« Soulèvements » : un atlas poétique de la révolte
L’exposition, qui s’ouvre au Jeu de paume, mêle de façon magistrale des médiums de toutes origines.
« Dès Jean Vigo ou Eisenstein, puis Rossellini ou Kalatozov (dans ce film admirable qui s’intitule « Soy Cuba »), le cinéma a magnifiquement représenté les soulèvements. La cinéaste Maria Kourkouta a conçu ce « remontage » pour l’exposition avec un sens du rythme qui donne l’impression que les images elles-mêmes sont des ouragans de désir politique. »
« Dès Jean Vigo ou Eisenstein, puis Rossellini ou Kalatozov (dans ce film admirable qui s’intitule « Soy Cuba »), le cinéma a magnifiquement représenté les soulèvements. La cinéaste Maria Kourkouta a conçu ce « remontage » pour l’exposition avec un sens du rythme qui donne l’impression que les images elles-mêmes sont des ouragans de désir politique. »
Le ciel est lourd, les temps sombres… Mais plutôt que d’attendre et de se soumettre, se lever, se soulever. Telle est la leçon, magistrale, qu’offre le Jeu de paume avec « Soulèvements », symphonie d’images orchestrée par le philosophe Georges Didi-Huberman. Un chant des partisans fait exposition, une manifestation iconographique ? Pas question, pour cet éminent penseur de l’image, de nous dire pourquoi et comment lever le poing. Son exposition reconstruit plutôt la geste du peuple, dresse l’épopée de la révolte, pour l’analyser à travers les images qu’elle a engendrées, ou qui l’ont suscitée.
Articulée en cinq chapitres, elle mêle tous médiums et toutes origines et remonte à la Révolution française pour embrasser jusqu’aux printemps arabes, en passant par la Commune de Paris, chère au cœur de ce commissaire peu commun. Refusant toute chronologie, elle juxtapose de poétiques invites à s’insurger, comme les dessins d’Henri Michaux, à des reportages évoquant toutes sortes de colères, des Mères argentines de la place de Mai aux luttes anti-apartheid, en passant par les cinétracts de Mai 68.
Que nous disent ces centaines d’images ? Que le soulèvement est « un geste sans fin, sans cesse recommencé, souverain comme peut être dit souverain le désir lui-même », résume le commissaire d’exposition dans le catalogue. Celle-ci se construit comme une vague à la force irrépressible, qui se lève doucement. C’est une tempête brassée au lavis par Victor Hugo, ou Tadeusz Kantor qui s’imagine en chef d’orchestre de la mer, queue-de-pie et bras ouverts devant l’océan. Ce sont des draps qui se meuvent au vent sous le regard de Man Ray, ou des objets qui entrent tout seul en lévitation par la malice du Suisse Roman Signer. Soit le soulèvement comme la délicieuse menace d’un tremblement de la terre, toujours possible, jamais prévisible.
IL NE S’AGIT PAS DE JUGER DE LA VALIDITÉ IDÉOLOGIQUE DE TELLE RÉVOLTE, MAIS D’EXAMINER LA PUISSANTE ICONOGRAPHIE DE CE DÉSIR EN MARCHE
Puis les corps se prêtent peu à peu au jeu, dans un second chapitre où la danse fait lever les bras au ciel, et la misère universelle dresser le poing des ouvriers, saisis par les superbes gravures de Käthe Kollwitz dans l’Allemagne de 1900. Fierté prolétaire magnifiée au Mexique par la photographe Tina Modotti, révolutionnaire saisi en plein envol sur sa barricade par Gustave Courbet en 1848, grève des usines Citroën sous l’œil de Willy Ronis en 1938… C’en est fini de l’abattement. Les pierres volent dans les manifestations anticatholiques d’Irlande, dont témoigne Gilles Caron, et les bras se lèvent pour les droits civiques des Afro-Américains avec les Blacks Panthers.
De tels rapprochements peuvent surprendre, entre ces extrêmes inconciliables ? Il ne s’agit pas ici de juger de la validité idéologique de telle révolte, mais plutôt d’examiner la puissante iconographie de ce désir en marche. Ce qui n’empêche pas de penser le monde actuel, de crise des réfugiés en montée des extrémismes. Bien au contraire…
Parfois il suffit d’un rien pour mettre le monde en mouvement : un poing qui frappe une table où se trouve un verre de lait, peu à peu vidé par tant d’énergie, comme le suggère le film frappant de Jack Goldstein. Souvent c’est juste un cri, motif cher à Georges Didi-Huberman, qu’a tant inspiré Le Cuirassé Potemkine, d’Eisenstein. Hurlement de Jochen Gerz, qui va jusqu’à l’épuisement, ou murmure que fredonnent des bouches anonymes filmées par Lorna Simpson. Entre la plainte sourde et le lent crescendo vers la colère, leur chant muet accompagne longtemps.
Mais le cri ne suffit pas au soulèvement, il lui faut bientôt les mots. Ils se lèvent en milieu de parcours, à l’étage. Simples coups de poing, parfois, comme le « Mierda » que dessine en calligramme le poète espagnol Garcia Lorca, juste avant d’être assassiné par les franquistes. Ou les irruptions dada, à la présence elle aussi obligatoire dans ce parcours, tant « dada soulève tout », comme le clamait un célèbre tract de 1921. Il est aussi, bien sûr, des discours plus nourris : Victor Hugo encore, ou les surréalistes en ordre de bataille contre le monstre fasciste. Mais parfois les mots ne suffisent plus, ou sont brutalement tus : sous la dictature brésilienne des années 1970, Artur Barrio a composé un terrible livre de chair, où la viande s’est substituée au papier.
Se coucher, se taire ? Pas question, suggère alors Didi-Huberman en fin de parcours : quel que soit le contexte, la situation, reste toujours la force du désir. C’est bien lui, malmené, fatigué, qui pousse les migrants à marcher encore et encore, comme les a filmés en Grèce Maria Kourkouta : plan fixe traversé de leurs silhouettes lourdes, portées vers des hors-champs qu’ils espèrent meilleurs. Soleil politique, dit un merveilleux petit dessin de Marcel Broodthaers : il s’agit bien de cela, se lever encore et toujours, malgré tout.
C’est d’ailleurs tout Paris qui suit le mouvement, en version numérique. Sur le site Internet de l’exposition, une vingtaine d’institutions culturelles ont été invitées à enrichir ce fonds iconographique et théorique. Là encore, il n’est question que d’une chose : le désir de ne pas se soumettre ; le désir, pour ne jamais se soumettre.
« Soulèvements », Musée du Jeu de paume, place de la Concorde, Paris 8e. Du mercredi au dimanche, de 11 heures à 19 heures ; le mardi jusqu’à 21 heures. Jusqu’au 15 janvier 2017. soulevements.jeudepaume.org
http://soulevements.jeudepaume.org/