, sur " l'exacte vérité de ce qui s'est passé ". Dans ce texte, le bourreau fait part de son admiration pour la calme assurance de Louis XVI face à la mort : " Il a soutenu tout cela avec un sang-froid et une fermeté qui nous ont tous étonnés. Je reste très convaincu qu'il avait puisé cette fermeté dans les principes de la religion dont personne plus que lui ne paraissait pénétré ni persuadé. "
Loin d'avoir été un poltron comme l'affirmait l'ultra-révolutionnaire Jacques René Hébert, Louis Capet avait aidé Sanson à ôter son habit, après quoi il avait donné spontanément ses mains à lier au bourreau, proclame l'auteur, à la fois procureur et bâtonnier aux assises de l'Histoire.
Ce récit confirme le contenu du journal tenu scrupuleusement par le bourreau de la Terreur, publié par son petit-fils sous le Second Empire. Ce document avait servi de base aux sept volumes consacrés à la longue histoire d'une famille dont les représentants assumèrent la charge d'exécuteur à Paris de 1688 à 1847. A en croire cette hagiographie, le paisible citoyen Sanson avait manifesté sa compassion envers les deux mille cent dix-huit condamnés qu'il décapita entre 1789 et 1796.
Mieux encore, il pensait que, au dernier moment, Louis XVI serait délivré par ses supporters. Dans la foulée de l'exécution du roi de France, Sanson avait démissionné de la plupart de ses fonctions au profit de son fils Henri.
" Estimer la valeur de pareil manuscrit n'est pas facile. Il s'agit en effet d'un document déterminant du XVIIIe siècle non seulement pour la France, mais pour le reste du monde en raison de l'incroyable résonance de la Révolution française, et en particulier de l'exécution de Louis XVI, au-delà des frontières " : expert en livres et manuscrits chez Christie's, Mark Jones couve d'un regard amoureux cette missive recto verso rédigée d'une écriture régulière. Le papier a jauni, l'encre a bruni. Le sceau rouge a perdu de son éclat. Le style sec et sobre, narratif, évitant toute polémique, fait penser à celui d'un rapport de police.
Pour réaliser le catalogue, Mark Jones s'est inspiré de la deuxième édition (1826) du tome I de L'Essai historique, politique et moral sur les révolutions anciennes et modernes de François René de Chateaubriand. A la lecture de la lettre de Sanson, l'écrivain diplomate s'était écrié : " Je tiens encore dans ce moment même ce papier sur lequel s'est traînée la main sanglante de Sanson, cette main qui a osé toucher à la tête de mon roi... "
Sur le marché des livres et manuscrits anciens, où la prime est à la qualité, la valeur de cette lettre est estimée de 80 000 à 120 000 livres. Seuls des documents datant de la guerre d'indépendance américaine atteignent de telles sommes. Cette fourchette est trois fois supérieure aux enchères atteintes en 1984 par une copie du discours prononcé par Louis XVI devant les Etats généraux, le 23 juin 1789. En fin de compte, la chair de poule se vend mieux que les beaux mots.
Marc Roche