Par Thomas Sotinel - Le Monde
Alors que le Festival, qui s’achève samedi avec la remise de la Palme d’or, se sent à l’étroit sur la Croisette, la presse hollywoodienne remet en cause sa légitimité.
La veille du dévoilement du palmarès du 71e Festival de Cannes, samedi 19 mai, l’onglet « Cannes » avait disparu de la page d’accueil du site du Hollywood Reporter, la plus influente des publications liées à l’industrie cinématographique américaine. Comble d’infamie, c’était pour laisser la place à un onglet « mariage princier ».
C’était la conclusion logique d’une série d’articles publiés par le Hollywood Reporter et son principal concurrent Variety. Le premier avait énuméré les « Cinq signes d’un festival qui décline » – parmi lesquels l’absence de stars et la disparition des fêtes les plus somptueuses –, le second enjoignait à la manifestation cannoise de choisir entre « évoluer ou s’étioler ».
Bref, vue de Beverly Hills, la Croisette semble avoir perdu tout attrait. Ce divorce entre le cinéma hollywoodien, celui qui alimente les nominations aux Oscars, et le cinéma d’auteur du reste du monde, qui fournit le gros des rangs des sélections cannoises, est encore aggravé par l’éloignement des nouveaux acteurs du secteur.
Netflix, banni de la compétition, a retiré ses films. Plus inquiétant, pas plus que son concurrent Amazon, la plateforme n’a pratiquement rien acheté sur le marché du film, cette grande foire qui compte presque autant pour l’importance de Cannes dans la vie du cinéma mondial que le Festival lui-même.
Hausse des accréditations
A cette interrogation récurrente sur la compatibilité entre Cannes et l’ordonnancement de l’année cinématographique telle que le régissent les Oscars, est venue s’ajouter la réapparition d’un autre serpent de mer : dans un entretien aux Echos, Jérôme Seydoux, patron de l’une des majors françaises, Pathé, s’est prononcé pour la démolition du Palais des festivals, structure massive surnommée le bunker qui abrite la manifestation depuis 1983, et dont la capacité d’accueil des projections et devenue insuffisante. Une démolition qui entraînerait un hiatus plus ou moins prononcé dans l’organisation du Festival.
La compilation de ces griefs – auxquels on pourrait ajouter ceux des médias, dont le travail a été perturbé par la réforme des horaires des projections de presse –, conduit à poser la question de l’érosion du statut d’une manifestation qui reste, loin devant ses concurrentes immédiates, les festivals de Berlin, Venise et Toronto, la plus importante de son genre.
Dans son bureau du bunker, Pierre Lescure, le président du Festival, qui a succédé à Gilles Jacob en 2014, ne croit pas plus, chiffres à la main, au déclin qu’au désamour des Américains. « Le [nombre des] accréditations, au Festival et au marché, est en hausse, soit 41 517 jeudi soir, une progression de plus de 3 % par rapport à 2017 », fait-il remarquer, ajoutant que « 3 740 Américains sont accrédités, dont 2 111 au marché du film, ce qui en fait la nation la mieux représentée, devant la France ».
« Le centre de gravité de la saison s’est déplacé »
Le président convient toutefois, comme Thierry Frémaux – le délégué général l’avait fait lors de l’annonce de la sélection –, que le calendrier des Oscars, remis fin février, ne joue pas en faveur du Festival de Cannes. « Certains [studios, producteurs ou vendeurs internationaux] ne veulent pas s’exposer en mai. Mais citez-moi un seul grand film américain que nous aurions raté », demande Pierre Lescure.
Ce à quoi un vétéran européen du marché du film, qui préfère garder l’anonymat répond « le centre de gravité de la saison s’est déplacé en septembre (ce qui avantage la Mostra de Venise et Toronto). Pour qu’une société veuille venir à Cannes, il faut qu’elle soit sûre d’y trouver la symbiose entre les cinémas européen et américain. Ce n’était pas le cas cette année. Il y a une décorrélation entre ce que les gens désirent négocier sur le marché et ce que programme le Festival ».
Il n’y avait que deux films américains en compétition – Under The Silver Lake, deuxième long-métrage d’un quasi-inconnu, David Robert Mitchell, et BlacKkKlansman, du vétéran Spike Lee. Quant à la traditionnelle gâterie à grand spectacle, Solo, elle avait été dévoilée lors d’une avant-première à Los Angeles avant d’arriver sur la Croisette.
Le distributeur Jean Labadie, qui dirige Le Pacte – quatre films en compétition cette année –, « ne croit pas une seconde que Cannes ait perdu en importance ». Tout comme une consœur d’un quotidien américain, qui écartait les craintes de ses confrères hollywoodiens en rappelant la « résilience » dont le Festival a fait preuve face aux crises qu’il a traversées en bientôt trois quarts de siècle. Un optimisme qui s’appuie, pour le premier, sur les bénéfices qu’il retirera de la sélection des films qu’il distribue, et, pour la seconde, sur la qualité de la majorité des œuvres qu’elle a pu découvrir depuis le 12 mai.
Cannes, station réservée au « 1 % »
Reste qu’on ne peut pas répondre par l’optimisme à toutes les questions soulevées par les tenants de la thèse du déclin.
Sur la question des plateformes de vidéo à la demande par abonnement (SVOD) – Netflix, Amazon, Hulu et les autres –, Pierre Lescure parie sur « l’ardente obligation de s’adapter à la réalité de vos désirs et de votre manière de consommateur. Cette obligation vaut pour tout le monde, pour Netflix, comme pour les exploitants et l’ensemble du système vertueux français, qui a aussi ses blocages ». Les exploitants de salles, représentés au conseil d’administration du Festival, ont lourdement pesé dans la décision qui a conduit à l’absence de Netflix.
Autre blocage, celui que provoquent l’exiguïté de la ville de Cannes et son caractère de plus en plus accentué de station réservée au « 1 % » – une remarque empruntée au Hollywood Reporter, expert en matière de très grande richesse.
Pour y remédier, Pierre Lescure espère persuader les hôteliers et les bailleurs cannois d’aligner leurs prix sur ceux de Toronto ou de Berlin, manifestations organisées dans des métropoles aux immenses ressources d’hébergement. Car si les majors et les producteurs hollywoodiens estiment que Cannes ne leur rapporte pas assez d’argent, la plupart des festivaliers, professionnels ou cinéphiles trouvent que le Festival leur en coûte trop.